Christophe CHARLES
Le " Manifeste du futurisme " qui célébrait la beauté de la mécanique avait été traduit et publié en mai 1909 dans la revue Subaru (Pléiades, Tôkyô) quelques semaines après sa parution dans Le Figaro du 20 février. Les premières traces de fusion entre l'art et la technologie moderne remontent ainsi aux années dix, lorsque le cinéma, la photographie et les sculptures cinétiques font leur apparition. Différents domaines de l'art qui étaient jusqu'alors restés sévèrement cloisonnés vont tendre dès ce moment à se rapprocher, du moins dans le travail de ceux des créateurs qui ont choisi d'acquiescer à l'idéologie des mouvements européens dadaïstes et surréalistes ou encore à celle des constructivistes et aux représentants du Bauhaus. Les problèmes posés par l'architecture, le design de meubles ou de vêtements, la peinture, l'éclairage, la performance musicale et théâtrale, et enfin l'expression cinématographique, photographique et holographique devront dorénavant être abordés sous un jour nouveau : celui de l'" inter-complémentarité " (voir Morioka Yoshitomo, " Formative Indeterminacy in Japanese Technology Art ", in New Tools/ New Images, Antwerpen, Europalia 89, 1989, pp.15-27). L'effort des artistes du XXème siècle pour mettre en rapport l'art et la technologie ne représente pas seulement une retombée nécessaire du développement ultra-rapide de la société industrielle, laquelle aurait conduit les manifestations artistiques à subir des transformations profondes –ces artistes affirment agir au nom d'une urgence d'ordre éthique, celle de régénérer le "moi" en vue d'une société meilleure. Les futuristes parlaient de réinventer le monde en assurant le salut de l'homme, et comme cette fin leur paraissait dépendre du progrès machinique, ils militaient énergiquement pour accélérer celui-ci. De nos jours, à la différence d'un Nam June Paik, qui crée son robot K-456 et l'envoie immédiatement sous les roues d'une voiture avec un humour cynique, les artistes japonais semblent s'être ralliés à l'utopie d'une reconstruction futuriste de l'univers, ou à son équivalent. Et cela les rend confiants et positifs dans la vision qu'ils donnent de la machine. Dans cette perspective, l'œuvre de Yamaguchi Katsuhiro fournit dans les années cinquante l'exemple d'un art médiatique qui défie les catégories et les genres. Avec une extrême lucidité, ce créateur montre l'importance et la validité des médias dans tous les domaines artistiques, et il les rassemble sous un terme générique propre à rendre compte de leur fonction essentielle : " Imaginarium ". Il s'agit d'un environnement capable de démultiplier l'imagination. Dans ses premières Vitrines, la technologie est déjà présente : elle transforme les peintures bi-dimensionnelles en environnements tridimensionnels. Le verre galonné qui les recouvre invite le regard à se déplacer, et propose au spectateur de se rendre attentif à plusieurs traditions d'un seul coup : à celle du constructivisme qui avait donné naissance à l'art cinétique ; à la tradition d'un "art environnemental" japonais déjà vieux de plusieurs siècles : celui des jardins. D'autres artistes poursuivent des recherches quasi scientifiques, et réalisent des "corps virtuels" d'une précision redoutable. C'est le propre de ceux qui utilisent notamment l'ordinateur en cherchant à le rendre "humain", ou même –de façon quelque peu inattendue– animal : l'infographiste Kawaguchi Yôichirô se charge par exemple de poursuivre le rêve du baron Frankenstein ; il a choisi non de s'attaquer naïvement à des représentations de corps humain, mais d'œuvrer —en poussant beaucoup plus loin le réalisme– à son origine : la cellule. Du coup, on peut effectivement craindre qu'il n'arrive avant peu à passer du plan au volume, et que des robots gluants et colorés jaillissent de l'ordinateur tels des diables à ressort. Certains films se déploient déjà en trois dimensions pour peu que l'on chausse les lunettes adéquates. Il suffira de quelques développements techniques pour que les cellules se coagulent et forment des êtres matériels, si toutefois elles trouvent un milieu propice à leur croissance. Il reste à souhaiter que ces êtres nous assistent, et ne détruisent pas notre environnement et nous avec. John Cage le rappelait chaque fois qu'il parlait de technologie : celle-ci doit se développer de manière à ce que nous arrêtions de perdre notre temps à des tâches que les machines peuvent accomplir beaucoup mieux ; mais cela ne suffit pas : nous devrions inventer pour les ordinateurs des tâches nouvelles et qui leur soient propres. Qu'on se reporte par exemple à l'entretien que John Cage accordait, le 18 décembre 1987, au cinéaste allemand Henning Lohner (" "22708 types", An interview with Henning Lohner ", in Interface, vol.18 (1989), p.243-256). Il y parlait en ces termes : " Je crois que j'ai œuvré en général, et que je continue d'œuvrer, pour autant que je le puisse, non pas en liaison avec mes idées ou avec mes sentiments, mais en liaison avec la nature, avec ma compréhension de la nature et de son mode d'opération. Il me semble que le problème posé par l'ordinateur, problème suggéré dans une pièce comme Music of Changes –même si je ne l'ai pas composée à l'ordinateur- est que l'ordinateur apparaît non pas comme imitant la nature, mais comme imitant la façon humaine de penser. L'ordinateur, c'est l'homme transformé en serpent qui se mord la queue. Ce qu'il faut obtenir des ordinateurs, à mon sens, c'est qu'en travaillant avec eux on puisse les