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Potentiel des vides quasi-infinis
Tout peut pousser dans un champ de nombres

Nicolas REEVES


L’espace des possibles

Depuis une quinzaine d’années se développent de façon éparse, mais continue, une série de méthodes informatiques de création artistique, qui mettent au monde des êtres synthétiques dont personne n’a vraiment décidé de la forme, et dont personne n’a jamais travaillé la matière (fig. 1, 2 et 3).


fig. 2 : Architectone informatique matérialisé par stéréolithographie (Nicolas Reeves et NXI GESTATIO)

La progéniture de ces véritables gestations numériques est capable d’apprendre, de s’auto-organiser, d’évoluer, et brouille progressivement la distinction entre robotique, cybernétique et vie artificielle. Les objets générés existent en premier lieu au sein des mémoires de l’ordinateur : une fois informé des désirs de l’artiste, celui-ci déclenche l’évolution numérique qui détermine une forme virtuelle finale (fig. 4).

fig. 4 : Séquence de production d’objets. L’artiste définit d’abord ses intentions par rapport à l’objet qu’il veut créer. Formalisées et traitées au moyen d’un outil de gestation numérique (ici, un algorithme génétique), elles produisent en fin de parcours un objet virtuel qui, grâce à différentes techniques de prototypage rapide telles que la stéréolithographie, devient un fragment du réel. L’effet de la juxtaposition de ces technologies avancées s’apparente à la version high-tech de mythes très anciens, dans lesquels il suffit de penser à un objet pour le voir apparaître.

Dans bien des cas, le processus fonctionne par essais et erreurs : de nombreuses formes sont créées en mémoire, testées en regard des attentes de l’artiste, puis conservées, hybridées ou éliminées selon leur performance à ces tests. Le procédé ne garantit pas la découverte de " la meilleure forme ", mais résulte dans bien des cas en une forme " excellente ".

Cette forme a été choisie parmi une très grande quantité de formes possibles, toutes définies par les algorithmes qui transcrivent pour la machine les attentes face à l’objet souhaité. On souhaite évidemment que cette " très grande quantité " de formes soit  " la plus grande possible ". Bien plus grande que ce que les mémoires, assez limitées, peuvent contenir. Plutôt que de générer toutes les formes possibles, l’artiste devra fournir à l’ordinateur les algorithmes qui les définissent, en variant leurs différents paramètres. Les algorithmes commenceront par créer quelques objets aléatoires, détermineront les plus prometteurs, et les croiseront entre eux pour obtenir, après une assez longue " sélection artificielle ", un objet au plus près des désirs de l’artiste. Cet ensemble d’algorithmes installe un gigantesque ensemble de formes potentielles, qui définissent l’espace des formes accessibles au système. L’évolution numérique s’y manifeste comme une trajectoire, qui, sautant au départ d’une région à une autre, se concentre ensuite sur une zone donnée, définit des contours de plus en plus serrés, pour aboutir à une forme optimale.

Or l’ordinateur, qui n’a pas accès à l’infini, ne peut proposer une infinité de possibles. Si l’objet recherché est une sphère, cela signifie qu’il ne peut produire de sphères plus grandes qu’une certaine taille, ni plus petites qu’une autre, et qu’il ne peut produire des sphères arbitrairement proches l’une de l’autre : il y a une limite à la précision de tout ordinateur. Si cette limite est de un millième, l’ordinateur considèrera identiques toutes les sphères dont le rayon diffère de moins de cette quantité.

Cela peut sembler de peu d’importance : qui a réellement besoin d’une infinité de possibles ? La question est plus cruciale qu’il n’y paraît, et son importance au niveau symbolique ne saurait être sous-estimée. Pour bien des artistes, cette limitation réduit l’ordinateur à un outil de combinaisons de possibilités toutes connues d’avance ; elle élimine toute possibilité de surprise et de découverte. Elle offre l’image d’univers étriqués et explicitables. L’espace des possibles contient déjà et seulement toutes les formes que le système peut produire ; la création se voit réduite à une simple sélection de formes parmi un ensemble déjà établi. Et la question qui surgit est implicitement mais intimement liée à la notion de liberté : que faire d’une immensité qui ne soit infinie ? Bien sûr, l’artiste qui se sent à l’étroit dans un espace ainsi généré aura toujours le loisir de concevoir de nouveaux algorithmes, tous générateurs de nouveaux espaces de possibles. Mais cela ne doit pas empêcher de réfléchir aux moyens d’outrepasser les limitations de la machine, et, ce faisant, d’adjoindre à l’infini de l’imaginaire humain un espace aussi infini que possible. C’est là l’objet du présent essai.

