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La critique à l'ère du virtuel

Angelo TRIMARCO


Depuis des dizaines d’années, l'orientation de l’art et de la critique est marquée par la figure de la disparition. Cette figure est devenue, progressivement, une métaphore obsessionnelle de certains parcours de la pensée humaine qui, à l’aide de multiples raisonnements, mettent l'accent sur la disparition du monde, sa déréalisation et, à la fois, son hyperréalisme (ces parcours de la pensée sont particulièrement présents dans les réflexions de Baudrillard et Virilio).

Paul de Tarse met en garde : "Ce monde-là, à la manière dont nous le percevons actuellement, est en train de disparaître". Mémento que Virilio élève comme modèle de l’Esthétique de la disparition en 1989. 1 Cependant, il y a la position critique de Baudrillard, élaborée vers la fin des années 1980, qui mérite d’être prise en considération : l’impératif est d’évaluer attentivement les résultats et les conséquences de l’esthétisation totale du monde ou de la vie. Un processus qui a peu en commun avec l’utopie caractérisant les projets et la prophétie de l’avant-garde historique, du Mouvement Moderne de l’architecture ou des néo-avant-gardes, mais qui se reconduit plutôt à un jeu infini de simulations où le jugement de valeur, aussi dans sa forme beau-laid, devient tout à fait indifférent. 2

Dans le discours de Baudrillard, l'attention portée à la perte progressive du "pacte symbolique", qui permet toute distinction entre la communication de masse et l'art, ou la culture, est centrale. C’est un questionnement qui, dans l’euphorie du post-moderne, équivaut une fois de plus, dans son sens adornien, à la prise de position nette en faveur de l’avant-garde. Cette réflexion, d’une manière plus étendue, se résout également en une prise de position en faveur de l’art ; l’art en tant que barrière et antidote à l’égard de son expérience comme pratique indifférente de langage et de production dans l’espace de la communication de masse. Ceux qui travaillent pour maintenir à la réflexion, à l’analyse et au théorique, une fonction active dans les relations avec le monde, la vie et l’art, sont, actuellement, absolument imprégnés par cette tension.

Dans cette perspective, la disparition de l’art est en même temps disparition de la critique car, radicalement, ne subsistent plus, ni l’exercice de la réflexion, ni la fonction analytique en tant que problématisation de l’instantanéité, prise de distance d’une forme quelconque de réduction et mise en question de l’emphase du fait avéré. Ainsi, la critique, désormais réduite au contrôle statistique et à simple sacralisation de l’objectivité, devient une pratique neutre, indifférente et homologuée à la multiplicité des données qu’elle devrait, au contraire, décomposer.

Ce n’est pas sans raison que Kosuth, à partir de la fin des années 1960, rattache à l’art même la fonction critique en tant qu’espace théorique spécifique, et considère comme "superflu l’intermédiaire" : le critique, donc, en tant qu’intermédiaire. Selon la réflexion de Kosuth, surtout à partir de son travail intitulé The Artist as Anthropologist, l’art devient une "pratique critique", un travail sur "la structuration du signifié", une praxis. Au contraire, le rôle et la fonction du critique se configurent comme une pratique désengagée, qui n’est pas une "partie de la matrice sociale", compromise autre mesure avec le scientisme qui, selon Kosuth, marque bien en profondeur les itinéraires du Modernism. 3

La critique, entendue comme une pratique spécifique relativement autonome à l’égard des perspectives radicalement différentes, résulte alors comme un travail infructueux. Etant impliquée, alors, dans la disparition du monde, elle apparaît seulement comme une figure marginale et de faible intermédiation. Si, selon Virilio, c’est l’esthétique de la disparition qui reste en jeu, pour Kosuth c’est l’art en tant que pratique critique. Le projet de Kosuth, nous le savons bien, est la conclusion d’un important débat sur l’art et la critique ; l’art en tant que "art de la réflexion", et la critique comme composante de l’art. Ces deux derniers, selon les célèbres thèses de Gehlen, marquent, en effet, la fin de la modernité et l’accès à la post-histoire. La peinture conceptuelle, qu'est, selon la pensée de Gehlen, en réalité le cubisme et ses implications avec le néo-kantisme (affirmation qui d’ailleurs a beaucoup indigné Gadamer), est notamment une figure de l’époque post-historique. 4

