Avant d'aborder l'oeuvre de ces artistes, le mieux est sans
doute de présenter quelques-uns des aspects de la réalité virtuelle et des avatars. Et notamment ce qui relie ces nouveaux créateurs de la réalité virtuelle aux cultures originelles et anciennes.Le virtuel ne cesse d'engendrer
de nouvelles images ou d'adapter d'anciennes images au monde actuel. Comme l'écrit Philippe Quéau, ces nouvelles images numérisées peuvent figurer le monde à leur façon, et même le "reconfigurer".
L'art africain
n'échappe pas aux reformulations et questionnements formels posées par les créateurs du virtuel. Il investit aujourd'hui l'espace des réseaux Internet et fait parfois figure d'archétype idéal et référentiel. Les masques africains,
au même titre que les masques des cultures amérindienne, océaniennes, ou encore occidentales, nous sont aujourd'hui proposés comme de possibles avatars. Chargés de ce pouvoir magique
que lui attribuent les sociétés
traditionnelles, et investis d'une aura surnaturelle, ils ne pouvaient que rejoindre le domaine des avatars virtuels qui eux aussi placent leur acteur hors des limites corporelles et des paramètres psychologiques habituels.
Les créateurs de la RV, en quête d'origines ?Si d'un côté la réalité virtuelle indique un rapport radicalement nouveau à la réalité, et à la notion d'identité, elle ne résiste pas d'un autre côté au besoin de nommer des
figures parentales. Assez curieusement, les ouvrages faisant état des recherches et orientations de la culture du cyberespace, reviennent souvent sur les lieux sacrés des cultures anciennes dites primitives .
A commencer par
Howard Rheingold, auteur de La Réalité virtuelle (Paris, Dunod, 1993). S'appuyant sur l'ouvrage de l'anthropologue John Pfeiffer, The Creature Explosion , il trace un parallèle entre d'un côté les caves peintes du paléolithique et
les Kivas (caves initiatiques) des Hopi et de l'autre les expériences visuelles de la réalité virtuelle. Ces cyberespaces souterrains pourraient avoir été créés pour graver de l'information dans les cerveaux des premiers artisans .
Diffusion et conservation d'un savoir-faire et de connaissances, ces espaces initiatiques se rapprocheraient de nos cyberespaces par leur habilité à plonger ses initiés dans un état de conscience très particulier, et à lui donner
la sensation de présence vivante .
Evoquant l'importante présence des avatars virtuels à attributs animaliers, John Suler, l'auteur de "Life at the Palace, Psychology of Cyberspace" (1997), fait lui même la corrélation
entre ces créatures numériques et les figures totémiques des Amérindiens. " Thinking in the tradition of the Native Americans , écrit-il, " we might even regard an animal avatar as being a member's "totem."
Il
en est de même dans le livre de Philippe Quéau, " Vertus et vertiges du virtuel qui relève des filiations entre la notion de passage initiatique tel qu'il est pratiqué dans le cyberespace, et celle des cultures anciennes. La
lecture de son ouvrage, et l'approche des oeuvres de Rebecca Allen et de Stasia McGehee permettent peut-être de mieux saisir l'intérêt des créateurs du virtuel pour l'art africain, et pour la tradition des masques en particulier.
La notion de passage initiatique et les attributs d'un pouvoir magiqueLe masque africain convient donc d'autant mieux à la sensibilité des usagers de l'espace virtuel qu'il se rattache à la notion de "passage".
Puisque, une fois posé sur le visage, il permet à celui qui le porte d'accéder au surnaturel, et de se rapprocher du monde des esprits. Or, dans le virtuel, il est là aussi question de "passage", passage dans une autre
dimension spatiale, psychologique et spirituelle, qui s'effectue par l'intermédiaire d'un autre type de masque, dénommé visiocasque. Difficile non plus de ne pas noter l'analogie entre le bâton de contrôle qui a le pouvoir d'agir
sur les images virtuelles et d'introduire un nouvel ordre, et le "bâton" du sorcier ou bâton de commande utilisé dans les sociétés dites traditionnelles. Un observateur placé dans l'environnement 3D du visiocasque écrit
Sutherland dispose d'une baguette magique avec laquelle il peut toucher les objets synthétiques qu'il voit. Une telle baguette, permettant de créer et de manipuler des objets de synthèse visibles uniquement par celui qui porte le
visiocasque, donne une impression de sorcellerie à ceux qui l'observent, d'où le nom choisi pour cet instrument : "l'apprenti sorcier ". ( extrait de "The Ultimate Display ").
Doté de ses outils d'intervention
sur le champ du réel, le virtuel réalise quelque part le rêve poétique de Jean Cocteau. La nature de ses images partage des traits communs avec ce miroir franchissable, cette surface permutant du solide au liquide imaginé par
Cocteau dans "Orphée ".
Créés à partir de combinaisons numériques, modulables à l'infini, libéré de la trace et de la matière, le virtuel et ses avatars ont également la vertu de créer de l'intangible, et donc de
pouvoir exprimer l'immatérialité et le surnaturel qui entourent l'univers des masques africains. Les images virtuelles et leur hyper-images rendent aussi possible la convergence de formes hybrides. Or cette possible liberté
intuitive par rapport à l'univers des formes et concepts n'est-elle pas une des particularités des masques africains composites ?
