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AUTOPSIE ELECTRONIQUE DE LA RUE GUENEGAUD

Fred FOREST


Je suis conduit à faire cette communication dans le cadre d'Artmédia VIII, non pas en théoricien, ayant participé à l'élaboration des concepts fondateurs de l'esthétique de la communication, mais, ici, comme simple artiste. Comme artiste témoignant de sa pratique personnelle. L'exemple que j'ai volontairement choisi de vous présenter sera celui d'une installation ancienne, disons historique, puisqu'elle a été réalisée…en mai 1973 à la galerie Germain de Paris. C'est-à-dire, il y a près de trente ans maintenant ! J'aurais pu choisir aussi de présenter une de mes installations récentes sur Internet, 1 mais mon propos est de mettre en évidence cette action réalisée en 1973 comme effet annonciateur de ce qui s'imposera, quelques années plus tard, au titre de l'esthétique de la communication, comme entre autres, une thématisation de l'espace-temps.

Notre dessein, au cours du colloque qui démarre aujourd'hui, est d'explorer, les prolongements de l'esthétique de la communication et, au-delà de ce mouvement initié dans les années 80, les pratiques artistiques qui s'ouvrent, désormais, avec l'art sur Internet et l'art de réseaux.

Dans cette réflexion que nous vous proposons, nous ne reviendrons pas sur des questions comme celle de la "beauté". 2 Je crois que cette question qui a été traitée notamment par des théoriciens comme Arthur Danto, Hans Belting ou Gianni Vatimo est maintenant définitivement réglée. Nous ne reviendrons pas, non plus, sur la question de l'expression, ni sur celle du signifié. Nous n'irons pas tirer Kant d'un sommeil éternel, pour l'interroger sur une conception du sublime qu'il a fondée dans un autre temps, dans un autre corpus de savoirs, et dans un autre contexte de valeurs. Mais si nous sommes malgré tout travaillés et interpellés, encore, par la question du sublime, nous irons alors voir plutôt, du côté de Mario Costa et du sublime technologique. 3

Il m'est arrivé, quelquefois, de m'interroger sur la nature de ma propre pratique artistique. Me demandant, quels étaient ses mécanismes, ses intentions et ses motivations profondes, pour mettre ainsi en œuvre et en scène, au titre de l'art, ces choses qui relèvent des technologies de la communication et qui sortent des catégories traditionnelles de l'art ? Qui en sortent au point de se heurter, très souvent, à l'incompréhension, la réticence ou au rejet, pur et simple, des beaux esprits de l'art. J'ai une réponse à proposer, qui vaut certes ce qu'elle vaut, mais que je vous livre ici comme tentative d'explicitation.

La pratique artistique, quels que soient les moyens utilisés par ses différents protagonistes, vise à mettre en place des dispositifs qui nous conduisent à nous interroger sur les fondamentaux de l'existence. À nous interroger sur le sens et la pratique d'un certain vécu, sur notre existence même. À la fois, comme individu, comme être social et comme espèce relevant du genre humain. Le constat de cette première introspection m'amène à penser que ce que j'essaie de faire serait donc, entre autres, et en quelque sorte, de la philosophie en actes ! Néanmoins, force est de constater que je ne fais pas de la philosophie avec un langage verbal spécialisé, comme cela se pratique d'ordinaire, mais en mettant des gens dans un contexte d'expérimentation, puis en agitant la bouteille, pour voir un peu ce qui se passe. Ce contexte d'expérimentation, cette installation machinique, ce dispositif et ce langage relationnel que j'élabore sous couvert de l'art, a pour finalité première (pour aller vite...) de mettre en doute nos certitudes les plus ancrées. De mettre en doute nos convictions les plus solides, nos perceptions les plus courantes, notre rapport au temps et notre rapport à l'espace. L'art serait donc, pour moi, une pratique qualifiée "d'artistique" mais qui pourrait trouver certainement place dans d'autres catégories. 4 Une pratique cherchant à mettre en œuvre des systèmes participatifs en fonction. Des systèmes visant à nous donner, par un usage circonstancié, une conscience plus "aiguë" (moins conventionnelle, plus neuve…) du monde qui nous entoure. L'art serait donc, en dernière analyse, une pratique critique, au sens large du terme, nous permettant de nous repositionner dans notre relation au monde.

