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ART AFRICAIN ET SCIENCE OCCIDENTALE :
CONVERGENCES CONTRADICTOIRES POUR UNE SAISIE DU REEL

par IBA NDIAYE DIADJI

 

Résumé : Parmi les préjugés qui marquent les relations Afrique/Occident, il y a incontestablement la place accordée à la science chez les Africains et leurs aptitudes à l'expression instinctive de leur réel. De là les certitudes selon lesquelles la science est purement occidentale et l'art relevant de l'instinct, est proprement africaine. Des certitudes qui interpellent les identités respectives de l'art et de la science, leurs zones de convergences, leurs domaines de dialogue par delà les temps et les cieux.

A l'heure du village planétaire et de l'accès aux outils scientifiques nouveaux pour la création artistique, art et science, l'Afrique comme l'Occident semblent bien condamnés à s'appuyer sur leurs contradictions pour forger un futur commun seul capable de dire l'Homme dans sa vérité.

Il y a en l'homme, un appel vers l'inconnu qui le pousse souvent à des visions prospectives, sans doute pour mieux vivre l'instant et regarder demain arriver sans trop grande crainte. Plusieurs religions ont résolu cet appel depuis des millénaires en posant l'au-delà comme une certitude, et en dégageant des commandements à respecter, comme voies obligées pour que demain rassure.

Que d'autres formes d'appréhension de cet appel aient privilégié le néant ou l'absurde, est aussi un fait qu'enseigne l'histoire : l'homme cherchant son équilibre et un sens à son existence non pas à travers un ensemble de rites et de croyances à l'irrationnel, mais par les capacités de sa raison à sonder et à se familiariser avec l'inconnu.

Dans tous les cas, l'art compris comme moyen de dialogue et occasion d'extériorisation de l'intime, est sollicité pour offrir des œuvres dans des formes et contenus multiples, et rendre ainsi concret le désir de dialogue avec l'Inconnu. Qu'on réexamine à cet égard ce qui reste des plus riches heures des civilisations incas, nubiennes, égyptiennes, grecques ou romaines : des chefs-d'œuvre en sculpture, peinture, des magnificences artistiques défiant le temps.

Qu'on relise encore l'architecture des églises, mosquées ou temples : partout l'important rôle de la main de l'artiste pour que souffle l'Esprit et que demeure la communication avec l'invisible. Même pour ceux qui pensent au non-divin et mettent l'Homme au dessus de toute hiérarchie, l'art est l'outil privilégié pour le dire : création romanesque, expression théâtrale et autres fictions…

La science aussi, comprise comme habileté de l'homme à trouver réponses adéquates aux interrogations de son environnement, est convoquée. Aucune civilisation ne s'est développée et ne s'est épanouie sans maîtrise d'une science rendant l'homme maître de son environnement.

Tout se passe donc comme si, art et science, dans une parfaite complémentarité, étaient les instruments les mieux indiqués pour que l'homme exprime ses rêves et ses ambitions, et cherche en même temps à faire porter par le temps chaque marque de son vécu, de son temps.

Pourquoi alors cette habitude à faire de l'art dans sa forme jugée primitive, spécificité africaine et de la science particularité occidentale ? Comment comprendre les théorisations de Léopold Sédar Senghor sur les capacités artistiques du nègre, homme " ultrasensible " et à " l'instinct surdéveloppé " ? " L'émotion est nègre, la raison est hellène,. " 2 affirmait le grand poète sénégalais. Que dire aussi des certitudes du Martiniquais Aimé Césaire selon lesquelles, le nègre qui n'a inventé ni la poudre ni la boussole est " celui sans qui la terre ne serait pas la terre " 3 ?

Même si les deux précurseurs du mouvement de la Négritude peuvent être compris dans leur détermination à défendre une identité culturelle propre au nègre, il faut reconnaître qu'ils ont contribué indirectement à justifier l'idéologie coloniale qui s'est toujours appuyée sur une hiérarchisation raciale mettant le nègre instinctif, primitif et particulier, au bas de l'échelle.

Faut-il rappeler à cet effet, les thèses de Georges Hardy 4 et celles du Révérend Père Placide Tempels 5 sur les " dispositions innées " de l'Africain à user de son instinct pour vivre et préserver son environnement, mais " incapable de réflexion scientifique " ? A quoi bon aussi remonter à Jules Romain, pour l'entendre certifier que l'Afrique est " incapable de produire un Einstein, un Stravinsky " ?

