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« Lorsqu'on circule en Afrique, on ne peut manquer d'être frappé de la place éminente occupée par le forgeron dans la plupart des villages. La communauté traditionnelle nègre lui témoigne, de
toute évidence, une considération et un respect qui ne sont pas d'ailleurs sans être mêlés d'une certaine crainte.Or, pourquoi le forgeron est en Afrique ce personnage privilégié ? Ce n'est pas seulement parce que, de façon
générale, il se trouve être l'unique artisan du groupe social, celui qui forge les instruments, les outils et les armes nécessaires à l'existence de la société. C'est parce qu'il est, depuis toujours, dans de nombreuses tribus,
le sculpteur du village. Jean Laude a donc raison de lui réserver un chapitre décisif de son ouvrage, et d'affirmer que le « forgeron apparaît comme une figure centrale, distinctement campée au carrefour de quelques-uns des
problèmes majeurs que posent les civilisations africaines. » Car la sculpture a, en Afrique, une importance et une étendue de valeurs sans rapport avec la sculpture en Occident. Le monde extérieur n'est pas pour le Nègre,
une suite d'images d'arbres, de collines, de fourrés et d'animaux. C'est une vaste et immédiat jeu de forces, un immense champ d'énergies qui interagissent les unes sur les autres et dont le moteur est la vie, la
force vitale, constamment présente partout. « Au centre du système », écrit à propos des concepts africains L.S. Senghor, « l'animant comme le soleil notre monde, il y a l'existence, c'est-à-dire la vie. C'est le bien
par excellence, et toute activité de l'homme ne tend qu'à l'accroissement et à l'expression de la puissance vitale (1). » On peut dire que si en Occident on ressent souvent l'idée de la mort avec un choc émotif, en Afrique c'est la notion de vie, perçue avec intensité à tout instant et dans tout ce qui entoure l'homme, qui
provoque une chaleur émotionnelle, déterminante du comportement. Comme il n'y a pas de différence de nature entre la vie et la mort, mais seulement chute d'énergie, déperdition ou diminution de force, la sensibilité à l'émotion
vitale apparaît donc comme l'essence même de l'individu.Or, cette force vitale est amassée à la fois dans le visible et dans l'indivisible : les règnes naturels et les divinités, les vivants et les morts
(2). Ses supports matériels peuvent être un arbre, ou une source, et à ce titre,
l'homme noir peut les vénérer, nous voulons dire leur rendre un culte. Mais ce sont les êtres surnaturels et invisibles, dieux, génies ou ancêtres, qui sont le plus aptes à diffuser l'élément dynamique dont ils sont chargés. La
religion a principalement pour objet d'établir des supports artificiels dans lesquels s'accumule leur force vitale. Ces réceptacles, ces « accumulateurs », ce sont les sculptures. Ainsi se
révèle pleinement l'importance de la sculpture en Afrique. Et par conséquence, l'importance du forgeron - du sculpteur - qui procure aux hommes de son village le bien être du rayonnement de la force vitale, celle des ancêtres ou
celles des masques. Mais aussi son côté inquiétant, parce qu'il est forcément associé à ces entités invisibles, dont l'énergie redoutable peut changer de sens si elles ne sont pas apaisées ou convenablement traitées.Au fur et à
mesure que l'ethnographie faisait mieux connaître les peuples noirs, ces dernières années, a-t-on assez répété que, pour eux, il n'y avait pas d'art, à proprement parler, mais uniquement des objets fonctionnels ? Que les sculptures
n'étaient du point de vue nègre, que des pièges à énergie, que l'on n'hésitait pas à jeter lorsqu'elles étaient usées, c'est- à- dire lorsqu'elles n'avaient plus de force ? Que les sculpteurs ne faisaient que reproduire des modèles
immuablement fixés par la tradition? Et qu'en fin de compte, le conformisme et l'utilitarisme de cette sculpture excluait la notion de beau tel que nous l'entendons en Occident
? En vérité, les Africains n'étaient pas les derniers à insister sur l'importance extrême de l'efficacité - religieuse ou magique - de l'objet sculpté. Il faut avouer que nous nous sommes peut-être laissé griser par cette vue -
certainement juste puisqu'elle est nègre - de la sculpture africaine. Et aussi, sans doute, par les révélations vertigineuses sur la philosophie, sur le symbolisme initiatique, sur la mythologie, qui nous étaient apportées
notamment par l'école française d'ethnographie à la suite des travaux de Marcel Griaule. Ne peut-on pas aujourd'hui avancer timidement que, pour vouloir trop cerner la vérité esthétique africaine
- dont nous sommes sûrement loin de posséder tous les éléments - on risque aussi de trop systématiser, et en définitive de stériliser pour nous l'art de l'Afrique noire ? Pierre Meauzé, qui a pris le parti, dans son beau livre, de reproduire uniquement des chefs-d'oeuvre choisis avec son oeil d'artiste, et qui vient de constituer ainsi le premier musée d'images de l'art nègre, n'hésite pas à poser la question dès la première ligne : « Faut-il, pour aborder l'art nègre, en subir les chocs et les beautés, abandonner notre « tunique occidentale », nos cultures naturelles, natives, prénatales, héréditaires ; faut-il subir un lavage de cerveau esthétique ? »
La vérité de l'art nègre ne viendra certes pas d'une admiration non éclairée, comme celle des Fauves, ses découvreurs, qui n'en voyaient que le côté exotique, barbare, scandaleux et ne savaient rien de la culture africaine. Mais
pas non plus d'une recherche, en quelque sorte entomologique, des conditions sociales, religieuses, symbolistes, économiques, c'est-à-dire de tout ce qui explique mais risque aussi de détruire. Point n'est besoin
d'être nègre pour goûter, et même pour comprendre l'art nègre. Il ne faut rien exagérer. Il convient seulement d'avoir la prudence et la discrétion que recommandait déjà en 1921 Carl Einstein : « car dès que l'on essaie
d'approfondir les choses de l'Afrique, ajoutait-il, on se trouve en face d'une infinité de questions impossibles à résoudre. A tel point qu'il faut déjà beaucoup de finesse pour arriver à poser les problèmes. »
(3) C'est de cette finesse, et d'un certain courage, en l'état des positions
divergentes sur la question, que fait preuve Michel Leiris en étudiant, dans un chapitre de son livre : Le sentiment esthétique chez les Noirs africains
. Il s'agit, non pas de juger les parts de l'utilitarisme et de l'idéalisme dans l'esthétique africaine, mais plus simplement de mieux poser le problème.Personne ne peut , en effet, contester le contexte rituel d'une vierge
romane, quoique aujourd'hui, dans un musée, ils soit en fait perdu. Mais on ne saurait identifier absolument une statue nègre à un phénomène cultuel plus qu'on ne peut résoudre une Annonciation d'Angelico en un verset d'évangile.
