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Esthétique et rhétorique des arts technologiques. Les machines interfaces

Jean-Paul LONGAVESNE

Professeur - Ensad - Université Paris XI
http://perso.ensad.fr/~longa
grip@cnam.fr


De la production outillée puis machinale à la reproductibilité mécanique, l’histoire de l’art nous enseigne que dans l’Antiquité, art et technique ne sont pas dissociés, que progressivement la main puis l’outil se fait machine.

Si originellement art et technique, expriment l’idée commune de construction, de fabrication, exercices dans lesquels l’Ars ou la Techné se réalise dans l’habileté à faire, que se soit manuellement ou intellectuellement, une distinction s’opère dès le Moyen Age entre les arts mécaniques et les arts libéraux. Cette distinction souligne la différence de valeurs qui frappe l’aspect manuel de l’art et plus généralement l’activité outillée, puis machinale qui relève de la fabrication et du travail physique. "  Tous les artisans pratiquent un métier bas écrivait Cicéron au début du XVe siècle, rappelant l’idée de la chute originelle : " Adam que Dieu avait choisi pour notre père à tous, qu’il avait si noblement doué, reconnut sa faute et quitta l’idée de science pour en revenir au travail des mains qui fait vivre "

Aujourd’hui, l’opposition entre mécanique et libéral, manuel et intellectuel, s’est modérée sans toutefois disparaître. Elle n’en demeure pas moins présente dans les domaines de l’Éducation et de la Culture, bien que le système de valeurs se soit déplacé à la mesure du changement considérable de notre environnement. Environnement marqué, stigmatisé, par les progrès technologiques qui transforment notre rapport au corps, à l’espace et au temps. La main n’est plus frappée du même discrédit et est bien souvent la garantie de la valeur artistique de l’œuvre principalement dans le domaine des arts plastiques.

L’opposition souvent exacerbée de l’art et de la technologie, de l’art et des nouvelles technologies prend le relais sous la forme contemporaine de l’opposition traditionnelle entre art mécanique et arts libéraux. Pour schématiser, cette opposition est moins une opposition entre l’esprit et la main, qu’entre émotion et raison, entre corps et langage. L’Homo Esthéticus et l’homme scientifique sont sous cet angle contemporain, et l’un et l’autre impliqué dans une même démarche créative. Ce qui va être progressivement distingué porte plus sur les attitudes liées à l’expérience de la réalité, à sa mise en situation, à un situationnisme d’action, de ‘process’, que sur l’ancienne division du corps et de l’esprit. À l’accentuation de l’abstraction des connaissances et du développement de l’art conceptuel au cours des années 60 répondent actuellement de nouvelles considérations de l’expérimentation et de l’exploration de nouveaux espaces, de nouveaux paysages.

Ces nouvelles pistes exploratoires s’inscrivent dans des espaces qui figurent des rencontres de plus en plus chaotiques et de plus en plus imprévisibles entre corps et langage, entre lieu immédiat et média, au même titre que sur les cartes paysagères, les traces et territoires des hordes nomades chorégraphiaient l’espace géographique. De sorte que ce qui est aujourd’hui présent ce n’est pas tant l’installation proprement dite, que la modalité d’installation léguée par sa diffusion, oscillant entre l’installation comme forme et l’installation comme mode de présentation, comme processus.

Cette évolution est non seulement la conséquence des mutations conceptuelles qui ont marqué le XIXe et XXe siècle, substituant au concept de matière, ceux d’énergie et de champ mais est plus particulièrement le résultat de la transformation de la gestuelle par l’entremise des machines. Deux publications d’importance majeure : " Rencontre de l’Art et de la machine " (P. Francastel) et " L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée " (W. Benjamin) ont favorisé ces transformations et encouragé la remise en cause des pratiques artistiques elles-mêmes, tout en gommant les différences entre les arts libéraux qui se mécanisent et les arts mécaniques qui se libéralisent permettant ainsi l’émergence de l’Art comme appellation commune au sens où nous l’entendons aujourd’hui.

