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Projet d'une Encyclopédie des Arts Médiatiques

Louise POISSANT


" Je distingue deux moyens de faire avancer les sciences : l’un d’augmenter la masse des connaissances par des découvertes ; et c’est ainsi qu’on mérite le nom d’inventeur; l’autre est de rapprocher les découvertes et de les ordonner entre elles, afin que plus d’hommes soient éclairés, et que chacun participe, selon sa portée, à la lumière de son siècle… " Diderot

L’ordre alphabétique

" …un dictionnaire joint au dehors de l’ordre le comble du désordre. Jamais les règles d’un jeu ne furent plus rigoureuses, ni plus libre le jeu lui-même. L’alphabet couvre le chaos… "  R. Judrin 1

Le Dictionnaire des arts médiatiques est né du besoin de nommer en français les technologies et les pratiques dans un domaine où la langue anglaise domine. L’origine de bien des innovations de même que la propension à distribuer les produits, les œuvres et les informations dans une langue qui ne connaît pas de frontières territoriales ni culturelles annonçaient un triste sort pour le français. Démission au nom de la commodité et de la transparence des échanges internationaux, simple accélération d’un processus d’anglicisation inéluctable, il nous a semblé qu’il fallait réagir et nous doter d’un instrument nous permettant de nous approprier les technologies dans notre langue, ne serait-ce que pour assurer des ponts avec les autres. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, le phénomène d’acculturation aux technologies passe par une aptitude à nommer et à définir les choses avec un vocabulaire que l’on comprend. Et en ce sens, le Dictionnaire avait une fonction pédagogique dépassant le simple intérêt lexical. Il s’agissait de donner accès à tout un domaine de recherche et de création où les mots ont une portée, au niveau technique aussi bien que sur le plan conceptuel et critique.

L’importance qu’ont pris les documents visuels et artistiques accompagnant les termes, et l’intérêt d’introduire des remarques historiques ont donné beaucoup d’extension au projet de départ, et le Dictionnaire des arts médiatiques s’est vite transformé en projet encyclopédique.

Il ne s’agissait plus simplement de trouver ou de fixer le juste terme français, mais de construire, à travers l’univers des mots rattachés au domaine, un tableau dynamique et en continuelle formation de ce champ de pratiques réunies sous le vocable arts médiatiques.

La présentation par ordre alphabétique s’est imposée dès le départ en 1989, et ce malgré le fait que nous avions retenu un certain nombre de sous-sections qui auraient pu être traitées de façon thématique comme c’est le cas dans certaines encyclopédies. Mais les formes artistiques d’abord retenues – art par ordinateur, copigraphie, holographie, multimédia, musique électroacoustique et vidéo – se sont vite révélées insuffisantes au fil de nos recherches, et nous avons été amenés à intégrer les multiples formes artistiques qui se sont développées depuis, et notamment tout ce qui concerne le domaine de la réalité virtuelle et de la télématique. Et puis, nous avons aussi découvert que bien des termes étaient communs à différentes pratiques. Dans certains cas, il était essentiel de distinguer les domaines d’application pour ne pas créer de confusion. Dans d’autres, il devenait au contraire très intéressant de constater que le même procédé servait à traiter le son et l’image, l’image et le texte. Ainsi, les genres ont été surtout retenus par commodité rédactionnelle, puisqu’il fallait des spécialistes, pour la plupart des artistes, pour rédiger les articles. Mais il ne s’agissait pas d’établir une espèce de taxinomie ou de rétablir un quelconque système des beaux-arts où certaines formes artistiques seraient prévalentes.

La présentation par ordre alphabétique s’est aussi imposée pour permettre de traiter également tous les termes, qu’ils soient techniques, scientifiques ou esthétiques. " L’outil fait la pensée, parfois, au moins autant que la pensée fait l’outil. " 2 dit Hervé Fischer, un collaborateur de la première heure. Des expressions techniques parfois très difficiles à rendre précisément parce qu’elles étaient encore expérimentales ont donné lieu à la génération de bien des formes d’art qui récupéraient ou détournaient une technologie développée dans un contexte médical, militaire ou simplement médiatique. La description d’un équipement, d’une interface ou d’un procédé a donc pris une grande importance puisque c’est souvent à travers ces descriptions qu’il devient possible de saisir la démarche et parfois même les enjeux de pratiques artistiques. La description d’un gadget peut donc suivre ou précéder un principe scientifique ou des considérations critiques. Dans ce domaine peut-être plus que partout ailleurs, la rencontre de l’art, de la science et de la technique est constitutive et incontournable. Et si l’art représente toujours la cristallisation des savoirs techniques et scientifiques de son époque comme de nombreux historiens et sociologues l’ont démontré, 3 jamais cette alliance n’a été aussi clairement cultivée.

