Timothée ROLIN
L’informatique autorise désormais un tel rêve. D’abord, parce que les moyens de numériser, d’archiver et de retrouver l’information sont devenus performants et ensuite, parce que, de plus en plus, les objets que nous manipulons au quotidien se virtualisent : nous envoyons et recevons des mails, nous prenons des photos numériques, nous écoutons de la musique numérique, nos factures deviennent numériques, notre argent également et tout va dans ce sens. D’un autre coté, notre mémoire naturelle est souvent défaillante. Notre cerveau qui est très à l’aise lorsqu’il manipule des symboles devient par contre subitement extrêmement peu efficace lorsqu’il s’agit de traiter des données mathématiques ou statistiques en grand nombre. Difficile de se souvenir avec exactitude de ce que nous faisions le 5 mai 1996 à 17h15, par exemple. Il faudrait chercher très longtemps. Essayer de recouper avec des événements majeurs, faire preuve de déduction pour sûrement n’arriver à aucun résultat. Un ordinateur pourra prendre moins d’un millième de seconde pour afficher toutes les informations relatives à cette date, extraites d’une base de données bien construite : lieu, personnes, objets, photos. L’ordinateur nous présentera instantanément tous les éléments nous permettant de nous représenter précisément le moment souhaité. On comprend alors que le projet du MylifeBits n’est pas qu’une vaine tentative mais bien quelque chose qui risque de se généraliser d’ici quelques décennies tellement l’idée du surhomme est séduisante. Nous aurons alors tous notre greffe mémoire artificielle connectée au réseau et accessible aussi bien depuis notre téléphone portable que depuis notre téléviseur ou depuis je ne sais quelle autre machine miniaturisée, greffée à même le corps. Notre vie, notre mémoire, se présentera à nous de façon limpide, plane et objective. Plus de doute, plus de confusion, plus d’à peu près. Nous aurons tous notre Google personnalisé. ADaM est né d’une démarche analogue. L’utilisation quotidienne et de plus en plus frénétique d’un appareil photo numérique m’a conduit à chercher un système d’archivage efficace pour m’y retrouver parmi les dizaines de milliers de photos que je prenais. Alors que ma réflexion à propos de la façon d’indexer mes images s’affinait, elle influença dans le même temps et progressivement ma manière même de prendre des photos. Je commençais à m’imposer naturellement des contraintes sur mes sujets. Prendre systématiquement les personnes que je rencontrais, les objets que j’utilisais, les lieux dans lesquels j’allais, etc. Tous mes faits et gestes devaient être retranscrits à travers quelques dizaines, voir quelques centaines de photos par jour et facilement indexables dans ma base de données. Chaque photo serait bien sur horodatée et commentée puis décrite à l’aide de mots clés. La base de données serait accessible en ligne afin que je puisse la consulter depuis n’importe où, et un moteur de recherche me permettrait d’afficher les résultats selon le critère de mon choix : la date, l’heure, la couleur dominante, le lieu, les personnes, un objet, la météo etc. Le 8 décembre 2001, Antoine Moreau me proposa de participer à la "Copyleft démo" du 18 janvier 2002. Le Copyleft est la transposition à l’art du principe des logiciels open source (Open software license) : un logiciel sous cette licence est fourni avec le code source qui le constitue. N’importe qui est en droit de le modifier et de distribuer sa nouvelle mouture tout en en indiquant la provenance. Les participants à la "Copyleft" devaient donc illustrer ce principe appliqué à une œuvre d’art. Alors en pleine réflexion à propos de ma greffe mémoire, je décidais de lister les contraintes que je m’appliquais quotidiennement et de présenter le résultat d’un tel dispositif sur une journée. Chacun serait libre ensuite de s’appliquer ce dispositif durant une ou plusieurs journées tout en modifiant les contraintes. Afin de recueillir les participations, je conçus une base de données et l’interface permettant de la parcourir depuis Internet. Cette base de données deviendrait alors la mémoire non plus d’une seule personne mais d’une communauté et les recherches effectuées à l’aide du moteur se feraient sur l’ensemble des journées des participants. 18 janvier 2001 : présentation du site www.adamproject.net. Une journée représente 24h00, de 00h00 à 23h59. 01. se prendre en photo au lever du lit 02. prendre en photo une vue de la fenêtre du lieu où l'on a dormi 03. prendre en photo tout être vivant et les interactions avec ce dernier 04. prendre en photo tout acte d'écriture manuscrite 05. prendre en photo tout objet avec lequel il y a interaction 06. prendre en photo chaque lieu et sous-parties d'un lieu 07. se prendre en photo dans chaque lieu et sous-parties d'un lieu 08. prendre en photo tout événement inhabituel 09. prendre le plus de photos possible 10. ne pas faire de jolies photos 11. une tierce personne peut prendre des photos 12. relever l'heure précise de chaque prise de vue Catégories de mots clés : EÊtres humains Personnes Animaux Végétaux Lieux Actions Couleurs Architecture Matières Objets Météo Nombre de participants : 5 Nombre d’images : 450 Nombre de journées : 5 Aujourd’hui : Nombre de participants : 44 Nombre d’images : 6617 Nombre de journées : 77
Résultats d’une recherche sur le mot " Ordinateur " (278 réponses) : 24 avril 2002 : 00h00 [Yvan Régina] Je suis chez S, une amie actrice avec F qu’elle a Invité à dîner avec nous, je lui montre que son Mac peut aussi lire les DVD. Nous regardons quelques scènes de "Made in USA" de JL Godard, de 1967. Je photographie l’un des intertitres du film. Il résume bien le 11 septembre électoral survenu le 21 avril. Mots clés : table, ordinateur, mac Godard
- 17 Mai 2002 : 00h01 [Xavier Malbreil] Quand je viens à Paris, mon amie Claudine me reçoit. 10000 bises sucrées et parfumées à toi, Claudine. Mots clés : femme, écran, ordinateur, Claudine
- 8 décembre 2001 : 00h14 [Timothée Rolin] Thibaut avant de partir prend une photo de mon écran Mots clés : homme, bureau, écran, Thibaut Laurent, prendre une photo, ordinateur
- 23 janvier 2002 : 00h18 [Etienne Dodet] Je finis une partie d’ échecs Mots clés : ordinateur, échecs, noir, nuit
- 30 mars 2002 : 00h18 [LL de mars] Il est entendu que le même objet, selon le point de vue duquel on l’observe, peut être une infinité d’objets. Sa substance, le sens que prend sa présence dans un ensemble, son taux de pénétration dans la conscience ou son importance dans un champ d’action, sont autant de glissements sur le thème de la relativité. Mots clés : écran, ordinateur, prendre une photo Etc. À la façon d’un journal intime, les journées peuvent bien sûr être parcourues de façon linéaire et chronologique. Mais la présence d’un moteur de recherche et d’une base de données autorise tous les rapprochements sémantiques possibles. La perception de l’histoire d’une communauté constituée par l’ensemble des participants se fait alors de façon complètement combinatoire. Le chemin emprunté pour parcourir cette mémoire collective devient celui de chaque visiteur. L’histoire qui nous est racontée peut être celle d’une personne, mais aussi d’un objet ou d’une couleur selon le mot que nous aurons saisi dans le champ de recherche. Il n’y a plus d’autre point de vue que celui du visiteur qui va parcourir un système cohérent, organique et autonome.
© Timothée Rolin & Leonardo/Olats, février 2003 |