Surfaces urbaines / territoires textuels > signs, bits & the city

Eric SADIN

[Effets_dynamiques/ Notre période historique est caractérisée par l’avènement de quatre événements technologiques majeurs : 1/extension ininterrompue du numérique ; 2/développement des réseaux de télécommunication ; 3/essor des nanotechnologies ; 4/recherches liées aux biotechnologies et aux manipulations génétiques. La plupart des innovations techniques actuelles s’efforcent d’exploiter ce que chacune de ces dimensions autorise séparément – mais plus encore les effets d’interconnexion entre les deux premières d’entre elles (par exemple Internet est le protocole le plus emblématique issu de l’entrecroisement entre numérique et télécommunication), parfois l’association entre trois d’entre elles (le séquençage du génome articule calcul algorithmique, échange d’informations via des réseaux entre centres de recherche, et application biologique) –, de surcroît l’introduction appelée à se généraliser de puces électroniques dans le corps, reliées à des bases de données, annonce l’entrelacement indissociable de ces quatre zones, aux incidences culturelles et anthropologiques considérables. Le développement plus ou moins entrecroisé de ces quatre secteurs déterminera la quasi-totalité des usages professionnels, domestiques, culturels à venir, selon des principes d’effets dynamiques entre procédés technologiques distincts et reliés entre eux, qui exposeront une cartographie où des surfaces spécifiques interagiront et se superposeront les unes les autres suivant des jeux de distribution complémentaire qui détermineront une large part de l’horizon technique du XXI^e siècle.

[Méthodologie_poétique^©/ Si les conséquences induites par ces configurations ont déjà bouleversé de nombreuses dimensions hétérogènes de la socialité, deux "territoires" majeurs sont sans cesse davantage redessinés : les conditions de l’urbanité et de la textualité contemporaines. Les connexions_technologiques^©, par le principe de puissantes interactions dynamiques, défont à la fois les structures historiques de la ville et de l’écrit, et appellent à envisager les relations à l’espace et au texte selon des modalités méthodologiques, conceptuelles, constructives, déployées dans un contexte en constante redéfinition.

[Elargissement_du_spectre_d’investigation^©/ L’ampleur de la reconfiguration de l’économie du texte, encourage l’instauration d’une recherche littéraire qui entend procéder à un élargissement_du_spectre_d’investigation^© de la pratique par l'examen des phénomènes de transformation de l’écrit, et qui enregistre le fait de leurs entrecroisements à quantité d’autres dimensions supposées exogènes, notamment les modifications qui affectent l’espace urbain. Si historiquement l’entreprise poétique consiste à entretenir un rapport tendu et prospectif à l’égard des multiples données constitutives du langage, alors le souci primordial du poète contemporain, consiste à s’engager dans une vaste recherche qui associe à la fois, observation et analyse des mutations textuelles – sans cesse accélérés et densifiés – et à la fois, élaboration de dispositifs_littéraires^© informés par les études menées, et connectés aux mouvantes réalités sémiologiques induites par l’essor de la société de l’information. Ces opérations à modalités interventionnelles variables, sont envisagées comme étant constitutives d’une production poétique complexe, capable de développer des régimes d’activités distincts et inscrits à l’intérieur d’un même et large spectre de strates_d’exploration_poétiques^© aux méthodes et aux visées d’expérimentation spécifiques.

[Strates_d’écriture^©/ La complexification des situations contemporaines encourage le développement de stratégies poétiques, appelées à nouer des relations renouvelées au texte, et à concevoir selon d’autres exigences et paramètres, l’activité "d’écriture". Pour ma part, je souhaite positionner la figure de l’écrivain, – la mienne en l’occurrence – en tant qu’observateur privilégié des phénomènes de transformations textuelles et contextualisées à un environnement technique et culturel le plus large. Ces recherches s’inscrivent majoritairement dans le cadre du livre, et constituent une strate_d’écriture^© majeure, capable d’informer la mise en place de constructions aux formalisations multiples (ouvrages – installations multimédias – dispositifs textuels spatialisés dans l’espace de galeries ou de zones urbaines).