Parce que simplement cette habitude de fixer dans des cages spéciales, d'une part l'identité des Africains et d'autre part celle de l'Europe, s'est muée depuis très longtemps en perception naturelle des choses dans plusieurs milieux. S'interroger alors sur les sources d'une telle situation, c'est poser la problématique du regard occidental sur l'homo negrocus. C'est en même temps se demander quelle est la nature de l'image que se fait en retour, le nègre, de l'homme de l'Occident.

Comment cette habitude de l'Europe de regarder l'Afrique a-t-elle pu perdurer jusqu'à aujourd'hui ? Qu'est-ce qui fait cette longévité de l'image du blanc chez l'Africain ? En quoi un examen de l'histoire des relations Afrique/Occident peut-il justifier ou non la pertinence d'une Afrique terre des arts primitifs et d'un Occident principalement scientifique ? L'Afrique serait-elle dépourvue de toute forme de culture scientifique, l'Occident de toute capacité à user pleinement de sa sensibilité ?

Des convergences sont-elles possibles si l'on part du fait Homme, à la fois pour l'Afrique et pour l'Occident européen ? Y aurait-il des conceptions différentes de l'art et de la science ici et là, mais avec des contenus et des pratiques identiques ? Le monde actuel et surtout celui de demain sont-ils possibles dans une vision géo-culturelle parcellaire des attributs de l'art et de la science ?



DES PREJUGES SECULAIRES A UNE CONCEPTION UNIVOQUE DE LA SCIENCE

Il faut revenir à Jules Romains, membre de l'Académie française, pour mesurer toute l'étendue des désastres nés de sa perception de l'identité humaine lorsqu'il affirme que les images que suggère un regard porté sur l'homme noir rappellent beaucoup plus la " forêt équatoriale " que le " processus des Panathènées " : le sauvage et l'animalité noire aux antipodes des comportements des gens d'Athènes au temps de la splendeur grecque.

Mais ces allusions de l'académicien ne sont rien face aux caractérisations du genre humain et la typologie dite scientifique des races tentée par Renan:

" la régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures, dit-il, est dans l'ordre providentiel de l'humanité. L'homme du peuple est presque toujours, chez nous (en Occident), un noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l'épée que l'outil servile. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c'est-à-dire qu'il revient à son premier état. Regere imperio populos, voilà notre vocation. Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne, faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands, chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d'ouvriers, c'est la race chinoise, d'une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d'honneur. Gouvernez-la avec justice, en prélevant d'elle, pour le bienfait d'un tel gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c'est le nègre ; soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l'ordre ; une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l'ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un chinois, un fellah " 6.

Bien sûr, de tels propos font sourire aujourd'hui la génération des nègres et des Chinois. Il n'est pas besoin de fouiller dans l'histoire de l'Europe pour montrer comment la " race des maîtres " s'est souvent entre-déchirée à travers guerres de religions, guerres économiques et politiques de toutes sortes. Renan n'en croirait pas ses oreilles s'il apprenait que le nazisme hitlérien, c'est l'Europe, le fascisme de Mussolini, c'est encore l'Europe, la purification ethnique au Kosovo et en Bosnie, c'est aussi l'Europe.

Inutile de rappeler que l'esclavage comme la colonisation se sont accompagnés de mouvements de résistance de la " race des travailleurs de la terre " et que les tirailleurs sénégalais étaient aux premières lignes en Normandie, à Dunkerque, à Fréjus, à Verdun et qu'ils ont été massacrés dans leur sommeil à Thiaroye pour avoir eu le tort de se tenir debout pour exiger leurs droits d'anciens combattants de l'armée française!

Il faut simplement dire que les propos de Renan comme ceux de Jules Romains ont contribué à cristalliser des jugements de valeurs négatifs et toutes sortes de préjugés sur des réalités de civilisations qui n'étaient pas les leurs propres. Mais il faut ajouter également que de telles façons de voir ont leurs origines déjà dans ce qu'on a appelé le siècle occidental des lumières.

Des philosophes, comme Voltaire, ont justifié les horreurs de l'esclavage et de la colonisation et vanté " scientifiquement " les bienfaits de la mission civilisatrice. On peut rappeler son argumentation sur le goût dans laquelle il souligne qu'" il n'est pas donné à tous les peuples " d'avoir une " société perfectionnée " susceptible de faire " naître le goût " des choses de l'esprit.7

Le Révérend Père Placide Tempels, pourtant africaniste assez connu, confirma dans sa présentation de la philosophie des Bantous, l'idée de Voltaire sur les spécificités et les rangs de chaque peuple. Selon lui en effet, l'homme bantou de l'Afrique équatoriale et australe est marqué par la place forte qu'il accorde à l'esprit . Il est esprit, " force vitale parmi les forces vitales ". On peut ainsi le torturer, piller ses greniers, voler son bétail, il ne s'en émouvra pas. Mais, évitez de toucher à sa philosophie !