 

Multimedia

" Comme une abeille perdue, je m’enivre du suc des rencontres "  R. Judrin 4

La présentation par ordre alphabétique offre par ailleurs une très grande liberté au consultant qui peut faire ses propres liens et circuler à sa guise dans ce jeu de renvois à d’autres mots, à des images et, dans la nouvelle version, à des extraits d’entrevues, de démos, etc. En version électronique et grâce à la large bande passante, il devient de plus en plus simple d’intégrer du son et des images en mouvement. En ce sens, l’Encyclopédie correspond et met en œuvre ce qu’elle cherche à présenter : des pratiques artistiques qui explorent, inventent et exhibent la fibre qui les constitue, le médium qu’elles empruntent. Elle permet aussi de représenter les matériaux de la pensée qui est multimédia puisque nous pensons en mots, mais aussi en sons, en images et en connexions entre ces éléments. L’ordre alphabétique est sans doute le moins directif, puisque très peu de personnes entreprennent de lire un dictionnaire en suivant l’ordre des mots, ordre qui représente d’ailleurs, sur le plan du contenu, une série de sauts rompant toute continuité entre eux, ce qui incite peut-être le consultant à construire ses propres liens.

Ce caractère multimédiatique permet d’ailleurs de sortir de la circularité dans laquelle enferme un dictionnaire où tout renvoi se fait de mot à mot. La possibilité d’ouvrir sur des œuvres, des illustrations graphiques et des entrevues engage un dialogue continue entre les mots et les choses. Nommer, décrire, illustrer, mesurer, exemplifier, comparer, distinguer, traduire sont des opérations qui se répondent et s’interpellent, multipliant les échanges entre une définition consensuelle, qu’il est d’ailleurs possible d’actualiser et d’améliorer, et des œuvres particulières appartenant à l’univers processuel de la fabrication et de la distribution artistique. L’Encyclopédie établit ou statue sur l’usage des mots, mais elle permet aussi la diffusion d’œuvres et de performances que plusieurs n’auraient pas l’occasion de voir. Le format de ces documents est certes réduit puisqu’ils doivent tenir dans une fenêtre d’écran. Il n’en demeure pas moins qu’ils s’inscrivent ainsi dans une entreprise collective de mise à jour du domaine. En ce sens, la vocation de cette entreprise excède largement l’établissement du bon usage, et vise le repérage et la discussion d’une forme de répertoire des œuvres les plus significatives et des collaborations entre artistes, théoriciens, spécialistes techniques et critiques.

Le format multimédiatique met aussi l’accent sur le rôle dynamique du consultant appelé à circuler dans cette immense banque de données en s’introduisant par le biais de l’une des trois catégories : termes, documents, acteurs. Il peut donc orienter sa recherche par le désir de documenter une œuvre, de retracer un critique, de connaître l’histoire d’un procédé. Et sa circulation peut se faire comme dans tous les hypermédias, par sauts et hyperliens entre diverses entrées et catégories. L’intertextualité si chère à Barthes se déploie ici en trois dimensions puisque l’on peut passer de diverses sources textuelles à l’espace des images et des sons. Ainsi, tant par sa circulation que par sa constitution, cet ouvrage a été conçu comme une œuvre ouverte par les multiples passerelles établies entre texte et documents extra textuels, et par l’établissement d’une collaboration entre concepteurs et usagers puisque ces derniers sont invités à contribuer à la mise à jour et à l’amélioration de la base de données.

 

Projet collectif

" Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? " Marcel Mauss

La rédaction du dictionnaire s’est faite dans le cadre d’un travail collaboratif impliquant artistes, théoriciens (historiens, esthéticiens, critiques), graphistes, lexicographes, traducteurs, programmeurs. Plus d’une centaine de personnes ont été impliquées à divers titre dans la première édition publiée par les Presses de l’Université du Québec en 1996 et développée en format électronique la même année. Mais dans ce domaine plus que dans tout autre, le savoir n’est pas fixé une fois pour toutes. Et très vite, le besoin s’est fait sentir d’ajouter ou de revoir certaines définitions, de compléter des notes historiques, d’insérer de nouvelles œuvres, des commentaires, etc. Besoin aussi d’ouvrir le projet à l’ensemble de la communauté des artistes et des chercheurs qui s’approprieraient cet outil de recherche appelé à devenir une espèce de tableau de l’état des recherches dans ce domaine. Mais pour que le tableau soit vivant et fidèle, il doit comporter la touche du plus grand nombre.