Avez-vous remarqué combien le passé peut perdurer, dans notre conscience et nos savoirs, au point d'être, quelquefois, omniprésent, dans notre propre présent - dans le présent ? C'est pourquoi l'installation que je vais décrire maintenant, présente un intérêt pour nous. Un intérêt par rapport à ce que les artistes tentent, aujourd'hui, d'élaborer comme formes nouvelles à l'aide des technologies et des supports de communication comme Internet. Un intérêt dans la mesure où l'on y trouve, déjà présents en force, des préoccupations affirmées et des concepts pour une thématisation de l'espace-temps, la présence à distance, l'action à distance, l'interactivité, l'ubiquité, le dedans/dehors et le dehors/dedans, la délocalisation, le virtuel, les réseaux, etc. Autant de concepts développés et imposés en son temps par l'esthétique de la communication, alors que les outils actuels (l'Internet) n'existaient pas encore à l'époque !

Autopsie électronique de la rue Guénégaud a été réalisée en 1973 à la Galerie Germain de Paris. La rue Guénégaud, livrée aujourd'hui à la circulation automobile commence quai Conti et finit au 15 de la rue Mazarine, au cœur du quartier latin. Percée à partir de 1641, elle présente une longueur de 190 m, sur une largeur de 10, trottoirs compris.

Cette petite rue, à sens unique, permet au flot de voitures déversé par le Pont-Neuf, d'atteindre l'Ecole des beaux-arts en transitant par la rue de Seine ou de remonter vers le carrefour de l'Odéon. Ce quartier, comme chacun sait, était encore en 1973 le haut lieu des galeries d'avant-garde parisiennes, avant que celles-ci ne se déplacent géographiquement vers Beaubourg et la Bastille.

Le dispositif que j'ai conçu à l'époque a consisté à mettre en place une sorte d'illustration de ce que pouvait représenter une thématisation de l'espace-temps au titre de la pratique artistique. Une caméra vidéo placée à l'extérieur de la galerie (un circuit fermé de télévision) filmait, en continu et en temps réel, la rue, dans toute sa longueur, dans le sens de la circulation automobile. Cette image en mouvement (l'extérieur) était projetée sur l'un des murs de la galerie (l'intérieur) à l'aide d'un appareil monumental et préhistorique, à l'image incertaine, répondant au nom barbare de télémégascope Dassault. Mais cette image (détail de première importance) était elle-même accompagnée d'une légende qui nous informait de sa nature. C'est-à-dire de la mention : " A cette époque-là, la rue Guénégaud était..."

Ce qui veut dire, en clair, que cette image, qui, à l'extérieur était le présent, était donnée à voir (à vivre) à l'intérieur de la galerie, par le visiteur, comme une image du passé, comme un document d'archive ! Ce qui veut dire que la personne qui, à l'intérieur de la galerie, observait cette image la regardait alors comme s'il s'agissait d'un différé. Autrement dit, elle était mise en situation de voir son présent avec un recul, un décalage temporel, comme si ce présent contingent s'était déjà muté en son propre passé. Ce qui était abordé dans ce dispositif, c'était donc, aussi, la question du point de vue.

Cette image, incertaine et tremblante, sur la chaux blanche du mur de la galerie, avec sa mention signalétique, constituait pour moi, bien entendu, l'essentiel du dispositif et le cœur même du concept de cette installation.

Néanmoins, pour pratiquer cette "autopsie" de la rue Guénégaud, j'avais ajouté à l'image électronique d'autres vecteurs d'investigations. À savoir :

  • Une approche participative à l'aide du témoignage humain. Des magnétophones portables, ainsi que des caméras portapack Sony, étaient mis à disposition des visiteurs de la galerie. Avec l'équipement de leur choix, parcourant la rue d'un bout à l'autre, sur l'un ou l'autre des deux trottoirs, ils effectuaient un reportage circonstancié sur tout ce qu'ils voyaient. Tour à tour, Pierre Restany, Vilém Flusser et René Berger, s'étaient ainsi prêtés au jeu (vêtements des passants croisés, enseignes des commerces, plaques professionnelles sur les portes, signalétique urbaine, objets dans les vitrines, rien n'échappe à leur vigilance et à leur observation pertinente ...).

