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Le mystère des têtes de Lydenburgh

Au commencement de l'oeuvre de Malcom Payne, il y eut ces mystérieuses têtes de Lydenburgh découvertes dans les années 5O, dans le Transvaal, en Afrique du Sud.Elles ont 1500 ans d'âge, et personne jusqu'à présent n'a pu percer leur énigme. Quelles intentions, quelles pensées sont à l'origine de leur création ? A quelles fonctions étaient-elles destinées ? Elles résistent à toutes les interrogations, se dérobent à toute tentative d'investigation. Elles emportent dans leur silence ces visages graves et barrés par des scarifications.

Elles n'avaient de signification que pour leurs créateurs pour et pour leurs contemporains qui, selon les quelques données éparses dont nous disposons, étaient des fermiers.Et c'est justement parce que les têtes de Lydenburgh se posent comme de véritables points d'interrogation, et qu'elles résistent à la ratio des anthropologues, que Malcom Payne leur a consacré une série d'oeuvres, sculptures et eaux-fortes.Lorsque le mystère entoure un objet, et lorsqu'autour de lui se forment des zones d'ombres et d'incertitude, toutes les constructions et manipulations de sens deviennent possibles. L'imaginaire, et le goût de l'exotisme investissent rapidement ces espaces aux contours flous. L'exotisme, cet "esthétique du divers," comme l'appelait Victor Segalen, a été source d'erreurs de lecture et d'analyse dans le domaine de l'histoire des arts dits "primitifs".

Dans le cas précis des têtes de Lydenburgh, la situation est encore plus complexe. Entrées dans les collections du Musée d'Afrique du Sud au temps de l'apartheid, elles sont passées aussitôt dans l'histoire des échanges entre l'Afrique et l'Europe. Elles ont été récupérées par le discours culturel colonialiste de l'époque, et se sont mis à dire et à signifier ce qu'elles étaient incapables de formuler puisque repliées sur leur mystère.

"The Ventriloquist", eau-forte réalisée en 1993 par Malcolm Payne, n'a d'autre intention que de dénoncer cette appropriation de l'identité culturelle des Noirs. On y aperçoit un gorille sans tête, assis au centre d'une scène, avec - entre ses mains - la tête de Lydenburgh. Payne joue sur plusieurs registres sémantiques, reprenant par exemple l'image de Salomé tenant la tête de Saint-Jean Baptiste. Mais l'ambiguïté et l'ambivalence de l'iconographie ne s'arrête pas ici.

Comme l'écrit Ivor Powell, "The relationship between the ventriloquist and the dummy is then a profoundly ambiguous and ambivalent one. And it will not reduce beyond the status of a kind of image-knot. On the one hand, the "Lydenburg Head" is being used to speak ideas that it does not have, but on the other, the ventriloquist is headless, lacking consciousness without the borrowed head."Partant donc d'artefacts archéologiques vides de sens, pour nous contemporains, Malcolm Payne va pouvoir travailler sur la façon dont s'est produite leur re-contextualisation. Et en reconstruisant à son tour des formes inspirées par les têtes de Lydenburgh, il va pouvoir démonter et déconstruire pas à pas les modes de représentation et de redistribution du sens mis en place à l'époque de l'apartheid.

THE VENTRILOQUIST, 1993.
Copperplate etching

Il n'y a là dans cette démarche rien qui puisse nous étonner si l'on considère l'ensemble de l'oeuvre de Malcolm Payne. L'acte créateur est pour lui inséparable de l'autocritique. Son approche artistique joue constamment sur la déconstruction et la déstabilisation, des schémas de perception habituels. Il ironise par exemple sur l'idée reçue qui fait de la touche artistique la marque personnalisée et sacro-sainte de l'artiste. Avec un esprit de dérision héritée de la tradition Dada et de l'oeuvre d'un Marcel Duchamp, Payne a ainsi réalisé une série d'aquarelles sur papiers noirs destinées à parodier "l'empreinte personnelle" du peintre.

"After Van Gogh", écrit Ivor Powell, "the meaning of the brushstroke came to be par excellence fetished as tokening the personality, the soul, the intention of the artist. Payne denies the meaning of the brush stroke - the personality of the artist is by the same token being systematically withdrawn from the process of making art".

