Dominique LESTEL
Lorsque nous pensons à l’art en réseau, nous avons souvent en tête des réseaux informatiques, en particulier Internet. On peut se demander si cette vision n’est pas terriblement réductrice et si elle ne nous empêche pas de saisir quelques-uns des enjeux les plus fondamentaux de l’art sur Internet. Nous restons peut-être encore trop avec une représentation de la pratique artistique qui insiste sur l’importance des producteurs individuels, une vision renforcée par l’histoire de l’art universitaire. Aujourd’hui encore, chez de nombreux peuples non occidentaux, le " producteur " d’une œuvre d’art disparaît derrière son œuvre – par exemple chez les Alvilik du grand Nord. Dans cette perspective, l’art en réseau reste difficile à comprendre et il tend parfois à être perçu comme une forme inférieure d’expression. Ces représentations freinent la compréhension de nouvelles pratiques artistiques et empêchent de saisir la place des pratiques esthétiques dans le monde vivant de façon générale, en opposant de façon radicale la nature d’une part, et la culture d’autre part, en une dichotomie qui reste intenable en toute rigueur. La logique de mon exposé s’appuie sur deux idées fondamentales.
Quand on met en doute l’opposition classique entre nature et culture et qu’on cherche à replacer l’émergence des phénomènes esthétiques dans une perspective phylogénétique, l’art en réseau n’apparaît plus comme une tendance d’avant-garde en rupture avec le passé, mais au contraire comme une pratique constitutive des origines de l’art qui a été momentanément écartée avant d’avoir été retrouvée.
Phylogenèse et écologie de la rationalité expressive La vision classique de l’évolution darwinienne privilégie la lutte pour la vie et la concurrence de tous contre tous. Le monde étant donné, chaque animal doit se battre contre les autres pour sa survie et celle de ses descendants. La sociobiologie, dont les versions canoniques ont été données par E.O. Wilson (1975) et R. Dawkins (1976), radicalise cette vision hobbsienne de la lutte de tous contre tous. On sait moins qu’à côté de ces tendances agonistiques s’est développée une autre vision de l’évolution qui insiste plus sur la coopération et l’aide mutuelle que sur la lutte généralisée. Le naturaliste anarchiste russe Piotr Kropotkin (1914) en a sans doute proposé l’une de ses premières versions. Quoique négligée, son approche ne disparaît pas pour autant. Elle est en particulier réactualisée dans les années 70 par des biologistes comme Lyn Margulis 1 qui proposent une vision du vivant qui repose sur l’association et la symbiose. Chaque être vivant, humains inclus, est formé d’une multitude d’animaux qui vivent en plus ou moins bonne harmonie et les associations animales réitèrent ce mouvement. À titre d’exemple, un corps humain est composé d’un nombre plus important de bactéries que de cellules autres. Chaque animal est donc d’emblée et intrinsèquement une colonie d’organismes – un réseau d’organismes différents. À la suite de L. Margulis, il est donc possible de prétendre que le vivant est intrinsèquement composé de réseaux et de réseaux de réseaux. Ces réseaux sont-ils esthétiques pour autant ? Il est tout à fait légitime de le soutenir. Dans cette perspective, il est utile de faire appel à une autre tradition encore, qui trouve sa source dans les travaux du biologiste estonien d’expression allemande Jacob von Uexküll. À peu près à la même époque que P. Kropotkin (1914), celui-ci opère une autre révolution encore en biologie en introduisant la pertinence de la notion de signification dans l’écologie et l’évolution du vivant. L’interprétation devient centrale pour caractériser le vivant. Chaque animal, en particulier, est en contact avec son environnement par l’intermédiaire de ses sens, et chaque espèce développe une interprétation propre du monde – ce que von Uexküll appelle Umwelt. Longtemps considérée comme une curiosité un peu marginale, l’œuvre de von Uexküll a pourtant passionné quelques rares philosophes, comme le Français Maurice Merleau-Ponty 2, et de plus rares biologistes encore, comme le Néerlandais Frederik Buytendijk. Un regain d’intérêt pour son travail émerge pourtant depuis quelques années, en