  • Une approche par le témoignage de l'objet. Des objets divers collectés, par moi-même, au petit matin dans les poubelles des riverains, avant d'être stockés dans un bac. Ces objets ayant tous, à leur façon, effectué une circulation dans l'espace de la rue, porteurs de signes divers, riches en information sur l'archéologie de cette rue Guénégaud, en mai 1973.

Enfin, dans la mise en scène du dispositif réalisé et pour entrer dans son détail, mentionnons :

- Une horloge électronique donnant la référence permanente du temps (l'heure, la minute, la seconde...) en rapport avec l'image projetée.

- L'invitation (participation du public) qui est destinée à recevoir l'empreinte de l'horodateur constituant un constat matérialisé de la rue à un moment donné.

- Deux moniteurs, en vitrine, l'écran tourné vers la rue mettant l'image de l'intérieur de la galerie à l'extérieur, le dedans dehors et inversement.

Avant de finaliser sous cette forme cette installation, j'avais été amené à élaborer différents projets, qui ont dû être abandonnés successivement pour des raisons, financières et administratives :

- Un projet qui mettait en relation visuelle la Galerie Germain et la Galerie Stadler (toutes les deux situées dans le même quartier parisien) confondant deux espaces à distance, comme l'ont réalisé par la suite en 1980, avec Hole in Space, Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz. (Ce projet s'étant vu refusé l'autorisation nécessaire du ministère de la culture pour pouvoir tendre des câbles dans des rues. Des rues protégées par le statut de patrimoine historique...).

- Un projet découpant la rue latéralement en séquences à l'aide d'une série de caméras, reconstituant de façon linéaire la rue dans la galerie, en intervertissant l'ordre des séquences. Les deux éléments mobiles de la rue (les automobiles et les passants) en constituant le visuel dynamique.

Pour en revenir au projet tel qu'il a été finalement réalisé l'on peut ajouter que l'image en mouvement de la rue, projetée en continu sur le pan entier d'un mur de la galerie, constitue une réalité seconde. Une réalité seconde, engendrée par le flot électronique ininterrompu des images. Bien que cette réalité seconde soit parallèle à celle qui l'engendre, compte tenu des liens directs de causalité qu'elle entretient avec elle, elle s'incarne manifestement d'une façon très différente pour nos systèmes perceptifs et cognitifs. Circonscrite dans un espace à deux dimensions, elle devient sous nos yeux trame électronique et flux lumineux. Sur cette surface brute du mur de la galerie, cette émergence incertaine et en direct exerce sur notre regard une fascination dont nous avons du mal à nous déprendre. La fascination du direct ! Un direct qui porte en lui, comme une sorte de latence temporelle, le potentiel de tous les possibles prêts à survenir, prêts à surgir…Nous avons voulu, dans cette installation factuelle, réalisée, il faut le souligner, y a maintenant plus de trente ans… donner à voir (à attendre…) la rue, dans son "surgissement" électronique imprévisible et continu. Dans cette expérience, nos intentions vont au-delà de l'élaboration d'un simple constat. Notre intention va au-delà de la mise en évidence de la rue dans sa contingence brute. L'information écrite, qui figure comme légende, au-dessous de la projection de l'image sur le mur, joue un rôle déterminant. La fonction sémantique qui lui est assignée est celle d'induire en effet le sens premier qui est donné à l'installation artistique présentée. La mention : "A cette époque, là, la rue Guénégaud était…" fait soudain basculer le présent vécu du visiteur dans le passé. Ou plus exactement, en donnant à voir une image d'un présent contingent (d'un ici et maintenant), comme si celui-ci était déjà consommé et archivé, propulse le visiteur dans le point de vue d'un futur qui serait vécu… comme un présent. C'est un peu comme si à la télévision quand elle affiche une mention telle que "images d'archives", illustrerait, en fait, des événements qui sont filmés en direct ! Nous avons, en effet, le plus grand mal à distinguer, par la seule information que donne l'image elle-même, s'il s'agit d'une image en direct, ou si elle a été enregistrée hier ou il y a déjà six mois ? Dans cette installation, nommée aussi, archéologie du présent, nous présentons de façon délibérée le direct de la rue (circuit fermé de TV) comme s'il s'agissait de la vision d'un document du passé ( à une époque plausible où Paris n'existerait plus par exemple…) des années 1973. Le spectateur de cette image, image ainsi contextualisée dans le dispositif donné, se voit mis en situation de recul et de distance, invité à se projeter dans un autre temps, un temps futur. Ce qui l'induit à "reconvertir" les moments vécus de son présent, dans une optique perceptive et cognitive, disons… post-historique. Le présent (réalité électronique d'un quotidien représentée sur l'écran) devient "objet" d'observation, d'étude, de réflexion, et de conscientisation de notre rapport au monde. Les passages successifs du visiteur, de la rue (où il est lui-même un "objet" mobile sous l'œil de la caméra) pour rentrer dans la galerie, puis de sa sortie, pour le retour à la rue, le font naviguer entre deux espaces et deux temps, singuliers et ambigus.