La portée des bouleversements en cours, nécessite encore de développer un nouveau type de vocabulaire capable de signaler et d’analyser les mutations textuelles, de les nommer à la mesure de leur singularité, et de dégager des perspectives compositionnelles aux cadres de définition inédits. Chaque concept développé, est ici marqué par un copyright afin de lui offrir une nette identification et d’initier la constitution d’un corpus chargé de saisir l’ampleur des transformations qui bouleversent nos rapports à l’environnement général de l’écrit et d’évaluer leurs incidences sur les pratiques littéraires.

[Persistance_de_l’imprimé^©/ Il est nécessaire de revenir au phénomène technologique capital de ces cinquante dernières années : celui de l’extension ininterrompue du numérique – qui s’est fortement accélérée au cours des années quatre-vingt – et qui a progressivement investit un nombre croissant d’objets. Ce moment de la technique, inscrit l’écrit à l’intérieur d’un environnement élargi et mixte, qui autorise notamment un tissage de plus en plus aisé et conjoint à l’image, au son, à la vidéo, à l’animation. Cette fluidité entre régimes hétérogènes constitue dans l’histoire de l’écriture un événement technico-culturel majeur. Les modalités d’agencement entre données numériques distinctes constituent un des enjeux artistiques, poétiques, culturels, décisifs des années à venir. De surcroît les protocoles d’échanges de fichiers défont les modalités usuelles de circulations des documents, et dessinent de nouvelles cartographies planétaires de mobilité des productions, aux surfaces structurelles, communicationnelles, perceptives, considérablement modifiées.

Il convient néanmoins de relever qu’une part considérable de l’activité industrielle continue de produire quantité d’objets à composition non numérique. Un champ emblématique est celui de l’économie de l’imprimé, dont il est marquant de constater qu’elle ne s’est jamais autant développée que depuis l’avènement d’Internet. Plus encore, il n’est jamais autant paru autant de livres d’art, de graphisme, d’architecture, à ce point élaborés et soignés que depuis la généralisation du Web. Et ce autant pour les qualités de graphisme d’ensemble (le web design a nettement contribué à revitaliser le graphic design, selon des jeux de spécification et de différenciation) que pour celles de l’impression, qui se sont également perfectionnées, car les développements techniques profitent autant aux quatre champs d’activités signalés plus haut, qu’à ce que je nomme les industries_persistantes^©. Par exemple l’étape du film dans la chaîne de l’impression disparaît, entraînant réduction des coûts et amélioration de la qualité.

[Complexités_ramifiées^©/ L’opposition binaire qui distingue nettement numérique et imprimé ne correspond pas à l’entrelacement ramifié entre dimensions supposées nettement hétérogènes. Par exemple une large partie de la chaîne de l’impression implique l’usage de protocoles entièrement numériques. L’étape de la conception, suppose d’abord l’utilisation de logiciels de traitement de texte, de retouches d’images, ou de PAO, celle de la fabrication, induit ensuite quantité de réglages désormais programmés et pilotés par ordinateurs. Cette situation entrelacée, découvre de nouveaux types de configurations contemporaines aux structures pluristratifiées et aux régimes mixtes, dont on peut penser qu’ils peuvent constituer une sorte de contre modèle à des schémas conceptuels fondés sur des figures binaires. Ces noyaux emblématiques exposent des exemples de complexités_ramifiées^©, dispositions qui échappent à des catégorisations nettement définies et qui appellent à penser les modes de perception des phénomènes contemporains et les décisions d’agencement à l’intérieur de plans réticulaires, ponctués de points sans cesse mobiles, aux fonctions et pouvoirs nettement différenciées.

