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Anne Bargès

" Lèpre. Ah! il faut aller voir à l'Institut Marchoux "

« Dans tout le Mali (0), comme à Bamako, la capitale, les deux noms sont le plus souvent indissociables. Et s'adressant à une Européenne non encore avertie, mes interlocuteurs référaient spontanément au système de valeurs censé être le mien, celui de la biomédecine. D'ailleurs, le choix de l'institution biomédicale pour des soins antilépreux paraissait évident à tous les Européens. Cette prééminence du « biomédical » inspirée de l'époque coloniale (1) n'est pourtant qu'apparente : les praticiens de la médecine locale ont leur place dans les choix thérapeutiques des malades ; ils vivent et exercent à côté de structures officielles qui les méconnaissent ou veulent s'en servir ; et leur savoir et leurs pratiques se modifient constamment. Au sein même des institutions officielles de soins, les logiques des « dògòtòròw » (docteurs)(2) sont également différentes (p 282) de la logique officielle de lutte contre la maladie. Logiques de soin et logiques sociales interagissent dans le microcosme constitué autour de l'Institut Marchoux et marqué par le particularisme de la lèpre. Objet d'enjeux sociaux souvent méconnus, l'institution internationale, monolithe prestigieux, est remaniée jusqu'en son sein par les acteurs locaux que sont ses soignants « modernes » (3) et les malades « lépreux » qui la fréquentent.

« La grande maladie » :   « une maladie comme les autres »?

Ainsi à la pluralité des « médecines » s'ajoute la pluralité des « soignants ». Sans que forcément l'une et l'autre correspondent, leurs actions gardent toute leur cohérence au sein de l'univers auquel ils réfèrent et le choix des malades s'adapte à ces différentes offres thérapeutiques (lieux et techniques). Une des nombreuses formes de syncrétisme de savoirs et de pratiques qui résulte de cette situation, mais aussi la plus spécifique, se trouve illustrée par la personne du soignant « lépreux ». Cependant, dans le cadre de la lèpre, le passé (colonial, religieux et caritatif) est encore omniprésent et les conformismes qu'il engendre s'opposent aux changements sociaux multiples, rapides et constants que l'on observe actuellement au Mali, plus particulièrement au sein d'une, « grande ville » (duguba) comme Bamako.

Comprendre la manière dont une population se représente une maladie, c'est aussi comprendre comment elle va se comporter à l'égard de ceux qui sont malades. C'est pourtant sur une méconnaissance réciproque que le monde occidental et le monde africain ont établi leurs rapports; les imaginaires surgis du passé moyenâgeux comme les visions exotiques du présent rendent la lèpre lointaine et proche à la fois. Cette méconnaissance peut se résumer par la contradiction que ce sous-titre, de tout évidence, porte en lui : la Grande Maladie est la traduction du terme Bambara, Banaba (maladie, superlatif) qui est l'euphémisme d'une de ses formes les plus typiques et les plus dévalorisantes, kuna (4). Quant à l'expression « une maladie comme les autres », elle constitue le principal message éducatif utilisé par les organisations humanitaires pour lutter contre la stigmatisation de la personne malade (5).

La croyance que l'exclusion du « lépreux » au est une valeur importée au Mali par les Européens et que le stigmate y est peu vivace perdure actuellement. Bien loin de moi la volonté de vouloir absolument démontrer le contraire, mais mes observations et l'analyse des discours des malades et des non-malades (soignants ou pas) maliens confirment l'existence de cette pensée ségrégative. Sa prise en compte est essentielle pour comprendre quel rôle tient dans la société l'individu " lépreux " et comment le système occidental de soin par une ségrégation collective, de masse, centralisée à Bamako lui a fourni une valeur en tant que« groupe». En tant qu'individu isolé comme en tant qu'individu membre d'une communauté, le « lépreux » influence directement ou indirectement les pratiques de soins et contribue à leur pluralité

Banaba : une maladie hors du communa

Selon mes informateurs, Banaba est régulièrement désignée comme une « maladie grave » bana jugu (6), avec la « folie » fa, « l'épilepsie » kirikirimashyèn et la cécité fiyèn (ya ) ; elle est même souvent la maladie la plus grave. Sa mauvaise réputation est non seulement due à ses manifestations souvent contraires aux normes sociales - aspect qui « dégoûte » (nyigin) les personnes dites « saines » (kénèbagatòw ), impotence et dépendance des autres, absence de productivité (en brousse) - mais surtout aux fautes liées aux représentations qu'on a de l'origine de la maladie et que laisse suspecter l'apparition des premiers signes.

