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Esthétique et éthique : la force des choses

Mariapaola FIMIANI


1. Je tâcherai d’exposer des considérations de caractère théorique qui se situeront sans doute aux marges des travaux d’Artmedia. Les protagonistes de cette rencontre sont en réalité les expérimentateurs de l'art, les artistes, les critiques, les esthétologues.

J'ai toujours été d'accord avec l'approche de la question de la technique en termes non humanistes et non apocalyptiques. Je considère que les nouvelles technologies ne tendent ni à renforcer l’idée d’un sujet en tant que fondement (hypokeimenon, dirait Heidegger avec Aristote), ni l’idée d’un monde réduit à l’accumulation et à la mise en série d’objectivités représentables. Les nouveaux médias aident, en revanche, d’une part, à développer un processus contraire, celui de la désubjectivation et, d’autre part, à présenter le monde non plus comme le  système des objets produit par la science et par la technique moderne, mais comme le présent primaire. Je discuterai tout à l’heure le sens de cette expression.

L'expérimentation esthétique se propose en tant que point privilégié d’observation de ce processus, qui ne se réduit pas à ce qui advient sur le plan de la création artistique. Plus généralement un mouvement d’activation désubjectivé des signifiants – technologiques et communicationnels, notamment – est en marche et nous amène à réfléchir sur une mutation anthropologique. Ce changement accompagne non pas tant la mort du sujet, mais la constitution d’un nouveau sujet ou la conversion du sujet en une sorte d’extériorisation du soi. Par le terme d’extériorisation, j’entends le replacement du dedans dans le dehors, de l’intérieur dans l’extérieur – ou le devenir chose du sujet, son devenir inorganique (pour reprendre des expressions de Mario Perniola) 1 – c'est-à-dire une transformation qui place le sujet dans une trame complexe, flexible, et difficilement déchiffrable. Le sujet est pris dans le monde, et, en même temps, il est réactivé.

Se soustraire aux flatteries et aux illusions des identités, des intériorités, des souverainetés, des métaphysiques du moi (comprise la métaphysique de la vie et du désir) signifie donc pour le sujet, " se faire chose ", se faire dehors, se faire monde, se replacer dans le passage, dans l’entre-deux, dans la trame imprévisible qui unit et désunit. Il y a un " flux présystématique " ou une " forme formant " jamais formée, caractéristique du " flux du réseau " 2 qui dépasse le sujet individuel, sa centralité et sa synthèse. Avec les nouvelles technologies, le sujet (le sujet-auteur, dans le cas de l’œuvre d’art, mais aussi dans le cas de l’œuvre en général) est replacé dans une complexité insoutenable. Il est tout à fait correct de répéter avec Artaud – point de repère fondamental pour les expérimentateurs de l’art – que " là où il y a la machine, il y a l’abîme et le néant ".

Donc, la rencontre entre l’art et la technologie constitue une importante occasion pour discuter de la désubjectivation en tant que devenir chose du soi, en opposition à toute assimilation aux principes fondateurs. Le fait esthétique est un fait " mixte " : il n’exclut pas le moment innovatif de l’acte, mais il tient compte de l’élément du réel, comme on l’a dit.

Le problème est de s’interroger sur la nature de cet " élément du réel ", sur la nature de la chose, ou pour suivre Heidegger, sur la "cosalité" de la chose.

2. Le problème de la nature de l’élément de réalité n’est pas secondaire. Bien au contraire. La conscience du risque de la disparition du réel est bien présente dans des secteurs du débat contemporain qui, en polémique avec la dimension objectivante de la pensée moderne, se situent aux limites entre ontologie, esthétique et éthique.

Un processus de déréalisation est en acte, qui accompagne d’une part la réflexion sur la liberté et sur la valorisation de l’être, et d’autre part, le besoin d’autrui et les théories communautaires ou de la pratique collective de la liberté.

Autrement dit, il apparaît qu’une disposition néoromantique de la pensée contemporaine pense que la valorisation de l’être – par opposition aux dérives nihilistes – veut dire assimiler le monde aux moments extraordinaires et créateurs de l’expérience singulière. Au nom d’une beauté qu’il faut rendre au monde, comme le voulait Holderlin, l’idée d’une totale esthétisation de l’expérience fait son chemin. L’effet est de reconduire la réalité au pur fantasme du désir de l’individu : les choses sont simplement les projections de notre désir infini d’investissement énergétique et d’appropriation fantasmatique. Le désir des choses exprimerait ainsi – selon une certaine pensée socio-politique assez répandue – simplement le sommet d’une attitude, que la modernité a ouvert, de type purement cumulatif et prométéique, donc encore humaniste et du pire humanisme.