 

Questions d’états

Chaque " possible " d’un système correspond à un état qu’il peut adopter. Or, les états accessibles à un système ne comprennent que ceux qu’il peut prendre durant un temps donné, pour un objectif donné, et sans se dénaturer. Dire qu’une voiture ne peut adopter que les états possibles d’une voiture, c’est dire en termes abstraits qu’une voiture ne peut se comporter que comme une voiture. Elle peut rouler, freiner, aller à Sherbrooke ; elle ne peut voler, creuser un tunnel dans le granit, se reproduire – elle y perdrait son statut de voiture. Un dé à jouer ne produira jamais que des chiffres compris entre un et six, jamais le chiffre -1 ou le nombre pi : six états seulement sont accessibles au système " tirage d’un dé ". Une caractéristique importante des états possibles d’un système est que leur nombre augmente très rapidement avec la complexité du système: un écran d’ordinateur de 1400x1050 pixels et qui affiche 256 couleurs peut prendre un nombre d’états colossal, qui s’écrit avec plus de trois millions de chiffres – et afficher autant d’images différentes. 

La notion d’état s’applique à tous les systèmes artificiels : presque toutes les machines créées par l’homme sont des " systèmes à états ". Cela permet de réfléchir globalement sur ces systèmes, et d’en tirer des conclusions valables pour quasiment tous les mécanismes artificiels. Pour appuyer notre réflexion, nous nous intéresserons à un système susceptible de représenter tous les systèmes à états possibles : l’automate cellulaire (fig. 5).

fig. 5 : Un automate cellulaire. Cet outil extrêmement puissant se compose d’un ensemble de cellules juxtaposées, qui peuvent prendre différents états. Dans cet exemple, deux états sont définis : " habité " ou " désert ". L’automate fait évoluer toutes ses cellules par étapes ; l’évolution se fait en parallèle grâce à une fonction dite " de transition ", qui détermine les modalités du passage d’une étape à la suivante. Dans cette figure, la règle de transition est simple : chaque cellule sonde les huit cellules voisines. Si une seule d’entre elles est habitée, elle se peuple. Dans tous les autres cas, elle se vide. Dans l’étape 1, les seules cellules qui ont un seul voisin sont les 8 cellules qui entourent la cellule centrale ; elles se peuplent à l’étape suivante, alors que la cellule centrale, qui n’avait aucun voisin, se vide. Dans l’étape 2, les seules cellules qui n’ont qu’un seul voisin sont les quatre cellules de coin : elles se peupleront à l’étape 3. Le processus, qui peut facilement être transposé en 3D, peut se poursuivre indéfiniment et générer des objets fort complexes (voir figures 1 et 2).

Les états accessibles à un automate cellulaire correspondent à toutes les combinaisons possibles des états de toutes les cellules ; un automate de quelques cellules engendre déjà un nombre de possibilités astronomique (fig. 6).

fig. 6 : États d’un automate cellulaire. Le nombre d’états possibles d’un automate cellulaire croît très rapidement avec sa taille. Un automate à 2 états de 20 x 20 cellules présente déjà un nombre astronomique de possibilités.

Mais, tant que l’automate reste fini, ses possibilités restent finies également. Cela le limite à trois destinées différentes : le dépeuplement complet, la saturation, ou l’accès à une boucle cyclique qui le fera repasser sans arrêt par la même séquence d’états. Et, puisque l’automate représente tout système à état fini, tout système de gestation numérique soumis à une évolution interne connaîtra également l’une de ces trois destinées.