[Pluralité_différentielle^©/ Ce qui à mon sens constitue le phénomène le plus marquant depuis l’avènement d’Internet est le fait de la démultiplication, qui regarde particulièrement les conditions de visibilité de l’écrit contemporain. Il est possible d’établir une liste non exhaustive des cadres capables d’exposer le texte à l’intérieur de modalités extrêmement hétérogènes : journaux, magazines, livres, affiches, prospectus, télévisions, ordinateurs, panneaux électroniques, organiseurs personnels, écrans géants, enseignes lumineuses, téléphones portables, voix de synthèse… Les conditions de prolifération de l’écrit (de plus en plus souvent associé à l’image et au son), peuvent être envisagées comme un champ emblématique de la généralisation d’une nouvelle dimension culturelle et anthropologique, celle de la pluralité_différentielle^©, qui voit proliférer – pour une même donnée – quantité de protocoles, qui recouvrent souvent le mérite d’offrir des usages et des jeux perceptifs distincts et spécifiques. Historiquement, le livre constitue le cadre d’investissement privilégié de l’écrit, mais il n’occupe plus désormais la place prépondérante dont il a culturellement bénéficié durant des siècles. Il est un instrument d’inscription, de visibilité, de circulation du texte, parmi de nombreux autres dispositifs.

Ces jeux de superposition de l’écrit sont particulièrement manifestes dans la ville contemporaine ; plus encore, il est possible d’observer des principes de développements structurels analogues, qui déterminent une large part des configurations urbaines actuelles.

[Extériorisation_du_texte_hors_le_livre^©/ L’extension du phénomène du shopping et de son corollaire le branding, a généralisé le principe d’une forte exposition de noms de marques, de slogans, de logos, qui découvre des séquences de textes le long des artères commerçantes des villes de la planète, devenues de véritables zones autonomes d’investissement de l’écrit, mises en relation avec l’espace en trois dimensions du bâti architectural. Il a été calculé qu’un américain est confronté en moyenne à la "lecture" de 20 000 logos par jour. Les jeux d'interférences entre textes et villes sont patents dans les espaces urbains à forte activité commerciale, à l’intérieur d’une densité informationnelle aux cadres multiples : enseignes, affiches publicitaires, moniteurs, écrans géants, prospectus, messages sonores… Les centres commerciaux qui se sont fortement généralisés et étendus ces trente dernières années – sorte de villes condensées – exposent des séries ininterrompues de "messages", qui offrent quantité de séquences_perceptives^© à l’intérieur d’une congestion_informationnelle^© sans précédant historique. Le régime publicitaire qui accompagne ce mouvement général, concourt encore à diffuser une très grande partie de l’information contemporaine dans l’espace de la ville; principe qui a nettement accéléré le phénomène historique d’extériorisation_du_texte_hors_le_livre^©.

[Airportexts^©/ Les aéroports peuvent également être considérés comme étant une forme densifiée de l’espace urbain, villes en miniature, offrant de nombreux services (hôtels, restaurants, commerces, postes, espaces de jeux, centres de relaxation, lieux de culte…), dont les structurations complexes nécessitent une forte exposition de signes, exposés à l’intérieur de modes de visibilité très variés : écrans géants, moniteurs d’informations, bornes interactives de réservation, panneaux électroniques, signalétique, publicité, diffusion sonore... Une observation attentive de la distribution des messages dans les plus grands aéroports de la planète, permet de relever l’extrême hétérogénéité des cadres contemporains de la diffusion de l’information. Le constat constitue une base de donnée et de réflexion majeure pour la recherche poétique, désormais appelée à considérer les modalités de ses interventions dans l’horizon de cette pluralité. D’une certaine façon, il est possible d’affirmer qu’un certain état de l’écrit actuel et à venir, est perceptible le long des multiples réseaux de circulation et de perception offerts par les airportexts^©.

