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Vers une esthétique architecturale nouvelle ?

Anolga RODIONOFF


Quels sont les enjeux liés à l'introduction des techniques d'information et de communication, ou TIC, au plan de la conception architecturale ? Assiste-t-on à une substitution de l'opération complexe de synthèse formelle maîtrisée, pour partie, par l'architecte à la faveur d'un programme informatique et à l'émergence d'une architecture virtuelle dont la fonction serait de rendre "habitable" les réseaux de communication ? Où situer alors le corps dans ce type de dispositif ? Qu'advient-il plus généralement de la matérialité ? Ces évolutions se traduisent-elles dans ou par une esthétique architecturale nouvelle ? Telles sont les questions qui surgissent pour évaluer l'incidence des TIC dans le champ de l'architecture.

 

Architecture comme "textobjet"

Plutôt que catégoriser des pratiques à travers des projets ou des réalisations à la fois hétéroclites et peu nombreux, nous privilégions les discours que tiennent les architectes. Discours qui soit fondent le projet et sa conception, soit le légitiment après coup auprès de leurs interlocuteurs, commanditaires ou critiques. Ils restent ainsi indissociables du projet au point que l'architecture devient un "textobjet". 1 Ces discours trahissent aussi des présupposés relatifs aux TIC et à leur perception. Telle est notre hypothèse. De sorte que l'introduction des TIC amplifie ce phénomène d'hybridation ou de métissage entre texte et objet ou texte et image. Qu'une rhétorique accompagne l'innovation technique et qu'une "innovation, majeure sur le plan technique et économique, [puisse] se révéler culturellement insignifiante" 2 ne sauraient nous surprendre. Mais tout se passe comme si une majorité de maîtres d'œuvre prend "à la lettre la rhétorique incantatoire qui globalise et naturalise les changements techniques". 3 Rhétorique que Marc Guillaume définit comme une véritable production institutionnelle de discours issue d'une stratégie d'acculturation. Le choix des projets à analyser s'est effectué selon que les architectes adoptaient et revendiquaient l'usage du virtuel en tant que processus de construction au cours de la conception. Le virtuel étant, comme le note S. Porada, "un domaine de création d'images de synthèse issues de modèles infographiques (mathématiques et informatiques) en 3D". 4 Au-delà de ces discours, trois postures, quant à la perception des TIC par les architectes, s'affirment : une première est neutre, une seconde surévalue l'incidence des TIC sur la conception mais sous-estime leur appropriation sociale, une troisième, si elle surévalue le rôle des TIC, ne néglige par pour autant leur appropriation sociale. 5 Postures qui chacune induirait une attitude spécifique pour conduire la conception.

 

De la CAO au virtuel

Une première posture définie comme neutre que nous nous contentons de signaler car le virtuel n'y a pas sa place. L'architecte considère les TIC comme des outils n'ayant aucune incidence sur la conception tant au plan de son organisation qu'au plan de la synthèse formelle du projet. Elle correspond davantage à l'usage de la CAO, Conception Assistée par Ordinateur, premier stade de l'informatisation de la profession, à partir du milieu de la décennie 80. Cette introduction, sa violence, a suscité un certain nombre de réactions et surtout de nombreuses réflexions à propos de la conception. En effet, la question s'est trouvée posée de savoir comment l'architecte conçoit et élabore un projet. 6 Toutefois, dans cette perspective de l'usage de la CAO, si quelques gains sont attendus, ils restent mineurs. Tout au plus permet-elle, par exemple, de traiter des projets très complexes. Son usage n'est donc pas indispensable dans la conduite du projet dont l'architecte garde la maîtrise. On peut tout aussi bien faire avec que sans.

Une seconde posture tend à surévaluer les TIC et à sous-estimer leur appropriation sociale. Les TIC mettent en jeu, ici, le virtuel à différencier de la CAO. La CAO ne joue, en effet, que sur les possibilités de l'image de synthèse en 2D et peut accompagner ou s'ajouter au travail classique de conception. Alors que le virtuel renvoie à des modèles mathématiques ajoutant une dimension. Il a donc pour caractéristique de produire des modèles. Pour cette raison, souligne S. Porada qui s'est intéressée aux incidences des TIC sur les pratiques architecturales, l'infographie en 3D peut rapprocher des méthodologies différentes, la scientifique et l'artistique. Elle se rapprocherait donc de la conception architecturale. 7 Dans cette perspective d'une surévaluation, les TIC deviennent essentielles à la conduite du projet. À tel point qu'elles génèrent d'elles-mêmes le projet. Ce qui la caractérise est l'absence de médiation. Nous sommes pris ici dans une logique où l'injonction à substituer s'impose ou impose ses diktats et ses règles. Mais néanmoins existent deux tendances : une tendance à la substitution totale quand le réel ou la réalité s'effacent et une tendance à la substitution partielle quand le réel ne se trouve pas totalement évincé.