L'art est producteur de sens, poursuit Payne, et il appartient à l'artiste de suivre la mise en place et contextualisation du sens de l'oeuvre d'art. Pour lui l'espace est la métaphore de la conscience et la surface peinte doit être perçue comme un répertoire d'idées.

Les variations de Malcolm Payne sur les têtes de Lydenburgh :

A partir des têtes de Lydenburgh, Malcolm Payne a donc donné naissance à un ensemble d'images qui, tantôt sculptées, tantôt peintes, tantôt imprimées, convergent toutes vers la même idée maîtresse : l'appropriation d'une expression artistique par une culture dominante. Tout se passe comme si seule la confrontation physique et intellectuelle avec des matériaux aussi divers lui permettait de serrer au plus près sa problématique.

C'est un long travail de maturation et d'interrogation qui précède et accompagne l'élaboration de son oeuvre.

La première question qui se pose à lui comme aux conservateurs du SANG touche à l'organisation et aux objectifs artistiques et culturels de l'exposition. A l'origine, l'idée de Payne était de placer ces sculptures hors de leur contexte, de manière à engager entre le public et les artefacts une relation directe, libérée de tout substrat informationnel. Payne ne voulait surtout pas leur associer d'autres artefacts contemporains. L'oeil devait se concentrer avant tout sur les qualités intrinsèques des têtes de Lydenburgh.

Le parti adopté fut cependant légèrement différent : Le caractère artistique serait donné comme une priorité, mais il fut décidé de mettre à la disposition du public des informations sur le contexte archéologique des têtes de Lydenburgh, de manière à transmettre une meilleure connaissance des débuts de l'histoire sud-africaine, et d'offrir une bonne approche des comportements religieux et sociaux des premiers fermiers arrivées en Afrique du Sud, il y a 1500 ans.

Les têtes de Makifeng par Malcolm Payne

Tête de Lydenburgh , c.550 AD. Terracotta. Hauteur : 200 mm

Makifeng Head par Malcolm Payne. N°10. 1988. Terracotta 605 mm

 

Parmi les oeuvres réalisées par Malcolm Payne, les têtes de Makifeng sont sans doute les plus "parlantes". "We have Africa in itself as given by the evoked Lydenburgh heads. We have the play of colonial history, the industrialization of the spiritual environment, the writing of the colonial text being given in the surimpositions.

This in essence how the Makifeng Heads work. But let me hasten to add that the play is not as simple as this and different levels of signification come into play." (p 14).

Ainsi le gorille est-il représenté tantôt sous les traits d'une femelle, tantôt sous ceux d'un mâle, tantôt sous ceux de l'androgyne

Ce n'est pas le gorille en soi qui intéresse Payne, mais son niveau iconique. A la différence des têtes de Lydenburgh qui parviennent jusqu'à nous dépourvu de leur signification originelle, le gorille est chargé d'un sens codé ». Il renvoie au monde industriel, mécanisé des temps modernes et aux figures mythiques de King Kong ou de Godzilla. Il évoque à la fois le monde moderne et l'univers bestial. Dans la représentation de Payne, le gorille, chargé de ces attributs, incarne la menace qui s'acharnant sur les têtes de Lydenburgh leur ôtera leur identité culturelle. Les têtes sont continuellement mises en danger par des éléments qui lui sont étrangers. Ces images extérieures viennent imposer leur sens au silence des têtes de Lydenburgh ». C'est pourquoi Malcolm Payne a jugé plus évocateur d'effacer sur ses têtes sculptées les traits du visage, et d'obturer leurs bouches.

Sur ces têtes d'argile, Payne reconstruit le récit, brut et inconditionnel, de la violente transformation infligée à la culture des Noirs sud-africains

La série des eaux-fortes : "Loosing one's head"

Losing One's Head par Malcolm Payne.
1993 .Copperplate etching .

"Perdre la tête", perdre son sens, parce qu'il y a eu détournement et appropriation de ce sens, telles sont quelques-unes des problématiques qui nous apostrophent dans la série des eaux-fortes inspirées par les têtes de Lydenburgh.

La tête de Lydenburgh est à nouveau reconstruite. Les fragments recollés sont emprisonnés par des fils de fer entrelacés et font allusion aux travaux de restauration effectués par le musée. Bien sûr, l'allusion est ambivalente, et il est difficile de ne pas y voir une dénonciation de la violence colonialiste. La présence du gorille menaçant la tête de Lydenburgh d'un piolet ne laisse aucun doute quant à cela.