Les avatars virtuels à la recherche d'une âme primitive : L'oeuvre de Rebecca AllenPour
les artistes du virtuel, une question dès lors se pose : Comment façonner et appréhender ces nouvelles créatures, les avatars ? Car devant chaque création inspirée de la figure humaine, le rêve de la voir prendre vie et s'animer
surgit aussitôt dans l'esprit du créateur. Le mythe de Pygmalion demeure. Quelle vie, quelles aspirations, quelles règles éthiques donner à l'avatar ? N'a-t-il pas une âme, et si oui quelle âme ? Ces vies étranges, qui semblent
fonctionner avec une apparente autonomie, se voient assignés une puissance tantôt négative, tantôt thérapeutique. Négative, car elles peuvent faire craindre l'apparition de dédoublements de la personnalité, et d'une inadéquation
face aux événements réels. Les mondes virtuels, écrit Quéau, peuvent accélérer le processus de "schizophrénisation des esprits ". Mais d'un autre côté, ajoute-t-il ils peuvent nous donner une conscience aiguë de notre
propre unité ontologique, substantielle, de notre présence au monde. (Quéau, "Les vertus et vertiges du Virtuel "). Et c'est là que nous touchons au caractère thérapeutique du virtuel et notamment des avatars. En effet, à
en croire la psychanalyste américaine Sherry Turkle, les avatars permettraient à certains de résoudre des problèmes identitaires, grâce aux jeux de rôles qu'ils proposent. En rentrant dans l'espace ludique des avatars, l'individu
peut ainsi s'interroger sur son identité, et exprimer librement des aspects inhibés de sa personnalité. Enfin, par l'intermédiaire, des avatars, il est aussi possible de placer des individus dans des situations psychologiques
déterminées, et d'analyser alors leur comportement face à telle ou telle épreuve. L'avatar est alors investi d'émotions et de passions qui tiennent du registre humain.
Les expériences de Rebecca Allen, et notamment
"Emergence" soulèvent ces questions. Les créatures de cet artiste américaine sont en quête d'une âme, elles ont choisi d'habiter les territoires de l'Afrique ancienne. En plus d'une âme Allen, leur insuffle des sentiments
qui vont de la haine, et de l'indifférence , à la joie. L'avatar, comme le masque en général, et le masque africain en particulier, s'offre comme le support des émotions et passions et permet d'observer l'interaction entre
perception visuelle et émotions, et d'explorer les fonctionnements et expressions de l'affect.
Rebecca Allen s'explique sur les orientations de son travail :
" We are told that in the not so distant future we will
spend hours immersed in three dimensional virtual worlds. These worlds will include "avatars", virtual representations of ourselves in the form of computer generated characters. Our soul, our consciousness, will somehow
be embodied in an avatar. The avatar becomes our other body, another container for our spirit.What is the relationship one has with his or her avatar ? Do we control it like a puupet? Or is an avatar like a child, containing the
spirit of its parents but with its own set of behaviors ? What part of "us" is in our avatar ? Is part of our soul in this computer generated character ?
The psychologist, C.A. Meier, equates to our most identity our
conscious ego (Meier 1986). When writing about the localization of consciousness Meier refers to the observation of Mary Kingsley, an ethnologist who lived with West African tribes in the 1890's. Kingsley stated that the West
Africans believe that a person has motre than one soul and that there is a certain type of soul, called the "bush soul', that dwells within a wild animal of the bush. A person's bush soul lives inside an animal though that
animal also has a life of its own (Kingsley, 1899).
An avatar could serve as a place for the bush soul. I am leading a research project that is exploring the role of the avatar and other issues of aesthetics in cyberspace design.
We are building a PC-based system, called "Emergence", that will support an active, responsive, networked, virtual world. Environments and their inhabitants are rendered in real-time as three dimensional,
texture-mapped polygons. The users (called "participants") are represented as avatar models. The virtual inhabitants' unique behavior emerge from a set of parameters. In the case of the avatar, its behavior is combined
with input from the participant. We are experimenting with forms of communication that rely on symbolic gestures, movements and behaviors. Our focus is on motion, the "life" of the environment, and the role of artificial
life in the creation of an art form which includes the interactive experience.
Many cultures believe that everything has some form of a soul. We carry this idea into our virtual world where every object is instilled with some
form of artificial life. Driven by its internal code or in response to its environment, an object may change its shape and color, make a sound or begin to move. In our virtual world relationships can be formed between all elements.
Movement and interaction enhance the emergence of a rich environment populated by engaging inhabitants. An intriguing place for a traveling bush soul."
(Texte extrait des résumés de la conférence
intitulée"Consciousness Reframed : Art and consciousness in the post Biological era" Roy Ascott Editor, New Port, University of Wales college, 1997, p 7)
Rebecca Allen explique le fonctionnement et les
objectifs d' "Emergence " dans les termes suivants :