Sophie LAVAUD À l’intérieur de cette thématique Corps, Cortex, Réseaux, je vais aborder, en m’appuyant sur deux exemples pris dans mon propre travail, quelques aspects de la question du rapport du corps avec les univers interactifs. Mettre en situation le corps (enveloppe sensorielle mais aussi "intelligente") en interaction avec un environnement numérique : quels enjeux sur le plan esthétique, éthique, social et politique ? En tant que plasticienne ayant utilisé le médium peinture de manière privilégiée pendant de nombreuses années, je me suis intéressée très tôt, non pas aux figures dans leur aspect de surface, comme les décrit, le plus souvent, l’art occidental, mais aux mouvements des choses et des phénomènes dans leurs transformations, selon la vision orientale du Yi-King. J’ai longtemps observé des corps de danseurs ou de modèles professionnels en interaction dans l’espace physique et j’ai tenté de capter l’essence d’un mouvement en cours, les instants où la matière peut basculer d’un état vers un autre et délivrer ses potentialités emprisonnées. Je l’ai fait, par la plus ancienne technique analogique de saisie : le dessin. Cela m’a conduite, paradoxalement, à m’intéresser au médium informatique. Ce qui m’intéresse dans le médium informatique c’est sa fluidité. Quoi de plus "naturel", si je puis dire, que d’avoir recours au programme informatique, incontournable outil pour rendre compte d’une matière instable, mouvante, en devenir. Il m’a permis de rendre compte de la notion de passage, rituel initiatique orchestré et guidé par les interfaces et c’est ainsi que je suis passée de la peinture à la création numérique interactive, de la finitude de la toile peinte à l’infini des parcours, du point de vue unique du tableau à la multiplicité des points de vue dans la toile virtuelle, de l’objet fini à l’événement, "de la solidité à la fluidité". 1
Pour aborder cette notion de "scène numérique", je vais tout d’abord m’appuyer sur le travail pratique et théorique de Kandinsky, avant de vous montrer quelques images de mon travail. Pour Kandinsky, "la surface matérielle appelée à porter le contenu de l’œuvre" 2 c’est le plan originel, qu’il désigne par P.O. Il y a en germe, dans cette "théorie des formes" développée dans Point et Ligne sur plan, tous les éléments d’un passage à l’acte sur l’image. Pour lui, le P.O. est un "être vivant" et en tant que tel, il est soumis à des lois (la pesanteur par exemple : il a un "haut" et un "bas") mais aussi, à celles que l’on a coutume d’appeler de nos jours "sciences du vivant" : la faculté d’adaptation et de transformation, par exemple. C’est le geste du peintre qui, par son action, dépose les éléments picturaux, modifiant ainsi la "respiration", la "pulsation" intérieure du P.O. procédant ainsi à son "évolution". Mais, pour Kandinsky, cet "être" reste "matériel", il résulte d’un procédé purement matériel, et il n’a de cesse de vouloir dématérialiser cette surface, pour exprimer ce qu’il nomme "l’espace indéfinissable" où les éléments "planent" sans poids matériel. Pour lui, la "réceptivité" du spectateur est primordiale et doit faire l’objet d’un apprentissage pour saisir cet "espace indéfinissable", qui, selon ses propres termes, "permet l’accroissement de la notion de temps". 3 D’ailleurs, Kandinsky décrit toujours ses tableaux bidimensionnels comme un processus qui "demande de celui qui contemple qu’il "se promène dans le tableau", qu’il explore de façon active l’espace de l’image, qu’il se dirige à tâtons d’une configuration coloro-formelle à une autre". 