rendre naturels plutôt que de les faire ressembler à l'homme (…). L'homme détaillera un arbre en identifiant ses feuilles comme étant bien les mêmes, tandis que la nature différencie chaque feuille. Il n'y a jamais deux choses semblables, Mais la mémoire et tout le reste, le désir de comprendre, tout cela fait que l'homme rend toutes choses compréhensibles. Ce que nous avons à faire, c'est de placer un ordinateur dans une situation d'incompréhensibilité ! (H. Lohner :) Cela ne se produira sans doute qu'au moment où l'ordinateur sera devenu assez complexe pour "vivre sa vie", et nous ne le comprendrons plus. (Cage :) Non, ce n'est pas cela ! Ce pouvoir chez l'ordinateur le rabattrait sur l'être humain. Non, nous devons obtenir de lui qu'il n'accomplisse rien jusqu'au bout. Ou du moins, ce qu'il accomplit devrait je crois, être unique chaque fois que l'on s'en sert. " (" "22708 types", An interview with Henning Lohner ", p. 251-252) Il s'agit donc bien de soumettre l'ordinateur à la condition du "non-agir" taoïste : c'est-à-dire de cesser de l'assujettir et de le réduire à un schème dominateur/ dominé ; donc, de briser avec ce que Nishida Kitarô, ou Watsuji Tetsurô, dénommeraient la " logique du sujet " (le vœu cartésien de nous rendre " maîtres et possesseurs de la nature "). La souveraineté de l'art ne réside-t-elle pas dans l'assignation à la technologie —c'est-à-dire au logos de la technê— d'un impouvoir radical ?
2 - Indétermination de la forme, du contenu ou de la méthode Après ses voyages en Europe et aux États-Unis, et notamment après sa rencontre avec l'architecte Frederick Kiesler, Yamaguchi Katsuhiro insiste dès le début des années soixante sur la qualité d'"indétermination" (en japonais "futeikeisei", ou "fukakuteisei") qui caractérise les arts de l'après-guerre au Japon comme à l'étranger. En 1967, il rassemble sous le titre " Futeikei bijutsu ron " (Yamaguchi Katsuhiro, " Futeikei bijutsuron " (" Traité de l'art sans forme fixe "), Tôkyô, Gakugeishorin, 1967) l'ensemble des essais qu'il a écrit à ce sujet. Cet ouvrage trace un cercle qui lie non seulement l'architecture, les arts plastiques et la musique, mais aussi les différentes zones culturelles du globe, et affirme une proximité avec les idées et points de vue de Marcel Duchamp et John Cage. Pour Yamaguchi, l'indétermination est une situation qui présente une multiplicité de choix d'interprétation, et qui est par définition plus riche qu'une situation qui n'en présente pas ou peu. Il faut proposer et non imposer. Yamaguchi avoue que l'art n'est qu'un moyen de satisfaire sa curiosité à l'égard de l'époque contemporaine et les époques futures. Cet esprit d'exploration s'adresse à toutes sortes d'activités au même titre qu'à l'art. Il est tout aussi intéressant de réfléchir aux relations sexuelles qu'à l'architecture, à la cuisine qu'à la cybernétique. Avec l'apparition de l'ordinateur et des satellites, il faut avant tout réviser son vocabulaire, en particulier celui qui désigne les formes et les catégories artistiques, car ce système de distinctions a déjà perdu sa valeur. Un artiste doit d'abord " oublier sa responsabilité " vis-à-vis de la forme achevée de l'œuvre qui perd de sa fraîcheur lorsqu'elle est trop finie. Il en va de même pour la musique "sérieuse" qui oblige son auditeur à rester assis en se retenant d'éternuer. La musique comme les autres formes d'art doivent sortir de leur carcan. L'" Informel ", ou l'" Action Painting " sont apparus à partir du doute qui est né chez l'homme moderne vis-à-vis de la raideur des architectures de pierre et de la nécessité d'en boucler les portes à triple tour. Il faut rendre un peu de vie à la forme fermée et arrêtée en lui laissant des possibilités de mouvement et d'ouverture. L'artiste doit lui aussi gagner cette liberté : il ne doit plus être dépendant d'une appellation limitative, et doit avoir la possibilité de tout utiliser, c'est-à-dire d'être autant sculpteur que cuisinier ou jardinier. La liberté de la forme de l'œuvre produit alors un autre type de relation avec le public. Celui-ci n'est plus tenu d'écouter passivement, cramponné à son fauteuil, la musique dont on l'abreuve. Avec les pièces de John Cage et de ses émules, il faut tendre l'oreille, découvrir et reconstruire l'œuvre par et pour soi-même. Composer, jouer et écouter sont trois actions différentes : la qualité d'indétermination définit pour chacune d'elles un nécessaire et particulier effort à accomplir. À partir du XVIIIe siècle, le monde de la musique européenne s'est appliqué à développer des systèmes de composition "autoritaristes" qui ordonnent à l'orchestre de fonctionner comme une armée, littéralement à la baguette. Dans le cas d'une symphonie de Beethoven, où certaines schèmes sont répétées plusieurs dizaines de fois en l'espace de quelques minutes, l'auditeur sent qu'il n'y a aucune déviation possible. C'est grâce à des personnalités comme Cage que cette situation va changer : celui-ci décide soudain que tous les paramètres qui définissent l'élément sonore, le timbre, la hauteur, l'intensité, la durée, c'est-à-dire le temps local (la durée d'un événement sonore ponctuel) et par conséquent global (l'ensemble de la composition ou l'ensemble du concert) peuvent être également sujets à l'indétermination. Ils pourront être laissés le cas échéant à l'appréciation des musiciens qui se verront conviés du même coup à renouer avec une liberté qui parfois les effraie. La musique "indéterminée" empêche en effet de pré-voir ou de pré-entendre. Mais