Cette installation, réalisée en 1973 à la galerie Germain de Paris, anticipe sur de nombreuses installations actuelles, signifiant déjà par son propos, comme par les concepts et les outils qu'elle met en œuvre, qu'elle ne relève plus de l'expression personnelle, ou d'une recherche éperdue d'une fantasmatique beauté, mais bien d'une thématisation de l'espace-temps. Une thématisation, utilisant un langage artistique spécifique. Un langage propre à ce que nous avons théorisé, mis en forme et organisé, dix années plus tard en 1984, avec Mario Costa, sous le nom de l'esthétique de la communication.

En 1980, pour mettre un terme définitif à l'aventure collective de l'art sociologique menée avec Hervé Fischer et Jean-Paul Thenot, je publiais à titre personnel dans le journal Le Monde un texte qui laissait apparaître assez clairement, en se démarquant de l'art sociologique, les orientations théoriques qui me conduiraient trois années plus tard à élaborer et à rendre public avec Mario Costa le Manifeste de l'esthétique de la communication, je disais alors :

"L'art sociologique prend pour matériaux les données sociologiques fournies par son environnement. Il agit sur ces données par une pratique multimédia. Il révèle les traits de la société par une méthodologie et un questionnement critique. Les caractères propres à l'art sociologique ont été définis, mis en œuvre, expérimentés, vérifiés dans une première phase par le collectif d'art sociologique.

L'ART SOCIOLOGIQUE ENTRE AUJOURD'HUI DANS LA SECONDE PHASE DE SON DEVELOPPEMENT

Il affirme désormais en priorité sa fonction symbolique au sein de la société dans le domaine des représentations de son époque (pratique du simulacre et de la distanciation critique) par rapport à son image première, trop exagérément "scientiste", il opère un déplacement vers une plus grande sensualisation du vécu, l'exaltation du ludique, la qualité des échanges humains. Il recourt à trois concepts en fonction desquels il réoriente sa démarche d'une façon significative :

LE CONCEPT DE RELATION

Une nouvelle disposition mentale favorise les interférences entre des secteurs cloisonnés. Une volonté d'interdisciplinarité a donné naissance dans le domaine des sciences à la théorie de la systémique. Dans le domaine artistique cette donnée relationnelle s'affirme également. L'œuvre comme structure ouverte introduit aléatoire et participation du public dans des processus de communication interactifs. L'artiste ne s'impose plus comme le fabricant d'un objet artistique matérialisé mais fonde sa démarche sur une relation particulière qui s'établit entre lui-même et son contexte. Agent de communication, travaillant sur celle-ci, l'artiste devient un prestataire de service.