4 À défaut de pouvoir utiliser des "possibilités de mensuration" 5, et de pouvoir transposer ses tableaux bidimensionnels en "formule numérique", 6 comme j’ai pu le faire grâce à la numérisation informatique, Kandinsky écrira ses "compositions pour la scène". 7 Elles vont lui permettre d’imaginer "la dématérialisation" du P.O. et de traiter tous les problèmes liés à la mise en œuvre du son, du mot, du mouvement, de la couleur et de la lumière sur la scène, dans une seule et même œuvre. La question de la "Gesamtkunstwerk" (Art total) a hanté Kandinsky au moins depuis 1908. Certains de ses schémas mettent en œuvre 3 courbes (son/musique, couleur/peinture, mouvement/drame-récit) qui entrent en "résonance". La "scène" était pour lui le lieu idéal de la mise en espace et en mouvement de la peinture, mais, en l’absence de "scène numérique", ses projets de "compositions pour la scène" sont restés en grande majorité à l’état de projets. 8 Ses réflexions théoriques menées conjointement à ses projets de "tableaux scéniques", donnent, elles, concrètement, toute la mesure de la visée prospective de la possibilité d’un théâtre "autre" et de l’avènement d’une scène abstraite. Dans ses différents textes : "De la composition scénique" ou "La sonorité jaune", recueils parus dans "l’Almanach du Cavalier bleu" de 1912, "De la synthèse scénique abstraite", conférence donnée au Bauhaus en 1923, il y opère, en effet, du moins en théorie, la "collaboration du spectateur" et la suppression de la frontière salle/scène. Dans la scène numérique, c’est l’interface qui, telle une membrane poreuse et osmotique (Virilio 9), effrite le quatrième mur de la boîte scénique cubique par la mise en relation interactive du système biologique humain et du système informatique. Auparavant, certaines pratiques (Living Theater, Théâtre de l’opprimé…) comme la performance, l’agit-prop, le théâtre de rue ont modifié la configuration formelle de l’espace théâtral, jusqu’à la dissolution de la scène dans l’espace public de la rue, d’un bus et maintenant Internet. Des chercheurs comme Wogenscky, Poliéri et d’autres, ont inventé des dispositifs physiques mettant le spectateur au cœur de la représentation et ont fait émerger la scénographie comme une discipline à part entière (projet de théâtre sphérique du Bauhaus, scène annulaire, théâtre du mouvement total), pour casser le point de vue unique du spectateur de la scène à l’italienne, scène illusionniste au même titre, qu’en peinture, la perspective. De plus, le recours à la projection, par le changement d’échelle qu’il permet, et les possibilités de projection à 360 degrés (écrans jointifs, CAVE 10, dôme…) ajoutées au rendu du mouvement, font accéder à une dimension spectaculaire. Mais la scène numérique, simplement aménagée sur l’écran de l’ordinateur présente, à mon avis, déjà, un intérêt et des potentialités énormes. Bien que le dispositif écran/interface haptique (clavier-souris-joystick-capteurs…) maintienne une position physique de frontalité dans la réception visuelle et sonore, il permet l’expérience sensorielle d’une immersion et d’action dans la scène. Dans l’étroite filiation de la réalisation de cette "scène abstraite" rêvée par Kandinsky, mon installation Centre-Lumière-Bleu, que je qualifie de "peinture dématérialisée pour une installation interactive", réalise technologiquement, la spatialisation du P.O. à un stade "évolué" de mon tableau, pour le sortir de sa surface et faire monter, en quelque sorte, le spectateur, sur la scène numérique ainsi créée. Se révèle ainsi un potentiel théâtral de l’environnement informatique (Brenda Laurel : L’ordinateur comme théâtre).