Enfin, une troisième posture s'affirmerait progressivement qui, tout en surévaluant les TIC, tendrait cette fois vers une appropriation sociale des TIC parce que des médiations seraient à l'œuvre. Si les TIC sont ici encore indispensables, leur omniprésence obligeant les concepteurs à s'en emparer, la logique substitutive se prolongerait dans ou par une logique additive. Prolongement qui viendrait quelquefois contrarier, voire corriger, une tendance à la substitution. Dans cette perspective, il s'agirait davantage d'agencer la rencontre, le point de contact ou l'intersection entre espaces virtuels et lieux réels, bref d'additionner les deux plutôt que privilégier les uns par rapport aux autres. Autrement dit, d'ajouter les potentialités des TIC aux objets ou à la matérialité, ce que d'aucuns nomment "réalité augmentée".

Ces perceptions différentes quant aux rôles des TIC ont leur importance tant elles impriment ou marquent un certain mouvement de la pensée à l'origine des logiques, substitutive ou additive, à l'œuvre au cours de la conception. Au-delà de ces perceptions apparaissent, de façon récurrente, les notions et figures du réseau, du virtuel et de l'interactivité, celles du réseau étant dominantes. Il est vrai que le réseau renvoie de facto à l'interactivité et inversement, les deux notions s'emboîtant. De même, la simulation ou le virtuel restent indissociablement liés au réseau et à l'interactivité. Dominance du réseau qui se dévoile à travers toute une rhétorique qui mêle plusieurs niveaux ou plusieurs définitions du réseau, parce que le réseau est polysémique comme l'ont montré, notamment, Anne Cauquelin, Lucien Sfez et Pierre Musso. 8 Il est ainsi question du réseau envisagé comme une technique de communication qu'accompagne tout un imaginaire (figures, représentations et discours comme pour chaque technique de communication), du réseau envisagé également comme un concept. Concept qui se dégrade, comme le souligne, entre autres, Pierre Musso, en raison de son utilisation intensive et qui donnerait corps à la pensée réseau, un mode de raisonnement, faisant, en quelque sorte, office de "passe-partout". 9 Le réseau et, plus précisément, la pensée réseau restent au cœur de l'ensemble des façons de faire les projets d'architecture. Tel apparaît-il au travers des discours que tiennent les architectes.

Ainsi, certains, en particulier G. Lynn, affirment que la pesanteur n'existe plus, c'est un concept plutôt qu'un fait. Désormais existe un concept de gravité post-newtonienne où l'espace est en dessous du sol. 10 Plutôt qu'une architecture qui s'intègre au paysage ou qui s'inscrit sur un site ou encore qui révèle un lieu, l'architecture, selon cette perspective nouvelle, s'immerge, tend vers l'enfouissement pour disparaître. Parti pris qui ne manque pas de résonner avec l'invisibilité et l'immatérialité des espaces électroniques ou des réseaux de communication. Dans certains cas, ce sont les flux ou une logique des flux qui informent le projet, c'est-à-dire qui lui donnent forme, selon l'architecte A. Eloueini. 11 L'espace, il est toujours question d'espace et jamais de lieu, est mouvement contrairement au statisme qui, hier, le caractérisait. Espace en mouvement pour Marcos Novak ou encore sur lequel s'inscrit le mouvement pour Greg Lynn. Mouvement ou, pour d'autres, dynamique qui se traduisent fréquemment par des ondulations et qui sont exprimés par le terme fusion. De sorte que l'espace devient fluide selon L. Spuybrok du groupe Nox, voire liquide et dynamique, selon M. Novak, et s'oppose à la lourdeur des matériaux d'antan. 12 Dynamique qui réfère, cette fois-ci, au réseau en tant que concept. C'est dire si l'architecture ne s'embarrasse plus guère des aléas du réel qui deviennent de quasi-artéfacts. Elle prend de la hauteur ou plutôt meuble un ailleurs où n'existent ni haut ni bas, où surfaces et volumes se confondent et où murs et sols fusionnent. 13 Fusion qui renvoie ici davantage à l'imaginaire du réseau, indissociablement lié au réseau de communication, quand frontières et limites sont censées s'effacer. Soulignons, également, qu'une métaphore domine, celle du corps. Apparaissant sans cesse pour définir esthétique et organisation de ces espaces d'un type entièrement nouveau, sa fonction serait de les rendre plus acceptables. Si elle est déjà présente chez Le Corbusier, par exemple, avec la notion de cellule, elle semble plus vraisemblable dans les pratiques et projets actuels. Si le corps est quasiment à l'origine de la notion de réseau, la métaphore du corps entourant aujourd'hui le réseau Internet aurait pour effet de le rendre plus naturel ou plus familier. 14 Si bien que se dessine, insensiblement, une analogie entre espaces électroniques et espaces réels que traduit le terme cyberespace. Dans cet univers incertain, réel et virtuel où réalité et simulation ne s'opposent plus, l'architecture ayant toujours été virtuelle comme l'affirme Greg Lynn. 15 C'est dire, en forçant le trait, si les TIC ne changent rien à l'affaire bien qu'elles deviennent nécessaires, voire essentielles. L'omniprésence des TIC se voit ainsi curieusement, dans certains cas, escamotée.