Les machines ne s’efforcent plus désormais de reproduire ou de renforcer seulement l’action de la main comme le fait l’outil, elles produisent des effets en agissant sur d’autres plans devenant autonomes, obéissant à une logique interne. Bien qu’illustrant des caractéristiques, soit mimétiques envers son créateur par anthropomorphisme des robots, soit poétiques chez Marcel Duchamp dans la machine célibataire, soit sensuelles chez Louise Bourgeois et Rebecca Horn, les machines se réapproprient cette nouvelle nature technologique, la façonnant à leurs manières. Elles revendiquent le statut d’œuvres artistiques au travers des machines de guerre et instruments à voler de Vinci, des statues animées de l’Antiquité Grecque, des automates de Vaucanson, de Jacques Droz, des machines à sculpter, des ‘métamatics’ de Jean Tinguely ou celles plus métaphoriques de la littérature : Celles de Jarry du " Hall des machines ", celle de Roussel, faite de baleines de corsets sur rail en mou de veau dans " Louise de Montalescot ".

Pratiquement si toutes les machines construites au cours des siècles passés ont célébré notre rapport au monde mécanique et technique, illustrant notre pensée conceptuelle empreinte de cartésianisme, de forces, de rouages, d’énergie mécanique, de matière, c’est au cours des années 80 que la machine se transforme.

Devenant interface cybernétique, la machine s’insère dans le virtuel sous la forme des " Immatériaux ". Comme nouvelle interface de communication, de création et non de représentation, la machine se niche désormais dans le cyberespace sous forme de moteurs de recherche, de plug-in, d’avatars…, de langage. Machines à communiquer, les machines-interfaces se disséminent selon des modalités sensorielles : visuelles, tactiles, auditives… extra-sensorielles : ondes cérébrales, AEG… selon des processus multi modaux, où proprioceptivité, tactilité, émotivité, attitudes, deviennent les nouveaux indices du retour à une nature hyper médiatisée.

Dans une réalité imposée par la machine et la technologie, le " sujet " pour l’artiste devient l’interface et les processus mis en jeu. Mais moins ce qu’on en voit que ce qu’on n'en voit pas, comme le concept et le langage qui selon Sol Lewit deviennent alors une machine qui produit de l’Art.

Quoique technologique, l’interface est essentiellement un lieu, ou plutôt un non-lieu, une marge, une zone d’articulation, de communication, d’interrelations entre plusieurs conceptions du monde, une zone de friction et d’échange, de passage, de transition entre espaces, comme le propose en 1972 l’installation Interface de Peter Campus qui met en scène deux espaces dont la simultanéité perceptive nous oblige à faire l’expérience de l’altérité (Je, est un autre..). Deux espaces de nature différente auxquels est confronté le spectateur, celui de son reflet sur une vitre et celui de son image vidéo prise au travers de la vitre et projetée sur celle-ci.

Interface nous interpelle comme spectateurs sur le sens de nos propres expériences perceptives. Interface est plus qu’une fenêtre ouverte sur ces nouveaux et indicibles Paysages qui, à l’instar d’Alice, nous invite à en franchir le seuil.

Le passage proposé dès 1972 par Peter Campus au sein d’une nouvelle dimension spatiale anticipe les espaces numériques virtuels, multidimensionnels pour lesquels la logique extensive des machines interfaces multi-modales permet non seulement la fusion du réel et du virtuel avec toutes les formes d’hybridation envisageables mais également la mise en scène des interfaces constituant le concept même de l’œuvre.

Cependant si l’interface requiert un lieu, elle s’inscrit dans le temps, le temps de l’interaction, de la manipulation, du calcul, ce temps de la réalité virtuelle qui est une dimension supplémentaire mise à la disposition du créateur. Dimension par laquelle, il peut ralentir ou bien accélérer le temps pour mieux l’appréhender (simulation de croissance des plantes ornementales en vue d’une étude esthétique, simulation du vieillissement ou inversement). Cette insertion de l’interface dans l’espace-temps signifie non seulement une localisation spatiale dans un espace réel ou virtuel mais également la prise en compte de l’événement comme phénomène temporel au travers duquel le processus interactif permet l’échange d’informations de natures et supports différents.

