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MASQUES D'AFRIQUE PORTÉS

Texte d'Anne-Marie Bouttiaux

 

Les sociétés humaines ont toujours utilisé le visage comme véhicule de transformation. Des manipulations plus ou moins discrètes (produits cosmétiques qui mettent en valeur ou transforment légèrement) à certains processus irréversibles (tatouage, scarification, chirurgie esthétique), de multiples combinaisons ont été explorées. Le masque fait partie de cette recherche d'un autre visage, à la différence près qu'il transforme de manère radicale mais pas définitive. Il exerce de ce fait une fascination particulière car il permet à celui qui le porte de changer de personnalité tout en préservant la sienne. L'anonymat que le masque garantit au porteur lui confère un pouvoir que les différentes cultures du monde ont pleinement exploité. En Afrique notamment, le contexte d'intervention des masques peut être social, religieux, profane, politique, ou ludique ; certaines de ces caractéristiques se combinant parfois à l'infini et rendant tout effort de catégorisation aléatoire. En effet, comment qualifier un masque qui représente un esprit, exerce une fonction de contrôle social et se manifeste par le biais d'un athlète dont les déplacements chorégraphiques ou non suscitent l'admiration des villageois ? La mise en évidence de l'un ou de ces aspects aurait des effets extrêmement réducteurs. Une sortie masquée doit se concevoir comme un évènement global qui implique de nombreux acteurs (du porteur aux spectateurs en passant par les maîtres de culte, les acolytes, les musiciens et les chanteurs) et peut être mise en rapport avec des circonstances aussi différentes que l'initiation, le mariage, la mort, la sorcellerie, le sacrifice, la possession, la bouffonnerie.

Il est possible néanmoins d'insister arbitrairement sur l'un ou l'autre de ces multiples aspects pour illustrer l'extrême diversité du phénomène tout en gardant à l'esprit que ceci ne représente qu'un canevas sur lequel chaque groupe ethnique brode ses caractéristiques propres.

 

Le masque et la sorcellerie

La sorcellerie est la cause de décès, de maladies et de maux aussi divers que déroutants. Les sorciers sont responsables de l'irruption d'un déséquilibre néfaste à la cohésion sociale, ils sont les agents du mal et représentent un énorme danger car ils possèdent des pouvoirs surnaturels qu'ils utilisent à des fins négatives. Ces pouvoirs sont les mêmes que d'autres (devins, agents du culte, masques...) mettent en oeuvre pour protéger la société. C'est dire qu'ils luttent sur le même terrain avec des armes identiques et une efficacité égale. La crainte qu'ils inspirent est donc considérable, et les dégâts qu'ils déclenchent traumatisants. De plus, dans de nombreuses sociétés, la sorcellerie la plus courante et la plus efficace est familiale : pour décupler ses pouvoirs surnaturels, un sorcier est censé sacrifier un membre de sa famille.

Ces sacrifices répondent à la même logique que les sacrifices animaux offerts aux esprits, divinités ou ancêtres pour solliciter leur intervention. C'est pourquoi on dit souvent que les sorciers sont anthropophages, leurs victimes sont humaines ; mais nous sommes ici en présence d'un cannibalisme symbolique, on pourrait dire qu'il s'opère au niveau de l'âme. Quand elles n'entraînent pas la mort, les exaction des sorciers rendent fous ou malade. Toute société africaine qui connaît la sorcellerie a mis en place un dispositif élaboré de réactions à ce phénomène et a continué un système de défense, de guérison et de prévention. Ce dispositif répond surtout à un seul impératif aussi désespéré que vain, l'élimination des sorciers. Les masques font régulièrement partie de l'arsenal d'intervention contre ce fléau . Certains sont tellement efficaces dans le domaine que leur apparition sur la place du village suffit à faire fuir les sorciers, ils exercent une action purificatrice et peuvent servir d'outil de prévention. D'autres arrivent, à la demande, pour traquer un sorcier qui a déjà commis beaucoup de méfaits, d'autres encore pour tenter de guérir les victimes.

 

Le masque et la mort

Le masque est généralement vécu comme unagent de médiation ou un lien entre le village et la brousse, entre les hommes et les esprits, entre les vivants et les morts. Qu'il soit représentation d'un esprit de la nature, beaucoup de sociétés africaines le conçoivent comme moyen de communication avec le monde des morts. En cas de problème, il transmet des sollicitations et les dons des hommes pour déclencher l'intervention des ancêtres. Dans ce rôle, il est aussi par excellence, le psychopompe, celui qui est capable de mener l'âme d'une personne décédée dans l'au-delà. En effet, il est important que l'âme d'un défunt puisse rejoindre, dans de bonnes conditions, le monde des morts et acquérir son statut d'ancêtre, le seul qui lui permette d'agir encore efficacement pour sa descendance.Au cours des funérailles, la famille est responsable de l'organisation du rite ; elle doit assumer des dépenses souvent considérables pour que son mort soit prêt à partir dans l'au-delà. Les rites funéraires s'échelonnent parfois sur une période extrêmement longue. Il y a d'abord un enterrement rapide suivi de cérémonies plus importantes qui peuvent avoir lieu quelques années plus tard. Plus le délai entre les deux est long, plus la famille s'expose à des représailles de la part du mort qui erre dans le village et n'a pas encore trouvé sa place parmi les ancêtres. Par définition, une âme errante est une âme en peine, elle se manifeste donc de manière effrayante voire malfaisante pour les vivants. Etant donné l'investisement économique que représentent ces secondes funérailles, la famille endeuillée n'a souvent pas d'autre alternative que celle de prendre le risque de s'exposer à d'éventuelles représailles surnaturelles en attendant de réunir les biens nécessaires au départ définitif du mort. Nombreuses sont les sociétés qui font appel aux masques au cours de ces secondes funérailles. Ils interviennent alors pour faciliter la sortie de l'âme et sont les médiateurs psychopompes, agents de purification. Il ne faut effectivement pas perdre de vue que la mort est souvent considérée comme une souillure, sa présence met en danger les vivants, on doit l'évacuer. Le masque revient donc ici comme purificateur du village et, au cours des rites funéraires, son rôle rejoint celui qu'il assure en cas de sorcellerie : il assainit