c'est que la musique indéterminée se veut sans prétention : parce qu'il ne peut prédire la teneur de ce qui va advenir, le compositeur reconnaît qu'il n'est qu'un auditeur comme les autres. Ce n'est pas du tout une démission, c'est une leçon d'humilité. On peut en dire autant de l'œuvre d'art cinétique et optique, qui refuse en principe d'être vue deux fois de la même manière. L'œuvre en mouvement donne à voir une pluralité d'aspects dans un temps donné. Elle joue parfois avec des possibilités de diffusion et de réfraction de la lumière, si bien que chacun de ses aspects morphologiques laisse une certaine part d'imprévisibilité. Les sculptures les plus indéterminées quant à leur forme sont sans doute celles qui utilisent des liquides ou des gaz. Dans la tradition des fontaines et des jeux d'eau des jardins européens ou plus encore des cascades des jardins japonais, certains artistes se munissent d'un bagage scientifique pour amorcer des procédures de transformation à la faveur desquelles l'imprévisibilité de la forme plutôt que de définir un objet de contemplation, débouche sur une contemplation sans objet. Les sculptures de brouillard de Nakaya Fujiko, les événements de feu et d'eau de Yamamoto Keigo ou les sculptures de mousse ou d'écume de Yoshida Tetsurô sont les meilleurs exemples de ce type de recherche : à la différence des œuvres-objets qui se transforment au gré du vent, du feu ou de l'eau —on pense par exemple aux toiles brûlées d'Yves Klein ou aux structures flottantes d'Otto Piene ou de Jacqueline Monnier—, Nakaya et Yamamoto ne font intervenir aucun élément solide. Leurs œuvres restent totalement fluides. Il serait néanmoins injuste de privilégier les matériaux non solides. Kawaguchi Tatsuo, plasticien originaire de Kôbe qui a participé aux débuts de l'art vidéo japonais en produisant dès 1973 Eizô he no kokoromi, eizô no eizô- Miru koto (" Une tentative vers les images, images d'images- voir "), a montré que les métaux, ou tout au moins leur surface, étaient tout à fait capables de se transformer. La rouille et surtout le vert-de-gris des sculptures de cuivre ne sont pas seulement envisagés comme des éléments visuels en mutation constante : ils mettent en évidence le caractère temporel de la sculpture. Un anneau de métal encerclant le tronc témoigne du temps que l'arbre met à croître, une toile blanche sur une plaque de cuivre rend évident le temps qu'elle met à s'oxyder (note : c'est très précisément cette précarité- l'élément de " génération et corruption ", selon le vocabulaire aristotélicien- dont le platonisme d'un théoricien de la modernité comme Michaël Fried était incapable de s'accomoder (voir les pages 142 à 144 de l'article " Art and Objecthood ", in Minimal Art, Gregory Battcock Ed., New-York, E.P. Dutton, 1968, p.141). Mais Kawaguchi ne se limite pas aux phénomènes matériels. Dans certains cas, plus que la structure de l'installation et ses éléments visuels, c'est le courant électrique qui les parcourt et les met en relation qui est à remarquer. Dans le cas de la vidéo, ce sont parfois les électrons eux-mêmes que l'on définit comme œuvre. Les arts que nous décrivons ici recherchent non pas le contrôle, mais au contraire la liberté du spectateur comme celle de l'exécutant. Le spectateur reste libre de se mouvoir et de créer des associations libres. Plus de directions imposées : ce besoin de liberté par l'indétermination est également sensible dans le théâtre et les films de Terayama Shûji. L'indétermination ne concerne pas tant les images elles-mêmes, qui ne sont dans certains cas que des prétextes et des symboles bizarres qu'il aime à utiliser pour singer une certaine culture populaire japonaise, que ses idées sur la conception du théâtre en tant que modèle social, qui rejoignent aussi celles de Cage. Le compositeur américain définissait ses compositions musicales comme des modèles sociaux : pas de gouvernement-chef d'orchestre au centre, pas d'auteur qui impose de faire jouer à la lettre ce qu'il a écrit. Chez Terayama, les acteurs sont libres : ce sont des êtres humains qui construisent eux-mêmes la situation dramatique. Les œuvres de Terayama sont, comme celles de Yamaguchi, des " machines à provoquer l'imagination ", et n'est montré que 50 % de leur contenu : le reste est à imaginer, à construire soi-même. Nakajima Kô utilise un autre terme : " œuvres en cours " (work in progress), dont la forme est ouverte, et se prolonge dans le présent et l'avenir. My Life (1982, 20 mn, N & B) est conçue pour être poursuivie sur une période de " cent années " (c'est-à-dire indéterminée quant à sa longueur) sans faire cas de la mort de son auteur. Cette œuvre est en effet une méditation sur la condition humaine, que Nakajima commence à tourner en 1976. Il s'agit d'une "double-vidéo", c'est-à-dire une installation de deux moniteurs rigoureusement côte à côte. On y voit deux bandes distinctes, tournées en noir et blanc : à gauche, la grossesse de sa femme, puis la naissance de sa fille, son premier cri et les six premières années de sa croissance, sur un arrière-plan de pensées séculaires et humanistes à propos des enfants. À droite, les événements qui accompagnent la mort de sa mère : une interview quelques mois avant, et le lit de mort. Tel un reporter, micro à la main, Nakajima commente les cérémonies bouddhistes relatives aux funérailles : la mise en bière, le clouage du cercueil par les membres de la famille tous réunis, la crémation automatisée, et la perte du sens du sacré liée aux nouvelles