L’interactivité, comme caractéristique principale des nouvelles machines interfaces, permet l’immersion par des moyens naturels d’action, par les mouvements du corps, des gestes, de la voix…. de dialogue et de simulation de sensations visuelles, auditives, haptiques, olfactives. Nous pouvons ainsi par notre corporalité, notre attente, nos attitudes, troubler le monde virtuel et donner sens, 30 années après, à cette belle exposition " Quant les attitudes prennent formes "

Cette notion d'immersion peut cependant prendre une forme métaphorique, ou symbolique, dans les systèmes d'interaction homme – écran, (de "réalité artificielle" ou de ‘réalité virtuelle’ sans fil) développée initialement par l' américain Myron Krueger pour qui la représentation, ou le modèle numérique du corps, devient alors opératoire à l'intérieur d'un environnement virtuel projeté sur écran. Aujourd'hui les systèmes de visualisation immersive collectifs, tels que les écrans cylindriques (Reality Center™), les salles immersives (Cave™) ou les plans de travail virtuels (Responsive Workbench™) sont un compromis entre cette approche de l'interaction homme écran et la réalité virtuelle immersive pure à base de visiocasque.

 

Taxonomie des interfaces

Les dispositifs d’entrée et de sortie des machines - interfaces qui conditionnent le dialogue homme/machine s’étant considérablement diversifiés depuis 1972, face à cette multitude d’applications potentielles des interfaces dans la création des œuvres multimédias, il convient de mettre en place une taxonomie fonctionnelle des interfaces afin de constituer une rhétorique.

Résultante des propriétés spatiales, temporelles et interactives des interfaces, cette taxonomie s’inscrit dans un contexte d’échange entre monde réel et virtuel d’informations. Elle se caractérise par diverses typologies définies selon des critères de valeur d’usage comme le suggère A. Bureaud à travers son étude portant sur la typologie des interfaces artistiques, ou comme le propose P. Fuchs dans son ouvrage " Interfaces de la réalité virtuelle ", sur l’analyse fonctionnelle des interfaces.

À titre d’exemple selon l’étude menée par A. Bureaud :

  • Les interfaces d’accès aux œuvres via le web, utilisant la technologie disponible sans questionnement artistique particulier : Waxweb de David Blair.
  • Les interfaces utilisant la technologie disponible avec un questionnement artistique : Shadow Server de Kenneth Goldberg
  • Les œuvres construites autour de leur interface. A-Volve
  • Les interfaces conçues spécifiquement pour une œuvre : Les machines à peindre

À l’opposé d’une démarche descriptive, l’approche fonctionnaliste de P. Fuchs, s’appuyant sur le modèle des œuvres théâtrales du XVIIe siècle, œuvres régies par les unités de lieu, de temps et d’action, nous montre l’importance des variants spatio-temporels et d’interactivité dans la définition d’œuvres artistiques construites autour d’interfaces. Le schéma ci-dessous ainsi que les remarques tirées de son ouvrage illustrent le champ ‘des possibles’ offert par l’analyse combinatoire des variants.


" Déconnecté du temps présent T0, l’utilisateur peut se mouvoir dans le passé T- ou le futur T+, il peut se projeter soit dans un lieu inaccessible, géographique ou espace microscopique L, soit s’associer à plusieurs dans un lieu virtuel LU. La notation L0 indique que le lieu est inchangé ou indifférent pour l’application envisagée ".‘Les interfaces de la réalité virtuelle’ Ed Interfaces’95

La prise en compte des interactions permet l’action soit dans un monde simulant la réalité Ir, soit dans le réel I0, soit dans un monde imaginaire ou symbolique Ii.