Quelques années plus tard, ces convictions de Tempels sont renforcées par celles de Roger Caillois qui rappelle la typologie des races alors présentée par Renan. Le monde est bien organisé, laisse-t-il entendre, et à chacun sa place : aux Africains, " l'illogique et la pensée primitive ", et à l'Occident " la science et les lumières de la raison ". Pour moi, souligne Caillois,

" la question de l'égalité des races, des peuples ou des cultures, n'a de sens que s'il s'agit d'une égalité de droit, non d'une égalité de fait. De la même manière, un aveugle, un mutilé, un malade, un idiot, un ignorant, un pauvre (on ne saurait être plus gentil pour les non occidentaux), ne sont pas respectivement égaux, au sens matériel du mot, à un homme fort, clairvoyant, complet, bien portant, intelligent, cultivé ou riche. Ceux-ci ont de plus grandes capacités qui d'ailleurs ne leur donnent pas plus de droits, mais seulement plus de devoirs… De même, il existe actuellement, que les causes en soient biologiques ou historiques, des différences de niveau, de puissance et de valeur entre les différentes cultures. Elles entraînent une inégalité de faite. Elles ne justifient aucunement une inégalité de droits en faveur des peuples dits supérieurs, comme le voudrait le racisme. Elles leur confèrent plutôt des charges supplémentaires et une responsabilité  accrue. " 8

No comment " dirait, mon collègue de Lagos ! Roger Caillois, qui évite de s'identifier aux racistes, est simplement dans une logique d'infériorisation des cultures africaines. Ils les exclut de fait de la science, et ne suggère même pas leur habileté pour la création artistique.

Il faut s'arrêter ici, pour que ce bref rappel de points de vue n'entraîne des digressions très éloignées de l'objet de cette réflexion. Parce qu'il s'agit de s'interroger sur les rapports art/science selon la perception d'un africain de l'an 2001 et non de rouvrir des pages de l'histoire de l'humanité pour faire on ne sait quel parallèle.

Mais en fait, sommes-nous si éloignés de l'objet de cette réflexion ? Rappeler Renan, Jules Romains, Voltaire n'est-ce pas indiquer les racines de la caractérisation art africain, science occidentale ? Ne faut-il pas remonter à ces aspects de la pensée humaine, pour mieux comprendre d'une part, d'où provient ce préjugé tenace qui fait du nègre homme d'instinct senghorien dans la fidélité à un homo faber bloqué dans son évolution génétique, et d'autre part de l'homme occidental de raison cartésienne digne héritier de l'homo sapiens ?

En vérité, ce rappel des thèses qui ont tenté et tentent encore de justifier scientifiquement l'esclavage, le colonialisme et le retard technologique de l'Afrique, ouvre le champ à une conception de l'homme qui a marqué profondément l'Europe. Quand l'Africain est vu comme un être hors normes du genre humain, quand on dresse des hiérarchies de valeurs dans le monde sur la base de ses propres valeurs, il est clair qu'on est bien parti pour se tromper sur la nature humaine et la vérité de chaque civilisation.

Pourtant plusieurs thèses soutenant l'égalité des races ont été développées par d'autres Européens qui appelaient à mettre un terme à une perception sectaire des attributs de la science. On se rappelle que Lévy-Bruhl lui même avait renié au soir de sa vie ses propres idées sur la différence entre les primitifs et l'Occident. Il reconnaissait que " rien ne différencie l'esprit des Africains de celui des Occidentaux " 9. Dans la même perspective relativiste, d'autres penseurs comme M. Piron, Mircea Eliade, Michel Leiris, Levi-Strauss avaient jugé " puéril de vouloir hiérarchiser les cultures ". Ils considéraient comme une " erreur grossière " de voir des niveaux d'infériorité ou de supériorité dans des cultures et modes d'appréhension du monde, différents.