particulier en Europe du Nord. L’Estonien Kalevi Kull a fondé, il y a peu, un Centre von Uexküll à l’Université de Tartu et il organise avec les Danois Jesper Hoffmeyer et Claus Emmeche des colloques réguliers autour de ce qu’ils appèlent biosémiotique – en développant une approche du vivant qui va jusqu’à assimiler ce qui est vivant et ce qui est capable d’interpréter du sens 3. Progressivement, et par des voies diverses, une herméneutique non romantique réapparaît donc au cœur du vivant et le constitue en tant que tel. Anton Markos, directeur du département de philosophie des sciences de l’Université Charles, à Prague, a récemment donné une version forte de ce nouveau paradigme dans un remarquable essai. Comme il l’écrit explicitement : " Mon point fondamental ici est que la vie est une catégorie herméneutique " 4. L’interprétation implique-t-elle pour autant l’esthétique? Oui, en ce sens que l’interprétation dans le vivant est avant toute chose l’interprétation de soi, de ses besoins et de ses limites. Le réseau immunitaire, comme la colonie de fourmis, sont capables de distinguer le soi du non soi, ce qui est " soi " de ce qui ne l’est pas, et ce sur la base de la reconnaissance de l’autre comme non soi, c’est-à-dire sur la base de l’autre comme perturbation 5. Toujours au 20e siècle, un zoologue suisse professeur à l’Université de Bâle, malheureusement un peu oublié aujourd’hui, s’était posé des questions fondamentales sur les formes de l’animal, y incluant leurs couleurs, leurs textures et leurs structures physiques – il était en particulier fasciné par la question de la transparence des corps et des organes. Adolf Portmann, puisqu’il s’agit de lui, considérait que l’animal n’était pas seulement une créature qui luttait pour sa survie mais aussi un mobile autonome destiné à être vu 6. Pour le dire dans les termes que j’ai employés dans l’introduction, l’animal est tout autant le produit d’une rationalité expressive que celui d’une rationalité instrumentale. Une telle approche du vivant conduit à penser que des pratiques esthétiques élaborées doivent donc être non seulement possibles mais de surcroît assez fréquentes chez l’animal. Que le sujet soit très rarement traité en zoologie renvoie plus à la prudence des chercheurs vis-à-vis de leur communauté professionnelle d’origine qu’à l’absence du phénomène. Le zoosémioticien Thomas Sebeok a sans doute été l’un des premiers à avoir essayé d’aborder la question de façon systématique, et le tableau récapitulatif qu’il proposait en 1979 est très éclairant. Thomas Sebeok estimait que quatre sphères sémiotiques reçoivent un traitement privilégié chez l’animal 7 :
Ces animaux ont-ils pour autant une pratique artistique ? Soyons clairs sur les définitions avant de s’engager sur ce terrain brûlant. J’appellerai " esthétique " une pratique qui engage l’animal dans la voie d’une rationalité expressive. Mais je qualifierai d’artistique une pratique génératrice de singularités signifiantes recherchées en tant que telles, que celles-ci soient matérielles ou comportementales. Quelques objections à l’encontre d’une possible pratique artistique chez l’animal restent faibles. Où sont les objets d’art des animaux ? demandent les esprits forts. Mais ceux-ci sont-ils si importants ? De nombreuses tendances de l’art contemporain en contestent l’importance, de même que les Avilik qui abandonnent leurs sculptures dans des décharges quand celles-ci ont été achevées ; ces objets constituent tout au plus des catalyseurs d’expression et ils n’ont aucune valeur en eux-mêmes. Les vrais problèmes sont d’une autre nature. Il me semble que les historiens de l’art ont bien montré que toute pratique artistique est fondamentalement symbolique et culturelle et qu’elles s’instaurent autour d’une gestion délicate des appréciations de certaines pratiques, des investissements de certains, pécuniaires, affectifs ou intellectuels, etc. Autrement dit, autant l’idée d’une phylogenèse de l’esthétique repose sur des bases qui en assurent la plausibilité de façon croissante, autant celle de l’art reste douteuse. Cette parenthèse étant close, la question qui se pose ici est celle de savoir si l’animal développe une " esthétique en réseau ".
