ARTMEDIA VIII - PARIS - Luc COURCHESNE

Tectonique des civilisations

Luc COURCHESNE

On se demandait ce qui a véritablement changé dans le monde depuis l'apparition de l'ordinateur et le développement des technologies de l'information et des communications. On se souvenait d'un " choc du futur " annoncé par Alvin Toffler ; on ne finissait plus de relire la Galaxie Gutenberg de Marshall McLuhan, ou de revoir cette image de notre planète vue de l'Espace et de repenser au " vaisseau Terre " de Buckminster Fuller. Depuis la fin de la guerre froide, on était sous le régime de la mondialisation, de la " fin de l'histoire " (Fukuyama), d'Empire (Hardt, Negri). Sur fond de libéralisation des échanges et de démocratisation du voyage, on a vu poindre une " nouvelle économie " en croyant y voir le signe que tout avait finalement basculé au point que les règles qui avaient fait l'ancienne ne s'appliquaient plus. En voyant crever la " bulle ", en voyant réapparaître le vieil instinct de repli sur soi des Américains, on se ravisait en pensant, qu'au fond, rien n'avait véritablement changé. Et puis surviennent les événements du 11 septembre et le sentiment partagé que les choses ne seront plus comme avant.

Voilà un sujet délicat lorsqu'on compte les morts par milliers et qu'on parle de guerre à finir contre un ennemi mal identifié. Ceci étant dit, au-delà de circonstances que tous ici s'entendent pour qualifier de tragiques, il y a lieu de rechercher un point de vue permettant de mieux comprendre pourquoi tous sur cette planète se souviendront de l'endroit où ils se trouvaient ce matin-là.

NYC-11/09/01
photographie Luc Courchesne

Un premier constat : le monde est petit. On le voyait venir depuis les Croisades et le développement des routes commerciales il y a de cela plusieurs siècles. Ce qui est nouveau, aujourd'hui, c'est qu'il est encore plus petit qu'on croyait. Jusqu'à tout récemment, on pouvait se sentir malgré tout isolé par les distances dans un modèle géopolitique où les points de vue sur l'existence sont campés dans des état-nations aux assises territoriales. Après tout, on se souvient du temps où il fallait encore être un peu débrouillard, bien né ou simplement téméraire pour traverser les océans et quelques frontières bien gardées.

Le développement du service postal (au 19^e siècle) et du téléphone (au 20^e siècle) permettait encore, à cause des délais pour l'un et des coûts pour l'autre, de maintenir l'idée de distance et de territorialité. Arrive Internet : une fois obtenu l'accès aux réseaux, la transmission est instantanée et les coûts sont les mêmes où que soit l'interlocuteur ; la rupture géographique est désormais masquée. Une nouvelle idée de communauté se développe ainsi qu'une géographie inédite qui n'épouse pas la forme des continents mais plutôt celle des langues, des cultures et des groupes d'affinités. Les réseaux et les applications qui s'y greffent sont les assises d'une géopolitique émergeante et encore mal connue qui, notamment, met en lumière comme jamais l'hégémonie d'une vision occidentale des affaires du monde, invitant par le fait même tous les " autres " à trouver le moyen de tirer leur épingle du jeu.

Si l'accès aux réseaux est encore loin d'être universel et également distribué sur la planète, on peut cependant croire que tous ces moyens de communication sont aujourd'hui accessibles à un nombre significatif d'individus représentant à peu près tous les grands ensembles culturels. Alors que ces individus multiplient les contacts et se rapprochent, il serait raisonnable de penser que les grands ensembles et les valeurs qu'ils portent sont plus à l'étroit.

Je suis tenté par un parallèle entre cette situation et la tectonique des plaques. Les géophysiciens nous apprennent que la croûte terrestre est composée de grandes plaques qui se déplacent lentement, créant à leur périphérie des zones d'instabilité créées par la pression qu'elles exercent les unes sur les autres. Les tremblements de terre sont une conséquence de ce phénomène. Chaque tremblement de terre, quelle que soit son intensité, permet un rééquilibrage des tensions et une stabilité nouvelle dans un paysage qui peut cependant avoir été transformé.

Imaginons que les grands ensembles culturels soient semblables à des plaques à la dérive portées par les réseaux de communication de la planète. Des zones de tension nées d'une promiscuité grandissante se construiraient lentement mais sûrement sans qu'il n'y paraisse trop, jusqu'à ce qu'un choc se produise et fasse apparaître l'ampleur des différends. Soudain, à l'épicentre, et jusqu'aux confins de l'onde de choc, tout est révélé, soi, l'autre, la composition des groupes d'appartenance ainsi que les différences de regard et de perspective. Doit-on y reconnaître l'expression d'une tectonique des civilisations ?