 

Toutes les images de tous les mondes

Revenons à notre écran d’ordinateur. Sa configuration est analogue à celle d’un automate cellulaire dont les cellules seraient les pixels : chaque pixel peut prendre un nombre fini d’états (fig. 7). On peut se donner une vague idée du nombre d’états possibles de l’écran en réalisant que même divisé par un milliard, il comprend encore plus de trois millions de chiffres. Tenter de visualiser toutes ces images sur un film à raison de 10 images/seconde donnerait une fascinante séquence : à la manière d’une bibliothèque Borgésienne, elle afficherait, au milieu de salves d’images aléatoires, toutes les images du monde – un monde existant, un monde fictif, un monde qui sera ou qui aura été. Plusieurs images résoudraient d’anciens mystères, d’autres permettraient de prévoir l’avenir, mais elles seraient égarées au milieu de quantités torrentielles d’autres pages pleines de fausses informations, et le spectateur devrait prévoir de solides outils de discrimination pour repérer les images fiables. Il devrait aussi s’armer de patience : au rythme spécifié, l’affichage de toutes les images demanderait un nombre d’années exprimé par trois cent vingt mille chiffres. Un nombre d’années qui, sans être infini, dépasse de loin non seulement l’âge de l’Univers (un petit nombre de dix chiffres seulement), mais également sa durée de vie, selon les estimations les plus optimistes.

Un artiste qui élabore un automate cellulaire de taille comparable se trouve dans la même situation. Dans son espace numérique, il peut tenter de produire des organismes 2D, capables de se déplacer, de se reproduire, de lutter pour de la " nourriture ", de construire des structures de grande complexité… Si son univers est fertile, un grand nombre d’objets différents émergeront. Mais, comme nous l’avons vu, tout système de ce genre ne peut que se remplir, se vider, ou entrer dans une boucle cyclique. Il ne peut produire perpétuellement du nouveau. D’où provient alors cette fertilité ? L’exemple du moniteur fournit une réponse : le fait qu’une séquence soit cyclique est de peu d’importance si le temps nécessaire à la parcourir est de loin supérieur à la durée prévue de l’Univers – si elle reboucle, rien ni personne ne sera là pour en prendre conscience.

Ce rapport entre l’échelle de temps de l’observateur et celle du système évolutif permet d’introduire la notion d’univers pseudo-infini : elle décrit un univers fini, mais si vaste que l’exploration d’une partie même infinitésimale de ses possibilités demande un temps supérieur à la durée prévue de l’Univers. Son exploration exhaustive est au-delà des possibilités que nous laisse le temps disponible de l’Univers - un temps qui n’est pas suffisant pour le parcourir.

 

Plus universel que l’Univers

Tout finit par arriver, pourvu que l’on attende assez longtemps : dans cette phrase réside l’espoir qu’une fois l’éternité écoulée, tous les possibles se seront réalisés. Le concept d’univers pseudo-infini résume le fait que, pour qu’une telle chose arrive, le système qui parcourt les possibles a besoin de plus de temps que ne peut lui en promettre l’Univers.

Cela ne doit pas masquer le fait que même avec dix exposant trois millions de possibles, un tel univers est encore très loin de l’infini. Il demeure un espace où tout n’est pas connu, mais où l’on connaît des moyens de tout connaître. Un constat inéluctablement gênant pour les artistes, pour qui peu de limites sont acceptables à la création, et qui de plus influence potentiellement l’évolution : comme l’espace des possibles est immuable une fois défini, le risque existe d’orienter les trajectoires évolutives vers des régions restreintes de l’espace, limitant de facto le potentiel qu’annonce son immensité, ou de les orienter vers ses frontières où elles resteront bloquées. Différentes stratégies existent pour récupérer des trajectoires ainsi coincées dans des régions en cul-de-sac ; mais la responsabilité de ce " décoinçage " revient à l’artiste.

Heureusement, quelques avancées scientifiques récentes laissent entrevoir la possibilité d’autres types d’espaces qui entretiennent avec l’infini une relation plus intime. À ces espaces, on donnera le nom de quasi-infinis ; avant d’en fournir une définition, nous tenterons de décrire le raisonnement qui nous a mené à envisager leur existence, un raisonnement basé sur quelques analogies avec le comportement de l’Univers matériel.