Mais, si malgré tout des points de vue, comme ceux de Roger Caillois, Renan ou Jules Romains ont été possibles, c'est parce que la culture d'une identité humaine unique sous tous les cieux et la conception partagée par tous de la science, reste à faire. Pour mieux le dire, la conception plurielle et diverse de l'homme et la perception de la science strictement du côté occidental, qui ont permis à des Occidentaux et à certains Africains de dresser une typologie des races ou des goûts des peuples, de voir en l'Homme, plusieurs types d'hommes, est la racine d'un mal énorme fait à l'Humanité.

Ce mal qui fait oublier que les Assyriens ont découvert l'astronomie, que les Arabes ont inventé l'algèbre et la chimie, que les Chinois ont été les premiers à imprimer des textes écrits cinq mille ans avant Gutembert, que les nègres de Nubie sont à la source de la civilisation égyptienne qui inspira Athènes. C'est ce même mal qui a fait croire et qui continue de faire croire que l'art est africain et la science spécificité occidentale. Jusqu'à quand ?



AXES CONVERGENTS POUR SIGNIFIER L'HOMME PAR L'ART "SCIENTISE" ET PAR LA SCIENCE "ARTISTISEE"

S'il n'est pas aisé de dire avec exactitude quand prendra fin une telle conception de l'homme et de la science, ni quand seront évanouis ces préjugés sur des cultures, il est possible en revanche de s'interroger sur les marques d'un contexte nouveau que Marshall Mc Luhan qualifiait globalement de " village planétaire ".

Y a-t-il possibilité de choisir un autre futur que celui que trace pour tous, la civilisation de l'image made American way of life? La standardisation des comportements qui découle de la consommation des mêmes produits culturels sera-t-elle le point de départ d'une nouvelle civilisation non raciale permettant de dire qu'il n'y a ni Occident ni Afrique ? Le " village " de Mc Luhan va-t-il gommer ainsi des siècles de particularismes exacerbés et faire de l'art et de la science propriétés de tous ?

Un tel questionnement ne résout pas pour autant la problématique des catégorisations art africain/science occidentale, si l'on examine bien le contexte actuel. En effet, qu'il soit bien au fait des toutes dernières découvertes scientifiques, qu'il sache parfaitement expliquer l'alpha et l'oméga d'une technologie donnée, on se demandera toujours quel rapport a le travailleur scientifique africain avec l'image de son peuple arriéré et pauvre : un miraculé ? Une exception qui confirme la règle ?

Pareillement, on trouvera beaucoup plus dans l'ordre normal des choses qu'un artiste africain expose des cornes d'antilope et des tiges de bambous dans une galerie, au lieu d'une installation électronique. Pourtant que de convergences entre les expressions humaines que sont la science et l'art, que de rapprochements possibles entre artistes d'Occident et hommes de science d'Afrique, entre artistes d'Afrique et hommes de science d'Occident !

Qu'on prenne par exemple une toile de Vincent Van Gogh accrochée sur un tronc de baobab en pleine savane tropicale et qu'ensuite, cette même œuvre retourne sous l'éclairage d'une galerie d'art contemporain de Paris, New York ou Amsterdam. Demandez au spectateur qui a vu l'œuvre sous ces deux angles de donner son sentiment : l'univers africain a-t-il changé le Van Gogh ? Quelles différences d'effets entre le conditionnement électrique sur l'œuvre et la lumière naturelle ?

Un Van Gogh reste un Van Gogh, mais l'effet esthétique sur le spectateur est modifié selon l'environnement scientifique ou le milieu artistique naturel. Si l'on part du fait que l'environnement naturel peut être sous un chêne français, que le conditionnement scientifique existe dans des galeries modernes sénégalaises, on ne voit pas en quoi la place d'un continent sur la planète serait suffisante pour justifier des différences d'effets.

On pourrait faire les mêmes observations pour l'architecture des pyramides d'Egypte pour savoir si ce qui attire le visiteur relève de l'expérience esthétique ou de l'expérience scientifique sur ces merveilles du monde.

Pour dire qu'entre art et science, il y a des relations qui dépassent le cloisonnement occidental/africain que d'aucuns imposent et veulent contradictoire. Au nom de quoi d'ailleurs ? Le langage artistique peut-il être sans le verbe scientifique ? Peut-on seulement concevoir une sculpture yorouba en bronze, un masque ashanti en bois sans penser aux connaissances scientifiques et techniques de l'artiste qui n'a pas choisi n'importe quelle étape de la fusion du métal pour travailler, ni n'importe quel bois pour faire ses formes ?

