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Tele-cum-être-ici. Topologie de l'impersonnalité

Vincenzo CUOMO


1. Dans la téléprésence je suis "présent" dans un lieu différent de celui où est contenu mon corps. 1 Je peux agir et sentir à distance. Je suis donc conscient que, en quelque sorte, mon corps doit y être impliqué. Mais en quel sens ? Chaque fois que je me connecte au réseau ce que d’habitude j’appelle mon corps semble se dilater, acquérir de la puissance d’être (dans le sens spinozien du terme) : l’être sensiblement ailleurs, bien que cet ailleurs reste indécidable quant au lieu, semble accroître mon être. D’autres fois je ressens, au contraire, un sentiment d’impuissance : la connexion au réseau rend manifeste mon faible pouvoir de contrôle sur lui, en manifestant, au même moment, sa puissance externe. Parfois il me semble ne faire qu’un avec le réseau, d’autres fois je me sens réduit à un simple périphérique d’une machine qui se connecte à d’autres machines. L’ambivalence de ma manière de me sentir en réseau est une ambivalence cognitive, qui peut prendre les caractères d’une vraie et propre contradiction, comme les contradictions qui ont été étudiées par Jack Goody à propos des représentations en général. 2

Il y a deux images que je pense appropriées pour illustrer cette ambivalence. La première, que je prends d’un écrit de Gregory Bateson, est celle de l’aveugle qui marche dans la rue en utilisant un bâton. La seconde, célèbre, est celle du pilote qui gouverne un navire dans la tempête et qui se trouve dans les Méditations Métaphysiques de René Descartes.

La première image, celle de l’aveugle avec son bâton, montre comment celui-ci, la prothèse utilisée pour marcher, fait "esprit" (Mind), pour utiliser une expression de Bateson, 3 ou plutôt un système de relations pragmatiques, avec l’aveugle même et avec la rue. L’aveugle compose un seul tout avec son bâton et avec l’environnement-rue dans lequel il marche : il est présent dans cet environnement, comme il est présent à lui-même ; il n’est pas auprès de lui-même sinon en étant auprès des choses avec lesquelles il a à faire dans la rue qu’il parcourt. Sans le bâton l’aveugle ne se trouverait plus auprès de lui-même, mais il serait seulement réduit à l’impuissance d’être.

L’autre image, celle cartésienne du pilote sur le navire en pleine tempête, montre une situation différente. Descartes l’utilise comme un exemple négatif, pour montrer comment la relation esprit/corps ne peut être comparée à celle qui existe entre le pilote et le navire. En effet, si elle était semblable à cette dernière, dans le cas où mon corps serait blessé je ne sentirais aucune douleur, parce qu’étant un pur esprit "j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau". 4 Toutefois, l’image du pilote montre aussi autre chose. D’un côté elle met en évidence la séparation entre le pilote et le navire, d’un autre côté, implicitement, elle nous décrit une situation d’impuissance du pilote, qui, bien qu’il ne puisse ressentir aucune douleur pour le naufrage du bateau, perçoit la dépendance de sa vie de la résistance du bateau à la tempête. Il conduit un bateau en sachant qu’il ne peut se fier que sur sa "tenue" ; conscient de n’être rien sans elle.

Dans la téléprésence parfois nous nous sentons comme l’aveugle avec son bâton, d’autres fois comme le pilote sur un navire en pleine tempête. L’ambivalence de l’expérience de la téléprésence semble être, comme nous disions, avant tout cognitive. 5 Nous percevons contemporainement notre être dans un lieu et hors de lui, même si ce dehors indécidablement est uni à l’ici, au lieu dans lequel nous nous trouvons ; nous n’imaginons pas, mais nous percevons, quelque chose que notre corps, celui qui est contenu par l’épiderme, ne pourrait toucher puisqu’il est distant du lieu dans lequel il se trouve ; même si, à travers des dispositifs télé-robotiques, nous pouvons toucher des corps à distance. 6 Nous sentons sans comprendre. Entre aisthesis et noesis il semble qu’il se crée une fracture. Toutefois, il n’arrive pas au corps de sentir contre l’esprit ; il arrive, par contre, que celui-ci sente malgré l’esprit et que l’esprit comprenne malgré le corps. Cette contradiction peut amener autant à l’acceptation enthousiaste de la téléprésence qu’à son refus au nom d’une territorialité réactive du propre. 7