L’icône paradigmatique de l’Univers se profile en effet derrière tout espace de gestation numérique : c’est un univers dont les conditions initiales ont permis le développement de formes de plus en plus complexes, jusqu’à l’apparition de la vie et de la conscience. Or, ces conditions sont aujourd’hui décrites à l’aide d’un nombre très limité de particules et de forces ; de plus, bien que l’Univers soit très vaste et extraordinairement fécond, aucune théorie ne le suppose plus infini ni éternel : l’infini et l’éternité ne sont pas des prérequis à la fertilité. Déclarer qu’un univers numérique doit rejoindre l’infini pour ne pas restreindre la création est une position forte, mais l’artiste qui s’y limite tente de se rendre plus universel que l’Univers : une vision grandiose, et fort délicate à mettre en œuvre… Avant de s’y attaquer, il n’est pas inutile de voir si certaines des stratégies que l’Univers adopte pour maximiser ses états possibles peuvent être exploitées au niveau d’un univers numérique.

 

Du pseudo-infini au quasi-infini

Si la notion d’état s’applique à des systèmes concrets, tels qu’un ascenseur ou un dé, elle est également valide pour des systèmes moins matériels, tels qu’un fragment d’espace. Posons la qualité d’être vide comme un état du système " fragment d’espace ", la qualité d’être plein comme un autre état. Considérons ensuite l’Univers comme une juxtaposition de petits fragments d’espace, des cubes minuscules, comme dans un automate cellulaire 3D. Nous n’en connaissons pas les règles évolutives, mais cela importe peu : il suffit de savoir que chaque fragment d’espace peut prendre deux états, selon qu’il contient ou non de la matière. Comme nous connaissons le rayon de l’Univers, on peut calculer la quantité de petits fragments d’espace qu’il contient, et déterminer le nombre de ses états possibles. Non seulement ce nombre est incommensurable, mais il augmente continuellement, et ce et à un rythme effarant : l’expansion de l’Univers produit plus de 1026 kilomètres cubes par seconde d’espace vide.

Tout ce vide augmente à chaque seconde le nombre d’états possibles du monde, et ce bien plus vite que le monde n’est en mesure de les réaliser. Cela signifie que, même dans un univers éternel, une infinité d’états ne se réaliseront jamais. L’affirmation selon laquelle tout ce qui est possible finit par advenir se révèle donc fausse : on ne peut plus compter sur l’éternité pour que tout arrive. Cette infirmation est bien plus puissante que dans le cas  d’un univers pseudo-infini : si dans ce dernier le temps disponible n’est pas suffisant, dans celui-ci, il n’est pas assez dense pour que tout advienne. Par ce mécanisme, l’Univers se comporte comme s’il était infini, bien que ses dimensions ne le soient pas. Un univers numérique qui se comporte de cette façon sera décrit comme quasi-infini.

Transposer ces considérations cosmologiques aux univers numériques est assez immédiat : un univers numérique devient quasi-infini si le nombre de ses états possibles augmente plus vite que le rythme de leur réalisation. Mais, comme l’évoquent les termes " vite " et " rythme " de cette définition, la question du temps entre immédiatement en ligne de compte. De plus, si nous nous rappelons que tous ces événements se déroulent au sein d’un ordinateur, des questions pratiques interviennent : quelle est la durée minimale nécessaire à l’expansion ? Si elle doit durer éternellement, le problème n’a été que déplacé d’un infini spatial vers un infini temporel. Comment faire en sorte que les objets en gestation ne soient jamais affectés par les limites de l’espace numérique ? Jamais, si l’univers est quasi-infini, ils ne devraient être influencés par une limite quelconque. Quel est le taux d’expansion minimal pour assurer un accroissement suffisamment rapide du nombre d’états possibles ? Si l’espace des états possibles devient en quelques secondes trop vaste pour être contenu en mémoire, l’expérience est simplement impossible. Encore une fois, la réalité vient nous rappeler que l’infini et l’éternité ne font pas bon ménage avec la matière.

Pour mieux voir comment ces questions se résolvent, reprenons notre artiste qui affectionne les espaces bidimensionnels, et utilise un nouveau mécanisme de gestation numérique pour concevoir un objet. Comme la première fois, il programme un univers numérique, en définissant un espace de nombres qui se trouve dans un certain état initial, muni de quelques règles simples d’évolution. Dans cet espace de nombres apparaîtront en fin de gestation les objets qu’il souhaite obtenir. Mais cette fois-ci, une nouvelle étape est introduite : cet espace de nombres est lui-même immergé dans un autre espace de nombres plus vaste, de façon à pouvoir évoluer. Autrement dit, la trame de l’automate peut être agrandie durant la gestation numérique pour augmenter le nombre de ses états. Ce faisant, elle devient la réalisation d’un état possible d’un " super-espace " qui la contient, et dont les habitants sont d’autres espaces de nombres.