Sinon, le beau ne serait pas, dans les deux cas, qu'un hasard, l'épiphénomène incompréhensible et capricieux de l'efficace. Leiris recherche donc le sentiment esthétique chez les hommes d'Afrique, en reprenant tout d'abord les
arguments linguistiques mis en avant jusqu'à présent. Certes, les mots beau, beauté, paraissent, dans de nombreuses langues africaines, être indissociables de des termes bon, bonté, mais il semble qu'ils
expriment ensemble une idée de convenance (non esthétique) religieuse ou sociale, mais aussi une technique (une statue conforme au style immémorial de la tribu). La démonstration de cette référence à des valeurs en somme
esthétiques, ressenties comme telles par rapport à des canons traditionnels, n'est-elle pas fournie par l'expression caractéristique recueillie par le Dr J.P. Andrault dans le haut Ogoué ? Un sculpteur interrogé sur la valeur de
son art, répond : « C'est le pharo » (ce qui est fait pour plaire). Le beau serait donc pour le Nègre une double adéquation à l'utilité et à l'esthétique. Seulement l'esthétique a un contenu spécial en Afrique. Les
Occidentaux jugent du beau en individualistes, selon leurs critères individuels. Les Nègres, qui sont essentiellement des êtres sociaux, ne jugent pas : ils vérifient la participation de l'objet, et même sa dépendance des règles
plastiques fixées historiquement par le groupe social. Voilà pourquoi, en Afrique, le beau « ce qui plaît », c'est ce qui convient. On voudrait pourtant aller plus loi, savoir comment les hommes d'Afrique apprécient, non pas une
belle forme artistique, qui est fixée par la tradition et ses canons, mais une belle forme naturelle. Leiris signale que chez les Dogon ou les Baoulé, une belle femme, dont les traits ont frappé le sculpteur, sert souvent de modèle
à l'artiste pour exécuter un masque. Et cependant, le masque est absolument conforme au type tribal traditionnel, et ne reproduit nullement les traits de la femme. Alors, à quoi sert le modèle naturel ? J'incline à penser
qu'il sert peut-être à donner une émotion au sculpteur. L.S. Senghor a souvent écrit que l'émotion est nègre. Sartre que cite Senghor, définit l'émotion « une chute brusque de la conscience dans le monde magique. » (4) Elle ferait ainsi accéder directement à ce monde invisible et irrationnel des mythes et des
entités que matérialise - ou plus exactement que piège la sculpture, dans sa fonction de réservoir d'énergie surnaturelle. Par conséquent, la vue de la jolie femme (5)
permet à l'artiste de mieux sculpter, dans la mesure où elle lui ouvre cette conscience immédiate de l'invisible, et même de l'abstrait, auquel il va donner forme. Sans doute,
le style traditionnel lui impose chacun des éléments plastiques de sa sculpture. Mais rien ne dit que la vue, qui le trouble, des fines narines de la femme, de leur disposition par rapport à la bouche ou au nez, de l'implantation
de sa coiffure, de la forme de ses yeux, de la gracilité de ses épaules, ne va pas offrir au sculpteur l'occasion d'introduire un élément plastique nouveau ou de mieux proportionner les éléments traditionnels
, de leur donner meilleure harmonie ou meilleur galbe. Et c'est cela qui est important pour l'évolution stylistique, c'est-à-dire pour le plein déploiement de l'art. Reste à savoir pourquoi la femme a ému le sculpteur. Si l'on
évoque la notion d'instinct artistique (kunsttrieb
) que Schweinfurth reconnaissait aux peuples les plus arriérés de l'Afrique, on n'a pas avancé la question. Force est donc d'attendre les travaux de psychologie et d'esthétique dont le Nègre fera certainement l'objet dans les années à venir.
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