Les pratiques esthétiques de l’animal comme esthétique en réseau J’ai cité en particulier T.Sebeok parce que c’est l’un des très rares chercheurs intéressés par ce qu’on pourrait appeler l’art animal qui ait proposé une véritable catégorie de pratique artistique " kinesthétique ", même s’il l’entend dans un sens somme toute assez restrictif qui laisse peu de place aux performances sensu stricto – alors que c’est peut-être l’espace où les pratiques esthétiques de l’animal se développent le plus. Ce qui me frappe, et qui n’est guère discuté dans la littérature scientifique, c’est qu’une partie importante pour ne pas dire majoritaire des pratiques esthétiques de l’animal peuvent être qualifiées de pratiques en réseau si on définit un réseau comme un ensemble (fini ou non) d’au moins trois éléments qui sont fonctionnellement liés les uns aux autres. Quelques exemples permettent de mieux situer ce dont il est question :
On pourra dire que les exemples que j’ai donnés ne constituent pas des exemples de réseau mais seulement d’association. L’objection a une porté restreinte : toute association fonctionnelle peut être décrite comme un réseau. On dira ensuite, ce ne sont pas des réseaux esthétiques, mais des réseaux fonctionnels. Ce n’est pas incompatible : ces réseaux peuvent être l’un et l’autre. Sont-ils alors esthétiques ? Oui, car ils sont précisément basés sur le partage des affects et ils ne sont compréhensibles que dans le contexte d’une rationalité expressive – ce qui est le propre d’un réseau esthétique. D’autres associations animales restent en revanche plus problématiques. S’il s’agit incontestablement de réseaux, leur dimension esthétique est moins évidente, même s’il est difficile de leur dénier résolument un tel qualificatif.
La dernière question qui se pose est celle des différences entre les réseaux animaux que je viens de décrire et les réseaux humains.
Réseaux animaux et réseaux humains Par rapport aux réseaux animaux, quelques-uns des réseaux humains les plus intéressants ont une première particularité qui ne se retrouve guère ailleurs : les hommes utilisent des outils pour développer une esthétique en réseau. Les insectes sociaux ont certes des architectures qui peuvent jouer ce rôle, mais on peut considérer qu’elles sont constitutives de l’animal (il n’y a pas d’insectes sociaux sans nid). Les réseaux humains, y compris esthétiques, ont également acquis une autre particularité plutôt rare : ce sont des réseaux hétérogènes entre humains, machines et vivants non humains, animaux ou végétaux. Un exemple de réseau esthétique hétérogène est donné par le psychologue canadien Bruce Moore (1996) quand il évoque une situation au cours de laquelle son perroquet, un phoque et des humains se sont mis à rire ensemble. Enfin, les réseaux humains sont des réseaux qui incluent une dimension langagière et temporelle importante. Les réseaux ne sont pas seulement construits et utilisés ; ils sont aussi l’objet d’une activité narrative intense. Le réseau humain est parlé autant qu’il est pratiqué.
Ce tableau a essentiellement une fonction heuristique. Maints éléments peuvent et doivent en être discutés. Les réseaux de fourmis et les réseaux de chimpanzés sont très différents. Mais les différences entre les réseaux des deux espèces est bien moindre que celles qui les séparent de ceux de l’humain. Les réseaux humains sont des réseaux ouverts qui s’ouvrent sur d’autres réseaux, qui phagocytent des réseaux extérieurs. Les réseaux des humains transforment profondément les réseaux des autres espèces et les détournent à l’avantage de l’homme. Le chien de berger, par exemple, est le produit d’un réseau initial entre chien et brebis. Le chien est devenu brebis. Historique et culturel, le réseau de l’humain est dépourvu de limites stables, et cette caractéristique s’applique aussi aux réseaux esthétiques qui jouent précisément de cette hétérogénéité. Enfin, je signale que les processus de chaîne, qui semblent absents des comportements de l’animal (Lestel et al., 1994), sont au contraire souvent utilisés dans les réseaux humains y compris esthétiques.
Réseaux et régressions créatrices dans la pratique artistique humaine Les animaux ont donc des pratiques esthétiques en réseaux. Pourquoi parler de surcroît de régression ? Parce que la logique artistique de quelques-uns de ces réseaux humains renoue avec l’une des logiques fondamentales du vivant. Je dirai donc qu’il y a régression créatrice en art quand une pratique de la singularité se constitue à partir d’une plongée dans le passé esthétique du vivant. Pour quel avantage ? Pour faire apparaître des singularités signifiantes liées aux vivants et en détourner les affects concomitants. Des théoriciens de l’évolution comme L. Bolk se sont passionnés pour les néoténies humaines, c’est-à-dire cette faculté qu’a l’homme de pouvoir rester immature longtemps, ce qui accroît considérablement son intelligence. Peut-on évoquer de façon similaire une néoténie spécifique, en évoquant cette faculté de l’homme de revenir sur son histoire phylogénétique et d’imaginer à partir de ces représentations de nouvelles associations et des formes inédites de fonctionnement en réseau ? Une telle régression créatrice est à l’œuvre dans ces projets qui créent – ou veulent créer – de nouvelles formes de vie dont il faut s’occuper, qu’il est nécessaire de nourrir, de protéger, etc. Je ne défends pas pour autant une logique réductrice de l’art au biologique. D’abord parce que je ne dis pas que toute l’esthétique en réseau doit suivre une telle logique régressive mais que c’est une piste parmi d’autres qui peut être poursuivie avec d’autant plus d’intérêt qu’elle correspond à des logiques de l’affect qui proviennent de notre phylogenèse – donc qui sont particulièrement efficaces du fait même de notre constitution évolutionnaire. Ensuite parce que ce qui est mis en jeu ici, ce sont plutôt les mécanismes du vivant que le vivant lui-même. Les jeux vidéos peuvent ainsi entrer dans cet ensemble sans contenir la moindre molécule d’ADN.