Il suffit dès lors de conjuguer les différents domaines d’application selon ces trois dimensions pour décrire diverses applications dans les cas d’interactions avec un monde simulant la réalité, que se soient l’activité virtuelle, le transfert, la télé-association, la conception , l’aménagement, l’exposition, l’événement, la création, le musée, la télévirtualité, la science-fiction, le passé imaginaire. Selon P. Fuchs, " il y a théoriquement 2x32 = 18 combinaisons possibles pour les deux classes Ir et Ii, mais l’association de plusieurs utilisateurs LU ne peut se faire qu’au présent T0, d’où 4 combinaisons qui ne peuvent être envisagées :(Ir+Ii)*LU* (T-+ T+ ) "

Cette taxonomie basée sur l’analyse fonctionnelle des interfaces et les fonctions intrinsèques de la réalité virtuelle, domaine d’application des interfaces numériques, permet de mieux comprendre les esthétiques mises en jeu à travers des installations et performances ou autres proposées par les artistes.

Afin d’illustrer l’analyse combinatoire nous citerons P. Fuchs dans le cadre de l’exposition, de la création et de la télé association virtuelle.

L’exposition virtuelle, qui permet de recréer et d’observer des objets qui n’existent pas, se définit dans le passé, dans un lieu réel pouvant être visualisé à échelle réduite dans un processus interactif simulant la réalité. Dans le cas de la création virtuelle, la réalité virtuelle qui permet de créer des œuvres d’art éphémères ou des métaphores en interaction avec le spectateur s’inscrit dans le présent, prenant place dans un lieu réel visualisé le plus souvent à échelle réduite selon un processus interactif de type symbolique ou imaginaire.

Le cas de la télé association est particulier. La télé association se réfère à un regroupement de plusieurs personnes dans un lieu virtuel selon des processus interactifs simulant la réalité dans un lieu virtuel au présent. P. Fuchs distingue la télé association de la télé présence et de la télé opération.

" La réalité virtuelle impliquant des interactions Ir ou Ii. Il en découle que la télé présence et la télé opération (interactions à distance avec un monde réel (10* T0* L0) ne font pas intrinsèquement partie de la réalité virtuelle, même si elles exploitent des interfaces de mêmes types. Une remarque identique s’applique aux télécommunications par téléphone, visiophone ou vidéoconférence classique (I0* T0* LU ) p.7 Interfaces de la réalité virtuelle" pour lesquelles une esthétique particulière de la communication est envisagée (Cf. Manifeste pour une esthétique de la communication - Fred Forest ± 0, N°43, 1985).

Cependant bien que ne faisant pas intrinsèquement partie de la réalité virtuelle, la télé présence appelée également télé existence, concept développé par Scott Fisher à la NASA requiert la réalité virtuelle.

Un opérateur humain, muni d'interfaces tels que les gants de données, visiocasque et dispositifs à retour d'effort, télécommande les gestes d'un robot situé à distance dans un environnement hostile (espace, fond marin, site irradié). Le robot, lui-même équipé de caméras et de capteurs peut envoyer des informations vers l'homme sur la topographie des lieux et sur la manière dont la tâche est exécutée en temps réel en interaction dans un monde réel, par l’intermédiaire d’un lieu virtuel (écran, cyberespace…)- C’est le cas des visioconférences et de Telegarden, œuvre de l’artiste Américain Kenneth Goldberg.

Avec la "télé virtualité", les mondes virtuels peuvent faire l'objet d'une expérience partagée. Deux ou plusieurs personnes peuvent simultanément communiquer de façon interactive dans le même espace virtuel grâce à la connexion de deux systèmes. Ces échanges peuvent se faire à distance en utilisant une liaison numérique, comme on décroche aujourd'hui son téléphone. En pénétrant à plusieurs à "l'intérieur - même de l'écran", on peut discuter et modifier un projet en images de synthèse (immeuble, avion, molécule, ...), pratiquer un jeu virtuel, donner un cours ou en recevoir avec illustrations et travaux pratiques en 3D,... Jaron Lanier, fondateur de la société VPL et co-inventeur de la réalité virtuelle, a été le premier à proposer et expérimenter dès 1989 le principe de télé virtualité. C’est sur ce principe de télé virtualité et de communauté virtuelle que plusieurs personnes se regroupent par l’intermédiaire de clones ou d’avatars dans un lieu virtuel en temps réel selon des processus interactifs simulant un monde imaginaire ou symbolique.