Virilio est convaincu que la question du futur se configure comme très épineuse : Ce qui arrive est, à la fois, l’intitulé d’un livre (dont il est l’auteur) et d’une exposition conçue pour la suggestive boîte muséale réalisée par Jean Nouvel à Paris pour la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain. 5 Le futur est plutôt l’incident du futur, alerte Virilio. Ainsi, donner à voir l’accident signifie, principalement, donner à voir une séquence de documents médiatiques ou de vidéos nées des événements médiatiques relatifs aux accidents et aux catastrophes. Une exposition, celle conçue par Virilio, qui, en parfaite cohérence avec ses idées sur la déréalisation du monde à travers la "bombe informatique", et malgré la modernité se dévoile lourde de nombreux indices et signes prémonitoires, est réalisée sur la base d’événements médiatiques ou sur la réserve de documents médiatiques. Alors, compte tenu du fait que les événements, au sens propre, sortent du monde, qui, à sa manière, tend désormais à se déréaliser, ce ne sont pas les œuvres qui habitent la boîte de cristal imaginée par Jean Nouvel mais seulement les images, les simulacres, les simulacres de simulacres et les événements médiatiques. Ce qui arrive se configure, alors, comme le diagnostic ultime d’une apocalypse. Bien que Virilio n’aime pas l’entendre – ainsi je pense – son exposition Ce qui arrive est, en réalité, le résultat apocalyptique du discours amorcé par Warhol, par son corps à corps avec la réalité, qui n’est sûrement pas l’espace d’événements et de passions mais latitude et vertiges d’images, et avec sa conviction que l’art, sans avoir aucun privilège, ne se différencie pas des médias, de l’anonymat et de la répétition. 6 "Je pense - confie Warhol à Swenson en 1963 - qu’il serait magnifique si les autres se servaient du silk-screen, afin que plus personne ne soit en mesure de distinguer un de mes tableaux d’un autre". Warhol organise son discours en disant que – et cette idée a alarmé Virilio – il travaille de cette manière car il veut "être une machine" : "J’ai l’impression que, lorsque je fais une chose comme si j’étais une machine, j’obtiens ce que je veux". 7

Le virtuel – le réel devenu événement et incident – , à la suite de l’action menée par Virilio, fait irruption à l’intérieur du musée et prend la place de l’art, désormais devenu "impossible". Le geste de Virilio témoigne, à la fois, de la disparition de l’art et de l’esthétique de la disparition ; quoique ce geste, ayant lieu dans un espace muséal - espace par excellence de légitimation de l’œuvre – est encore étroitement lié, bien évidemment, au système de l’art. Parallèlement, il est assez flagrant de constater comment les événements médiatiques, épaves ou reliques du réel, font irruption dans l’espace muséal comme ready made. Enfin, l’irréalité du réel – le virtuel –, même dans le temps de la "bombe informatique", se donne à voir et s’articule à travers les figures du système de l’art : l’événement médiatique, le musée, un critique- philosophe de l’Apocalypse, le public (bien évidemment).

Le rapport existant entre l’art et le virtuel est sûrement une chose qui dénote un grand enjeu et un grand intérêt théorique mais à condition que le virtuel ne soit pas réduit, comme dans la pensée de Baudrillard et Virilio, à l’irréel, à la déréalisation et à l’événement comme pur incident du futur ; la condition qui en suit, exige aussi que le futur ne soit pas conçu comme incident, vu que toute possibilité de futur comme de présent est, ici, niée. Somme toute, l’art et la critique ne doivent pas se configurer, pour le monde et pour la vie, comme une apocalypse laïque et informatique.

Sur cette question, depuis des années, Pierre Lévy apporte sa contribution lucide et équilibrée. Sa réflexion se développe notamment sur la base des craintes tangibles en Baudrillard et Virilio : "Y-a-t-il à craindre une déréalisation générale ? Une sorte de disparition universelle ainsi que le suggère Jean Baudrillard ? Sommes-nous menacés par l'apocalypse culturelle, par l'épouvantable implosion de l'espace-temps telles qu'annoncées depuis des années par Paul Virilio ?" se demande-t-il.