techniques. Nakajima projette de poursuivre le tournage jusqu'à ce que sa fille ait vingt, quarante ans, ou plus : " C'est le plus beau cadeau que je puisse lui faire ", dit-il. En 1990, Nakajima a achevé les treize premières années de tournage. Selon Nakajima, la relation entre les trois éléments : la vie la mort, et leurs spectateurs, permettent à l'" ima ", le "maintenant", d'apparaître. Vers 2020, on ajoutera peut-être un troisième moniteur représentant les funérailles de Nakajima Kô lui-même. Les autres films qu'il réalise font partie d'un arbre en croissance constante. Le tronc et les branches sont vivants et continuent de pousser, que leur auteur soit présent ou non. Ce sont des métaphores des éléments fondamentaux de l'univers, nécessaires et coexistants. Nakaya Fujiko est de même attentive aux phénomènes naturels : elle les met en mouvement, ou les observe, mais une fois le processus amorcé, elle n'y porte plus la main. La chose se déroule d'elle-même, et les interactions qui surviennent entre ses œuvres et l'environnement sont une source de contemplation. Les résultats sont dans une certaine mesure imprévisibles, comme le sont les intempéries.
3 - Indétermination du mouvement La musique est le plus souvent envisagée seulement en tant qu'"art des sons", et traite donc de leur nature, de leurs relations et de leur durée. On ne porte d'attention qu'à leur aspect acoustique et temporel, et on oublie ou néglige de prendre en considération leur dimension spatiale. Les salles de concert ne permettent pas au public de circuler. Dans ce cas, l'"effort" mentionné plus haut ne peut avoir lieu qu'abstraitement, dans l'esprit de l'auditeur. Dans l'orchestre classique à l'européenne, l'espace sonore n'est conçu qu'en fonction de la place des musiciens, qui est fixée une fois pour toutes. Lorsqu'il s'agit de musique amplifiée, la place des haut-parleurs est elle aussi immuable, le plus souvent de chaque côté de la scène. L'espace sonore est plat, frontal, et la distribution des canaux est elle aussi fixée dès le début du concert. Rares sont les ingénieurs du son qui font preuve de sensibilité à l'espace. Cette situation n'est pourtant pas universelle : elle concerne surtout la musique occidentale "sérieuse" qui s'est développée depuis le XVIIIe siècle. Certaines compositions baroques nécessitaient cependant la participation de plusieurs ensembles, séparés par une certaine distance et qui se faisaient écho : que l'on songe aux Canzone de Giovanni Gabrielli à Saint-Marc de Venise, et à la naissance du style concertant. De même Monteverdi (1567-1643) laissait non seulement certaines parties de ses œuvres à improviser, mais encourageait aussi les musiciens et chanteurs à se déplacer d'une composition à l'autre. Il était conscient de l'importance des variations de position des sources sonores dans l'espace du concert. Après la Renaissance, on ne peut dire que tout intérêt pour ces expériences de répartition spatiale des sons se soit tari ; mais on a procédé à une dichotomie croissante de la musique et des autres arts, et la division du travail entre arts du temps et arts de l'espace a contribué à occulter le problème jusqu'à l'orée du XXe siècle. L'indétermination est cependant tout aussi valide dans le cas de l'espace. À partir des années cinquante, l'espace sonore fait de plus en plus l'objet de recherches et d'expérimentations systématiques. Un des grands éclatements significatifs à cet égard est l'Untitled Event que Cage organise au Black Mountain College en 1952, en s'inspirant des vues d'Antonin Artaud sur le théâtre de la cruauté et sa mise en scène. Dans cet événement "mixed-media", plusieurs arts sont représentés ; les "instrumentistes" sont aussi bien des danseurs, et certains sont mobiles dans l'espace autour du public. Peu à peu, les techniques électro-acoustiques de sonorisation vont faciliter ce type d'expériences : les paraboloïdes hyperboliques explorés par Xenakis construisant pour Le Corbusier le pavillon Philips de la Foire de Bruxelles, en 1958, abritent une musique sui generis, qui fera date ; et dix ans plus tard, dans le Japon de 1969, les organisateurs du festival " Cross Talk ", Roger Reynolds et Akiyama Kuniharu, cherchent une salle dont l'architecture soit susceptible d'aider à la définition d'une nouvelle esthétique. Ils invitent le public à partir à la découverte des sons et des images qui composent les différents événements du festival. Lors de l'" Expo'70 " à Ôsaka, Ichiyanagi Toshi et Yuasa Jôji imaginent des espaces singuliers par l'utilisation d'installations électro-acoustiques à canaux multiples ; et le pavillon sphérique de Stockhausen, véritable laboratoire acoustique de science-fiction, ne manquera pas de frapper les imaginations. Marcel Duchamp et Frederick Kiesler avaient défini l'importance que peut revêtir l'espace d'une œuvre, quelle que soit sa nature. Duchamp avait d'abord précisé cette dimension lorsqu'il avait réalisé le " Grand verre " : l'œuvre est définie par son contexte et par la réaction du spectateur. Kiesler avait appliqué de telles idées à l'architecture d'intérieur d'espaces privés ou publics. Yamaguchi voit immédiatement dans ces remarques une relation profonde avec la culture japonaise de l'espace. Le " Rakunai rakugai zu byôbu ", un paravent du milieu du XVIe siècle dont les scènes minutieusement peintes sont toutes autonomes, rapporte et documente les scènes quotidiennes qui ont lieu à l'intérieur (rakunai) et l'extérieur (rakugai) de la ville de Kyôto. Celles-ci sont représentées