2. Nous devons, toutefois, nous demander si, ainsi faisant, ou plutôt, en la considérant uniquement comme une expérience cognitive ambivalente et contradictoire nous ne perdons pas la possibilité de penser le novum qui s’annonce dans la téléprésence. Malgré le fait que la description phénoménologique de cette ambivalence nous semble correcte, il est probable qu’elle ne nous mène pas loin. En restant à l’intérieur de cette expérience paradoxale ne finissons nous pas peut-être par la perdre ? Peut-être la contradiction que nous relevons est psycho-culturelle. Nous sommes toujours le produit de la technologie de la pensée la plus puissante jamais inventée de la culture occidentale, l’écriture alphabétique. Et, probablement, nous réagissons à la téléprésence en y opposant une intériorité-personne (produit primordial et essentiel de l’écriture alphabétique) que nous sentons fondamentalement menacée par le réseau. Il s’ensuit que, pour faire quelques pas en avant dans la clarification du phénomène de la téléprésence, nous devrons nous mettre à distance de cette perspective "intériorisante" et tenter de penser le novum qui s’annonce dans la téléprésence. Toutefois, pour le faire, il ne faut pas laisser l’expérience du dépaysement et de la déterritorialisation de la présence-à-soi que le moi-personne déplore comme production négative de celle-ci ; dans l’idée de dépersonnalisation et de déterritorialisation du soi c’est-à-dire, si l’on examine bien, bien plus que ce que le moi-personne croit que cela est. Dans cette idée, en effet, l’impersonnalité se manifeste comme le trait propre de la téléprésence, l’ex-propriation comme l’événement ambivalent de l’humanité à venir.

La téléprésence manifeste d’une manière peut-être définitive quelque chose que dans le passé certains penseurs (et probablement tout le monde artistique) avaient commencé à penser : l’impersonnalité du sentir. 8

La téléprésence n’implique pas seulement l’extroversion des organes des sens. 9 Le fait que la machine même télé-sentante, qui s’échappe des prothèses de mon corps-esprit, soit pour ainsi dire elle-même en réseau, rend possible un vrai et propre sentir en commun. Le télé-sentir (voir, toucher, écouter, flairer à distance) est toujours et dans tous les cas un tele-cum-sentir, un télé-sentir-avec, un sentir avec, 10 un sentir en réseau. Ceci vaut autant pour la télévision que pour la télé-interaction à travers le réseau. De ce point de vue il est vraiment marginal que l’on distingue entre le mauvais monde de la télévision et le monde créatif des réseaux. Qu’il s’agisse de l’homologué et homologant monde télévisé, ou qu’il s’agisse des mondes rhizomatiques 11 des réseaux, l’événement est que le monde sensible est devenu vraiment commun. Mon télé-sentir n’est pas "le mien" au moins dans la mesure où il n’est de personne d’autre ; certes, il est toujours aussi le mien, comme il peut être aussi des autres, mais à condition de penser l’aussi comme plus essentiel que  "le mien" et que "le tien". De cette façon ma manière de sentir doit être conçue pour ce qu’elle est effectivement, c’est-à-dire cette impropriété du tele-cum-sentir qui est la manière d’être 12 à chaque fois mienne ou des autres. La téléprésence extériorise la manière de sentir, en mettant en lumière définitivement sa caractéristique ontologique en général occultée par les stratégies intériorisantes du moi de la personne. Ce que, je sens, dans la manière de sentir, n’est pas ma propriété. Mais c’est un événement singulier (dans le sens de Deleuze) et impersonnel qui avant tout et principalement s’impose à moi. La réceptivité du sens attend, peut-être, encore sa clarification ontologique. Moi je ne suis rien d’autre que l’une des possibles (et à chaque fois contingentes) réponses à l’événement sensible qui doit être pensé comme ontologiquement premier et impersonnel par rapport à ma capacité d’y correspondre. Les choses que sensiblement je télé-perçois sont, donc, des choses en commun que moi aussi je perçois ; parce que dans la téléprésence on sent parce qu’on télé-sent-avec. Le "avec" est le transcendantal du télé-sentir, c’est même sa condition de possibilité. Comme Heidegger a expliqué, en effet, le  "man", l’on impersonnel, ne peut que se fonder dans le  "y être avec" (Mit-dasein 13). La référence de cette manière de sentir au moi qui le sent, ne le rend pas plus authentique ; il peut tout au plus l’authentifier, comme l’on dit d’un tableau qui est authentifié à travers l’attribution (toujours incertaine) à un Auteur. Par rapport à l’impersonnalité de l’activité télé-perceptive-avec le moi semble être un peu plus que la parole d’ordre qui y accède.