[Villes_informations^©/ Certaines agglomérations affichent tout au long de leurs maillages, des volumes ininterrompus d’informations qui recouvrent la quasi-totalité de leur territoire et sont édifiées comme des villes_informations^©. La plupart sont situées sur le continent asiatique et entrecroisent surfaces architecturales et textuelles à l’intérieur d’entrelacs qui composent à la fois de nouveaux types d’espaces physiques et informationnels. Deux villes sont particulièrement emblématiques de cette situation : Tokyo et Hong Kong. De surcroît, les masses visibles correspondent à des volumes au moins aussi importants d’informations invisibles qui circulent dans les réseaux, et qui inscrivent la ville comme une immense base de données dorénavant indispensable à son fonctionnement général : "Grâce à l’explosion des télécommunications, la ville aujourd’hui plus que jamais est devenue un ensemble de données. La ville est ce réseau d’équipements publics à travers lequel ces données circulent. Si elle se désagrège à toute vitesse, notre ville ne cesse par ailleurs de se régénérer in vitro comme un organisme d’archives actives – c’est-à-dire un organisme de stockage massif des connaissances locales et globales". ¹

[Texte_façade^©/ Une large part de la congestion_informationnelle^© visible à Tokyo et à Hong Kong est "portée" sur les façades d’immeubles, aussi bien que sur les toits, et forme des textes_façades^©, qui contribuent à intensifier les jeux d’entrecroisement entre architecture et signes, et à accélérer encore le phénomène majeur de l’extériorisation_du_texte_hors_le_livre^©. Ils offrent des jeux de perception fondés sur des séquençages quotidiens ininterrompus. Il se développe une sorte de continuum de la diffusion de l’information qui conduit à associer d’une façon quasi indissociable déplacement physique et lecture. Une marche à pied, ou un déplacement en voiture dans Tokyo ou Hong Kong, correspond à une "lecture" déployée selon des schémas temporels et spatiaux inédits. Un nouveau principe peut être déterminé : celui de la lecture_urbaine_séquencée^©, qui instaure un régime de lecture plus ou moins attentif, déployé à l’intérieur d’attitudes comportementales la plupart du temps inscrites dans le mouvement physique, l’interrelation à l’espace, la mixité à la rumeur sonore, l’arrêt brusque, l’inattention devant les messages… L’enregistrement de l’événement culturel et urbanistique que constituent les textes_façades^©, encourage le développement de propositions textuelles spatialisées, capables de jouer de plusieurs paramètres, notamment celui de séquençage^©, apte à offrir d’autres vitesses perceptives, nettement distinctes de celles à l’œuvre dans le cadre spécifique de l’objet livre.

[Substance_informationnelle^©/ L’accroissement de la substance urbaine ² – attestée par des statistiques qui dressent le constat qu’en 1900, dix pour cent de la population vivait dans les villes et qu’en 2000, cinquante pour cent y habitait, qu’en 1950, seules New York et Londres avaient plus de huit millions d’habitants, et qu’aujourd’hui, il existe vingt-deux mégalopoles – entrecroisé à l’extension de la logique de shopping, à la nécessité économique de diffuser toujours davantage d’information, à la lutte commerciale en vue d’occuper le plus large espace de visibilité, inscrit désormais l’espace urbain comme une surface privilégiée et sans cesse en expansion de la diffusion de l’information. La substance_informationnelle^©, s’étend toujours davantage, et constitue une des modalités majeures de l’exposition contemporaine du texte sur la planète. Il est bien sûr impossible d’évaluer le volume de signes exposés dans les espaces urbains, en revanche il est certain que la proportion entre information distribuée dans les villes, en regard de celle inscrite dans les livres, s’est considérablement réduite, au profit d’une intensification du phénomène culturel de l’extériorisation_du_texte_hors_le_livre^©. L’enjeu ne consiste pas ici à évaluer la qualité des messages exposés, mais de relever la nature des cadres redéfinis à l’intérieur desquels ils s’exposent désormais.