de manière à exhiber une multitude de situations simultanées. Aucune perspective n'impose au regard une hiérarchie ou un ordre particuliers. Son cheminement n'est ni déterminé ni à déterminer : le spectateur jouit de la possibilité d'un accès aléatoire ("random access") à chaque endroit de l'image. Yamaguchi précise même avec témérité que ce type de peinture sur paravent ne fait pas partie de la catégorie "peinture" (" kaiga dewa nai Nihon no byôbu-e ", expression utilisée dans : Yamaguchi Katsuhiro, Media jidai no tenjin matsuri (" La fête des Tenjin à l'ère des médias "), Tôkyô, Bijutsu shuppankai, p.224) : il s'agit plutôt d'un " médium qui a fonction de documentaire, de distraction ou de méthode de contemplation collective " (Yamaguchi Katsuhiro, Media jidai no tenjin matsuri, p.227) ; et qui vaut d'ailleurs mieux que le cinéma car il n'oblige pas ses spectateurs à rester silencieux dans le noir sans pouvoir communiquer entre eux. Plus généralement, dans l'espace de la maison traditionnelle les parois, "shôji" et "fusuma", sont mobiles et même amovibles, et la plupart des meubles n'ont pas de position fixe. Les lits entrent et sortent des placards, les tables se replient. Cette souplesse d'utilisation offre à première vue de multiples choix d'utilisation de l'espace et par conséquent une grande liberté de mouvements. D'autre part, dès que l'on quitte la maison, on voit se proposer de nombreux exemples d'indétermination du parcours : les jardins, par exemple, offrent une pluralité de combinatoires possibles. Ils ne définissent pas "un" sens ou "une" direction et n'imposent apparemment aucune symétrie ou perspective qui puisse être préalablement analysée par l'esprit. Chaque point de vue semble différent et unique. Le spectateur est appelé à reconstruire lui-même l'architecture du jardin par l'expérience de son cheminement dans l'espace. L'architecture de l'œuvre reste "ouverte", c'est à son spectateur de la compléter par sa performance. Augustin Berque réfute cependant cette idée un peu trop simple d'une liberté intégrale dans la spatialité japonaise ; elle ne correspond guère à l'idée d'une société " cohérente et réglée ", dont la " contingence est minutieusement organisée, conçue, codifiée : un ordre qui se donne pour un désordre, c'est doublement un ordre " (Augustin Berque, Vivre l'espace au Japon, Paris, PUF, 1982, pp.142-144). Il rappelle cependant que l'une des idées essentielles du bouddhisme est l'impermanence (mujô), et que " la maison, comme la vie, n'est qu'un gîte temporaire : "kari-no yado". Toute chose n'est que mouvement, mouvement indéfini et imprévisible dont on ne connaît qu'une brève séquence : celle qu'on a sous les yeux. " (Augustin Berque, Vivre l'espace au Japon, p.143). Berque se fonde sur les thèses d'Inoue Mitsuo, qui définit l'espace comme "cinétique" (kôdô teki), et "intérieur" (Inoue Mitsuo, Nihon kenchiku no kûkan (" L'espace de l'architecture japonaise "), Tôkyô, Kajima Shuppankai, 1969) : " La vue ne doit pas être simultanée, elle doit être successive. L'impression d'intériorité en est accentuée. (…) C'est une topogénèse interne qui se développe, selon sa propre logique irréductible. " (Augustin Berque, Vivre l'espace au Japon, p.144). L'espace se développe non pas selon un plan général, mais " au lieu le lieu " (" sono ba sono ba ") : " La grande vertu de la spatialité japonaise est (…) d'offrir à l'homme les irrégularités, les rugosités, les prises qui lui permettent d'être là, de se situer dans le flux spatio-temporel en vivant chaque lieu à chaque instant " (Augustin Berque, Vivre l'espace au Japon, p.145). Ce besoin d'imprévu est-il toujours la rançon d'une limitation de la liberté ? S'il s'agit d'architecture, piliers ou murs, même amovibles, doivent nécessairement trouver leur place. Dans le cas d'un jardin, il s'agira d'arbres, de rochers, d'étangs ou de maisons de thé. La question est donc de définir un équilibre entre libertés et contraintes, qui permette la naissance d'une émotion esthétique. Lorsqu'il visite une exposition, Yamaguchi déplore en effet de devoir suivre un sens unique d'une salle à l'autre en regardant des objets ou des peintures alignés uniformément sur des socles ou des murs froids. Une mauvaise disposition rend difficile la perception des œuvres. Deux éléments au moins sont à prendre en compte : l'un est la lumière. Ce qui détermine la couleur d'un objet ou d'une peinture est en effet la nature de la lumière avec laquelle on l'éclaire. L'autre élément est la gestion de l'espace dans lequel l'objet est donné à voir. Une gestion trop monotone peut empêcher le visiteur de garder sa disponibilité d'esprit. Il faut maintenir un " suspens " et empêcher la répétition d'une même situation. Yamaguchi recommande ici l'" indétermination du cheminement " (futeikei na arukikata) (Yamaguchi Katsuhiro, Futeikei bijutsu ron, p.33) , qui donne au visiteur l'occasion de découvrir les œuvres exposées en l'invitant à rester sur le qui-vive. De cette manière, la fatigue se fait moins sentir, car l'esprit reste éveillé. L'"effort" que l'on doit fournir face à l'imprévisible est ainsi un conditionnement nécessaire à la perception, non pas seulement de l'art, mais de l'ensemble des événements qui ont lieu dans notre environnement. De nos jours, la technologie n'est plus seulement à l'image de la machine-robot-outil : le lieu commun s'est imposé selon lequel l'ordinateur est à considérer comme une extension du cerveau. Et pour peu que celui-ci soit prolongé par des ondes et des