Aujourd'hui, l'extraordinaire potentiel de créativité qu'offre l'ordinateur pour le noir comme pour le jaune, condamne-t-il à mort les esquisses des peintres, l'écriture des musiciens, les maquettes des architectes, ou leur offrent-il de nouvelles sources pour bousculer les horizons de l'imaginaire ? L'homme de science lui-même, peut-il être fécond sans l'apport de la force du rêve et de l'intuition artistique?

Il faut encore rappeler que dans l'Antiquité la conception univoque de la science était partout partagée. Art et science désignaient un seul et même territoire qui signifiait savoir, technique et tout domaine de connaissance. C'est avec la coupure galiléenne que la conception moderne s'est formée considérant d'un côté l'art, de l'autre la science. Tout un débat s'est alors installé sur la nature de l'art rangé du côté de l'émotionnel, et sur celle de la science vue comme rationnelle. La conséquence la plus nette étant cette hiérarchisation qui laisse à l'Afrique l'art, et à l'Occident la science.

Mais, comme pour prendre leur revanche sur le temps art et science sont redevenus dans le village planétaire, deux aspects d'une même réalité : celle qui veut signifier l'humain et faire de l'homme (d'Afrique et d'Occident) " maître et possesseur de la nature " . Et par les instruments nouveaux qu'elle offre pour sonder davantage l'invisible, la science renforce la conception univoque de ses relations avec l'art, de leurs convergences communes qu'on peut tracer en deux domaines principaux :

Le premier domaine de convergences art/science concerne leur commune origine qui leur attribue : habileté et savoir faire.

En effet art et science renvoient toujours à l'idée de maîtrise dans un domaine donné de l'activité humaine. L'expression, " consulter un homme de l'art " signifie s'adresser à quelqu'un de compétent, d'adroit dans l'affaire en question. Pareillement dire d'un travail qu'il est " mené avec science ", signifie reconnaître les compétences, l'habileté, l'art avec lequel ce travail a été mené. On dira ainsi que la médecine est une science, la chirurgie un art, et l'esthétique, la science du Beau.

Cette parenté originelle est constamment renforcée par la quête de l'art et de la science de mieux saisir le réel. Car, il faut bien le reconnaître, l'art quelque soit le mode d'expression utilisé, est une quête d'action sur le réel soit pour l'imiter, le corriger, le contester, le dénaturer, soit pour le donner à aimer, à rêver. Qu'importe si l'artiste s'adresse à autrui, ou s'il veut lui-même être le seul bénéficiaire des formes qu'il compose, des couleurs qu'il fait parler ou des signes qu'il exprime.

La science aussi de son côté, est une autre forme de quête d'action sur le réel. Elle part de constats concrets pour tenter de leur trouver explication, et chercher ensuite les voies et moyens de mieux prévoir demain. Voilà qui fait que science et art entretiennent un dialogue qu'il faut savoir reconnaître et déchiffrer, écouter et entendre si l'on veut " être maître et possesseur de la nature ". Quelques éléments peuvent être relevés ici pour souligner l'existence d'un tel dialogue :

L'influence forte de la science sur l'art

Qu'on prenne par exemple, la peinture, la sculpture, le cinéma, la musique. Aucune de ces formes d'expression artistique n'est aujourd'hui viable sans dimension scientifique. En peinture, les évolutions considérables réalisées en optique ont bouleversé plusieurs angles de traitement de la lumière. De même, les recherches en chimie ont favorisé une plus riche exploitation de pigments dans les effets de couleur.

Dans le domaine de la sculpture, les artistes s'intéressent à l'holographie et élargissent les champs de leur dextérité. Parce que cette technologie appliquée à la photographie permet de restituer sous des angles multiples le relief des objets, grâce aux interférences de faisceaux de lasers. D'où l'aisance par laquelle le sculpteur peut rendre avec vérité tous les contours de son œuvre.

Au cinéma, les effet spéciaux et les images de synthèse, comme l'apport des technologies nouvelles en musique sont d'autres exemples de cette scientisation poussée de l'art.

L'émergence de nouvelles formes d'art

C'est là un autre élément qui pose les mutations dans le champs artistique. Grâce à la maîtrise des nouvelles technologies en effet, de nouveaux domaines artistiques voient le jour. L'art devient lui-même technologique, et plus la technologie sera banalisée, plus on assistera à une archaïsation des formes classiques de l'art. On parle d'art médiatique, électronique, ou technologique selon les théories d'école.