Payne mêle les techniques de dessin, recourant ici aux formules de représentation classiques européennes qui ont longtemps dominé dans le monde. Il joue ainsi, toujours avec la même dérision et le même esprit critique, avec l'élément temps. Il s'approprie ces techniques comme on s'est approprié le sens des têtes de Lydenburgh. Il agit continuellement déconstructionniste », dans le sens déridien du terme.

 

Avec "Pounds, Pennies and Sense" Payne s'avance plus avant dans son étude sur l'appropriation et la capitalisation » du sens. D'un corps de femme décapitée surgit une sorte de cordon ombilical qui dans ses circonvolutions décrit le symbole de la livre anglaise. Privée de sa tête, de ses sens, cette figure féminine jongle sans scrupule avec les têtes de Lydenburgh, et joue avec elles comme l'on jouerait de l'argent. Les têtes de Lydenburgh sont entrés dans le système de valeurs référentielles capitalistes. Dans l'arrière plan et autour d'elle, des images de violence, (cordes, guillotine) se profilent à l'intérieur de médaillons.

Face Value. 1993. par Malcolm Payne.
1993 .Copperplate etching .

L'objet anthropologique, les têtes de Lydenburgh ne sont qu'un exemple, n'échappe pas non plus à la mise en code, et aux grilles de relecture propres au système du marketing. C'est pourquoi Malcolm Payne a choisi de présenter les têtes de Lydenburgh à proximité de 7 caddies de supermarché.

Conclusion :

La question de la re-contextualisation de l'oeuvre d'art dans l'espace du musée :

En travaillant sur le thème des têtes de Lydenburgh, Payne faisait resurgir des questions fondamentales sur la muséologie. Dans le cas des têtes de Lydenburgh, l'appropriation et détournement sémantique étaient le fruit d'une politique colonialiste. Mais sortons quelques instants du contexte sud-africain. L'on constatera que le problème de la re-contextualisation des artefact archéologiques constitue un véritable problème de fond. Une fois que cet artefact quitte le site archéologique, il est extrait de son contexte originel et historique, et transplanté puis disposé dans un autre environnement, celui du musée. Il entre dans un système référentiel propre au musée et sera donc re-contextualisé.

Lever le voile exotique

L'oeuvre de Malcolm Payne tente également de dégager l'objet d'art africain de cette dimension érotique et exotique dont l'on investi les politiques culturelles de la fin du XIXè et du début du XXè. Dans la préface du catalogue d'exposition Face Value,Old Heads in Modern Masks , Malcolm Payne écrit :

Museum practice and expositions - spectacles contrived to conserve cultural division - of the late nineteenth and early twentieth centuries exposed exotic as well as erotic objects (curios) and people (curiosities) from other cultures. All of this was engulfed by a pre-fabricated imperialist paradigm placing Europe at the centre, mediating the peripheral shade. » (...) The aim of this book », ajoute Payne, is to create a framework for the examination of these practices, particularly as it applies itself to categorizing the aesthetic, art/artefact, pluralist and appropriationist products of the debate in South Africa. » ( p 6)

Une approche pluraliste

Observer un objet dit anthropologique, et s'inspirer de son langage plastique peuvent conduire au delà d'une analyse esthétique. Dans le cas de Payne, il s'agissait d'une part de réexaminer les pratiques culturelles colonialiste et d'autre part d'éviter l'écueil d'une catégorisation rigide du genre art/artefact, par exemple.

Le travail de Malcolm Payne montre que les têtes de Lydenburgh appartiennent aussi bien au domaine de l'art qu'à celui de la science. Payne a d'ailleurs lui-même insisté sur son intérêt mêlé pour ces deux domaines. En 1989, il a fondé avec Pippa Skotnes Axea Private Press qui a toujours privilégié une approche pluraliste. Les livres publiés par Payne incarnent », selon ses mots, une union de l'artistique, du scientifique et du littéraire. » ( p 7)

 

Pour plus d'informations sur Malcolm Payne et les têtes de Lydenburgh, se référer à : Face Value, An Exhibition by Malcolm Payne. Catalogue essay by Ivor Powell. South African National Gallery, Cape Town, South Africa, 18 November 1993-31 January 1994.

 

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