câbles, c'est tout le réseau qui va devenir système nerveux. Les yeux et les oreilles sont les terminaux informatiques qui se trouvent aux extrémités. De même que l'évolution des moyens de transport a forcé l'homme à réinventer progressivement la structure de son environnement physique, la généralisation des réseaux informatiques est en train de définir de nouveaux modes de conscience et de perception de la réalité. Le réseau des relations singulières qui se tissent à l'intérieur d'un ordinateur constitue une structure informationnelle d'éléments que l'on peut comparer à des cellules formant un corps. Mais comme les différents éléments communiquent entre eux à égalité au travers du réseau, on n'a même plus le loisir de déterminer des relations hiérarchiques entre eux. Morioka Yoshitomo nomme ce phénomène " indétermination formatrice " (Morioka Yoshitomo, " Formative Indeterminacy in Japanese Technology Art ", in New Tools/ New Images, Antwerpen, Europalia 89, 1989, p.26). Chaque partie de l'ordinateur est autonome sur le plan mécanique, et l'ensemble de la machine peut être comparé à un système vivant ou à une forme en continuelle transformation, qui échappe à toute législation en termes de relations entre le tout et les parties. De tels réseaux ne suivent plus le tracé des routes et des lignes électriques. Ils s'étendent dans toutes les directions sous la forme d'ondes radio qui transportent les messages les plus divers. Ces enchevêtrements provoquent des " assemblages hétérogènes " de biens et de services " non pas à la manière de mixtes ou de mélanges, mais comme des couches signifiantes superposées, des parties empiétantes " (Daniel Parrochia, Philosophie des réseaux, Paris, PUF, 1993, p.267). Ces mélanges et ces superpositions donnent lieu, plutôt qu'à une interconnexion, à une " imbrication " des activités. Daniel Parrochia définit plusieurs particularités propres au nouvel espace qui naît de ces imbrications financières, sociales, administratives, commerciales, industrielles et culturelles. La première concerne l'économie, qui se transforme à l'image de l'entreprise. De la linéarité de la production (de la matière première au produit fini) et de celle du commandement (du haut vers le bas), on passe à une structure symétrique et horizontale, d'un " ensemble de cellules de bases plus ou moins interdépendantes ", en vue d'une production sur mesure et non plus standardisée. L'entreprise n'élabore plus seulement des biens matériels, mais " de manière croissante des flux de nature immatérielle, d'informations et de relations " (Bernard Fave, cité par Daniel Parrochia, Philosophie des réseaux, p. 269). Toutes ces thèses, évoquées au pas de course, paraissent effectivement converger vers une même et unique vision synthétique, celle de l'interprétation synthétique, celle de l' " interpénétration sans obstruction " (bôgai naki sôgo shintô), chère au Suzuki Daisetsu et de là, comme on sait, transplantée dans les œuvres de celui qui fut son élève à l'Université Columbia au début des années cinquante, et dont nous avons rappelé, presque à chaque page de la présente enquête, le rôle décisif dans l'évolution récente de la musique et des diverses disciplines de l'avant-garde : John Cage. Or, à considérer de plus près le phénomène de l'apparition et de l'implantation de la vidéo et des arts électroniques au Japon, ne constate-t-on pas, au niveau de la conception même de bon nombre des œuvres que nous avons examinées, une même modélisation de l'" interpénétration sans obstruction " entre les différentes techniques, mais aussi les différentes impulsions expressives en jeu ? Au lieu d'une référence organiciste à l'idéal de l'œuvre comme totalité fermée, il semble que les artistes utilisant les nouveaux médias aient à cœur de viser une ouverture polyartistique vers un décentrement perpétuellement déstabilisant. Il n'y a plus de centre, mais la mise sur orbite d'une pluralité de centrations mobiles et multifonctionnelles qui s'accommodent tout à fait de la numération généralisée, pourvu que l'œuvre "achevée"–c'est-à-dire toujours flexible et remodelée selon les contextes– apparaisse à son tour comme susceptible de simuler la continuité d'un réseau. Il est donc inévitable que les recherches les plus récentes en matière d'art informatique concernent l'utilisation de tels réseaux. La principale question concerne sans doute la signification des activités artistiques à une époque de croissance logarithmique de la quantité des informations. La signification ne peut cependant être interrogée que lorsque la communication fonctionne sur le plan technique, c'est-à-dire du point de vue de ses modalités. De là naît le risque d'un emballement : le programme qui permet la communication doit prouver son efficacité sur le plan de la vitesse de transmission et de traitement des données transmises. Plus que jamais, la fonction de l'art consiste à définir des modèles non seulement d'esthétique, mais d'économie et d'écologie de la communication. Les réseaux électroniques sont désormais le lieu des interrelations entre esthétique et économie. On peut, à partir de là, s'interroger sur l'avenir. Quoi qu'il en soit, la logique du bouddhisme Kegon, celle de l'" interpénétration sans obstruction " au sens plénier de l'expression, revendiquée aujourd'hui par des philosophes (de Nishida Kitarô à Nishitani Keiji et Suzuki Daisetsu), et par les artistes (dans la mouvance de l'Américain John Cage) est donc véritablement à l'œuvre chez les créateurs japonais de notre temps. Peut-être, en élaborant des stratégies d'innovation requises par une techno-culture en expansion, seront-ils ainsi d'autant plus fidèles au principe de l'harmonie préétablie entre éléments à la fois distincts et inséparables les uns des autres, qui gouverne en profondeur la culture japonaise. Le déploiement de la vidéo (au sens de "réseau") participerait en ce cas de cette homogénéité trans-historique qui se laisse déceler dans l'outillage mental des japonais les plus novateurs, et qui constitue sans doute le garde-fou le plus solide contre tous les vertiges.