En ce qui concerne les discours sur la liberté collective – les discours qui confient à l’être en commun et à la coappartenance du soi et de l’autre, la possibilité d’une pratique effective éthico-politique – il faut remarquer que le débat en cours est partagé entre libéralismes et communautarismes, mais surtout entre partisans du collectif en tant que pacte partagé et partisans de la fusion de groupe au nom d’une force unitaire, religieuse, ethnique, culturelle. La réflexion sur la communauté balance entre les formes du contrat et les formes mystiques de l’assimilation de l’individu à la collectivité.

Mais la chose extraordinaire est qu’il y a un élément commun aux deux formes – le contrat et la fusion – qui est la disparition du réel ou, mieux encore, la déréalisation.

Dans le cas du contrat, ou de l’échange qui suit des règles partagées, la réalité est reconduite à ce qui peut être normé, aux " objectivités " homologuées, équivalentes, c'est-à-dire aux purs instruments de la durée du pacte : ce qui est valable est la " loi de l’échange " et non pas le " royaume des choses " 3. ce sont les mesures définies, non pas l’hétérogénéité et l’instabilité des choses. Ainsi dans le cas du groupe en fusion, de la communauté mystique, ce qui compte est l’énergie qui permet la fusion, et non pas la complexité du réel, ni non plus l’indécidabilité des choses qui occupent un espace intermédiaire de partage.

Pour la communauté de contrat, l’échange est incompatible avec la réalité hétérogène du singulier. Pour la communauté fusionnelle, le réel est tout simplement manquant, il est absent.

Il n’est pas difficile de comprendre comment, en absence de la réalité effective, c'est-à-dire d’une réalité présente dans toute sa complexité irréductible – ce que les esthétologues appellent le flux présystématique -, même la vie collective se simplifie et s’assèche, qu’elle s’adapte à subir les prévarications d’un système d’échange et identitaire, voire la pression d’une force violente et contraignante à laquelle on est totalement assimilé ou à laquelle on participe émotivement.

La tâche de la nouvelle réalisation du monde est alors sans aucun doute assignée aux " expérimentateurs de l’art ", mais aussi et surtout aux " expérimentateurs de l’existence ", comme dirait Nietzsche. Une tâche en même temps esthétique et éthique qui ne peut être séparée d’une pratique de la mise en commun ou de l’effort d’un exercice de vie en commun réelle et constructive de nouveaux sujets, de sujets désubjectivés. Ceux-ci, en effet, parce qu’ils sont désubjectivés, se nourrissent de la présence de leur dehors, de l’indétermination des choses et du flux présystématique.

Alors la notion de présent primaire exprime la contingence d’un médium réel. Elle est le lieu de l’événement comme libre configuration d’événements singuliers, elle est un champ d’immanence, où s’accomplit le jeu sans fin du continu et du discontinu.

La tradition de la pensée philosophique nous dit que le médium est une notion qui a un sens ontologique ou logique : le médium est ou le fondement réel auquel la contingence du monde est ancrée ou le produit de la conceptualisation de la raison ordonnatrice. Parler aujourd’hui du médium veut dire penser qu’il n’est ni ontologique ni logique, mais qu’il est le médium réel en tant que contingence du devenir, contingence de la réalité qui se fait. Autrement dit, la médiation n’est aucunement l’explication d’un monde en devenir, elle est l’apparition des différences dans leur liaison provisoire.

Si le médium réel est, de ce point de vue, le devenir de la contingence, il est aussi la réduction de cette même contingence en tant que présentation d’un passage. Il est le présent qui nous extériorise, qui nous constitue, qui nous active et qui est donc primaire pour notre existence désubjectivée, pour ce nouveau sujet que nous nous efforçons de définir, capable d’accueillir et en même temps de forcer le flux de ce passage. Donc les choses sont, et nous sommes au milieu de celles-ci.

3. "La force des choses" est le titre d’un paragraphe de l’Essai sur le don de Marcel Mauss 4. Il vaut la peine de le rappeler pour souligner que le don, dans la forme de l’échange archaïque, constitue un modèle de lien – entre les hommes, et entre les hommes et les choses – capable de nous faire entendre le problème actuel de la centralité des choses. Le don est, en effet, une figure du passage qui indique, d’une part, la marginalité des acteurs et, d’autre part, le protagonisme des choses données, c'est-à-dire de la force des choses.