3. Si nous nous posions, maintenant, la question de "qui" est présent dans la télé-présence, nous devrions répondre que ce qui est présent est un lieu, et même le non-lieu 14 de son événement. Je propose d’appeler ce non-lieu, cet  "espace simultané", le topologique. Il apparaît comme le non-lieu d’accès à toutes les modalités d’être de l’être. Le monde en réseau, surtout commun et, donc, surtout accessible. Le topologique est vraiment le monde  "de tout le monde et de personne", il est commun parce qu’il est neutre et impersonnel. En lui, on pense, on sent, on agit dans un dehors neutre qui à chaque fois est mon impropriété d’être ou l’impropriété d’être d’autrui.

Certes, le topologique n’est pas l’unique monde avec lequel j’ai à faire. Parce qu’il y a toujours au moins un autre monde : celui que je continue à appeler monde en  "chair et en os". Donc, le topologique est une nouvelle dimension de mon existence qui s’est ajoutée aux autres 15, mais c’est une dimension complètement neuve dont la caractéristique essentielle est de rendre accessibles toutes les autres dimensions de l’être.

L’accessibilité topologique de l’être montre, toutefois, une ambivalence intrinsèque. D’un côté l’être qui est de  "tout le monde et de personne" est accessible, parce qu’il se réalise pour tout le monde et pour personne, impropriété commune, manière d’être à chaque fois mienne ou des autres. D’un autre côté le topologique apparaît comme la dimension logique de la virtualisation numérique de l’être. Le topologique est en soi ambivalent. D’un côté nous avons l’éclosion impersonnelle (sans auteur ni loi) de pures contingences, d’un autre côté nous avons la dimension de leur  "capture logique". Cherchons avant tout d’éclaircir mieux ce second aspect, celui de la virtualisation. Il faut s’entendre sur ce concept. Virtuel n’est pas ici à concevoir – comme dans l’acception théorisée par Deleuze 16 – comme un champ de force et de problèmes ouvert à des  "actualisations" non prévisibles, au contraire, il faut l’entendre comme re-production logico-mathématique de l’être. Re-production qui  "enlève du poids" à la réalité, parce qu’elle semble éliminer sa propre contingence et, avec elle, son obscure causalité. En ce sens le topologique apparaît comme l’"espace simultané" de re-production et de transformation logique de l’être rendant ainsi artificiel et indéfiniment manipulable/transformable toute réalité qui transite en lui. Il apparaît donc comme la réalisation la plus achevée de la métaphysique de la présence et le produit le plus pur de la techno-science devenue monde. La virtualisation rend accessible l’être à travers la définitive logicisation de son image. Le projet techno-scientifique semblerait manifester, donc, par cet aspect du topologique, sa victoire définitive. La contingence de l’être, dernière frontière de la techno-science semblerait ainsi brisée, terminant une aventure qui, ce n’est pas un hasard, a son origine dans l’idée du dix-septième siècle de l’expérimentation scientifique entendu comme ré-pétition/re-création en laboratoire du phénomène de la nature. La science domine vraiment seulement ce qu’elle peut faire ou re-faire. Il semble, donc, qu’il n’y a pas d’être, dans le topologique qui ne resplendisse de la lumière du modèle logique.

Pourtant, sommes-nous tellement sûr que la virtualisation logique élimine la contingence ? Si nous l’affirmons, ne nous heurtons-nous pas à une impossibilité ? Je ne veux pas ici me référer aux contingences et aux imprévisibilités qui font partie des expériences  "empiriques" quotidiennes de ceux qui sont  "présents" sur le réseau. C’est à une impossibilité logique et ontologique à laquelle je pense. La  "capture" logico-mathématique des contingences, en effet, ne réussit pas (ne peut) détruire la contingence même, son événement. Comme nous disions, la virtualisation logique, même quand elle semble produire des êtres, en réalité elle les re-produit. C’est-à-dire qu’elle les produit comme s’ils n’étaient jamais advenus. Donc, elle ne re-produit pas leur événement. La modélisation de l’être n’est pas autre chose que cela. L’événement des contingences ne peut être calculé, parce qu’il est l’incalculable. Il est incalculable, parce qu’il est contingent, c’est le même événement du projet techno-scientifique du calcul logique de l’être. Celui-ci est ontologiquement exposé à sa contingence même. Il ne peut se calculer lui-même ni il ne peut calculer aucun événement des contingences qu’il re-produit. Il n’y a pas d’être qui puisse s’échapper à sa prise capturante sinon l’événement même, la contingence même de l’étant.  "Un coup de dés jamais n’abolira le hasard", parce que si même "c’était le nombre ce serait le hasard" (Mallarmé).