 

Le masque et la femme

A quelques exceptions près, entre le masque et la femme tout n'est que paradoxe et ambiguité, étrange mélange de crainte. d'admiration, de mépris, et bien souvent de manipulation. Les mythes présentent souvent la femme comme première détentrice des masques ; à la suite d'une faute (habituellement liée à son incapacité à garder un secret), les masques seraient passés aux hommes (soit que les esprits des masques aient eux-mêmes manifesté le désir d'être pris en charge par les hommes, soit que les femme,par distraction, n'aient pu empêcher qu'ils leur soient volés).

A partir de ce moment bien entendu, les hommes ont entretenu jalouseusement le caractère mystérieux, puissant et dangereux de leur possesion et n'ont eu de cesse d'en tenir la gent féminine écartée ! Les masques sont donc l'apanage des hommes, leur instrument de possession, de manipulation, de pouvoir. Ce pouvoir, bien évidemment ne s'exprime pas que par rapport aux femmes, il se manifeste aussi (selon les cas) envers les non initiés, les enfants, les escalves, les étrangers, les individus qui n'ont pas accès aux affaires politiques ou économiques. Hormis quelques exemples rares, comme les masques de la société féminine sande chez les Mende de Sierra Leone, l'homme est donc le porteur et le metteur en scène. Exclue de l'organisation rituelle, la femme reste cependant une des principales sources d'inspiration du masque et, dans bien des cas, son visage est un modèle de prédilection. D'autre part, en ce qui concerne les masques sacrés, la femme commet une faute grave si elle découvre l'identité du porteur. Certaines sociétés vont jusqu'à prononcer une sentence de mort pour toute rupture de cet interdit. Bien souvent, le porteur lui-même se met en danger s'il a des contacts avec une femme après l'exécution de sa performance.

Masque Tu Bodu Yaure,
Cöte d'Ivoire
©Musée Barbier-Mueller,
Geneève.

Le masque et l'initiation

L'intervention du masque dans les contextes initiatiques fait certainement partie de ses aspects les plus connus. Il est courant en effet de voir les masques agir comme gardiens, enseignants, génies protecteurs ou apparitions effrayantes dans les enclos de réclusion des initiés. Encore une fois, on retrouve ici les notions fondamentales de passage où le masque revêt ses qualités d'intermédiaire. L'initié subit une mort symbolique et renaît à la vie fort de connaissances relatives au caractère ésotérique de la religion, aux rouages de la société et aux principes de la vie conjugale. Le masque l'aide à traverser ces moments difficiles souvent liés à des épreuves physiques douloureuses (qui marquent encore mieux la transition), il peut même dans cerrtains cas assumer le rôle de bourreau. C'est aussi le masque qui crée le lien entre le village et le camp de brousse dont il interdit l'accès aux non initiés. Pour de nombreuses ethnies, l'initiation se décline en plusieurs étapes au cours desquelles l'acquisition de la connaissance des choses secrètes est dispensée progressivement. Cet apprentissage du secret des masques, cela signifie, entre autres, qu'à ce stade, les initiés sont en droit de connaître l'identité du porteur. Ils deviennent de ce fait potentiellement capables.

Le masque et la danse

En général, il y a une composante spectaculaire dans une performance masquée, même lorsque certains masques engendrent la peur, ils n'en n'exploitent pas moins une certaine théâtralité. La danse est donc un de leurs moyens d'expression privilégiés. Et, s'ils dansent, ce n'est jamais le désordre et la sauvagerie que les préjugés occidentaux ont souvent soulignés mais bien une extrême rigueur : leur pas sont codés et révélateurs de leur tempérament. Les chorégraphies font l'objet d'un apprentissage précis et parfois même de répétitions avec les musiciens dans la forêt sacrée ou dans un endroit à l'abri des regards indiscrets. Les enfants s'adonnent notamment à des jeux où ils s'imprègnent du style des différents masques et les adultes ne manquent jamais de reconnaître ceux qui sont prédisposés à assumer le rôle de porteur. Suivant le contexte de sortie et la fonction du pmasque, ce rôle est plus ou moins prisé. Pour les divertissement, l'anonymat du porteur n'est, bien souvent, plus une condition absolue. Au contraire, dans certains cas, le danseur devient une vedette qui exige la reconnaissance de son identité et gère l'organisation de ses entrées en scène . En revanche, la fonction de porteur de masques associés aux rituels religieux sacrés est à la fois plus exigeante, moins directement valorisante et bien souvent peu convoitée tant les implications physiques ou morales peuvent être lourdes à assumer. La transe que certains d'entre eux doivent subir les laisse épuisés et hagards comme si leur corps avait été emprunté, l'espace d'une danse, par une puissance dévastratrice extrêmement violente.

L'entité spirituelle s'est exprimée à travers eux dans un système où l'on assiste preque à une double masquarade : le corps déguisé et masqué devient lui-même l'enveloppe de l'esprit qui l'investit. Dans les deux cas cependant, la société exige des danseurs exceptionnels qui suscitent l'admiration par la complexité de leur chorégraphie ou génèrent l'angoisse en transcendant les limites humaines.

 

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