Lévy, en analysant quelques réflexions de Deleuze, Guattari, Michel Serres et Castoriadis, oriente son discours dans une direction absolument différente : il ne faut pas identifier, d’une manière baudrillardesque, le virtuel avec l’illusoire, le faux et l’imaginaire. Il souligne comment "Le virtuel n'est pas le contraire du réel"... "mais une façon d'être fertile et puissante, qui donne des marges aux processus, ouvre des perspectives futures, creuse des puits de sens au dessous de la platitude de la présence immédiate". Le virtuel est alors la critique de l’instantanéité, de l’"ici" et du "maintenant", du "ci", de l’"Esserci", du Dasein. Cependant, le virtuel représente également l'inauguration d’un espace anthropologique étonnant et fécond. "Il peut dévoiler des nouvelles galaxies de langage" et, ajoute-t-il, "ouvrir des temps sociaux inconnus, réinventer le lien social, perfectionner la démocratie".

Le virtuel, conçu comme distance de l’ici et du maintenant (en relation à l’instantanéité) est, en première analyse, "le mouvement même du devenir autre": un mouvement qui engendre, certainement, des nouvelles possibilités d’expression de l’art et de la critique, et des plus concrètes. Selon le projet théorique esquissé par Lévy, l’art se charge d’un rôle et d’une fonction stratégiques : Il "virtualise la virtualisation puisqu'il cherche une issue à l'ici et maintenant " et, en même temps, "problèmatise le chemin infatigable, parfois fertile et toujours destiné à l'échec, que nous avons entrepris pour échapper à la mort". L’art "déclarant publiquement des émotions, des sensations éprouvées dans les profondeurs de la subjectivité nous fait partager une manière de sentir, une qualité d'expérience subjective" mais, dans son radicalisme, devient lutte contre la mort.8 Cette lutte se révèle précieuse pour introduire des marges et des lieux à la critique et à sa pratique ; une pratique critique entendue comme décomposition de l’instantanéité et comme analyse de la séduction de l’ici et du maintenant. D’une manière plus radicale, l’art exerce, à son avis, une fonction déterminante dans la configuration du cyberespace ; on a l'impression que l’art représente, pour lui, le modèle de structuration de l’anthropologie du cyberespace ; il faut que la relation entre l’art et le cyberespace soit remodelée sur la base des expériences artistiques de l’avant-garde historique et des néo avant-gardes, et qu’elle participe, en apportant une contribution significative, au débat sur le dépassement de la métaphysique, sur la crise du fondement et du logocentrisme, sur la pensée nomade et rhizomatique : "Certaines questions posées par les artistes depuis la fin du XIXe siècle sont donc relancées de façon plus insistante par l'émergence du cyberspace. Ces questions travaillent directement le 'cadre' : l'œuvre et sa limite, l'exposition, la réception, la reproduction, la diffusion, l'interprétation et les diverses formes de séparations qu'elles reconduisent". 9 Ces modifications contemplent, avant tout, le nom de l’auteur, la corrosion de l’auteur-sujet de l’œuvre et de la signature, la mise en questionnement de la relation différenciatrice entre l’expéditeur et le destinataire, le privilège du logos et du "paradigme herméneutique". Lévy, ajoute alors, que "l'artiste tente ici de constituer un milieu, un agencement de communication et de production, un événement collectif qui implique les destinataires, qui transforme les herméneutes en acteurs, qui met l'interprétation en boucle avec l'action collective".10 Ainsi, l’"art sans signature" – la question du "déclin de la signature" devient capital pour son discours – qui habite le cyberespace est, plutôt, un "événement collectif" qui entraîne "une des principales fonctions sociales de l'art : participer à l'invention continue des langues et des signes d'une communauté. Mais le créateur du langage est toujours un collectif", 11 car "l'art de l'implication met en tension des groupes humains et leur propose les machines des signes qui vont leur permettre d'inventer leurs langages". 12 L’art de l’implication, suggère très explicitement Lévy, devient thérapeutique car "Il invite à expérimenter une invention collective du langage" 13 et à mettre à l’épreuve le lien qui unit les hommes : "séparés les uns des autres les individus 'n'ont rien à dire'". 14

Sans nul doute, l’architecture et l’art du cyberespace, voire son espace anthropologique, sont remodelés selon les modalités de l’expérience artistique propre à l’avant-garde historique, au Mouvement Moderne et aux néo avant-gardes. L’art, selon la conception théorique de Pierre Lévy, reste encore une pratique de mutations et de réorganisation des relations sociales ; en tant que formation de "sujets collectifs d’énonciation", l’art se situe de nouveau, on pourrait ainsi dire, à la fois comme "société esthétique" et "prophétie d’une société esthétique".