4 - Annexe : Pratiques de la " (dé)(com)position " et de l'" interpénétration sans obstruction " : à propos de la série undirected Grâce aux conseils du compositeur Horacio Vaggionne, je me suis tourné dès 1976 vers la pratique électro-acoustique, c'est-à-dire la synthèse, l'échantillonnage et le collage des sons, à l'aide de synthétiseurs analogiques et de magnétophones à bande. Avec l'apparition et la diffusion des ordinateurs portables à la fin des années 80, j'ai pu poursuivre cette activité avec des moyens numériques permettant par définition un accès immédiat ("random access") aux programmes et fichiers sonores, ce qui était quasiment impossible avec les magnétophones à bande. Les ordinateurs proposent une flexibilité dans le processus de traitement des sons qui est impossible à atteindre avec du matériel analogique. Pour peu qu'ils soient méthodiquement rangés, on a accès presque instantanément aux fichiers dont on a besoin, et on peut donc composer en "temps réel" (real time). Autrement dit, il ne s'agit plus de plats réchauffés : la cuisine a lieu devant nos yeux et les plats sont servis immédiatement. Les éléments ou paramètres d'une composition étant des valeurs numériques, ils sont tous contrôlables et peuvent être soumis à des variations automatiques ou manuelles : on laisse en effet l'ordinateur produire les nombres (non) désirés tout en les modifiant simultanément lorsque nécessaire. Il faut noter aussi que plus la quantité des nombres qui s'entremodifient est importante, plus leur combinaison risque alors d'entraîner des phénomènes parfaitement imprévisibles. Pour chaque composition on utilise un ou plusieurs modules. Chaque module correspond à un programme particulier, composé à l'avance, mis en mémoire dans l'ordinateur et pouvant être mis en service immédiatement. Les paramètres de chaque programme sont déterminés en fonction des caractéristiques des sons utilisés. À chaque son sont assignées des valeurs précises de hauteur, d'intensité ou de filtrage. Lors d'une performance, qui donne parfois lieu à la production concrète d'une composition en temps réel, on intervient le moins possible sur le tempo, la durée, les hauteurs, l'intensité ou les autres paramètres de contrôle du son : on préfère laisser à l'ordinateur le soin de les contrôler, c'est-à-dire de choisir les coordonnées de courbes numériques, prédéterminées ou non, qui les commanderont. La "performance" consiste ainsi à modifier si nécessaire les paramètres du programme afin de conférer la dynamique (ou la statique) voulue à l'ensemble, et de déterminer la durée d'une partie et du passage d'une partie à une autre. Le "contrôle" du "performer" s'exerce en particulier sur la structure temporelle générale, qui varie selon l'environnement. L'"environnement" correspond d'abord à l'espace réel dans lequel la pièce est jouée, et à ce qui s'y passe : les réactions du public confèrent à chaque son un espace particulier qui peut modifier leur perception. L'environnement est d'autre part la condition de réalisation de la composition. Celle-ci fait par exemple suite à une commande, et sert une ou des occasion(s) spécifique(s). Elle s'accorde par exemple à un élément extérieur, qui peut tenir lieu de "notation" : un (ensemble de) concept(s) formulé(s) sous forme verbale, visuelle, graphique, chorégraphique, théâtrale, sous forme de film ou d'installation, de composition musicale, etc. Cet élément extérieur peut aussi être le lieu architectural ou social spécifique, ou encore la situation particulière, culturelle, sociale ou politique dans laquelle la composition a lieu. Toutes ces données vont ainsi influencer la nature de la composition dans le processus de sa création, parfois dès son origine. Pour résumer, le principe de "micro-composition" est ainsi basé sur une mise en action de phénomènes stochastiques multiples, et la "macro-composition", c'est-à-dire l'(in)détermination de la structure générale, qui reste donc flexible, s'appuie sur une perception de l'environnement direct (espace réel, architectural, confrontation avec le public), et indirect (concepts, préparation, espace social). Différents projets ont été réalisés de manière à ce qu'ils s'accordent avec leur environnement : l'installation Deposition Yokohama a été conçue pour le Musée de Yokohama. Six haut-parleurs dotés de cellules captant les rayons infrarouges, agissent sur des interrupteurs selon les mouvements des visiteurs. Le son est transmis au haut-parleur à condition qu'on bouge à proximité de la cellule. La combinaison sonore globale qui se déploie dans la salle d'exposition est donc intimement liée à la présence et aux mouvements des visiteurs. C'est en ce sens que l'espace sonore apparaît comme pluriel et "non-dirigé" (" undirected "). En se déplaçant dans l'espace, le visiteur peut expérimenter différents angles non plus de vue mais d'audition, et différents espaces sonores en navigant entre les six cellules et les six