Conclusion En conclusion, une logique d’esthétique en réseau correspond à l’une des logiques les plus vieilles du vivant, puisqu’elle lui est consubstantielle. L’humain innove essentiellement par les modalités par lesquelles il met cette logique en œuvre. Il est possible de pousser cette logique jusqu’au bout en associant des agents non humains (naturels ou artificiels) dans de tels réseaux, et en renforçant la dimension hétérogène qui caractérise les réseaux humains. Par ailleurs, cette esthétique en réseau est d’autant plus efficace qu’elle correspond à notre propre histoire naturelle. La poursuivre contribue à continuer l’exploration de notre capacité à susciter et à recevoir des affects dans une perspective évolutionniste.
Bibliographie citée E. Armstrong, 1963, A Study of Bird Songs, Oxford : Oxford University Press. N. Collias & E. Collias, 1962, " Evolution of nest building in weaverbirds (Ploceidae) ", University of California Publication in Zoology, 73, 1-162 R. Dawkins, 1976, The Selfish Gene, Oxford University Press. K.von Frisch, 1974, Architecture Animale, Albin Michel. J. Goodall, 1970, In the Shadow of Man, London : Collins, St Jame’s Place. M. Hansell, 1984, Animal Architecture and Building Behavior, London : Longman. C. Hartshorne, 1973, Born to Sing : An Interpretation and World Survey of Bird Song, Bloomington : Indiana University Press. P. Kropotkin, 1914, Mutual Aid. A Factor in Evolution, Chicago : Horizon Book. T. Lenain, 1990, La peinture des singes, Syros. D. Lestel, B. Grison & A. Drogoul, 1994, ,"Les agents réactifs et le vivant dans une perspective d'Evolution coopérative", Intellectica, 2, pp.73-90. F.B. Mâche, 2001, Musique au singulier, O.Jacob. A. Marcos, 2002, Reader of the Book of Life. Contextualizing Developmental Evolutionary Biology, Oxford University Press. L. Margulis & D. Sagan, 1989, L’univers bactériel, Albin Michel. A.J. Marshall, 1954, Bower-Birds: Their Displays and Breeding Cycles, Oxford : Clarendon Press. M. Merleau-Ponty, 1995, La Nature. Notes et Cours du Collège de France, Seuil. B. Moore, 1996, " The Evolution of Imitative Learning ", in : C. Heyes & B. Galef,Jr. (eds.), Social Learning in Animals: The Roots of Culture, San Diego : Academic Press, pp.245-265. D. Morris, 1962, The Biology of Art, a Study of the Picture-Making Behaviour of the Great Apes and its Relationship to Human Art, London : Methuen. R. Payne, Among Whales, 1995, New York : Delta. A. Portmann, 1961, La forme animale, Payot. T. Sebeok, 1979, " Prefigurements of art ", Semiotica, 27, 3-73. P. Tyack, 2000, " Functional aspects of cetacean communication ", in : J. Mann, R. Connor, P. Tyack & H. Whitehead (eds.), Cetacean Societies. Field Studies of Dolphins and Whales, Chicago : University of Chicago Press, pp.270-307. E.O. Wilson, 1975, Sociobiology, Harvard University Press. A. Zahavi, 1990, " Arabian babblers : the quest for social statu in a cooperative breeder, in P. Sracey & W. Koenig (eds.), Cooperative Breeding in Birds, Cambridge University Press, pp.105-132. Notes
1 -
Margulis & Sagan (1989) fournit une bonne introduction à cette approche.
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