 

Substituer

Selon cette perspective non seulement instrumentale mais aussi déterministe des TIC, quant à la conception architecturale, et dont l'origine se situe à la fin de la décennie 90, le projet n'existe ici que par l'utilisation des TIC. Paradoxalement, une curiosité se manifeste qui prend l'aspect d'un déni lorsque les TIC bien qu'essentielles disparaissent des propos des concepteurs. Si certains, tels M. Novak et Asymptote, les mettent malgré eux ou malgré tout en avant, rien n'est dit explicitement sur l'utilisation des algorithmes, sinon qu'il s'agit d'exprimer une équation, laquelle donne littéralement forme au projet. Espaces ou/et formes sont ainsi générés à partir ou par des formules mathématiques et/ou informatiques. Projets qu'accompagne la rhétorique dont nous avons dessiné les principaux traits.

 

Emprise totalisante de la modélisation sur le projet

Dans ce cadre, la conception architecturale se trouve entièrement soumise au traitement ordinatique. Elle semble ne pas pouvoir l'être partiellement, en s'attachant, par exemple, uniquement à l'enveloppe de l'édifice. La modélisation exerce ainsi une emprise sur le projet dans sa globalité : de son organisation à sa synthèse formelle, à la nature des matériaux qui le composent et à leur mise en œuvre comme à sa(es) structure(s). Ceci dit, l'entour des édifices préoccupe les architectes. À l'origine de cet intérêt, sans doute et entre autres, le mappage, qui permet à partir d'un motif de donner à un volume une texture ou une matière et le morphage, procédé d'animation qui permet de transformer une image en une autre et qui donne l'illusion du mouvement. L'enveloppe du bâtiment y est souvent envisagée comme une peau. "Peau externe […] imaginée comme un écran d'arabesques filtrant les rigueurs du climat, [note M. Goulthorpe du groupe Decoï à propos d'un projet de maison "Pallas House", (1996-98), et qui évolue] en une série de coques aux courbes complexes issues de formules mathématiques, gravées de glyphes générés numériquement". 16

Le travail de P. Borher du groupe XZ Home nous semble suffisamment emblématique pour résumer cette emprise totalisante. Selon lui, si les TIC induisent de nouveaux modes de vie, elles conduisent aussi à l'élaboration de nouveaux matériaux. Ce sont des matériaux de synthèse, des plastiques, qui diffusent de l'information en raison de leur souplesse. Mais ils restent actuellement encore à l'état de prototypes et ne sortent pas des laboratoires de recherche. Il s'agit pour l'architecte "de donner une identité propre aux polymères, en accord avec les nouveaux programmes." Polymères qui "permettent d'imaginer des relations plus ambiguës et complexes, entre structure et enveloppe, intérieur et extérieur, personnalisation et évolution des espaces". Ainsi du projet de "club techno" à Strasbourg où la double peau qui constitue l'enveloppe de l'édifice est une membrane intelligente qui capte, interprète et diffuse des sons et des images en mouvement et où les espaces "évoluent et fluctuent en fonction des mutations programmatiques et des influx divers (stimuli internes et externes)", selon les concepteurs. Parmi les influx extérieurs, "les événements reçus par la connexion aux réseaux globaux de communication". 17