En ce sens, la version encyclopédique devient un projet de communautique, créant des liens de collaboration, d’échange et de mise en commun dans le domaine qui nous réunit. Internet représente à la fois un espace et une plate-forme parfaitement adaptés aux dimensions du projet. L’information est accessible à chacun et il est très simple de s’impliquer, au double titre de consultant : usager et expert-conseil. L’un des principes de base de la communautique s’applique à la lettre : la compétence, le savoir et le savoir faire d’un individu lui appartiennent en propre, mais ne génèrent pas de valeur isolément. Pour créer de la valeur, il faut combiner le capital humain, le capital de savoir et d’innovation au capital réseau. L’encyclopédie devrait devenir ce réseau de collaborations présentant sommairement la multitude des interventions, innovations et réflexions qui contribuent à enrichir notre domaine et à former non pas uniquement un lieu d’archivage des savoirs, mais aussi une source d’inspiration, un catalogue de méthodologies et de procédés guidant des démarches émergeantes.

Certains sujets seront sans doute plus chauds. En particulier en ce qui a trait à l’historique de procédés, d’innovations ou à la formation d’expressions. Les artistes oeuvrant dans le domaine mettent au point des procédés, des interfaces et des formes d’art qu’ils nomment à partir d’une racine étymologique, d’une analogie ou d’un champ déjà existant en science. Par ailleurs, certains concepts, celui de soundscape / paysage sonore par exemple, sont apparus avec des nuances à quelques mois d’intervalle il y a une trentaine d’années. À qui en attribuer la paternité ? Il y a des mises au point à faire et des éléments d’histoire à récupérer ou à réhabiliter. Le fait que bien des innovations se trouvaient dans l’esprit du temps, complexifie la situation, et rend la collaboration de l’ensemble de la communauté d’autant plus précieuse que les sources seront variées.

En s’appuyant sur la base des recherches individuelles concrètes des chercheurs, le développement de l’Encyclopédie fait remonter un savoir, des savoir-faire et des expérimentations en provenance de multiples disciplines, depuis le terrain même de la recherche vers un réseau de diffusion et de discussion. Contrairement au travail des spécialistes attitrés pour la rédaction des dictionnaires, spécialistes dont la légitimité provient en partie de la reconnaissance par une Académie, les collaborations recherchées ici tablent sur la maîtrise expérimentale d’un sujet. En cela, notre projet renoue avec l’entreprise des encyclopédistes du XVIIIe siècle " qui assistèrent à l'essor du machinisme et des premières manufactures, [et qui] s'employaient systématiquement à décrire en détail les divers processus de fabrication, en utilisant avec la plus grande précision le vocabulaire spécifique de chaque métier. L'article " Émail ", remarquable à cet égard, fut rédigé pratiquement sous la dictée d'un artisan. " 5

À cette compétence artistique et technologie s’ajoute le désir de partager le savoir qui s’en dégage. On retrouve dans la formation de plusieurs communautés virtuelles une attitude qui s’apparente au désir d’échange et de don qui préside, d’après Marcel Mauss 6 à la constitution de toute société. Et il est vrai qu’une culture de la convivialité et du partage s’impose, par conviction ou parfois par désir de s’affranchir des géants, ne serait-ce que par le biais de la création de librairies de partagiciels. Dans le cas d’Internet et des réalisations qui y sont destinées, le phénomène du partage est accru par la puissance des moyens qui permettent instantanément de communiquer à l’échelle de la planète. Il ne faut pas négliger non plus le fait que dans le domaine des arts médiatiques et plus généralement des nouvelles technologies, il est essentiel d’intervenir pour " être " sur le Net. Plusieurs artistes conçoivent donc des œuvres destinées à être éventuellement déposées sur Internet en guise de diffusion ou directement d’intervention. Enfin, ils sont invités, de même que toute la communauté des chercheurs qui travaillent à définir le domaine, à apporter leur contribution à l’Encyclopédie. Les suggestions proposées par les artistes, théoriciens, techniciens, seront revues et éventuellement retouchées par le comité éditorial, en collaboration avec le proposeur. Mais ce dernier restera l’auteur identifié comme tel de la définition ou du commentaire ajouté.