Parmi ces nouvelles formes d'art : " l'art spatial " qui désigne toute création artistique qui restitue des données de l'astronomie en images de qualité esthétique remarquable. Il y a aussi les " œuvres mathématiques " désignant à leur tour, des dessins calculés et visualisés sur ordinateur, sous formes d'être graphiques.

Avec les " œuvres interactives ", c'est une rupture totale avec l'art classique où le spectateur était condamné à regarder l'unique vision que lui offrait l'artiste une fois pour toute. Ici, par contre, le spectateur sollicité, a la possibilité de réagir et de participer à la création d'œuvres jamais achevées.

La réécriture de l'histoire de l'art par la science

Ce troisième élément du dialogue art/science réside dans les opportunités que le progrès scientifique offre pour modifier notre vision du monde de l'art. Non seulement, il est maintenant possible, grâce aux rayons X, de dénicher les faux Picasso, les Rembrandt rafistolés, mais, on peut ré-écrire l'histoire de l'art, mieux connaître le passé des œuvres, comprendre davantage les techniques jadis utilisées.

Une nouvelle discipline artistique, appelée " conservation-restauration ", est ainsi apparue dont l'objet est de procéder à des opérations chirurgico-esthétiques de nature à intervenir efficacement dans le travail d'entretien ou de re-création artistique.

- Un quatrième élément de ce dialogue art/science concerne la forme même de certains produits de la recherche scientifique

Citons la forme d'une fusée, d'un sous-marin ou du supersonique Concorde. Personne ne peut douter de la beauté de ces formes, ni des avancées que ces produits constituent pour la science et la technique. Sans aucun doute, ces produits seront demain dépassés, mais leur sculpture ou leur design resteront des témoignages esthétiques d'une époque, exactement comme les cathédrales ont correspondu à un niveau de technicité dans l'architecture et à des formes esthétiques d'un temps.

On peut le constater, chacun de ces éléments de dialogue est une marque des convergences art/science. Que la science aide l'art à mieux lire les pages de son histoire, qu'elle soit à la base de nouveaux genres artistiques ou inspire de nouvelles techniques de traitement de la lumière et de la couleur, ou qu'à son tour, l'art devienne la finalité du produit scientifique, tout ceci ne constitue que confirmation du dialogue perpétuel art/science, un dialogue ouvert à tous, africain ou occidental qui acceptent de se mettre à l'école de leur temps. Une telle remarque cependant, est loin de susciter l'adhésion de Michel Mercier, qui estime que

"  le rapprochement entre art et science est fondé sur un commun désarroi, dans un temps où l'art a cessé de se préoccuper du beau, et où la science n'espère plus vraiment devenir la voix unique du vrai " 10.

Pour Mercier donc, les repères classiques sont brouillés et art et science se trouvent dans une situation où ils n'ont plus leurs identités originelles, et leur rapprochement-convergence n'est pas dans la logique des choses.

Un point de vue qui oublie malheureusement que le rapprochement art/science, loin d'être l'expression d'un " commun désarroi ", est au contraire un processus naturel qui rejette les barricades dans lesquelles on a cru trop vite pouvoir enfermer les diverses formes d'expression de l'activité humaine. Le dialogue art/science est en réalité un rapprochement  d'intérêt. L'art cherchant des voies et moyens scientifiques et techniques pour dire le beau et tous les beaux ; la science voulant offrir par l'art, oxygène et souffle humain à ses produits.

Il y a donc bien convergences entre art et science dans leur dynamique pour saisir habilement le réel. Que la science semble influencer beaucoup plus l'art que l'art ne le fait pour la science, n'est en fait qu'une impression de surface. L'homme de science, par la vision artistique de son domaine, ouvre chaque jour un peu plus les horizons de son imaginaire. L'artiste pose un regard scientifique sur son œuvre pour qu'elle puisse rendre, par sa composition, par son harmonie, le tréfonds de son intimité.

Le second domaine de convergences art/science concerne le processus interne qui même à l'œuvre d'art ou au produit scientifique

Là aussi, l'analyse de chacune des étapes de ce processus autorise à indiquer des convergences devant permettre à l'art ou à la science de puiser l'un dans le domaine de l'autre. Ni le monde, ni l'esprit humain n'ont été construit en zones séparées sans aucune possibilité d'interférence, de dialogue, de convergence.

L'histoire des arts et des sciences fourmille d'ailleurs en personnalités très à l'aise dans les deux domaines. Léonard de Vinci a été ingénieur et artiste : ses expériences scientifiques sur l'œil et les rayons lumineux et leur application sur ses toiles ont contribué à développer cette idée du Beau unique et universelle qui fait qu'à Austin au Texas ou à Lumumbashi au Congo, l'admiration pour le grand peintre demeure la même.