[Iconisation_du_verbal^©/ La dissémination de l’information dans l’espace urbain planétaire s’accompagne d’un entrecroisement quasi-systématique entre régimes textuel et iconique, qui confirme le phénomène d’iconisation_du_verbal©, ³ déjà largement amorcé par l’industrie des magazines, les programmes télévisuels, et l’usage généralisé – à partir du milieu des années quatre-vingt – de logiciels de traitement de texte et de PAO.

[Doubles_joysticks^©/ Mais probablement est-il encore plus pertinent de constater que les notions de rapport de force et de suprématie appartiennent à des catégorisations obsolètes, et qu’il convient davantage d’envisager les jeux d’entrelacement entre texte et image, non selon une indifférenciation structurellement inopérante, mais comme formant ensemble, un mécanisme propre, composé de surfaces d’investissement et de perceptions, hétérogènes et ramifiées. Certains travaux de graphisme particulièrement visibles dans des magazines de mode ou des livres d’art, envisagent déjà le cadre de leur structuration à l’intérieur d’un environnement déterminé par le principe de la superposition, autorisant des manipulations simultanées sur double_josticks^©. L’investissement poétique d’ouvrages capables de profiter des effets du double_josticks^©, encourage l’apparition de productions aux principes d’organisation complexes, sur lesquelles textes et images sont distribués selon leur spécificité respective – à l’intérieur d’un même plan, composé de deux trames indissociables l’une de l’autre. Probablement, est-il nécessaire de procéder à une sorte de "transfert conceptuel" et d’envisager désormais l’écrit, non plus dans une dimension irréductiblement autonome, mais inscrite dans une écologie globale, constituée d’une infinité de jeux d’interactions, et qui exige de le nommer autrement, sous le vocable plus approprié de document. Le terme peut supposer plusieurs strates compositionnelles, et signifier indifféremment l’écrit, l’image, le film, le son, conformément à une disposition nominale et opératoire, apte à intégrer les principes désormais structurant d’hétérogénéité et de fluidité.

[Devenir_écranique_de_la_diffusion_de_l’information^©/ Un autre phénomène majeur qui participe autrement de l’iconisation_du_verbal^©, est celui de la présence de plus en plus massive d’écran géants dans l’espace urbain, encouragée par une récente et substantielle amélioration de la qualité technique des dispositifs. Le pouvoir de séduction unique opéré par l’image animée, associé à la fluidité_informationelle^© qu’ils autorisent – par des protocoles de connexion à des télévisions, à des agences de presse, à des régies spécialisées ou locales – contribuent à leur assurer une dissémination croissante et détermine l’événement culturel du devenir_écranique_de_la_diffusion_de_l’information^©. Néanmoins, l’ensemble des dispositifs_écraniques^© ne s’expose pas exclusivement dans des cadres aussi amples, mais à l’intérieur d’autres types de surfaces qui animent l’espace urbain (moniteurs, bornes interactives, écrans de téléphones portables, projections d’images sur les vitrines…). En outre, l’usage des jeux vidéo, confirme l’expansion des dispositifs_écraniques^© et de celle de l’iconisation_du_verbal^©. Ils représentent probablement les premiers environnements multimédia fondés sur des processus interactifs, et occupent massivement artères urbaines et habitats privés, induisant quantité de nouveaux comportements à l’égard de la machine, et la constitution de structures relationnelles inédites, par le fait de l’interconnexion entre dispositifs. La généralisation des karaokés a également amplifié la présence de l’écran, et étendu une pratique – fortement socialisée – du multimédia.