Cet outil deviendra le lieu de formation et le tableau d’une communauté internationale fédérant du savoir par les connexions illimitées à établir entre la multitude des contributions qui y seront indexées. Un savoir reposant sur la base de pratiques et de réflexions individuelles. Mais aussi un savoir démultiplié par les possibilités infinies de connexions et de liens à établir entre les divers éléments, textuels, visuels et sonores qui seront consignés sur ce site, connexions provoquées par des requêtes indéfiniment renouvelées de la part des consultants.

 

L’affichage dynamique

" Lorsque je fais faire une telle somme de travail à un mot, je lui donne toujours une prime. " Lewis Carroll 7

 

Dans un dispositif comme celui-ci, les requêtes des usagers sont déterminantes pour circuler dans la base de données, mais aussi pour dépasser le simple niveau de la consultation et permettre aux informations consignées de constituer un nouveau savoir pour le consultant. La requête devient donc centrale, ce que traduira un affichage dynamique situant au centre de l’écran chacune des requêtes entourée des termes ou des renvois présentant le plus de proximité avec l’élément recherché. L’ingénierie d’un dispositif de navigation dynamique s’est imposée quant à l’interactivité et au dynamisme de la navigation pour l’usager, mais aussi pour permettre une mise à jour continue et simple de l’encyclopédie quant aux contenus, au traitement et à l’archivage de ces contenus. Les divers éléments composant l’Encyclopédie sont regroupés sous trois grandes rubriques :

Termes (plus de 2000) : le mot, sa catégorie grammaticale, son genre, sa traduction en d’autres langues, ses synonymes, sa définition, une notice historique, des références à des articles ou ouvrages, à des citations ou à des commentaires, ses renvois à d’autres termes, son illustration technique, ses renvois à des œuvres.

Documents (plus de 10000) : œuvres sonores, visuelles, performances, projets télématiques consignés sur n’importe quel format numérique, photographique ou vidéo, démos, illustrations graphiques, entrevues

Acteurs (plus de 700) : Tout intervenant, auteur d’une définition ou d’un commentaire, artiste, illustrateur, théoricien (historien, critique, esthéticien, etc), programmeur, membre du comité éditorial.

La consultation peut se faire depuis l’une ou l’autre des rubriques permettant d’afficher tout le champ notionnel et documentaire d’un terme, les diverses interventions d’un acteur ou tous les liens rattachés à un document. On pourra ainsi facilement visualiser l’ampleur de la documentation et des liens déjà établis pour chaque entrée de l’Encyclopédie, saisir le champ notionnel et artistique suggéré, repérer des pistes d’investigation tout en maintenant le caractère central de la demande.

 

L’ontologie des arts médiatiques

Sur Internet, l’identité se décline à travers une adresse

Comment avoir la bonne adresse ? Cette refonte du Dictionnaire a été l’occasion de développer une ontologie permettant d’organiser les contenus de l’Encyclopédie. Servant de fondement à l’Encyclopédie, cette ontologie permet l’universalisation des références sémantiques du domaine en intégrant les divers contenus (texte, schéma, illustration, vidéos, etc.). Le développement du caractère ontologique de l’Encyclopédie vise l’établissement d’une référence mondiale unifiée, tout comme il existe une ontologie de la musique, de la documentation en bibliothéconomie et dans divers domaines médicaux, ce qui permet d’optimiser les échanges entre spécialistes et de faciliter l’accès des non spécialistes.

Cette ontologie aura une dimension linguistique en vue de faciliter le repérage des informations dans le corpus ; et une dimension informatique pour modéliser et exploiter cette connaissance car le travail produit autour de la recherche ontologique servira à mieux définir la matrice des liens nécessaires à l’hyperindexation des données et à une circulation simple et fructueuse dans la base de données. L’ontologie permet de relier sémantiquement une notion et celles auxquelles elle renvoie, ou une notion à tout son champ sémantique. Elle établit en outre une prévalence dans ces liens qui seront d’abord prédéfinis, mais qui peuvent par la suite s’affiner ou se spécialiser en tenant compte des intérêts particuliers de l’utilisateur. Ainsi, l’ontologie peut guider le consultant dans sa requête ou dans la construction de sa contribution.