Il s'agit bien ici toujours de jouer avec et sur les potentialités d'un ou de plusieurs logiciels dont les incidences englobent l'ensemble du projet. Fusion et dynamique sont deux caractères récurrents à ces projets. Quand la fusion signifie une relation plus ambiguë entre intérieur et extérieur ou entre structure et enveloppe et quand la dynamique renvoie à des fluctuations, des mutations et des évolutions que matérialisent les édifices en projet.

Un autre projet "Paracube", de M. Novak, 1997-1998, tout en reprenant ces principes, manifeste également ce déplacement du réel au virtuel. Il s'agit d'un cube où chacune des six surfaces qui le composent exprime une équation paramétrique différente. Le principe consiste à les faire varier à partir d'une seule perturbation située en un point d'une surface. 18 Projet d'espace virtuel auquel fait écho un concours organisé autour de la thématique d'une maison virtuelle et auquel bon nombre d'architectes se sont prêtés.

 

De l'espace réel à "l'espace" des réseaux de communication

Mais cette posture suppose une analogie entre "espaces" des réseaux de communication ou "espaces" du net et espaces ou lieux réels. De sorte que, selon M. Novak, "l'espace est devenu un sous-produit d'un "espace nouveau" et composite où s'entremêlent le local, le lointain, le téléprésent, l'interactif, le virtuel, un espace nouveau qui est centre d'intérêt des transarchitectures émergentes". 19 Ces démarches ou méthodologies du projet, tout en s'appuyant et en jouant sur les potentialités du virtuel, s'inspirent ainsi quasi naturellement du réseau de communication. Certaines tout aussi naturellement inscriront leurs projets dans "l'espace des réseaux de communication" dont la figure emblématique se trouve être actuellement le net. Elles conduisent donc à "habiter" le réseau ou à le rendre "habitable", bref à "spatialiser le net" 20 pour, en quelque sorte, y insérer des points de repères ou proposer une topologie plus qu'une typologie comme le souligne le groupe Kubos. 21 Parti pris qui économise le réel, d'où une franche substitution du réel à la faveur du virtuel.

La question n'est plus celle de la traduction la plus fidèle possible d'un projet dans le réel ou dans la construction. La fabrication, la construction n'ont guère de sens dans l'espace des réseaux. Il ne s'agit plus, par exemple, de construire une bibliothèque puisque la bibliothèque se trouve être le réseau lui-même comme le suggèrent certains. Le travail de l'architecte consisterait désormais à proposer une visibilité, une accessibilité à ces données pour les rendre utilisables en jouant sur les formes et en inventant des espaces. Les informations sont considérées comme la matière première de l'architecture et auxquelles le concepteur doit donner forme. L'enjeu tiendrait donc à "spatialiser le net", c'est-à-dire à aménager, par exemple, les lieux de travail "pour les centaines de milliers de personnes qui "vivent" dans le cyberespace". 22

Ce déplacement du réel vers le virtuel ou/et les "espaces" des réseaux de communication ne conduit certainement pas à reproduire les lieux de notre quotidienneté comme le suggèrent certains projets. Ainsi du "Virtual Guggenheim Museum", 1998, que le groupe Asymptote définit comme "nouvelle architecture de la liquidité, du flux et de l'évolutivité". 23 Ce sont "des objets, des espaces, des bâtiments et des institutions qui peuvent être construits, parcourus, compris, expérimentés et manipulés sur les réseaux globaux.". 24 Ce musée offre, selon les concepteurs, les mêmes services qu'un musée traditionnel : équipements, archives, collections. Mais s'y ajoutent des espaces plus appropriés aux œuvres numériques. Selon cette visée, il ne s'agit pas de reproduire le musée Guggenheim mais d'imaginer une spatialité d'un type entièrement nouveau. Musée dont l'accessibilité passe donc par le réseau Internet.