De prime abord, Banaba est une Ala bana, une « maladie de Dieu », que tout le monde porte en soi. Ce discours est classique, banal au Mali, pays à majorité musulmane où toute maladie est « naturelle » quand elle est « le fait de Dieu ». Cependant « Dieu ne fait rien sans cause », il permet seulement à la maladie « que tout le monde a » de s'exprimer. Alors se dégagent bien d'autres origines où le « sang » (sang de la lignée) et son corollaire le « sexe » sont déterminants. Les plus importantes sont les ruptures d'interdits sexuels et alimentaires qui trouvent leur explication dans les mythes fondateurs mandingues. Ils atteignent donc la personne mògò au plus profond d'elle-même, dans son essence même (7).

La cause de la maladie peut également venir des actions néfastes d'une personne, ce que l'on nomme communément le mauvais sort. Avec le sang et le sexe, la parole est aussi une des bases de la vie sociale. Son utilisation malfaisante contribue à expliquer l'apparition de la maladie. Il y a le dangereux kòr (ò ) tè qui a le pouvoir de manipuler et de libérer par différents procédés le nyama (forces occultes) des choses et des êtres ; il n'a pas besoin de support matériel. Il est à différencier d'autres manoeuvres venant de la « main » de l'homme mògò bolo ; on dira que quelqu'un a réalisé « un travail » (baara) - ce quelqu'un est en général une personne vengeresse ou jalouse (coépouse)-; on parlera souvent de dabali qui est une technique d'empoisonnement associée à des incantations (kilisi : secrets) -poison mis dans la nourriture, « chose mise dessus » (fènkan) ou « versé sur toi » (bònnkan). L'explication donnée par le malade reposera dans ces cas, sur une interprétation a posteriori de la maladie, de type persécutif. Mais derrière « la faute de l'autre », se cache toujours la responsabilité du malade. En effet c'est lui qui par la « démesure sociale » de certains traits de sa personnalité (p 285) ou de son comportement va déclencher sa maladie, et c'est là encore par la valeur intrinsèque de sa personne que le malade est coupable.

Certains animaux aux caractéristiques physiques communes (apparence tachetée) sont susceptibles de donner banaba et / ou sont cités comme des interdits alimentaires lors du traitement traditionnel : (la chair de hyène, le caméléon). Actuellement, en ville, on cite surtout Sulantèrè (gecko), communément traduit par « salamandre » ; en brousse, ce même animal « quand il grossit, devient le « petit serpent à deux têtes » saninkunfila au corps zébré. Cet animal « déplaît tant à Dieu que les hommes ne voudraient pas le voir » ; sa salive peut entraîner par contact direct ou indirect le sang banaba, et sa chair réduite en poudre entre dans la composition de dabali.. Pourtant la plupart des réponses recueillies s'appuient sur le fait que &laqno;banaba tè yèlèma », la maladie ne se « passe » pas, c'est à dire qu'elle ne se transmet pas par contact direct (8) alors qu'il existe des attitudes d'évitement. Mes informateurs les expliquent « surtout par un dégoût et une répulsion face au sang des plaies qui ne s'expriment qu'envers le « kunatò », « lépreux » typique amputé. Cela ne signifie pas pour autant qu'il y ait absence de rejet de l'individu « lépreux » si celui-ci ne présente pas de signes révélateurs de son état. Ces représentations se retrouvent chez tous mes informateurs issus de différentes régions du Mali mais je discerne deux tendances : celle où kòròtè, dabali et ruptures d'interdits sont vivaces et s'expriment par un rejet plus intense (surtout en pays dogon) et celle où la mise à l'écart paraît moindre (zone anciennement islamisée où la religion a eu tendance à effacer toutes références aux « fétiches »).