Cette situation participe d’une extension et d’une intensification de la société du spectacle que pour ma part je trouve empreinte d’une qualité majeure : celle de confirmer manifestement l’hétérogénéité des cadres de visibilité de l’information, et de son inscription dans des logiques de flux, dont la variété et la quantité interdisent toute velléité de domination uniforme. La spectacularisation des données, n’induit en aucune manière compromission collective ou éloignement à quelque pureté illusoire et fort douteuse : "Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable". ⁴ Ou encore : "Le spectacle est la réalisation technique de l’exil des pouvoirs humains dans un au-delà; la scission achevée à l’intérieur de l’homme". ⁵ La rêverie naïve de Guy Debord ignore d’abord la technicité constitutive de l’ensemble des productions historiques de l’information, autant que le pouvoir positif de la spectacularisation, qui ouvre quantité de figures fondées sur le jeu, sur les interrelations décisives entre culture et économie, sur l’utilisation oblique de l’impact de certains canaux de diffusion. Elle occulte encore l’événement anthropologique fondamental que constitue le désir de séduction, qu’il convient d’explorer activement et non pas de circonscrire comme cristallisant la cause de tous les malheurs du monde, celle qui favoriserait la dispersion entre individus par inflation d’"écrans" intermédiaires ; perception fondée sur les mêmes présupposés métaphysiques que ceux que Rousseau entretenait à l’égard de l’écriture – elle-même instance trans-historique fondamentale de jeux de médiatisation et de séduction, aujourd’hui indéfiniment ramifiée et démultipliée.

[No_one_to_no_one_messages^©/ L’espace urbain produit une quantité croissante de messages sonores, devenus une autre instance de médiatisation informationnelle prépondérante. Ce qui spécifie notamment l’information sonore est sa dimension anonyme, la diffusion de messages formulés par on ne sait qui, adressés à on ne sait qui, des no_one_to_no_one_messages^©. La plupart sont préenregistrés, ou sont programmés par saisie de texte sur claviers et transcodés en voix de synthèse. Cette donnée confirme encore le phénomène d’extériorisation_du_texte_hors_le_livre^©, et celui de l’atomisation de l’information contemporaine à l’intérieur de cadres démultipliés. Plus largement encore, les no_one_to_no_one_messages^© structurent une large part de la réalité communicationnelle impersonnelle – sans signataire ou destinataire identifiés –, qui singularise la masse des données – sonores ou silencieuses – désormais perceptibles dans les villes ou sur les réseaux.

La densité de l’information audio constitue une dimension particulièrement manifeste au Japon, presque toujours redoublée par l’écrit, selon des effets de redondance, à l’intérieur d’une saturation_informationnelle^© particulièrement caractéristique des agglomérations nippones. De surcroît, à la différence de la plupart des écrans de la planète, ceux situés dans l’espace urbain japonais, diffusent généralement le son à des volumes élevés, et rendent manifestes les jeux d’interaction entre données distinctes (textes, images animées, sons). La sonorisation d’une large part de l’information actuelle, ouvre des nouveaux jeux d’investissement textuels, fondés sur la connexion, l’inscription dans l’espace public, la relation à l’environnement sonore immédiat – ou encore son "déport" vers des cd audio, témoignant de procédures de cut-up entretenues avec la rumeur contemporaine omniprésente. ⁶

[Dipositifs_communicationnels_miniaturisés^©/ Un phénomène technico-urbain majeur est celui de la miniaturisation des outils de communication, qui rend possible une portabilité généralisée : la plupart des objets numériques deviennent des dipositifs_communicationnels_miniaturisés^©. Téléphones, ordinateurs, organisers, – portables – offrent des facilités d’échanges communicationnels et d’accès à l’information, à l’intérieur d’une souplesse comportementale inédite, qui amplifie la capacité de mobilité et la disposition à l’imprévu. En outre, chacun de ces protocoles est à la fois un outil de communication orale, de lecture, de vision, de captation (images et sons) – et d’écriture, dont les modalités de circulation, notamment par le biais de la transmission de SMS, induisent des reformulations conséquentes des usages de langage. Smileys, abréviations, compressions, apparition de nouveaux signes, composent non seulement un nouveau lexique en expansion, mais induisent tout autant des structures relationnelles singulières, médiatisées par de nouveaux systèmes d’échange et d’écrit. Il est marquant de relever dans l’espace public japonais, des usagers de téléphones portables qui certes l’utilisent en vue de communiquer oralement, mais surtout en vue d’écrire et de lire des SMS, suivant des attitudes qui associent déplacement physique, écriture, lecture. Le fait qu’un même dispositif puisse servir à la transmission de sons ou de textes (et de plus en plus, d’images fixes et animées), suscite des mécanismes d’entrelacements cognitifs entre les différents régimes, et stimule des jeux quotidiens de superposition dont les conséquences langagières, culturelles et anthropologiques, constituent à mon sens, un champ d’exploration poétique aux perspectives expérimentales considérables et indéfiniment ouvertes.