Ainsi le réseau - technique de communication et concept qu'accompagnent figures et métaphores - inspire-t-il une méthodologie, et permet-il le passage d'une esthétique architecturale à une autre, autrement dit aussi, permet-il l'innovation. C'est dire, comme le souligne P. Musso, s'il aide à théoriser des pratiques ! 25 De sorte que la pensée réseau, un mode de raisonnement, s'impose aux architectes. Deux tendances s'affirment, l'une s'émancipe franchement du réel, tandis qu'une autre ne l'évacue pas totalement. Les deux, si elles s'appuient sur les possibilités qu'offre le numérique, c'est-à-dire le virtuel, s'inspirent franchement du réseau.

 

Substituer oui mais…

Si certaines de ces pratiques tendent à s'émanciper franchement du réel, toutes ces spéculations seraient aussi l'occasion d'une refonte de l'espace et des lieux destinés à être, cette fois-ci, construits. Telle est l'hypothèse centrale qui les accompagne. Si quelques architectes férus de numérique tentent de démontrer que l'architecture virtuelle n'est pas désincarnée et souhaitent vitaliser, humaniser, bref, rendre "habitable" le réseau ou les réseaux de communication ; en retour, cet "aménagement" ou cette architecture du cyberespace doivent renouveler la conception de l'architecture réelle. Telle est la question posée par le groupe Kubos et quelques "architectes numériques" et à laquelle la théorie devrait répondre, c'est-à-dire encore, selon leurs propres termes, fournir le lien. 26 Ainsi si le réseau inspire des pratiques qui se limitent aux mondes virtuels de l'électronique, il influence également des projets dont très peu se matérialisent dans des réalisations malgré les vœux de leur concepteur. Projets entourés de la même rhétorique que les précédents qui se soutiennent de l'analogie "espaces" des réseaux électroniques et espaces réels. Par conséquent, les limites entre espaces virtuels et espaces réels s'estompent.

Si parmi les épigones d'une incidence directe des TIC sur la conception, certains n'évacuent pas de leurs propositions le réel ou la réalité dans leur totalité, c'est moins, selon nous, pour des raisons économiques et financières que parce que le réseau et ses figures irradient la production architecturale. En effet, les architectes qui expérimentent le virtuel construisent très peu. Leurs activités sont liées à l'existence de concours organisés à l'échelle internationale et auxquels ils sont invités. Ils s'y disputent généralement les trois à quatre premières places. 27

Les TIC induisent, ici encore, formes et organisations internes des lieux eux-mêmes, la synthèse spatiale ou formelle modélisée mettant en cause le projet dans sa globalité. Mais contrairement à M. Novak et à Asymptote, les concepteurs se refusent à aborder ou à mettre au premier plan l'usage des TIC. Projets où fusion et dynamique sont également récurrents. Tel est, par exemple, le cas du terminal de Yokohama, projet construit, du groupe britannique Foreign Office Architecture ou FOA. Pour sa conception, les auteurs s'appuient sur "l'émergence du paradigme du "mouvement plié"" ("paradigm of "folding" moving"), 28 c'est-à-dire axent leur démarche sur la conversion du sol "en une surface active, un plan construit où l'architecture émerge comme une figure improbable et fluctuante". 29 De sorte que le bâtiment lui-même, pour reprendre leurs propres termes, "devient un sol aux intensités différentielles qui gèrent les flux de circulation entre la ville et le port, les habitants et les passagers des navires. La surface se plisse pour contenir les voies de circulation, tout en assumant un rôle structurel. Le sol se gonfle …". 30 Fusion donc entre surface et volume et entre enveloppe et structure. Le sol se retourne pour se transformer en murs, surface et volume et devient "une figure", c'est-à-dire "une surface enveloppante" ou encore un "espace". Et dynamique en raison des jeux qui s'instaurent entre les surfaces elles-mêmes. Réalisation qui suit la logique de l'enfouissement ou de l'ensevelissement.

Un certain nombre d'autres projets construits ou non reprend et suit ce précepte de gonflement ou de plissage des surfaces. Celui de Jakob et MacFarlane, le restaurant Georges, situé au dernier étage du Centre G. Pompidou, explore ce "paradigme du "mouvement plié"". Ici également, il est question "de surface qui gonfle depuis le sol jusqu'à former des volumes opaques en aluminium [et qui suscite] un espace topologique fluide et interactif". 31 Une fusion s'opère entre murs, surfaces, plafonds, sols et volumes. Et si la dynamique est simplement invoquée sous le terme interactif, elle ne se matérialise pas et reste une volonté exprimée mais non actualisée. Projet de Jakob et Mac Farlane qui obéit comme d'autres "à la tentation d'une disparition de l'architecture dans le site", sorte de camouflage que les auteurs revendiquent et qui ici encore ressortit à une logique de l'enfouissement. D'autres projets récents, à l'occasion d'un concours, celui des Arts Premiers à Paris, de F. Soler, de Future System, de Jakob et MacFarlane et de P. Eisenmann sont de la même veine.