Réalisée en 1994, dans l’atelier de l’association Art 3000, cette création s’appuie sur l’idée motrice d’entrer dans un tableau, et d’y déplacer le point de vue à l’intérieur. C’est un dispositif qui est toujours en cours de développement depuis 95, œuvre-processus, qui évolue selon le matériel technologique utilisé pour la montrer. Cette installation interactive est née d’un tableau qui lui a donné son nom. Il s’agit d’une de mes peintures, exécutée en 90, selon une technique de superpositions de lavis transparents, dont l’image a été numérisée puis traitée infographiquement afin de retrouver le processus inverse de sa création : les différentes strates superposées. Ces strates ont été dépliées pour créer un univers virtuel tridimensionnel dont l’architecture de base est celle de l’hexagramme n°52 "L’immobilité/La montagne" dans le livre des Transformations ou Yi-King, traité divinatoire de la tradition chinoise ancestrale. Les strates qui constituent l’univers virtuel sont animées de mouvements et de comportements qui leur sont propres créant ainsi un volume architectural dynamique doté d’une relative autonomie préprogrammée algorithmiquement. L’ensemble est incorporé dans une sphère, que l’on peut découvrir si l’on recule suffisamment loin du point zéro de référence, possibilité qui n’est pratiquement jamais actualisée par l’interacteur. Le dispositif utilise les techniques de réalité virtuelle (RV) qui hybrident l’informatique et la vidéo. Présentée au public sous forme d’installation, celui-ci est invité à entrer dans un espace clos d’environ 30 m2 par deux ouvertures situées à droite et à gauche d’un mur blanc sur lequel est accroché le tableau peint Centre-Lumière-Bleu. La présence du tableau réel, à l’entrée de l’installation permet le passage symbolique d’une culture (de l’objet fini) à une autre (événement du parcours). L’espace de l’installation est sombre : face au public un écran d’environ 2m10 de hauteur sur 2m80 de large, projette (en rétro-projection) l’image du tableau virtuel, calculée en temps réel par l’ordinateur à qui le capteur transmet les informations sur la position du spectateur. Ce capteur de position (de type Polhémus) est placé sur un casque audio, remis au spectateur à l’entrée de l’installation. L’antenne du capteur crée un champ électromagnétique dans lequel se déplace le spectateur dénommé ici "l’interacteur". Grâce à ce capteur qu’il porte sur lui, l’interacteur transforme l’image au gré de ses mouvements, il entre dans les différentes couches du tableau numérisé et les explore suivant un itinéraire qui lui est propre. Au fur et à mesure des déplacements de son corps et par les mouvements de sa tête, il construit sa vision et sa perception kinesthésique de l’œuvre : parcours initiatique dans un environnement virtuel pour un voyage au cœur des pixels. Il n’est plus dans la contemplation distanciée des apparences, mais plongé au cœur d’un processus dont il induit, en quelque sorte, le déroulement, bouleversant ainsi les notions habituelles de notre relation à l’espace et au temps. Nous sommes là dans une approche multimodale et multisensorielle associant images, sons, gestes et hybridation des différents langages en strates imbriquées : écriture propre aux différents médias, langage informatique (code), langage des corps et langage artistique. Celui-ci met en scène et en espace l’interaction entre les différents médias : peinture, images infographiques fixes et animées, projection vidéo et espace sonore. La programmation informatique, elle, scénarise les choix esthétiques des différents paramètres de mise en relation interactive entre espace physique (grandeurs telles que nos positions, les directions de nos regards, la vitesse de déplacement et les paramètres de nos gestes) et environnement virtuel.