Bien d’autres stratégies existent pour permettre l’expansion de l’espace des états d’un système de gestation numérique (fig. 8). Dans tous les cas, comme pour les espaces pseudo-infinis, la question du temps s’invite sur au moins trois niveaux. Le premier est le temps nécessaire à la gestation pour produire l’objet artistique ; c’est le " temps de gestation ". La seconde est le temps durant lequel les états possibles de l’espace numérique s’accroissent de façon continue : c’est le " temps d’expansion ". Le troisième, implicite, est le temps propre du concepteur. C’est en fait une limite : il ne doit pas dépasser une certaine durée pour rester acceptable à l’artiste.

 

Les critères du quasi-infini

Ces trois échelles fournissent les premiers critères pour la réalisation d’un espace quasi-infini : la gestation doit commencer après le début de l’expansion ; le temps d’expansion doit être supérieur au temps de gestation ; l’expansion doit produire plus d’états possibles que la gestation n’en réalise. Le second de ces critères signifie que la gestation doit avoir produit, avant la fin de l’expansion, un phénomène irréversible même si l’expansion s’arrête, et qui doit pour cela rester indépendant de celle-ci. Tant que ces trois critères - établis par analogie avec le réel - seront respectés, l’univers numérique restera quasi-infini. Ses états possibles s’accroîtront constamment, et il ne rentrera jamais dans un cycle : il ne produira jamais deux fois la même chose.

À ces trois critères se rajoute la question délicate des limites, qui au niveau théorique se résout assez facilement en rendant dynamiques les frontières de l’espace des possibles : l’expansion de cet espace devra les faire fuir assez vite pour qu’aucun objet ou sous-produit de la gestation ne puisse les atteindre (fig. 9).

fig. 9 : Une des conditions du quasi-infini. Dans cet automate 2D, les limites sont en expansion rapide. Les cellules habitées sont les seules considérées dans l’évolution. Elles sondent les cellules voisines ; le rayon de sondage est indiqué par les arcs de cercles qui entourent l’ensemble. Ni les cellules habitées, ni celle qui se trouvent à l’intérieur du rayon de sondage ne doivent atteindre les limites.

Au point de vue pratique, elle demande de bien établir la distinction entre les limites de l’espace virtuel dans lequel l’objet évolue et les limites abstraites de l’espace des formes possibles - une distinction parfois subtile…. Mais dans tous les cas de figure, lorsque la gestation débute, l’expansion devrait déjà être en route depuis un bon moment, et les limites déjà hors de portée. Une fois la gestation terminée, son résultat est irréversible : l’arrêt de l’expansion ne le modifiera plus. Si cette séquence est respectée, l’espace fini des possibles se sera comporté durant le temps du processus comme s’il était infini. Tant dans l’Univers que dans nos mondes numériques, l’infini ne peut être déconnecté du temps : rien ne peut être à la fois infini et éternel, mais l’accès à l’infini peut se faire durant de brève fenêtres temporelles.

 

Vers une cosmologie artificielle

Dans le cadre de ce bref essai, les analogies établies avec le comportement de l’Univers physique et l’analogie avec le domaine de la vie artificielle suggèrent la possibilité de regrouper sous le nom de " cosmologies artificielles " les démarches qui explorent les conditions de fertilité des univers numériques – l’émergence de formes complexes à partir d’espaces ne contenant que des potentialités. Tout comme la vie artificielle s’ingénie à mettre en œuvre, au sein d’organismes synthétiques, différents processus utilisés par le vivant, une cosmologie artificielle observera les stratégies employées par le réel physique dans la genèse de phénomènes et d’objets complexes, et tentera de développer des processus numériques analogues.