Dans cette visée, le processus de conception, domaine réservé de l'architecte jusqu'à présent, se trouve aussi entièrement délégué à l'ordinateur. Le concepteur, dès lors, doit trouver le logiciel lui permettant d'arriver à la bonne forme. Il se contente d'entrer des paramètres utiles au programme quand il n'est pas lui-même informaticien. Un seul déplacement ou une seule substitution seraient à l'œuvre cette fois : de l'architecte comme concepteur au computer puisque les projets "s'actualiseraient", pour ainsi dire et dans le meilleur des cas, dans des constructions.

 

Additionner

Enfin, une troisième posture qui, si elle envisage l'incidence des TIC sur la conception, ne sous-estimerait pas leur appropriation sociale pour autant, tentant en quelque sorte, d'ouvrir le processus. L'une, selon laquelle les TIC enrichissent la réalisation architecturale, notamment, grâce à l'intervention des acteurs à qui elle est, en principe, destinée, au moment de sa conception. L'autre, selon laquelle, si les TIC génèrent le projet, le programme inclut et se doit d'inclure l'action des usagers qui modèlent, en quelque sorte, l'espace dans lequel ils se situent. Attitude qui favoriserait donc les métissages ou l'hybridation et qui sous-entendrait une relation moins déterministe à l'outil informatique. Dans cette perspective, et bien que la pensée réseau soit effective, se dévoilerait une architecture qui s'inspirerait davantage de l'interactivité.

Tels apparaissent quelques projets des groupes Nox et Decoï, en particulier. Pour Nox, l'idée consiste à développer "les possibilités d'un territoire architectural interactif" où les espaces résultent de la fusion entre matière et information et au sein desquels sujets et objets fusionnent également. Nox revendique la notion d'architecture liquide comme M. Novak et tend dans ses projets à fusionner sols-murs-plafonds. Ainsi du pavillon de l'eau, 1997, où s'opère aussi "une fusion complète du corps, de l'environnement et de la technologie". L'édifice au sein duquel n'existe aucun sol horizontal est clos sur lui-même et sans lien avec l'extérieur. De sorte que "marcher [souligne-t-il] s'apparente à tomber". 32 Il se déforme en permanence sous les stimuli à la fois de l'environnement et des visiteurs grâce à une série de capteurs.

Pour le groupe Decoï, plusieurs projets s'inspirent de l'interactivité, laquelle, nécessairement et comme pour les projets de Nox, s'appuie et donc renvoie au virtuel. En effet, le concepteur s'investit dans une recherche dite paramétrique qui consiste à trouver une (des) modélisations incluant des interactions et qui induit(sent) le processus de génération de l'espace ou du projet d'architecture. S'il se servait des logiciels pour concevoir l'enveloppe de Pallas House, membrane filtrante et réactive, un autre projet, celui du théâtre de l'hippodrome de Birmingham à Londres, tente de matérialiser ce principe. Il s'agissait ici de proposer une œuvre suspendue à la proue du bâtiment qui rende compte des activités du lieu. Mark Goulthorpe, l'un des fondateurs de Decoï, conçoit une surface dynamique se déformant en fonction de stimuli provenant de l'environnement. Il s'agit d'une membrane-écran assemblant des facettes métalliques actionnées par des pistons qui répondent aux informations recueillies à l'aide de capteurs en fonction d'un programme. Elle réagit aux sons, aux mouvements et à la température. Inerte, elle devient écran, en mouvement, elle ressemble à une houle à la surface de l'eau selon les termes de Decoï. D'autres de leurs projets jouent sur l'interactivité et tentent de modifier le comportement des passants grâce à la réaction que déclenchent leur mouvement et leur présence sur le lieu du projet.