Là, je demande au public l’effort de s’imaginer faire l’expérience avec son propre corps, puisque c’est le contenu même de l’œuvre : mettre le corps tout entier et ses fonctions (vision, déplacement, observation) technologiquement dans une situation d'expérience nouvelle qui perturbe la situation habituelle d’interaction avec l’environnement. Le rapport à la scène devient différent : il ne s’agit plus d’un spectateur face à une image, donc, face à une représentation. Nous sommes dans le registre d’une "simulation" dans laquelle le spectateur devient acteur. Plus que "sur" scène, il joue "dans" la scène par l’intervention de son geste interfacé. Le corps est technologiquement introduit dans la scène et devient acteur de la dramaturgie par ses mouvements, déplacements, gestes et postures comportementales. L’écriture de l’interactivité contient délibérément ici une dimension pédagogique, afin d’emporter de la part de l’interacteur son empathie kinesthésique, dans sa phase de découverte et en quelque sorte d’apprentissage de l’œuvre et d'adaptation à l'œuvre. Une mobilité dans l’espace physique entraîne une action dans le monde virtuel. Et inversement, la réaction de l’artefact, amène l’interacteur à se repositionner spatialement et cognitivement dans une chorégraphie de boucles de rétroactions (stimuli/réponses de type réactives), orchestrée par l'interface (le capteur). C’est ainsi que se crée la capacité d’immersion, malgré le fait que l’écran de projection soit dans une position frontale par rapport à l’utilisateur. Dans Centre-Lumière-Bleu, il n’y a pas de caméra subjective et l’interacteur n’est pas représenté dans la scène virtuelle par un pointeur ou une figurine. C’est par la possibilité qu’il a de se déplacer à l’intérieur de la scène qu’il y participe, superposant ainsi au point de vue, un point d’être (de Kerckhove). Ce qui fait œuvre, dans Centre-Lumière-Bleu, ce n’est pas le tableau virtuel, mais bien la relation qui se vit en "temps réel", avec lui dans l’espace d’interaction. C’est l’événement de la rencontre médiatisée par la technologie, qui est à vivre et à expérimenter. C’est là sans doute, que se situe la filiation de cette œuvre avec celles créées dans le mouvement de l’Esthétique de la communication.
Cyber – Light - Blue, une autre de mes créations, créée en 2000 avec l’aide du festival @rt-Outsiders, et primée à un concours de création multimédia lors de la FIAC 2001, 11 tout en s’adaptant aux contraintes techniques du web, est un prolongement direct, sur les réseaux, du dispositif multimédia, Centre-Lumière-Bleu. Il s’agit là, véritablement, d’une scénographie interactive, dans la mesure où s’opère l’aménagement d’un lieu scénique numérique qui devient "espace" à partir du moment où il s’y passe une action. Nous avons vu que pour le P.O. de Kandinsky, c’est le geste du peintre, qui, par son action "active" cet être vivant et le transforme. Dans une scénographie interactive, 12 c’est le geste du spectateur, devenu "interacteur", qui lui permet d’entrer en scène et d’évoluer dedans grâce aux interfaces. Ces interfaces étant haptiques (avec ou sans contact direct avec l’interacteur ou même embarquées à l’intérieur même du corps). Cyber-parcours poétique, disponible également en version sur cédérom personnalisé, Cyber–Light-Blue permet à l’interacteur de franchir des seuils successifs ouvrant des champs de perception déclencheurs d’événements lumineux ou sonores. Cette progression en profondeur prend sens comme une métaphore du champ d’interaction, concept sur lequel nous reviendrons : un espace stratifié où se joue la relation entre le virtuel et l’humain. Dans ce feuilletage exploratoire de la profondeur de l’image/scène, les actions du corps tout entier que menait l’interacteur dans Centre-Lumière-Bleu (l’installation), ont été transposées. La main, grâce au clavier et à la souris, palpe la physicalité du langage. Cette appréhension de l’espace, plus cognitive que kinesthésique est renforcée par l’utilisation d’un vocabulaire indiquant des repères spatiaux propres à l’écran et au P.O. : haut-bas (grimper, chuter), droite-gauche, avant-arrière (progresser, reculer). La