[Géolocalisations_poétiques^©/ La plupart des appareils portables sont reliés à des dispositifs de géolocalisation autorisés par le système satellitaire américain GPS, qui imposent deux nouveaux types de configuration : d’abord la localisation de l’utilisateur sur un territoire, ensuite l’accès pour le même utilisateur à toute une série d’informations en rapport avec la zone dans laquelle il se trouve. Le mécanisme confirme l’avènement du glocal : le principe d’articulations opérées entre un environnement "balayé" dans son intégralité, et sa mise en relation continue avec des sites locaux. Cette disposition entrelace deux "rayons d’action" : d’abord celui de la "vision" la plus large, une sorte de panoptisme global, qui permet une indexation permanente des individus dans l’espace, ensuite celui de la liaison entre unités localisées et bases de données connectées, aptes à stocker et à classifier l’information. De surcroît les systèmes de navigation automobile guidés par GPS, offrent cartographies 3D et informations écrites et orales, induisant encore des modes de relations renouvelés, au territoire – et aux signes.

Les Européens ont décidé au cours de l’année 2002, la mise sur orbite d’un système satellitaire concurrent extrêmement coûteux : Galiléo, qui témoigne d’une prise de conscience de l’importance économique et stratégique que le fait de la localisation de l’information va recouvrir au cours du XXI^e siècle, et qui évidemment ne peut constituer un événement neutre ou indifférent pour la recherche_poétique^©. Pour ma part je travaille, en collaboration avec un centre de recherche japonais, sur un projet de dispositif textuel visible sur un écran de navigation GPS d’automobiles, qui tiendra compte de la pluralité des paramètres en jeu : mobilité du dispositif, utilisation synchrone de l’écrit et du son, conditions ergonomiques singulières, interconnexions à des données locales…, conformément à une visée qui cherche à expérimenter un protocole inédit de géolocalisations_poétiques^©.

[Localisation_de_l’information/ Le fait de localiser l’information, répond à une exigence ancienne de classification, qui a par exemple permis la distribution structurée des ouvrages dans les bibliothèques, ou de documents au sein d’académies ou d’universités, ou encore la constitution structurée d’archives. L’avènement des moteurs de recherche, a amplifié la possibilité de repérer la présence de corpus situés sur des serveurs qui autorisent leur téléchargement via une adresse IP. En outre les protocoles de "requêtes croisées", permettent d’étendre une vision panoptique des données, par l’introduction de plusieurs mots-clés, chargées de "fureter" dans différents groupes de documents stockés sur des serveurs distincts. Les relations entre texte et localisation dessinent une longue généalogie historique ; ce qui aujourd’hui spécifie leur nature est cette tension paradoxale entre connexion à partir d’un poste unique, et capacité d’accès à quantité d’informations disséminés sur la planète. ⁷ Cette situation instaure à la fois d’autres types de liens – plus étendus et toujours plus ramifiés – entre documents et territoires, et à la fois interdit une localisation identifiée des corpus au profit d’une indétermination territoriale et d’une mobilité, qui brouillent bon nombres de catégories chargées de circonscrire les questions complexes des rapports entre texte et espace, à l’intérieur d’une complexification caractéristique de la dissémination du document contemporain, de sa localisation plus ou moins mouvante, et de ses modes de composition souvent hybrides.