Prenant en compte l’analyse fonctionnelle des interfaces et les remarques de P. Fuchs, on distingue 12 formes esthétiques correspondant aux productions artistiques actuelles, selon leur insertion dans un monde simulant la réalité ou dans un monde imaginaire ou symbolique, que ce soient à travers d’œuvres artistiques immergeant le spectateur dans des mondes symboliques pour concrétiser des concepts grâce à des métaphores ou à travers d’œuvres impliquant seulement une activité virtuelle de type multimédia.

Typologie des interfaces et modalités des interactions

L’image qui vient spontanément à l’esprit, lorsque l’on parle d’interface numérique, c’est celle d’une personne équipée d’un visio-casque et d’un gant de données, ou d’une manette de jeux, reliés par des câbles à un ordinateur. Cette image est véhiculée principalement par les médias. Cette représentation de l’interface n’est pas tout à fait exacte, mais elle a le mérite de nous montrer qu’il existe entre l’homme dans sa réalité quotidienne et les mondes virtuels, des ensembles, des techniques fondées sur l’interaction. L’interactivité n’est pas nouvelle, ce qui est nouveau, ce sont les processus mis en jeu à travers les interfaces comportementales de type multimodale pour nous permettre l’immersion en temps réel dans une réalité augmentée associant le réel et le virtuel. On classe les interfaces multimodales selon leurs caractéristiques sensorielles (capteurs) qui informent l’utilisateur par ses sens de l’évolution du monde virtuel, ou leurs caractéristiques motrices (effecteurs) qui informent l’ordinateur des actions motrices de l’homme sur le monde virtuel.

Le modèle interactif le plus simple que l’on puisse envisager prend la forme suivante :

Le sujet passif est engagé dans une modalité sensorielle réceptrice par l’intermédiaire de ses interfaces sensorielles.

Sujet S <--------------- Réel

Le sujet actif en interaction est engagé dans une modalité motrice, émettrice via un effecteur et une modalité sensorielle réceptrice par l’intermédiaire de ses interfaces sensorielles.

Sujet S <--------------- Réel

Le sujet actif en interaction est engagé dans une modalité motrice, émettrice via un effecteur et une modalité sensorielle réceptrice par l’intermédiaire de ses interfaces sensorielles.

Sujet S <----- Main-----à Réel Sujet S <----- Outil-----à Réel

Main prolongement du corps Outil prolongement de la main

Sujet S <----- Machine-----à Réel

Machine intégrant plusieurs outils, plusieurs postures

Et plus généralement

Sujet S <----- Machine-Interface-----à Réel

L’histoire nous montre que la main puis l’outil se fait machine et que le langage symbolique pour transmettre des concepts et permettre le dialogue avec la machine interface se substitue au langage corporel.

Dans tous les dispositifs mettant en jeu des interfaces Homme-Machine, et de manière encore plus marquée dans les systèmes de monde virtuel, on observe, selon Alain Grumbach de l’ENST qui développe un modèle cognitif d’interaction avec un monde virtuel, une dissymétrie importante des modalités d’action motrice et sensorielle. La modalité motrice étant notablement moins riche que la modalité sensorielle. L’être humain dispose de moyens très perfectionnés pour percevoir (c’est le cas de la vision), par contre ses moyens d’émettre sont beaucoup plus modestes. L’humain ne peut émettre une image. Il a recours au langage, au concept pour symboliser l’image, celle d’une table par exemple. La machine-Interface en revanche peut émettre et transmettre des images. De là découle la dissymétrie des modalités de communication Homme/machine en terme quantitatif (quantité d’informations traitées) et qualitatif (Mode d’utilisation des modalités). Faisant référence au triangle sémiotique d’Odgen et Richards, qui met en relation un sujet S, un objet référentiel O et un sujet S’ émetteur de symbole (signifiant relatif à l’objet), le sujet S peut prendre connaissance de l’objet O suivant deux chemins.

Ainsi tout dispositif d’interaction Homme-Machine peut se représenter selon un schéma similaire, substituant le monde virtuel à l’objet.

 

- Le sujet S est le spect-acteur

- L'objet R est le monde virtuel

- Le locuteur L est le système d'interaction, l’interface

Le langage peut évoquer une réalité déconnectée du réel, de la même manière que la simulation n’entretient en général aucun lien avec le réel. Le langage est de fait un moyen de création d’un monde virtuel.