Ce projet d’ontologie a été motivé par le désir de s’assurer que l’on parlait le même langage, que l’on se réfère bien à la même chose lorsqu’il est question d’art transgénique ou de réalité virtuelle. On sait que plusieurs termes ont des définitions multiples, ou recouvrent des champs de pratiques très diversifiés, d’où l’intérêt, non pas de standardiser le domaine, mais de consigner et de préciser les divers sens en usage. En ce sens, l’ontologie reflètera l’état de la question en restituant un tableau juste et dynamique des développements en arts médiatiques

Le modèle retenu est le Dublin Core qui a servi à développer une ontologie appliquée au domaine des bibliothèques, modèle qui assure une uniformité internationale des références. Ce protocole permet de référencer tout type de documents (livres, encyclopédies, disques, documents audiovisuels, etc.). Les sous-ontologies correspondent aux trois grands domaines présentés plus haut : termes, acteurs et documents.

 

L’esthétique des arts médiatiques

Les mots ne sont parfois que l'occasion de longs développements sur les choses

L’Encyclopédie représente plus qu’un dictionnaire parce qu’elle permet de formuler des problématiques et de faire émerger des interrogations sur l’esthétique des arts médiatiques. Certes il s’agit de considérations présentées de façon fragmentée par le biais d’extraits ou de définitions. Des positions esthétiques se dégagent néanmoins de ce discours qui se développe en filigrane, et qui deviendra sans doute de plus en plus nuancé et polyphonique grâce à l’élargissement de la communauté d’intervenants. Il est bien connu 8 que même les définitions et les articles encyclopédiques les plus neutres comportent un biais idéologique et théorique. Et sur des questions aussi délicates que les liens entre arts et technologies, il va sans dire que même l’approche la plus prudente est orientée par une tendance. Il s’agit d’informations sélectionnées, colligées, rassemblées, traitées, organisées et rédigées par une équipe dans un certain contexte. Il s’en dégage une position épistémologique et idéologique. Nous avons travaillé dans un contexte nord-américain participant de deux traditions, l’américaine et l’européenne, via la France principalement, encadrés par une institution universitaire, financés avec des fonds de recherche. Nous avons aussi travaillé avec des technologies en émergence qui avaient donc toutes un caractère exploratoire qui n’a pas manqué de se faire sentir sur la facture de l’ensemble. La participation de la communauté internationale comprenant des artistes et des chercheurs de tous les horizons va sans doute introduire de la différence et permettre de représenter au mieux une diversité d’intérêts.

Mais ce qui sous-tend cette banque de données, c’est une esthétique qui s’esquisse au fur et à mesure de nos ajouts et modifications, une esthétique qui réserve une large part aux interfaces et aux médiums avec lesquels on fait de l’art. D’où l’expression esthétique des arts médiatiques. Certes, cette approche recoupe en bien des points d’autres esthétiques qui ont vu le jour au cours des dernières décennies dans le domaine des arts technologiques. Annick Bureaud présente une position très largement répandue en parlant d’art électronique pour recouvrir une position derrière laquelle se profilent la plupart des pratiques. : " La matière de l'art électronique est l'information, un flux immatériel qui, pour les mêmes données, peut prendre différentes "formes" selon le codage de restitution perceptible par nos sens. L'œuvre prend un aspect ternaire : l'œuvre conçue (le programme, le concept, l'idée), l'œuvre perceptible (sa physicalité, son "incarnation") et l'œuvre agie ou perçue (autrement dit la perception par l'utilisateur de l'œuvre conçue par l'intermédiaire de l'œuvre perceptible). 9 " Cette position rejoint d’ailleurs celle de Stephen Wilson qui publiait récemment un ouvrage fondamental portant sur l’intersection de l’art, de la science et de la technologie et qu’il baptisait : Information Arts. 10 L’esthétique de la communication telle que développée par Mario Costa et Fred Forest dès 1983 rejoint aussi un grand nombre de pratiques où l’essentiel porte sur les sujets de l’expérience artistique plutôt que sur l’objet. Cette esthétique met en effet surtout l’accent sur les modalités d’échanges entre les partenaires dans un cadre d’expérience artistique comportant des technologies communicationnelles. Cette esthétique recoupe aussi les grandes lignes de l’esthétique relationnelle telle que développée plus récemment par Nicolas Bourriaud dans un cadre qui excède le domaine des arts technologiques.