La première va du Mande (Pays Malinké) au pays Dogon en passant par le pays Bambara et le Macina. La deuxième (p 286) correspond à la zone anciennement islamisée du Sénégal Oriental de Kita à Kayes, à majorité Soninké : « Dans les foyers Soninké (plus musulmans), eux sont solidaires [..] alors que les bambaras, ça ne se voit jamais. Non, il y a un mode de jalousie, il n'y a pas d'entraide du tout » ( Infirmier, Bamako).

La crainte du « lépreux » : méprisé mais puissant

Ces représentations de la maladie expliquent les images que l'on a du "lépreux", images qui influencent les comportements des malades et les conduites collectives à leur égard (D.Fassin 1992 : 129-130). Dans le discours des malades, la maladie est vécue comme le résultat d'une force incontrôlable qui atteint l'intégrité de la personne (physique, sociale et lignagère). Le vécu du malade est douloureux, marqué par de nombreuses ruptures, par des migrations.

Le rejet de l'individu peut s'exprimer de différentes manières : dégoût et évitement de tout contact direct ou indirect quotidien (vêtements, savon, repas), au niveau social-habitat et lieux de prière séparés, divorce ou célibat forcé. Il est variable d'une famille à l'autre (beaucoup plus important en brousse) et se camoufle souvent derrière des règles de bienséance. Le rejet est d'autant plus insupportable dans une société où les valeurs des individus se confondent avec celles du groupe. Ce dernier attend d'eux qu'ils se mettent à l'écart ou du moins qu'ils s'effacent, qu'ils se conforment implicitement à certaines règles. Au préjugé, à l'exclusion s'ajoute ce sentiment de dévalorisation de soi, de honte et de retrait ; suit souvent une attitude défensive, voire même violente. Il n'y a pas d'auto-accusation (Ortigues, 1984 : 282), le malade projettera sa culpabilité sur un « autre ». L'islam lui fournira l'« excuse » que « toute personne porte la maladie en soi, celui qui l'a dans ce monde, ne l'aura pas dans l'autre » ; le catholicisme lui amènera une rédemption des pêchés dont la lèpre reste une expression ; quant au diplômé, son savoir « scientifique » lui fera mettre sa maladie sur le compte du faible niveau socio-économique malien (p 287), argument tout à fait cohérent pour la biomédecine.

En amont de la maladie, le malade est coupable dans son comportement social et dans le fondement même de sa personne. En aval de la maladie, il confirme par certains aspects de sa personne (traits physiques et psychiques, attitudes et comportements) les raisons de le suspecter. Ses plaies le rendent « répugnant », son handicap en fait un impotent dépendant des autres (9) ; il est dit susceptible, irascible, « dusumango i ko kunatò » (&laqno;susceptible comme un lépreux"), « méchant », belliqueux, capable d'actes délictueux. Mais la composante intrinsèque de sa malignité va faire du « lépreux » une personne puissante, crainte car détentrice de pouvoirs et d'un savoir secrets. Les gens se donnent donc toutes les raisons de le mépriser, de le craindre mais aussi celles de le respecter. Sa condition et son statut le rapproche de la personne du Jèli « griot », personne dite « de caste » (10). Et nous verrons que cette « valeur » de l'individu « lépreux » est déterminante quant aux rôles qu'il peut jouer dans la société, plus précisément dans les soins.