Contrairement à la vie artificielle, une cosmologie artificielle ne dispose que de très peu d’exemples sur lesquels se baser : nous ne connaissons qu’un seul exemple d’univers. Mais cette nature unique ne proscrit aucunement le foisonnement de cosmologies numériques : heureusement ou malheureusement, la compréhension du fonctionnement du monde nous échappe largement, et le regard que nous posons sur lui se fonde sur des modèles et des représentations qui changent selon l’avancée des connaissances. Ainsi, c’est à dessein que nous utilisons le terme " cosmologie artificielle " plutôt que "cosmos " ou " univers artificiel " : une cosmologie ne prétend pas traiter du réel, mais décrit une lecture de l’origine du monde en un lieu et à une époque donnés. Par essence compréhensible, chaque cosmologie peut se voir doublée d’une contrepartie numérique ; parallèlement à celle-ci, l’artiste – qui ne mérite jamais aussi bien qu’ici son surnom de " créateur " - peut développer des cosmologies totalement synthétiques, à partir de règles et d’espaces inventés, ce qui multiplie quasiment à l’infini les cosmologies numériques possibles.

De plus, la vie artificielle et la cosmologie artificielle sont étroitement liées ; si la première peut éventuellement se développer au sein de la seconde, la seconde peut également être utilisée pour concevoir la première. Comme nous l’avons vu, les espaces quasi-infinis posent quelques difficultés de réalisation, et demandent à l’artiste un ajustement précis des paramètres de départ - le taux et le mode d’expansion, la vitesse d’éloignement des limites, la destinée des objets déjà constitués lors de l’expansion… Or, comme l’illustrent certains des exemples évoqués dans cet essai, un espace numérique est en fait un objet numérique, formellement analogue à ceux qui se développent en son sein : on voit poindre la possibilité de soumettre l’ensemble de cet espace numérique à un processus évolutif de type " vie artificielle ", chargé d’ajuster les paramètres par différents algorithmes évolutifs, dans l’espoir de le rendre le plus fertile possible.

Si plusieurs travaux actuels œuvrent dans cette direction extrêmement prometteuse, rares sont les démarches de création qui l’empruntent ; l’une des tâches que s’est donné notre laboratoire consiste précisément à en explorer le potentiel artistique (fig. 10).

fig. 10 : L’ordinarium – une machine cosmogénétique (NXI GESTATIO et Ateliers-U). L’installation comprend deux ordinateurs plongés dans un bain d’huile isolante, qui se regardent et s’écoutent mutuellement, en circuit fermé. Un espace d’objets sonores possibles est établi dans l’une des machines ; pour ce faire, des échantillons de voix humaine, de sons musicaux et de bruits de nature sont soumis à différentes combinaisons de filtres dont les paramètres évoluent avec le temps. L’espace des séquences sonores possibles, très restreint en début d’installation, entre en expansion et devient très rapidement considérable. Non seulement la machine ne produit-elle jamais deux fois la même séquence de sons, mais les sons eux-mêmes sont constamment modifiés, et l’interaction entre les deux ordinateurs, responsable du déclenchement des séquences, évolue également.

La diversité de ses applications - réelles et envisagées - illustre toutefois fort bien l’essentiel de notre hypothèse, à savoir qu’il n’est nul besoin qu’un espace soit infini pour se comporter comme tel, ou pour proposer des résultats semblables à ceux qui interviendraient dans un espace infini. C’est là une porte de sortie à la nature discrète et finie des espaces numériques. Et si l’on se rappelle que l’artiste est le point de départ de notre réflexion, il n’est pas exagéré de dire que l’infini est à sa portée : à la nature quasi-infinie de ses espaces numériques se rajoute sa propre liberté, qui se manifeste au moment où il conçoit ses propres algorithmes, et qui n’aura d’autres limites que celles qu’il veut bien placer.

 

Légendes des images

Progénitures et gestations numériques.

1) – Évolution numérique : matérialisation de quelques états possibles du système générateur (Todd et Latham)

2) – Architectone informatique matérialisé par stéréolithographie (Nicolas Reeves et NXI GESTATIO)

3) – Animal synthétique dont la forme a été déterminée par " sélection artificielle " (Lipson et Pollack). La gestation numérique est utilisée aussi bien pour faire évoluer des formes que des processus (interactions, apprentissages, reconnaissances de formes).