 

 

 

 

Conclusion

Lyotard rappelait que la fonction de la critique ou de la théorie dans le champ pictural consistait à transformer " les toiles " ou  tableaux en " mots ". Il insistait ce faisant sur la fonction créative de la théorie esthétique qui ne se contente pas uniquement d’inventorier et de répertorier, mais reconstitue le monde, à sa manière qui est celle du langage. Cette fonction semble désormais dévolue aux artistes contemporains qui utilisent et manipulent les interfaces technologiques mises à leur disposition. Leurs matériaux comme les formes sont des processus et langages. Critiques autant qu’artistes leurs œuvres hybrides sont autant d’esthétiques qui interrogent le monde. Une nouvelle histoire de l’art semble s’esquisser. "  Une autre histoire de la peinture est possible, disait R. Barthes, qui n’est pas celle des œuvres et des artistes, mais celle des outils et des matières ; pendant longtemps, très longtemps, l’artiste, chez nous, n’a reçu aucune individualité de son outil : c’était uniformément le pinceau ; lorsque la peinture est entrée dans la crise historique, l’outil s’est multiplié, le matériau aussi ; il y a eu un voyage infini des objets traçants et des supports ; les limites de l’outil pictural sont sans cesse reculées…. ".(L’Obvie et l’Obtus, p.194-195).

Il s’agit désormais de transformer en mots, une matière dense, charnelle, épaisse, et de participer ainsi à sa mise en scène, jusqu'à cette invisible pureté du concept par des allers et retours liant le réel au virtuel.

Les artistes de cette fin de siècle ne se distinguent pas particulièrement des plus grands noms des siècles passés. Les plus marquants ont été précisément ceux qui ont pu introduire des techniques et des matériaux nouveaux. Tout comme le souligne justement Mario Costa, L'histoire des arts est essentiellement l'histoire des moyens techniques, de l'émergence de leurs possibilités spécifiques de rendement, de leur capacité multiforme d'hybridation, de leur influence et de leur réaction réciproques, de leur triomphe et de leur décadence. Les ressources technologiques d'une époque déterminent des épistémès mais aussi bien des formes artistiques. Les nouvelles technologies ne sont pas du tout étrangères à certaines préoccupations dominantes en art : elles favorisent la communication, elles sont souples et adaptables à des considérations subjectives, tout comme elles permettent d'atteindre un large public. Mais, surtout, leur nature polymorphe favorise la créativité. Le domaine des arts, historiquement si proche du pouls d'une civilisation, ne peut rester imperméable aux transformations du cadre instrumental, matériel, immatériel et logique, qui caractérisent notre époque.

 

 

Quelques exemples 

* Mise en relation d’un espace réel avec un espace virtuel en réseau (le cyberespace)

Kenneth Goldberg, http://queue.ieor.berkeley.edu/~goldberg/art/index.html

Telegarden, (c) 95

http://queue.ieor.berkeley.edu/~goldberg/garden/Ars

http://www.telegarden.aec.at

Telegarden, met en relation un espace virtuel partagé, mis en réseau (le cyberespace) avec le monde réel du jardin, des plantes, de la croissance, de la genèse. Ici le monde réel, du jardin, dépend des interactions véhiculées dans l’espace réseau par l’intermédiaire des internautes stimulant la croissance des plantes. Telegarden nous renvoie aux projets des années 60 de communication avec les plantes, aux préoccupations actuelles écologiques, d’interactivité, de mise en relation de soi avec la nature, du biologique et du technologique.