[Écriture_cellulaire^©/ La notion historique d’écriture, comme activité d’agencement textuel, est appelée à envisager le cadre de son environnement général et celui des modalités de ses interventions, selon des catégories radicalement modifiées. Elle ne consiste plus seulement à développer des corpus syntaxiques, mais à adopter prioritairement une attitude fluide, capable de répondre au fait de la multitude contemporaine, selon une souplesse qui s’inscrit dans une écologie_textuelle^© composée d’une infinité de cellules aux structures plus ou moins proches et mouvantes. J’entends par cellules, aussi bien les principes de mixité induits par la réduction numérique, que les axes méthodologiques, la multiplicité des cadres d’inscription de l’écrit, les modes singuliers d’investissement de chacun d’eux, les paramètres sélectionnés à l’occasion de l’élaboration de chaque dispositif, les dimensions temporelles et spatiales adoptées, les vitesses langagières distinctes (théorétique, narratif, descriptif, répétitif…), les données extra-textuelles qui l’entourent.

Elles forment des particules fragmentées, distribuées le long de régions plus ou moins voisines, et composent désormais le registre pluristratifié d’une pratique poétique complexe, capable de développer une écriture_cellulaire^©, entendue autant comme agencements comportementaux et stratégiques (ceux de l’écrivain contemporain), que comme procédures d’écritures capables de percevoir leur milieu environnemental et interventionnel comme étant constitué d’une infinité de cellules, chacune singulière et irréductible. L’écriture_cellulaire^© consiste à opérer entre elles des jeux d’assemblements, aux formations déterminées par chaque dispositif visé, selon des figures toujours provisoires, fluides, appelées à se localiser dans des corporalités hétérogènes, à s’agréger à d’autres cellules plus ou moins exogènes, à expérimenter des rencontres aux fécondations incertaines (ce texte par exemple tente de combiner entre elles des cellules de nature linguistique, technique, urbaine, culturelle, anthropologique), à faire jouer entre elles les différences, les spécificités propres à chacune d’elle – voire des écarts inédits –, en d’autres termes, à produire à l’intérieur d’un contexte textuel et anthropologique lui-même pluricellulaire, des écritures_cellulaires^©.

[Logiques_circulatoires^©/ L’ampleur des transformations évoquées jusque-là impose d’abord un défi de langue, qui nécessite de développer un nouveau vocabulaire capable de saisir au mieux leur nature et leur portée. Pour ma part, je reprends l’ensemble de ces assertions en vue de les transférer dans le champ poétique, et d’évaluer par l’analyse, dans quelles mesures les mutations contemporaines redéfinissent simultanément les cadres de la pratique et la figure ancestrale de l’auteur. Ces ensembles théoriques sont eux-mêmes conçus comme relevant d’une production poétique, fondée sur d’autres modalités exploratoires à l’égard des questions de langage, notamment entrecroisées à un large environnement technique, culturel, anthropologique.

Pour ma part j’inscris la société de l’information – composante majeure du système des signes contemporain (langage) – comme le champ d’exploration, pluricellulaire et privilégié, de la recherche_poétique^©, en vue de relancer ses capacités à se connecter aux décisives mutations en cours (techniques, linguistiques, urbanistiques, architecturales, économiques, juridiques, anthropologiques, biologiques, cognitives…). Ces axes de recherches s’inscrivent à l’intérieur du projet général de l’agence_d’écritureS^{© 8}, et répondent à des logiques_circulatoires^©, fluides, aux formalisations multiples : (textes de création, théorisation, dispositifs multimédias ou spatialisés, installations vidéo, présentation de conférences, publication de revue, organisation de colloques…), conformément à un élargissement du spectre d’exploration qui superpose et entrelace ses strates_d’écritures^©.