Une majorité de gens sur la planète ont la conviction que le 11 septembre marque un changement important. En Occident, au-delà du quotidien des nouvelles de guerre, un intérêt sans précédent s'est manifesté pour la culture arabe et pour la civilisation islamique. On dit que le Coran est en rupture de stock dans la plupart des librairies aux États-Unis ; on entend davantage de musique arabe à la radio et tous les bulletins de nouvelles nous tiennent au courant de la situation en Afghanistan, en Irak ou en Palestine... Il semble que, quoi qu'on fasse ou qu'on dise des gestes spectaculaires posés le 11 septembre et des suites, un rééquilibrage de la géographie des cultures est en voie de s'opérer dans l'esprit de milliards d'individus. Dans ce paysage qui semble avoir changé, chacun veut retrouver ses repères, se refaire une place et redéfinir ses vecteurs.

Rendez-vous...
photographie Luc Courchesne
http://www.din.umontreal.ca/courchesne/rendezvous.html

En août et septembre 1999, un collectif d’artistes de la Société des arts technologiques (SAT) installait, dans le cadre d’un projet d’art public, des dispositifs de télé-présence sur des places bien fréquentées de Québec et de Montréal. Vingt-quatre heures par jour et ce pendant près de deux mois, le projet Rendez-vous sur les bancs publics permettait aux passants du Carré d'Youville à Québec et à ceux de l'Esplanade du Musée d'art contemporain à Montréal de se croiser du regard et, pour beaucoup d'entre eux, d'engager des conversations. De grands écrans vidéo, sertis chacun d'une caméra et d'un micro placés en leur centre, diffusaient en permanence les images et les sons provenant de l'autre lieu, créant ainsi un canal de communication impromptu. Une communauté éclectique s'est vite rassemblée autour des dispositifs : on y a vu des amis qui se retrouvaient pour le lunch, des réunions de familles, des passants échangeant des regards amusés mais surtout des inconnus qui osaient s'adresser la parole. Parmi eux, des groupes de jeunes exprimaient, parfois violemment, une rivalité qui semblait aller de soi. Beaucoup de ces rencontres impromptues ont pris des tournures spectaculaires à cause, semble-t-il, de l'immunité physique qu'offrait le dispositif.

Les comportements collectifs ont inspiré les observations les plus remarquables ; lorsque des groupes se faisaient face, une rivalité apparemment naturelle se manifestait instantanément, les uns et les autres étant forcés, tout à-coup, de réaffirmer leurs différences. Le prétexte invoqué était généralement lié au lieu de provenance (Québec ou Montréal). Ceci semblait démontrer que l'espace de l'installation, qui annexait en quelque sorte deux territoires normalement isolés, en créait un nouveau à défendre ou à conquérir à coups d’invectives et de gestes d'intimidation. Après quelque temps cependant, le flux des joutes verbales musclées se tarissait généralement pour faire place à une curiosité mutuelle qui s'est souvent traduite par des échanges qui se poursuivaient jusqu'au petit matin et qui donnaient lieu, dans plusieurs cas, à des allers/retours Québec-Montréal.

Le même phénomène a pu être observé en France, en décembre 2000, alors que deux dispositifs semblables ont été installés par les artistes de la SAT à Paris et à Belfort dans le cadre des Nuits Savoureuses organisées par le CICV (Centre Pierre Schaeffer). Tout comme au Québec un an plus tôt, des bandes de jeunes des deux villes ont spontanément identifié le dispositif comme un territoire à défendre et adopté, dans un premier temps, des comportements plutôt agressifs avant d'oser se manifester un intérêt mutuel.

Si cette expérience d’art public cherchant à mesurer l'impact des technologies de la communication sur la culture a quelque utilité, c'est peut-être pour montrer à quel point nos conceptions du territoire et de l'appartenance sont en voie d'être transformées en profondeur. Il y a 100 ans, Marconi réalisait la première transmission transatlantique sans fil. Depuis, chaque appareil téléphonique, chaque téléviseur, chaque ordinateur avec un lien réseau, renouvelle et amplifie un rendez-vous planétaire qui contribue inévitablement à une tectonique des civilisations.

Au-delà des motifs invoqués par les protagonistes, il me semble que les événements du 11 septembre et leurs suites soient de l’ordre du tremblement de terre. Il faudra voir si, comme c'est le cas en géophysique, ces événements spectaculaires permettront une neutralisation des tensions à l'épicentre.