L’esthétique des arts médiatiques découle plus spécifiquement d’une réflexion sur les médiums en cela qu’ils déterminent aussi bien les modalités de la relation que l’horizon et la perspective communicationnels. 11 Les arts médiatiques introduisent des interfaces et des dispositifs inédits qui engendrent de nouvelles pratiques, et en définitive, d’autres modes d’être. On est passé de la fabrication d’objets (peintures, sculptures) à la création d’entités de nature mathématique (les images de synthèse) et à la réalisation d’événements qui se déroulent dans des réseaux. On délaisse momentanément un épistémè rétinien pour entrer dans une " esthétique non optique de l’action " comme le dit si bien Anne Cauquelin. Relayant l’esthétique de la contemplation et du goût par des considérations qui croisent éthique et esthétique, les arts médiatiques créent en effet des environnements qui sollicitent le spectateur à titre d’intervenant. Ce dernier troque alors l’immunité spectaculaire contre une intervention active qui produit et marque l’événement. Il devient partenaire actif d’un échange. Or on sait, enfin, il s’agit du postulat des arts médiatiques, que ces pratiques s’aménagent et prennent forme à travers des dispositifs et des technologies qui en délimitent le cadre et la portée.

Leur atteinte est d’ailleurs encore plus fondamentale puisqu’ils incorporent des interfaces qui agissent sur l’appareil cognitif et sur la sensorialité de façon plus ou moins transparente, avec un degré de pénétration plus ou moins invasif. "Quand on transforme et améliore un outil, c'est le schéma corporel tout entier qui fait reculer ses limites, se dilate, se libère" disait Gilbert Simondon. 12 Il est d’ailleurs pressant, sinon que l’on révise, du moins que l’on prolonge l’histoire des courants artistiques par une histoire des matériaux, des outils et des techniques qui contribuent à développer les artefacts culturels. Comme l’a bien vu Mario Costa : " L'histoire des arts est essentiellement l'histoire des moyens techniques, de l'émergence de leurs possibilités spécifiques de rendement, de leur capacité multiforme d'hybridation, de leur influence et de leur réaction réciproques, de leur triomphe et de leur décadence. " Nous sommes dus pour une leçon de choses, pour un examen attentif de leur prégnance et de leur ascendant sur nous.

En ce sens, on peut dire que la réflexion sur les effets des interfaces et des technologies sur notre aesthesis représente la véritable finalité du dictionnaire. Certains articles revoient d’ailleurs explicitement à des remarques esthétiques portant sur les changements profonds touchant les nouvelles formes de temporalité et d’espace, ou à des considérations philosophiques débordant sur la société et l’identité.

Et puis, on peut aussi anticiper comme le fait l’auteur de l’article sur l’Encyclopédie de Diderot dans l’Encyclopedia universalis sur l’avenir de ce projet et " On peut se demander si les calculateurs électroniques n’utiliseront pas bientôt les encyclopédies pour en faire, selon un rêve de Leibniz, du matériau d’invention par l’art combinatoire." 13

Notes

1 - R. Judrin cité par Étiemble, à l'article Dictionnaire in Encyclopedia universalis, Paris, 1968.
2 - Hervé Fischer. " Mythanalyse des interfaces. Le mythe de Janus " Interface et sensorialité. Ste-Foy, PUQ, 2003, p. 323
3 - Notamment Lewis Mumford, Erwin Panofsky, Pierre Francastel, Bruno Latour
4 - idem
5 - 2001 Hachette Multimédia http://encyclo.voila.fr/
6 - Marcel Mauss. " Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés primitives ". Article originalement publié dans l'Année Sociologique, seconde série, 1923-1924. http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/ livres/mauss_marcel/socio_et_anthropo/2_essai_sur_le_don/essai_sur_le_don.html
7 - Réflexion de Humpty Dumpty in Lewis Carroll De l'autre côté du miroir
8 - Jacqueline Feldman. Le Jeu du dictionnaire. Paris, Tierce, 1981.
9 - Annick Bureaud. " Pour une typologie des interfaces artistiques ", Interface et sensorialité. Ste-Foy, PUQ, 2003, p 21
10 - Stephen Wilson. Information Arts: Intersections of Art, Science, and Technology . Cambridge, MIT Press/Leonardo Books, 2001
11 - Ce qui explique, entre autres, que plus on perfectionne et multiplie les dispositifs de communication, plus on éprouve de frustration devant les échecs à communiquer.
12 - Gilbert Simondon. Du Mode d'existence des objets techniques. Paris, Aubier, 1989. p. 114
13 - L'article Encyclopédie est signé YD. Encyclopedia universalis



© Louise Poissant & Leonardo/Olats, février 2003