Nous sommes ainsi rejetés vers l’autre aspect du topologique, celui pour lequel en lui-même apparaît en passant un monde nu de contingences exposées seulement à l’impuissance d’un regard qui les accueille comme elles sont. Voulant, d’une façon provisoire, tirer une conclusion du fil de nos pensées, l’on pourrait affirmer que, dans la téléprésence nous expérimentons notre être exposé à une double impersonnalité : à celle de la capture logique de l’être et à celle de l’incalculable éclosion des contingences.

Dans les deux cas nous faisons les comptes avec l’ex-propriation de notre présumée authenticité.

Notes

1 - Cf. J. Steuer, "Definire la realità virtuale: le dimensioni che determinano la telepresenza", in La comunicazione virtuale. Dal computer alle reti telematiche: nuove forme di interazione sociale, tr.it. di C.Galimberti e G.Riva, Guerini e Associati, Milano, 1997, p. 58.

2 - Voir Jack Goody, Representations and Contradictions. Ambivalence Towards Images, Theatre, Fiction, Relics and Sexuality, Blackwell, London, 1997.

3 - Voir Gregory Bateson, "Form, Substance and Difference", in Steps to an Ecology of Mind, Chandler, San Francisco, 1972.

4 - René Descartes, Méditations Métaphysiques, Hachette, Paris, 1996. p. 92.

5 - Sur les contradictions cognitives internes à l'expérience de la téléprésence voir aussi mon essai L'altro nella rete, in Kainos, n° 2, (http://www.kainos.it).

6 - La référence au célèbre Telephonic Arm-Wrestling réalisé pour la première fois lors de la deuxième édition Artmedia (Salerno, 1986), par l'artiste americano-canadien Norman White est indispensable.

7 - Jacques Derrida a écrit des choses très importantes sur la réactivité que la télé-technologie produit : "Le chez-soi a toujours été travaillé par l'autre, par l'hôte, par la menace de l'expropriation. Il ne s'est constitué que dans cette menace. Néanmoins, on assiste aujourd'hui à une expropriation, une déterritorialisation, une délocalisation, une dissociation si radicale du politique et du local, du national, de l'État-national et du local, que la réponse, il faudrait dire la réaction, cela devient : je veux être chez moi, je veux être chez moi enfin, avec les miens, auprès de mes proches" (Jacques Derrida, Bernard Stiegler, Échographies de la télévision, Galilée, Paris, 1996, p. 91).

8 - Sur la phénoménologie de la manière du sentir neutre, même s'il s'agit d'une perspective différente de celle que nous avons suive, cf. Mario Perniola, Del sentire, Einaudi, Torino, 1991 ; Id., Il sex-appeal dell'inorganico, Einaudi, Torino, 1994. Sur l'aseité des aistheta produit par les technologies informatiques voir Mario Costa, Le sublime technologique, Iderive, Lausanne, 1994.

9 - Cf. sur ce concept Mario Costa, L'estetica dei media. Avanguardie e tecnologia, Castelvecchi, Roma, 1999 et, en particulier, Le sublime technologique, cit.

10 - Sur le concept de "avec" voir essentiellement J.-L. Nancy, Etre singulier pluriel, Galilée, Paris, 1996.

11 - Sur l'application au réseau du concept du rhizome, élaboré par Deleuze et Guattari, cf. Robin Hamman, Rhizome@Internet. Using the Internet as an example of Deleuze and Guattari's "Rhizome", in Cybersoc, 1996 (www.socio.demo.co.uk).

12 - Sur le concept d'impropriété comme manière d'être à chaque fois mienne, voir, essentiellement, Giorgio Agamben, La comunità che viene. IIie édition augmentée, Bollati-Boringhieri, Torino, 2001, en particulier les pp. 27-29.

13 - Voir Martin Heidegger, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, Vittorio Klostermann Verlag, Frankfurt am Main, 1979, § 26 e sgg.

14 - Sur le concept de non-lieux voir Marc Augé, Non-lieux, Seuil, Paris, 1992.

15 - Cf. sur cette question Pierre Lévy, Cyberculture. Rapport au Conseil de L'Europe, Odile Jacob, 1997.

16 - Dans Différence et répétition, Puf, Paris, 1968. On sait que le concept deleuzien du virtuel a été repris par Pierre Lévy (cf. Qu'est-ce que le virtuel ?, La Découverte, Paris, 1995).



© Vincenzo Cuomo & Leonardo/Olats, janvier 2003