Notes

(0) Pays ouest africain, enclavé, le Mali est dit « pluriethnique » (carte 1 p 280). Y sont employées plusieurs langues « nationales » mais les trois quarts de la population utilise le Bambara ou Bamanankan.; On parle d'« ethnies » au Mali : Bambara, Malinké, Soninké, Kassonké, Bozo, Dogon, Sonraï et Peul, Toucouleur, Tamasheq; mais compte tenu des migrations et de la vie urbaine, c'est une notion parfois toute relative. En Bambara, on dira Siya, traduit populairement en français local par « race ». Cependant les différents types de liens identitaires (lignée, clan, village, région) peuvent être exprimés par le même mot : siou siya (sens plus abstrait). Le Bambara est une langue mandingue proche du Dioula (Burkina-faso, Côte d'Ivoire), du Malinké (Guinée, Sénégal oriental, région du Mande au Mali) ; elle sera écrite en italique. Le parler de Bamako intègre de plus en plus de mots français ; également en italique, ils seront mis entre guillemets.

(1) Le qualificatif « colonial » reviendra souvent : époque, histoire ou médecine coloniale ; il ne contient aucun jugement de valeur et doit être pris dans son sens premier « relatif aux colonies ».

(2) « Dògòtòrò » désigne autant le biomédecin, malien ou européen, que l'infirmier, l'aide-soignant ou toute autre personne liée aux services de soins « modernes ».

(3) Le terme « soignants » est pris ici dans son sens le plus large, allant des différents types de praticiens locaux dits « traditionnels » au médecin « tubabu » européen en passant par des aspects plus syncrétiques comme les « tradipraticiens » travaillant au sein de la Division de Médecine Traditionnelle (Ministère de la Santé Publique) ou les anciens infirmiers pratiquant selon la tradition.

(4) Kuna est extrêmement péjoratif. Très diffusé au Mali, ce terme est moins employé dans les régions Malinké du Mandé où, pour désigner la forme mutilante de la « lèpre », on parle plutôt de bagi ; il serait donc un terme importé qui en diffusant, s'est « spécialisé ».

(5) Pourtant il paraît essentiel de nos jours de ne pas nier l'existence des préjugés et de la stigmatisation; ils peuvent expliquer le retard du dépistage de la maladie et le faible impact des messages humanitaires.

(6) Juguya est classiquement traduite par « gravité », jugu par « grave » mais s'y ajoutent les notions de « méchanceté », de « malignité ».

(7) La rupture d'interdit sexuel (avoir des rapports sexuels en période de règles) est fréquemment citée. La femme est coupable et expose ainsi toute sa descendance, le sang de la lignée sera touchée; il n'y a là pas de notion de « transmission », de « passage » de la maladie. L'interdit alimentaire le plus courant touche certaines formes de « silure rouge »: poisson à l'aspect gluant, sans écaille, appelé manògò bilen, le poisson qui ressemble à l'homme (noir) « mògòninfin nyògònna jègè ». Un autre silure rouge npòliò bilen est l'« interdit » du clan Coulibali (vers Ségou) (npòliò est une sorte de manògò).

(8) L'utilisation du terme français « transmission » pour exprimer la diffusion de la maladie porte souvent à confusion. En effet on parlera autant de transmission « héréditaire » transmission par contact direct ou indirect. Alors que « ka yèlèma » réfère au passage direct, l'aspect familial, « héréditaire », de la maladie est perçu comme une permanence du mal dans la lignée (sans passage).

(9) C'est surtout en brousse que le handicap physique est ressenti comme une diminution, en ville la mendicité a sa place (argument religieux, social et économique).

(10) Cf. R. Mauny 1955. Dans beaucoup de régions du Mali, un malade de la lèpre n'avait pas le droit d'être enterré; la mise en terre de sa dépouille pouvant déclencher la sécheresse et de mauvaises récoltes. Le corps était déposé dans des lieux riches en nyama - arbre creux (Baobab) ou termitière - ou, encore pendu à un arbre. Ces pratiques existaient encore il y a quelques années vers Mopti et Ségou, mais étant interdites, elles disparaissent.

 

©Anne Bargès, Entre conformismes et changements : le monde de la lèpre au Mali, in : «Soigner au Pluriel» (J.Benoist, Ed). Paris Editions Karthala, 1996 : pp 280-31

 

Pour en savoir davantage sur Entre conformismes et changements : le monde de la lèpre au Mali, et les autres travaux d'Anne Bargès, se reporter au site suivant : http://www.mnet.fr/abarges.

 

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