haut-parleurs, à la recherche ou à la découverte de nouvelles combinaisons et superpositions de sons. Cette exposition sonore a en outre été réalisée après de nombreuses discussions avec les conservateurs du musée, qui est géré par la ville de Yokohama, et la forme de l'exposition a d'abord dû être approuvée par les autorités. Sur un modèle analogue, grâce aux moyens mis en œuvre par l'InterCommunication Center de Tôkyô, l'installation undirected / entbildung a été réalisée avec deux systèmes complémentaires d'images et de sons. Des citations de Maître Eckhart rappellant certains préceptes taoïstes et bouddhistes ont été utilisées comme base sonore (d'après le son des traductions japonaise et anglaise de chaque citation) et visuelle (d'après la forme et l'espace de la typographie de chaque citation). Cette œuvre spatiale et sonore traduisait l'idée d'" interpénétration sans obstruction " du son, de l'espace, des médias et des visiteurs, de même que l'interpénétration de différentes philosophies de différentes époques. L'ordinateur contrôle aléatoirement (c'est-à-dire qu'il ne contrôle pas) la hiérarchie et l'ordre de l'échantillonnage des sons de l'environnement, incitant ainsi les différents éléments à se comporter indépendamment les uns des autres. La musique se développe ainsi dans l'alternance du son et du silence. L'installation sonore permanente qui se situe dans la rotonde du Centre municipal d'information sur le logement, au croisement de Tenshinbashi-rokuchôme à Ôsaka fait partie d'un ensemble d'œuvres (objets, vidéos, holographies, son) planifié par Yamaguchi Katsuhiro. Les quatre compositions qui sont diffusées en boucle entre 8 heures du matin et 8 heures du soir, ne comportent pas d'éléments électroniquement interactifs, mais leur structure a été composée par rapport aux fluctuations sonores de l'environnement : le volume sonore a été ajusté de manière à ce que la source musicale et le paysage sonore ambiant semblent se répondre l'un à l'autre. Une autre installation permanente, située dans l'atrium central du terminal 1 de l'aéroport de Tôkyô-Narita, est fondée sur un principe semblable : elle laisse entendre les sons de l'environnement tout en répondant aux illuminations conçues par l'artiste Osaka Takurô. Les compositions réalisées pour les disques statics (publié par CCI Recordings/Ikeda Ryôji, 1995) et In Memoriam Gilles Deleuze (publié par Mille Plateaux, 1996) sont des développements directs des différentes installations : l'ordinateur choisit de manière aléatoire les paramètres de programmes de 22 sons (" statics ") et 48 sons (" Deleuze "), de sorte qu'une même combinaison de paramètres soit unique et n'apparaisse pas deux fois. La musique qui en résulte semble ainsi ne pas évoluer, et les silences qui la constellent ont une durée déterminée par les combinaisons de paramètres produites par l'ordinateur. Chacune des parties d'œuvres plus complexes comme shim-ke (publié sur le triple CD " Modulation & Transformation IV " de Mille Plateaux en 1999, et sur le CD " undirected/dok ", publié par Mille Plateaux / Ritornell en 2000) ont été produites sur un modèle semblable. Les différentes parties ont ensuite été agencées de manière à s'interpénétrer, et ont été fixées sur le support du CD, mais on peut très bien imaginer d'autres versions en modifiant l'ordre et l'équilibre des éléments sonores. C'est en ce sens qu'on peut dire que toutes ces compositions sont les branches d'un même arbre. La "composition" n'est donc pas conçue en fonction d'un scénario. C'est en ce sens que celle-ci est en même temps une "dé-composition" et une "dé-position" : l'ordre des différentes parties et des sons qui les composent peut être modifié, par exemple en utilisant un lecteur de disque compact en mode "shuffle" (mélange), ou un ordinateur qui produira les (séquences de) sons selon n'importe quelle succession, c'est-à-dire dans un devenir incontrôlable. La musique tend alors à devenir " undirected " (non dirigée, un terme suggéré par Richard Kostelanetz), et propose d'explorer les limites de l'intention et de l'absence d'intention. Il en résulte que les sons apparaissent indépendamment les uns des autres, c'est-à-dire aussi de toute structure globale qui prédéterminerait une hiérarchie. Ce type de musique ne tente pas de "dire" quelque chose à son auditeur, et ne cherche à lui imposer aucun message particulier. La musique invite à écouter simultanément les sons de l'environnement, et le public finit quelquefois par leur porter plus attention qu'à ceux de la composition, ceci à condition que chaque (séquence de) son(s) reste indépendant(e) des autres. Un son peut en cacher un autre– momentanément, mais il est exclu qu'il en élimine un autre. La possibilité de rendre "tous" les sons audibles ne prévient pas, mais favorise au contraire l'émergence d'une harmonie ; celle-ci n'est pas préméditée, mais découle d'une pantonalité, c'est-à-dire d'une situation dans laquelle n'importe quel son peut rencontrer n'importe quel autre. La musique se " tient toute seule " (" holds itself up ", une expression suggérée par John Cage). Une telle musique risque de paraître statique, puisqu'elle peut sembler ne pas progresser ; mais la liberté de l'auditeur trouve à s'y réaliser, car il a le loisir d'écouter quand il en a envie, sans redouter de perdre quoique ce soit. Peut-être se rendra-t-il alors compte qu'il est entièrement responsable de prendre plaisir ou non à l'écoute du monde qui l'entoure.
© Christophe Charles & Leonardo/Olats, février 2003 |