L’art considéré alors comme le modèle des nouvelles formes de relations et comme une manière différente d’agréger, de mettre en communauté : cette question sur la communauté et sur son impossibilité, représente aujourd’hui le noyau central du débat philosophique et de la théorie de l’art. Dans l’espace fluide et nomade du cyberespace, marqué par l’art comme un "événement collectif", il y a un rétablissement important et fonctionnel du travail de la critique. Cette fonction se résout, je suppose, dans la tâche de travailler pour le changement : la constitution, notamment, de "sujets collectifs d’énonciation" et de "villes intelligentes". Un travail qui apparaît comme une conversation sans cesse de médiation et de transformation, de réflexion et d’analyse d’un processus, au-delà du Da du "Da-Sein", continuellement en mouvement plutôt que comme l’éloge de l’ici et du maintenant ou, encore pire, en tant qu’espace régressif. "Cette communauté", alerte Lévy, "bien que "au dehors du Da", est animée par des passions et projets, par des conflits et accords. Elle vit sans un lieu de repère stable". En procréant une culture nomade et errante, qui cependant n’insinue guère – souligne Lévy – "un retour au Paléolitique, ni aux anciennes civilisations des bergers", la virtualisation "dans laquelle les relations se reconfigurent" engendre "un espace de relations sociales avec une inertie minimale". 15

Noués dans cette trame de relations et d’interactions sociales, l’art et la critique, en regagnant un dialogue fondé sur le respect mutuel de leurs autonomies relatives, retrouvent un territoire – mouvant et déterritorialisé – de travail et d’heureuse vitalité.

Traduit par Giordano Di Nicola

Notes

1 - P. Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Editions Galilée 1989, p.11

2 - J. Baudrillard, La sparizione dell’arte, t. i., Milano, Giancarlo Politi editore 1988, pp. 34 sgg.

3 - J. Kosuth, L’arte dopo la filosofia. Il significato dell’arte concettuale, t. i., Genova, Costa & Nolan, pp. 67
"L’historien de l’art ou le critique d’art ne sont pas considérés comme des artistes car, à cause de l’influence du modernisme (scientisme), ces deux figures ont gardé une position externe à la pratique [praxis]" (Ibidem, p. 68). J’ai analysé ce passage kosuthien in Confluenze. Arte e critica di fine secolo, Milano, Edizioni Guerini 1990, pp. 49-57

4 - A. Gehlen, Quadri d’epoca. Sociologia e estetica della pittura moderna, t. i., introduction de G. Carchia, Napoli, Guida 1986. A propos de Gadamer voir, L’attualità del bello, édition italienne de R. Dottori, Genova, Marietti 1986. Sur cette question voir aussi mon travail, Il presente dell’arte, avant-propos de G. Dorfles, Siracusa, Tema Celeste edizioni 1992, pp. 81 et suivantes.

5 - P. Virilio, Ce qui arrive, Paris, Editions Galilée 2002 ; Idem, Ce qui arrive, textes établis par P. Virilio, Paris, Fondation Cartier pour l’Art Contemporain 2002

6 - "Après Antonin Artaud et en attente de Stelarc, l’artiste du body-art, Warhol constate non pas la fin de l’art, avant la fin même de l’histoire, mais celle de l’homme de l’art : celui qui parle, même quand se tait" (P. Virilio, La procedura silenzio, t. i., Trieste, Asterios Editore 2001, p. 72

7 - Voir " Art News ", n.7, nov. 1963 (t.i., in A. Boatto, Pop Art in U.S.A., Milano, Lerici Editori 1967, p. 275)

8 - P. Lévy, Il virtuale, t. i., Milano, Raffaello Cortina 1997, pp. 1, 2, 9-11, 71. A ce propos voir mon essai, Gli slittamenti della critica, in A. Bonito Oliva e A. M. Nassisi, Estetiche della globalizzazione, Roma, manifestolibri 2000

9 - P.Lévy – L'intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace. Paris. Éditions La Découverte. 1994, p.122

10 - Op. cit., p. 123

11 - Op. cit., p.124

12 - Ibidem

13 - Ibidem

14 - Op. cit., p.124/125

15 - P. Lévy – Il virtuale, op. cit. p.10



© Angelo Trimarco & Leonardo/Olats, février 2003