* Mise en relation d’un espace réel avec un espace virtuel

Christa Sommerer & Laurent Mignonneau

http://www.mic.atr.co.jp/~ christa/WORKS/index.html

Le monde virtuel dépend du monde réel. Dans l’œuvre Interactive Plant Growing, l’interaction Espace virtuel / Espace réel se fait par l’intermédiaire, de capteurs cachés dans des plantes réelles réagissant à la pression, la proximité de la main et la chaleur rayonnée par celle-ci. Une programmation interne d’auto-génération de plantes virtuelles se superpose aux informations fournies par les capteurs. A-Volve & Phototropy explorent également, chacune à leurs manières les potentialités offertes par les interactions entre espaces. Verbarium explore une autre façon d’interagir avec les formes. Substituant le langage au travers du texte à la gestuelle, le toucher et les interactions physiques, Verbarium nous montre la duplicité des mots, poussant la métaphore aux limites de la genèse des formes non seulement évoquées, mais également simulées.

Phototropy, Installation interactive, (c) 94-97, Christa Sommerer & Laurent Mignonneau

http://www.mic.atr.co.jp/ christa/WORKS/IMAGES/PHOTOTROPY_PICTURES/PhototropyIcons.html

Phototropy est une installation interactive d'images de synthèse qui traite des organismes virtuels dont la vie et l'existence dépendent exclusivement de la lumière. Muni d'une lampe de poche, vous éclairez des chrysalides sur un écran. Quatre capteurs situés au coin de l'écran calculeront le point de visée de la lampe et le transformeront en données traitées par ordinateur. Le déplacement de la lampe sur les chrysalides fera éclore des papillons dotés chacun d'un patrimoine génétique propre, une sorte de génome, en fait les paramètres des objets virtuels. Si la lampe s'attarde de trop sur les papillons, ils brûleront. Si vous ne les éclairez pas assez, ils mourront. Si tout se passe bien, ils se reproduiront, et ceci en se rencontrant. Ils ont une durée de vie d'environ une minute et demie. Ils sont tous différents : ailes plus ou moins grandes, corps lourds ou légers, couleurs changeantes. Si lors de notre entrée dans la salle contenant l'installation, nous n'allumons pas tout de suite la lampe, une multitude de plantes continuent à croître ici et là sur l'écran, chacune à son propre rythme, et toutes différentes. Au-delà de la naissance de ces insectes, Phototropy est un travail sur la mémoire et le temps. Une mémoire qui capte les mouvements de la lumière, et une autre inscrite dans l'ordinateur. La mémoire et le temps de la vie (éphémère).

 

* Esthétique Interactive, Immersive & poétique

Les œuvres entrant dans cette partie, utilisent des interfaces naturelles, pour simuler, stimuler des espaces virtuels.

Osmose, 97, Char Davies

Osmose est principalement une œuvre poétique.

Au travers d’Osmose, Char Davies explore la correspondance symbolique entre la nature et le " Soi "

Le spect – acteur revêt un casque de vision stéréoscopique et d’écoute 3D, ainsi qu’une veste munie de senseurs (capteurs) qui détectent les mouvements du corps et l’amplitude de sa respiration.

L ‘attitude, la situation du spect-acteur, selon sa vitesse de déplacement, sa respiration, interagissent avec les environnements visuels et sonores, simulés par le visiocasque. Les déplacements verticaux sont corrélés aux deux modes respiratoires : l’expiration pour le déplacement vertical de haut en bas des images, et l’inspiration pour le déplacement vertical du bas en haut. Les déplacements horizontaux de l’image sont liés au déplacement du corps dans l’espace réel.

Les territoires visités, sont des lieux symboliques : univers sous-marin, forêt, clairière, arbre, feuille, nuage, étang, terre, abysse…Chacun des espaces visités nous renvoie à notre propre inconscient, inconscient inter-agit par notre corps en mouvement et notre souffle.

Osmose réaffirme le rôle de l’Espace / Temps et du corps au travers de l’expérience participative du spect-acteur. Le temps simulé n’est pas uniquement le temps de l’interactivité, mais le temps de la performance, dans l’instant présent où passé et futur se dissolvent au profit de " l’ici et du maintenant ".Les formes évoquées au travers d’Osmose n’ont pas d’identité propre. Il est plus logique de parler de dia-morphose, c'est-à-dire du passage entre 2 formes que de forme propre ou de métamorphose. En ce sens Osmose participe d’une esthétique situationniste, symbolique et poétique.

 

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© Jean-Paul Longavesne & Leonardo/Olats, février 2003