S'il en est ainsi, c'est parce que l'œil humain, qu'on l'examine en Chine ou en Nouvelle Guinée, n'a pas plusieurs formes et n'est pas placé en des endroits différents du corps de l'homme. L'appétit de la rétine pour la variété et son horreur pour l'excès de lumière est aussi de tous les continents. Et si la génération des Picasso, Braque et Matisse a avoué sa séduction face aux œuvres d'art de l'Afrique du Moyen Age, c'est que les formes nègres ont su faire plaisir à leur humaine rétine.

Pareillement, si Johannes Vermeer a connu récemment un succès fou devant un public de jeunes collégiens de Dakar, c'est que chacune de ses œuvres, fruit de ses recherches scientifiques poussées sur le traitement de la lumière, a su capter le regard du genre humain unique sous tous les temps.

Louis Pasteur aussi, illustre par son itinéraire cet aspect des convergences art/science. Biologiste bien connu, il a été non seulement peintre, mais a dirigé la première Chaire consacrée à la physico-chimie appliquée aux arts. C'était à l'Ecole des Beaux Arts sous Napoléon III. Albert Einstein également s'est beaucoup intéressé à l'art. Dans ses Ecrits sur l'art, il faisait remarquer le pont qui relie art et science en affirmant que la science " s'élabore comme une œuvre d'art ", car artistes et scientifiques sont des " êtres sensibles qui partent d'éléments indistincts pour apporter netteté et clarté ".

Picasso par contre trouvait qu'il y a deux domaines : celui de l'art et celui de la science, et ce qui permet de les distinguer c'est leur nature par rapport au temps. Si la science peut devenir obsolète, faisait-il noter, l'art lui ne saurait vieillir.

"  Pour moi, soulignait--il, il n'y a ni passé ni futur dans l'art. Si une œuvre ne peut pas vivre toujours dans le présent, elle n'est pas digne de considération. L'art des Grecs ou des Egyptiens, ou des plus grands peintres qui ont vécu d'autres époques, n'est pas un art du passé ; peut-être même qu'il est plus vivant aujourd'hui qu'il ne l'a jamais été " 11

Sans doute ! Mais, le grand peintre pouvait ajouter que ses mêmes observations seraient tout aussi valables pour la science, parce qu'il n'y a pas de découverte scientifique ex-nihilo. Chaque progrès est le fruit des efforts faits à partir de ce qui a existé. En d'autres termes, pour paraphraser Picasso, si une découverte scientifique ne peut pas être le point de départ de nouvelles hypothèses de recherches et de découvertes, elle ne vaut pas la peine d'être mentionnée.

En convoquant l'architecture, on peut montrer une fois de plus que art et science sont bien dans des axes de convergences lorsqu'on accepte d'aller au fond de leur identité. Jean-Jacques Barré, disait à ce propos, qu'un architecte

" sera souvent embarrassé pour répondre, si on lui demande s'il est un scientifique ou un artiste. Il se dira artiste mais concédera qu'il a dû accumuler au fil des années un bagage inouï de connaissances scientifiques " 12

Barre situe ici l'axe de convergence art et science au niveau des sources et des chemins de la création. Une sculpture en or par exemple, ce n'est pas seulement l'originalité de la forme artistique: il faut de solides connaissances scientifiques sur les degrés de fusion, sur le temps de créer des effets et sur les voies pour rectifier à temps telle ou telle maladresse d'exécution.

Le critique d'art russe Vissarion Biélinski s'est arrêté lui, sur la faculté de créer dans le domaine de l'art, pour définir un autre axe de convergence art/science. Créer, indiquait-il, est un " don précieux de la nature " qui répond à un processus quasi magique que ressent l'artiste en lui, comme une exigence qui  

" vient soudainement, à l'improviste, sans appel et tout à fait indépendamment de sa volonté, car il ne peut pas fixer de jour, d'heure ou de minute pour son activité créatrice […] Cette exigence créatrice amène à sa suite une idée, qui s'embusque dans l'esprit de l'artiste, s'en empare et l'obsède. Cette idée peut faire partie des idées générales, depuis longtemps connues de l'humanité, mais l'artiste ne la choisit pas, elle s'impose à lui ; il ne la reçoit pas comme l'objet d'un esprit contemplatif, mais il l'assimile d'une manière sensitive, avec le fébrile pressentiment de son sens profond et secret. " 13

Un processus quasi identique à celui de la création scientifique, plus exactement de la recherche scientifique. Comme l'artiste, l'homme de science, dans une première étape qu'il ne choisit pas toujours, " sent " une idée qui " s'empare " de lui et " l'obsède ", s'interroge sur des hypothèses et brûle de désir de trouver des réponses. Biélinski explique que chez l'artiste, après cette première étape, c'est la " réalisation " concrète de la sensation vécue, à travers des personnages, des paysages, des situations diverses, etc.