dimension physique du texte est accentuée, d’une part, par son défilement, empruntant les trois plans principaux d’action du corps dans l’espace (sagittal, frontal, horizontal) rejoignant ainsi des préoccupations présentes dans l’art vidéo (Gary Hill) et d’autre part, par l’accroche des verbes d’action sensorielle (sentir, expirer, écouter, goûter, voir, effleurer). Dans Cyber–Light-Blue, la scène est une image, une image dont la peau est rendue "réactive" à certains endroits sensibles (carrés roses). Mais, par rapport à une conception traditionnelle, l’image numérique interactive n’est peut-être plus tout à fait une image. Elle devient, par une prise d’autonomie de plus en plus "intelligente", plus qu’un objet, un système doté de caractéristiques la rapprochant du "vivant". Serait-elle alors, en train de devenir elle-même un sujet ? Cette image a un corps elle aussi, c’est une matrice constituée de strates, peaux, enveloppes, seuils, que le parcours fouille et explore, interrogeant sa nature et celle de ses constituants. Avec cette création de structure hypermédia, je crée un genre, que je qualifie d’"hypertableau". Ces tableaux "développés" 13 grâce au langage informatique qui leur donne forme, ces tableaux "étendus" (au sens de Rosalind Krauss puis Gene Youngblood et Jeffrey Shaw pour le cinéma) réalisent l’utopie d’art total rêvée par les dadaïstes, futuristes, constructivistes, Kandinsky et le Bauhaus, ainsi que par Duchamp qui dénonçait dès le début du siècle, le tableau en tant que limitation rétinienne. À la fois poème par l’expression littéraire, œuvre plastique par la mise en jeu des formes et des couleurs, cinéma par la scénarisation des animations et le son, théâtre par la mise en œuvre de l’espace et de la lumière, il s’agit d’un parcours bref où chacun conduit et choisit sa propre errance initiatique et interactive dans les plis bleutés d’un cyberespace en lente gravitation. Sa consultation sur cd-rom diffère de la diffusion sur Internet, en libérant la scène de l’inévitable fenêtre du logiciel de navigation qui impose son cadre standardisé à l’image.
Du matériau stable dont émerge la forme selon une trilogie qui met en jeu l’artiste, le modèle et sa représentation, dans un mode traditionnel, nous passons, avec les installations et les scénographies interactives, à l’émergence d’une simulation performative mettant en jeu deux "matériaux" instables : le système artificiel et l’être biologique auxquels il faut ajouter l’espace "entre" eux, ce qui les relie et dirons-nous les intègrent l’un à l’autre. Dans ce jeu de communication qui s’établit entre le tableau spatialisé et l’interacteur humain, se crée un nouveau lieu de rencontre et de partage : le "champ d’interaction". L’espace advient quand un lieu est transformé par une action : le chaînage en flux des actions de l’interacteur et des réactions ou des réponses en feedback du tableau virtuel, peuplent le champ d’interactions, lui conférant ainsi, le statut "d’espace d’interaction". Nous allons maintenant essayer de définir la nature de cet espace de "négociations", de "transactions" (Louise Poissant) pour analyser ce qui s’y passe à l’intérieur. Ce qui fait œuvre, nous l’avons dit, c’est la relation qui se vit en "temps réel", dans cet espace. Cet espace "entre" qui relate et relie, n’est plus un plan. Il est multidimensionnel, à la fois géométrique, sociologique, anthropologique, épistémologique, topologique, philosophique, psychologique, etc. Sa structure réticulaire tisse des points de passage d’états physiques et mentaux, d’un système à l’autre. La nature de l’espace d’interaction, nous pouvons, de manière prospective, car nous n’avons pas encore tous les moyens pour le rendre perceptible, la définir comme radicalement nouvelle. Du point de vue des mathématiques, cet espace, nous pouvons le pressentir comme un espace à la géométrie non euclidienne, de nature hyperbolique et systémique, perspective spatio-temporelle immersive qui n’a plus rien à voir avec la perspective à projection centrale (pas de plan de projection comme dans les techniques optiques). Espace fractal, réitératif, environnement hyperrelié, semblable