LE CONCEPT D'ORGANISATION

En art sociologique tout se joue dans le rapport au contexte. Chacun des projets requiert la création d'un dispositif` opérationnel et l'élaboration d'une stratégie adaptable à différents scénarios. Cette pratique s'appuie donc toute entière sur la mise en place de systèmes d'action. L'œuvre réalisée s'incarne dans un dispositif conçu, programmé, animé, au sein de la réalité quotidienne. Ce type d'œuvre est appelé à se substituer à l'objet art physique (sculpture, peinture, photographie, bande vidéo) ou à l'événement d'art isolé dans son micro-milieu (performance, happening) Qui dit dispositif dit organisation de supports. Art d'organisation, l'art sociologique est plus attentif aux fonctions qu'aux objets.

LE CONCEPT D'INFORMATION

L'apparition successive des techniques de transformation du matériau, des techniques de l'énergie, et aujourd'hui des techniques de l'information a engagé l'être humain dans de multiples formes d'expression. La plus récente, la technologie de communication ne produit pas d'objets matériels mais des messages et des contextes informationnels. Émission, réception, agencement (détournement) de messages, l'art sociologique est production de messages, réflexion, provocation, imagination sur la communication sociale de son temps.
L'art sociologique est un art d'information." 5

 

En anticipant de dix ans, cette prise de position exprime déjà, en filigrane, tout ce qui constituera plus tard le cœur de nos préoccupations, de nos analyses, de nos positions avec l'esthétique de la communication Les techniques électriques, électroniques, informatiques nous ont introduit dans la société de communication. Ces techniques sont au cœur des changements intervenus dans la vie sociale depuis un siècle, modifiant notre environnement physique, mais aussi nos représentations mentales et par conséquent notre imaginaire. Électricité, électronique et informatique fournissent aujourd'hui aux artistes de nouveaux instruments de création. Mais ce qui est sans doute le plus important, c'est la transformation de notre environnement, chaque jour un peu plus, et notre rapport d'ajustement permanent à une réalité sans cesse mouvante. L'apparition successive au cours des âges des techniques de transformation des matériaux, puis des techniques de maîtrise de l'énergie, et maintenant des technologies de l'information, a engagé l'être humain dans de successives et multiples formes d'expressions. Une certaine notion d'art en soi, qui prévalait précédemment, est remise en question. L'artiste d'aujourd'hui, et plus précisément l'artiste de la communication, réintroduit dans sa fonction anthropologique originelle l'esthétique comme système de signes, de symboles et d'actions. Le propos de l'artiste de la communication n'est pas de rivaliser avec l'homme de sciences et ses techniques. Son propos consiste plutôt à utiliser, voire à détourner, les nouveaux instruments de connaissance et d'action pour tenter d'élargir les horizons de notre perception, de notre sensibilité, de notre conscience, afin d'en renouveler nos codes, nos modèles, notre façon de voir, de sentir, de comprendre, de communiquer et… de créer de nouveaux symboles et langages. La notion de relation joue un rôle de plus en plus important dans les courants de la pensée contemporaine. La sociologie contemporaine dans son ensemble fait une large place à la notion de relation lorsqu'elle analyse la société comme une totalité, comme un système complexe de relations et d'interactions, et non plus comme un corps isolé et inerte. L'idée de relation, cependant, n'est pas seulement présente à l'intérieur de chaque science, elle l'est également au centre d'une interrogation portant sur l'ensemble des sciences, et, au-delà des sciences, elle interroge la vie elle-même et, bien sûr, la pratique artistique. L'individu est pris dans un réseau complexe d'interdépendances multiples, formant la boucle d'un continuum, où rien n'est étranger au reste ! Replacer l'art, aujourd'hui, dans les systèmes situés aux divers niveaux d'organisation de la réalité, en faisant sauter les cloisonnements disciplinaires, me paraît une tâche indispensable. Aujourd'hui, ce sont des connexions qu'il s'agit de représenter (présenter ?), en élaborant des œuvres immatérielles et participatives qui prennent corps dans l'espace abstrait de l'information. 6 Dans les systèmes rétroactifs d'échanges mis en œuvre par les artistes de la communication, il faut signaler la notion de participation du public, qui prendra dans le futur une importance grandissante. Il s'agit d'installations multimédias participatives mises en place par l'artiste, présent à la fois, comme concepteur du dispositif et comme acteur-animateur du réseau constitué. Une tendance se manifeste pour une culture plus globale, où la distinction entre les catégories de la science, la catégorie artistique et celle de la créativité, perd son sens. Une nouvelle définition de ces relations triangulaires suscite une nouvelle pensée esthétique...