Un autre type de projet s'inspire de cette logique de l'addition pour finalement trouver des liens ou les points de jonction ou d'intersection entre espaces électroniques et espaces réels. Le projet d'Asymptote, "Virtual NYSE (New York Stock Exchange)", 1998, semble ici emblématique. Il s'agit moins de "spatialiser le net" que de spatialiser, en temps réel, les échanges boursiers transitant par les réseaux de communication. L'espace virtuel qu'il propose matérialise ainsi l'ensemble des échanges boursiers et des situations complexes qui surviennent pendant les séances de la Bourse de NY. C'est donc "une salle de marché virtuelle pour la bourse de NY (3DTF)" 33 qui se superpose ou s'ajoute à la salle de marché existante. Destinée aux opérateurs de la Bourse de NY, elle est censée leur apporter une meilleure compréhension de ce qui se passe au cours des séances. Espace virtuel et interactif quand des affichages apparaissent et disparaissent selon les commandes initialisées par l'utilisateur. Enfin, signalons, à une autre échelle, le tissu interactif de Santachiara qui ressortit à une logique identique quand sa robe change de couleur et passe du rouge au vert, selon la température extérieure. 34

Au regard de ces projets et des discours qui les escortent, il semble bien que la pensée du réseau irradie la production architecturale dans son ensemble. Soulignons qu'un grand nombre de sites d'architectes se trouve actuellement sur le net. Parmi eux, quelques sites se veulent ou se présentent comme de véritables "lieux" destinés à la réflexion, autrement dit, comme des collectifs ou des communautés où des collaborations se mettraient en œuvre. Parfois même certains vont jusqu'à proposer une bibliothèque d'éléments architecturaux dont la combinaison par les internautes permettrait la fabrication d'une architecture. Quoi qu'il en soit la pensée réseau oblige les architectes à réfléchir à la conception et à ses modalités. De même qu'elle les oblige à réfléchir à son organisation même. Ainsi émergerait progressivement une esthétique nouvelle. Une question néanmoins demeure : quelle est la place du corps et où le situer dans ces agencements aussi insolites qu'audacieux ? S'il semble relativement aisé de se passer a priori ou en théorie de la matérialité, les mots, les informations, matières premières de cette architecture, peuvent-ils abriter nos corps… ?


Notes

1 - Néologisme inventé par Anne Cauquelin à propos de l'art contemporain, Petit traité d'art contemporain, Seuil, Paris, 1996, p. 36-40. J'ai tenté de montrer que l'architecture ressortissait à un textobjet dans Architecture : de la production à la communication, thèse de doctorat, Université Paris I – Panthéon – Sorbonne, 2000. En conséquence, nous ne gagnons rien à séparer l'architecture des pratiques artistiques contemporaines qui mettent toutes deux l'accent sur les processus et se désintéressent des questions formelles qu'ils induisent. Pour autant, ne nions pas qu'un trait distingue l'activité architecturale. Si depuis les années 80, l'architecture a tendance à n'exister que sous forme d'un double, il n'empêche que toutes les étapes intermédiaires, dessinées ou parlées, ne visent que la traduction d'une idée dans le réel. Tel est le paradoxe. Contrainte de la matérialisation qui, jusqu'à présent mais pour combien de temps ?, la singularise des pratiques artistiques actuelles.


2 - Marc Guillaume, "Le Carnaval des spectres", in Cahiers Internationaux de Sociologie, volume LXXXII, janvier-juin 1987, PUF, Paris, p. 77.


3 - Ibid., p. 75.

4 - Sabine Porada, "Imaginer l'espace et spatialiser l'imaginaire. Nouvelles technologies de visualisation en conception architecturale", in Réseaux, n°61, Sep./oct. 1993, Cnet, Paris, p. 52.

5 - Ces trois postures quant à la perception des TIC rejoignent, pour partie, les mythes, à l'origine de politiques publiques en matière d'aménagement du territoire, recensés par Pierre Musso. Pierre Musso, (sous la direct), Communiquer demain. Nouvelles technologies de l'information et de la communication, Datar, Edition de l'Aube, La Tour d'Aigues, pp. 12-15.