4) – Séquence de production d’objets. L’artiste définit d’abord ses intentions par rapport à l’objet qu’il veut créer. Formalisées et traitées au moyen d’un outil de gestation numérique (ici, un algorithme génétique), elles produisent en fin de parcours un objet virtuel qui, grâce à différentes techniques de prototypage rapide telles que la stéréolithographie, devient un fragment du réel. L’effet de la juxtaposition de ces technologies avancées s’apparente à la version high-tech de mythes très anciens, dans lesquels il suffit de penser à un objet pour le voir apparaître.

5) – Un automate cellulaire. Cet outil extrêmement puissant se compose d’un ensemble de cellules juxtaposées, qui peuvent prendre différents états. Dans cet exemple, deux états sont définis : " habité " ou " désert ". L’automate fait évoluer toutes ses cellules par étapes ; l’évolution se fait en parallèle grâce à une fonction dite " de transition ", qui détermine les modalités du passage d’une étape à la suivante. Dans cette figure, la règle de transition est simple : chaque cellule sonde les huit cellules voisines. Si une seule d’entre elles est habitée, elle se peuple. Dans tous les autres cas, elle se vide. Dans l’étape 1, les seules cellules qui ont un seul voisin sont les 8 cellules qui entourent la cellule centrale ; elles se peuplent à l’étape suivante, alors que la cellule centrale, qui n’avait aucun voisin, se vide. Dans l’étape 2, les seules cellules qui n’ont qu’un seul voisin sont les quatre cellules de coin : elles se peupleront à l’étape 3. Le processus, qui peut facilement être transposé en 3D, peut se poursuivre indéfiniment et générer des objets fort complexes (voir figures 1 et 2).

6) – États d’un automate cellulaire. Le nombre d’états possibles d’un automate cellulaire croît très rapidement avec sa taille. Un automate à 2 états de 20 x 20 cellules présente déjà un nombre astronomique de possibilités.

7) – L’écran d’un ordinateur est analogue à un automate cellulaire très vaste : chaque pixel ne peut prendre qu’un nombre fini d’états. L’image du Mont Saint-Michel est faite de petites cellules qui ne peuvent prendre qu’un nombre limité de couleurs. Le nombre d’états possibles d’un moniteur de qualité moyenne est tellement gigantesque que la durée prévue de l’Univers est trop courte pour nous permettre d’en contempler ne serait-ce qu’un milliardième de milliardième : l’espace des états possibles est pseudo-infini. Ces états correspondent aux images que le moniteur peut afficher – elles comprennent l’ensemble du spectacle du monde.

8) – L’expansion des états possibles d’un espace quasi-infini peut se faire de multiples manières. Ici, un automate cellulaire 2D pilote un automate cellulaire 3D. L’apparition de certaines conditions dans le premier automate (ici, un groupe de quatre cellules claires) déclenche l’apparition d’objets dans le second ; ces objets ont leurs règles d’évolution propres, indépendantes de celles du premier. Le second automate étend considérablement les états possibles du premier, entre autres parce que la complexité des objets qu’il génère est supérieure à celle des objets de l’automate 2D. Cette expansion " en couches évolutives " peut se poursuivre à volonté.

 

9) – Une des conditions du quasi-infini. Dans cet automate 2D, les limites sont en expansion rapide. Les cellules habitées sont les seules considérées dans l’évolution. Elles sondent les cellules voisines ; le rayon de sondage est indiqué par les arcs de cercles qui entourent l’ensemble. Ni les cellules habitées, ni celle qui se trouvent à l’intérieur du rayon de sondage ne doivent atteindre les limites.

10) – L’ordinarium – une machine cosmogénétique (NXI GESTATIO et Ateliers-U). L’installation comprend deux ordinateurs plongés dans un bain d’huile isolante, qui se regardent et s’écoutent mutuellement, en circuit fermé. Un espace d’objets sonores possibles est établi dans l’une des machines ; pour ce faire, des échantillons de voix humaine, de sons musicaux et de bruits de nature sont soumis à différentes combinaisons de filtres dont les paramètres évoluent avec le temps. L’espace des séquences sonores possibles, très restreint en début d’installation, entre en expansion et devient très rapidement considérable. Non seulement la machine ne produit-elle jamais deux fois la même séquence de sons, mais les sons eux-mêmes sont constamment modifiés, et l’interaction entre les deux ordinateurs, responsable du déclenchement des séquences, évolue également.



© Nicolas Reeves & Leonardo/Olats, février 2003