L'artiste de la communication utilise le téléphone, la vidéo, le télex, l'ordinateur, le photocopieur, la radio, la télévision... Il ne se contente pas d'utiliser ces médias respectifs, un à un, séparément, mais les organise en systèmes et dispositifs. C'est dans cette pratique artistique inédite que se trouve mise en jeu sa capacité de créer et d'inventer. Il élabore ainsi des configurations, des réseaux, plus ou moins complexes, dans lesquels il introduit des moyens d'émission, des moyens de réception, qu'il organise en systèmes interactifs. En proposant des systèmes de communication comme œuvres à saisir dans leurs fonctions et leurs mouvements, l'artiste de la communication prétend tout simplement modifier nos habitudes de perception, prétend agir sur nos comportements perceptifs et l'interprétation même de l'art. Explorer et activer l'univers des médias de communication signifie, pour lui, construire la phénoménologie de l'imaginaire contemporain. À la notion classique d'objet séparé, de limite, de lieu et d'objet unique, nous sommes appelés à réagir, de plus en plus, aux notions d'interface, de commutations, de simultanéité, d'ubiquité, de présence et d'action à distance. Notre vécu journalier se déroule dans un champ global d'interactions et d'événements créés par les médias. Un vocabulaire nouveau s'impose à la pratique artistique, qui s'enrichit désormais de noms comme ceux de réseau, commutation, arborescence, intermittence, intervalle, modulaire, interactif...

Ce que l'artiste de la communication vise à exprimer par ses actions, c'est que nous sommes situés au centre d'un processus global d'information et que son fonctionnement complexe place l'individu dans une position inédite, où il se voit contraint de découvrir et d'inventer les nouvelles formes de régulation avec son milieu. Le but des artistes de la communication n'est pas tant de produire des significations au premier niveau, mais bien de nous faire prendre conscience comment la pratique généralisée de la communication inter réagit, finalement, sur l'ensemble de notre système sensible, notre connaissance, notre rapport au monde, et comment il est, dans ce contexte, en mesure de proposer des modèles originaux à expérimenter et à vivre. 7

En tout état de cause je pense que l'autopsie électronique de la rue Guénégaud était à l'époque une installation d'un type particulier. Une installation qui reflétait déjà, ce que serait l'essentiel des préoccupations des protagonistes du Groupe International de l'esthétique de la communication. C'est pourquoi, j'ai tenu à la présenter, aujourd'hui, à l'ouverture de ce colloque. Un colloque qui a pour objectif d'étudier comment de telles pratiques se diversifient aujourd'hui, notamment dans les réseaux et sur Internet, avec de nouveaux outils et de nouvelles générations d'artistes qui émergent.

Notes

1 - Pour un art actuel, l'art à l'heure d'Internet, Fred Forest, L'Harmattan, Paris, 1998 Repenser l'art et son enseignement, Fred Forest, l'Harmattan, Paris, 2002
2 - Cette problématique, quelque peu dépassée, n'est plus d'actualité. Elle appartient, plutôt, à des institutions officielles, laissons lui volontiers… (La Beauté, Avignon 2000 pour la commémoration du deuxième millénaire.)
3 - Il sublime tecnologico, Salerno, Edisud, 1990 - traduction française IDERIVE, Lausanne, 1994
4 - Art Sociologique, Fred Forest, UGE 10/18, Paris, 1977.
5 - Journal Le Monde 7 février 1980 n°10894
6 - Ce qu'on appelle aujourd'hui communément le cyberespace
7 - Voir thèse de Doctorat d'Etat es lettres et sciences humaines, Fred Forest, Université de la Sorbonne, janvier 1985, repris et mis en forme dans le n° 43 spécial de la revue belge" + - 0", Bruxelles, octobre 1985 et dans Connexions : art, réseaux, media , ENSBA, mai 2002



© Fred FOREST & Leonardo/Olats, janvier 2003