Il n’est pas possible ici de discuter en détail les questions qui ont accompagné la critique de l’Essai de Mauss, il n’est pas non plus possible d’exposer l’énorme richesse du travail théorique de Mauss. Il est toutefois nécessaire de noter qu’on ne peut accepter une interprétation qui pense l’acte même du don comme le don de rien. Et cela même si elle entend soustraire le don à une réduction anthropologique et à une interprétation par trop liée à l’économie. Si donner quelque chose implique l’attente du don qui vient en échange – comme Mauss a dit à propos des trois obligations, l'obligation de donner, l'obligation de recevoir, l'obligation de rendre 5 – cela reproduit le cercle du retour du propre, de l’économique. Donner ne peut être que ne pas donner, ou mieux il ne peut y avoir don de quelque chose, mais seulement don de rien : le don est donc une figure de l’impossible. Ce sont, comme on le sait, les arguments de Derrida. 6

Je pense que le don est le passage de la chose donnée en tant que valeur instable et non permutable, dans lequel le donateur s’extériorise. En effet, le don active un passage qui met le sujet au centre d’une circulation totale. Dans le don " tout se tient, se confond ", comme l’écrit Mauss dans son Essai. 7 " La circulation des biens suit celle des hommes... Au fond elle est la même. Si on donne les choses et les rend, c'est parce qu'on se donne ... c'est qu'on se donne en donnant... . 8 Et encore, " on mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent ". 9

Le don produit " un courant continu et en tous sens ". 10 Autrement dit, donner signifie réactiver – comme le veut la nouvelle esthétique de la communication ou du net art – une chaîne désubjectivée de signifiants, signifie faire de l’événement (comme le disait Lévi-Strauss dans son commentaire à la notion de mana dans l’Essai sur le don) le " signifiant flottant ", ou la " valeur symbolique zéro " 11. La réactivation désubjectivée des signifiants est, en effet, le flux présystématique de la circulation du don que l’anthropologue considère comme l’effet de la force du mana, une catégorie impersonnelle de la pensée magique. Tout comme la recherche esthétique, la théorie du don signale le mouvement, en forme indistincte, de choses et de personnes. Elle n’est pas compatible avec le couple dissocié du sujet et de l’objet.

Le don est le passage de choses hétérogènes et l’apparition d’un entre-deux essentiel 12. De la "chose donnée" on peut dire, comme le voulait Mauss, qu’elle est la monnaie archaïque, un médium à la valeur indéfinie, que l’on peut juste essayer de raconter ou de montrer 13.

La figure du don est cohérente, alors, avec la centralité de l’entre-deux et avec le flux présystématique. Le don peut bien exprimer – en réponse aux interrogations esthétiques et éthiques – une théorie du médium réel et du présent primaire. Une théorie qui est certainement indispensable pour combattre la disparition du réel, mais qui est aussi une condition du processus de désubjectivation en cours.

Ainsi l’éthique, comme l’esthétique, propose de nouveau la "tension sans intention" dont l’artiste est capable. Elle entend pénétrer le médium et non pas le dominer. Dans le monde de l’insomnie agitée d’Internet, où un " bloc communicationnel technologique " et autonome trouble la communication humaine, comme le dit Costa 14. le lien entre les hommes perd son caractère de relation interpersonnelle pour se transformer en capacité de se disséminer et de partager l’essence du net. Le net art nous suggère que plus l’auteur est disséminé plus l’œuvre est partagée. Et il nous dit aussi que le partage n’est ni le consensus aux règles communes, comme le veut le contrat social, ni la participation à une force unitaire qui assimile les existences singulières, comme le veut le groupe en fusion. Le partage est, aussi pour une communauté éthique, la disposition de chacun à entrer dans un médium réel, présent et à l’œuvre.


Notes

1 - M. Perniola, Il sex appeal dell'inorganico, Einaudi, Torino, 1994.
2 - M. Costa, Internet e globalizzazione estetica, Temo lungo Edizioni, Napoli, 2002, p.85.
3 - J. Bazin, La chose donnée, "Critique", nn.596-597, 1997, p.8.
4 - M. Mauss, Essai sur le don, in Sociologie et anthropologie, précédé d'une Introduction à l'oeuvre de Marcel Mauss par C.Lévi-Strauss, PUF, Paris 1973, p.214.
5 - Ivi, pp.205 sgg.
6 - J. Derrida, Donner le temps, Editions Galilée, Paris, 1991.
7 - M. Mauss, Essai sur le don, cit., p.226
8 - Ivi , p.227.
9 - Ivi , p.173.
10 - Ivi , p.188.
11 - Ivi , p.L.
12 - Sur la question du don et sur la centralité des choses je me permets de renvoyer à mon L'arcaico e l'attuale, Bollati Boringhieri, Torino, 2002, pp.113 sgg.
13 - M. Mauss, Essai sur le don, cit., pp.221 sgg.
14 - M. Costa, Internet e globalizzazione estetica, cit., pp.84 sgg.



© Mariapaola Fimiani & Leonardo/Olats, janvier 2003