à celui des réseaux que constitue Internet, espace de dialogue, de "commutation" (Edmond Couchot), de relations, géré par le langage informatique, seul habilité à lui donner la fluidité et l’instabilité du "vivant". À travers la notion d’espace d’interaction, il s’agit d’explorer celle de parcours, de modes d’existence, d’états de conscience, d’états de présence, de points d’être (de Kerckhove) et de situation (Merleau-Ponty). Dans Centre-Lumière-Bleu, les comportements des strates du tableau virtuel sont gérés par des algorithmes prédéfinis et ne font pas appel, pour leur morphogenèse à des modèles scientifiques du connexionisme, de la vie artificielle ou de l’intelligence artificielle. Mais pour l’interacteur, qui ne connaît pas la nature du système (fermé sur un choix de possibles préprogrammés ou ouvert à l’émergence de réponses non écrites dans le programme), il y a sensation d’une relative autonomie de l’univers qui évolue dynamiquement. C’est peut-être dans la possibilité d’ouvrir le programme que réside l’ouverture de la contrainte du lieu clos que Poliéri, par exemple a tenté de réaliser dans l’espace physique. C’est dans l’Art du programme que s’écrit et se décrit l’espace d’interaction. C’est l’émergence de cet espace qui, me semble-t-il, sera un nouvel enjeu et un nouveau défi dans les Arts de la représentation, en tant qu’il offre à expérimenter un nouvel espace de perception.
Conclusion Ces différents travaux tentent d’interroger l’image sur sa corporéité et son rapport au vivant, d’interroger les rapports possibles entre biologique et numérique, leur hybridation possible. Je parlerai d’une tendance vers l’"hominisation" ou la "biologisation" de ces artefacts technologiques que sont ces images/scènes, images/corps, et qui, à l’ère de l’intelligence et de la vie artificielle, se dotent d’une autonomie de plus en plus grande et d’une expérience "biosensorielle" leur permettant de prendre en compte les perceptions de l’interacteur. Le corps humain, lui, (et cela anticipe les développements futurs de mon travail : utilisation des réseaux comme espace "habitable") est un corps d’expérience sensori-motrice et cognitive, inclus dans la scène numérique. Connecté, hyperrelié, il est mis dans une situation hyperbolique. Parcours, déambulation, exploration : ces expériences corporelles médiatisées par les technologies préparent à un monde "post biologique", c’est-à-dire véritablement humain (Roy Ascott). Pour d’autres (De Garis, Jean-Michel Truong), c’est une perspective post-humaine qui se dessine en ce début de troisième millénaire. Cette alchimie, hybridation d’humain et de technique, dans l’espace d’interaction, révèlerait peut-être, le passage, au moyen de l’expérience esthétique modelée par les technologies de communication, vers un stade adaptatif et mutant de l’humanité où lui succèderait un être dont l’enveloppe corporelle, à la manière d’une interface (membrane perméable abolissant la coupure sémiotique scène/salle) tend à se dilater, à perdre elle aussi la circonscription de son contour en s’investissant dans l’espace habitable numérique, en y devenant acteur, en incarnant sa conscience dans ces images/corps, images/systèmes devenues elles aussi des "sujets". Au contact de l’environnement machinique, des procédures interfacées, l’expérience esthétique intersubjective (image/sujet), remet en cause la séparation sujet/objet. Accréditant la thèse selon laquelle le corps biologique serait devenu "obsolète" (Stelarc), l’expérience esthétique modelée par les technologies de communication ferait non seulement accéder à un stade post-biologique, mais encore post-humain. Je crois, en tout cas, et telle sera ma conclusion, qu’il y a un enjeu fondamental, sur le plan esthétique, éthique, artistique et scientifique, dans le développement des technologies informatiques de communication par rapport à la notion de "corps" dans une perspective évolutionniste de l’humain. Notes
1 -
Annick Bureaud, Catalogue de l'exposition "Art virtuel, créations interactives et multisensorielles", in Beaux Arts Magazine, Hors série, déc. 1998, Paris, p. 16.
© Sophie LAVAUD & Leonardo/Olats, janvier 2003 |