6 - Les études de S. Porada, notamment, en attestent. Elle notait que si l'analyse est une opération que l'ordinateur traite parfaitement, il n'en va pas de même pour la synthèse. A ce titre l'idéographie dynamique que proposait P. Lévy lui semblait utopique et ressortissait à une visualisation plus qu'à une synthèse. Il s'agissait de trouver une nouvelle interface où pensée verbale et pensée visuelle s'équilibrent. De sorte que P. Lévy suppose ensuite qu'il existe une possibilité de créer un langage ne reposant pas sur le mot mais sur l'image. Pierre Lévy, L'idéographie dynamique, vers une imagination artificielle ?, éd. La Découverte, Paris 1991. Sur les débuts de l'informatisation et les réactions qu'elle a suscitées, voir notamment Lucien Kroll, Composants : faut-il industrialiser l'architecture ?, éd. Socorema, Bruxelles, 1984.

7 - Sabine Porada, op. cité, p. 52.

8 - Anne Cauquelin, "Concept pour un passage", in Quaderni, n°3, 1987-1988, Université Paris IX-Dauphine, Paris, pp. 31-40. Anne Cauquelin & Pierre Musso, "Réseau", in Dictionnaire critique de la communication, t. 1, PUF, Paris, pp. 273-276. Lucien Sfez, Critique de la communication, Seuil, Paris, deux. éd., 1992 et "Le Réseau : du concept initial aux technologies de l'esprit", in Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. CVI, janvier-juin 1999, PUF, Paris, pp. 3-27. Pierre Musso, Télécommunications et Philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, Paris, 1997.

9 - Pierre Musso, op. cité, p. 14 et p. 41.

10 - Greg Lynn, Trans Architecture, symposium vidéothèque de Paris, Ifa, juin 1997, Paris.

11 - Ammar Eloueini, Trans Architecture, symposium, juin 1997, Paris.

12 - Lars Spuybrok et Marcos Novak, Trans Architecture, symposium, juin 1997, Paris et Archi Lab, catalogue de l'exposition Frac-Centre, 2000 et 2002, Orléans.

13 - Lars Spuybrok, ArchiLab, Catalogue de l'exposition Frac-Centre, 1999, Orléans.

14 - Anne Cauquelin et Lucien Sfez, op. cités.

15 - Greg Lynn, Trans Architecture, symposium, juin 1997, Paris.

16 - Mark Goulthorpe, "Tendance de l'autoplastique à l'alloplastique. Notes sur une latence technologique", in Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n°7, janv. 2001, éd. du patrimoine, Paris, p. 60.

17 - Pierre Borher du groupe XZ Home, "Architecture mutante et furtive", in site www.labienaledivenezia.net/it/archi/7mostra.

18 - Marcos Novak, "Virtualités réelles", in Archi Lab, catalogue de l'exposition Frac-Centre, 2000, Orléans, pp. 130-138.

19 - Ibidem.

20 - Telle est l'expression de Claude Acadia, Imagina, colloque, Monaco-Paris, 1999.

21 - Arnaud Moussa et al. du groupe virtuel Kubos, "Méta-architecture en France", in site www.Kubos.org, 1997.

22 - Ibid.

23 - Asymptote, ArchiLab, Catalogue de l'exposition Frac-Centre, 1999, Orléans.

24 - Ibid.

25 - Pierre Musso, op. cité, ibid., p. 41.

26 - Arnaud Moussa et al. du groupe virtuel Kubos, article cité, ibid., p. 14. Au risque de nous répéter, ces termes montrent combien la pensée réseau est à l'œuvre. Le réseau apparaît bel et bien comme le "concept passeur".

27 - "Nouvelle économie" de la profession qui se dessine dès les années 80 et que j'ai tenté de montrer dans "Architecture : de la production à la communication", op. cité.

28 - FOA, "Latentutopias", in site de l'exposition à Gratz, www.latentutopias.at, 2002.

29 - FOA, ArchiLab, Catalogue de l'exposition Frac-Centre, 1999, Orléans.

29 - Ibid.

30 - Ibid.

31 - Jakob et MacFarlane, ArchiLab, Catalogue de l'exposition Frac-Centre, Orléans, 1999.

32 - Lars Spuybrok du groupe Nox, ArchiLab, Catalogue de l'exposition Frac-Centre, 1999, Orléans.

33 - Asymptote, ArchiLab, Catalogue de l'exposition Frac-Centre, Orléans, 1999.

34 - François Dagognet, "Santachiara ha glorificato la merce", in Santachiara, l'Estetica dell'uso, Reggio Emilia, 1990.



© Anolga Rodionoff & Leonardo/Olats, janvier 2003