C'est ainsi que Raphaël " voyait la réalité de l'image " céleste de la Madone bien avant que son pinceau ne la " concrétise " sur la toile. Beethoven, entendait les sons sortir de son âme " avant que sa plume ne les fixe " sur le papier. Il ne fait aucun doute que chez l'homme de science aussi, c'est la même tension intérieure avant que n'explose en réalité palpable le fameux eurêka ! Et Biélinski de faire remarquer que

" la science et l'art extraient l'or de la réalité et le refondent dans des formes élégantes. Par conséquent, l'art et la science ne forgent pas une nouvelle et imaginaire réalité, mais prennent dans celle qui a existé, est et sera, des matériaux, des éléments donnés, un contenu déjà prêt ; ils lui confèrent une forme appropriée, aux parties harmonieuses et d'un volume accessible de tous les côtés à notre regard ." 14

Cette dynamique commune de l'art et de la science perçue par Biélinski, ne saurait toutefois signifier que la science peut remplacer l'art ou que l'art peut prendre la place de la science. Bien au contraire chaque domaine reste jaloux de sa spécificité, d'une telle jalousie que par endroit, on se demande si art et science ne sont pas dans une spirale de rapprochement/distanciation, d'union et de rupture, pour tout dire, de convergences contradictoires.

De la même manière la caractérisation africaine pour l'art, et scientifique pour l'Occident ne trouve aucun fondement dès lors qu'on aborde ces deux formes d'activités de l'homme sous l'angle de leur personnalité originelle. Le passé scientifique du continent noir et le présent artistique de l'Occident européen loin d'être contradictoires dans l'itinéraire de l'Homme, sont plutôt des repères en dialogue audible pour qui sait écouter et peut entendre partout l'écho de l'identité humaine., car art et science sont pour donner la signification de chaque moment de l'homme confronté à la nature ou en communion avec elle.



ART ET SCIENCE : CHEMINS D'UN FUTUR COMMUN OU PROCESSUS DE MUTUELLE DESINTEGRATION

Savoir écouter et pouvoir entendre ? C'est là tout un programme artistique et scientifique pour faire de l'homme dans toutes les activités exigeant du temps. Pour mieux le dire, art et science sont dans une telle interrelation aujourd'hui plus qu'hier, que chercher à les détacher l'un de l'autre ou vouloir les cloisonner dans des ères géo- civilisatrices données, c'est choisir de se mettre hors du temps et complètement sourd aux appels à la communication entre les hommes.

D'où la nécessité pour chacun et pour tous d'une part, d'éviter de voir dans la liberté créatrice de l'artiste, un synonyme d'anarchie ou de désarroi , et de s'enfermer d'autre part, dans un fatalisme scientiste donnant raison à la raison sur tout. Ce qui signifie qu'une critique de science, doit être à côté de la critique d'art non pas pour forger un dogmatisme primaire, mais pour susciter une activité scientifique critique qui ne se saurait se limiter à l'épistémologie.

C'est donc d'un regard nouveau qu'il s'agit dans la mesure où la science ne sera plus laissée aux seuls scientifiques. L'homme où qu'il se trouve peut dire son mot sur n'importe quelle œuvre d'art. Il doit également pouvoir le faire sur toutes les activités des scientifiques. Il n'y a pas d'autre voie si l'on veut qu'art et science tracent leur futur commun et continuent de signifier l'homme dans sa grandeur et dans ses folies.

Mais, il y a là beaucoup plus une intention généreuse que l'énoncé d'une situation réelle. Car, et apparaît ici une contradiction essentielle dans cette dynamique de convergences art/science, si l'art est impensable sans la critique qui lui donne sens et rend visible le trait d'union avec le public, la science refuse le plus souvent toute observation critique, surtout si elle provient de non scientifiques.

Lorsque l'œuvre d'art accepte tous les points de vue critiques pourvu qu'ils soient à la base de production de sens, elle crée ainsi des opportunités d'autres discours critiques qui à leurs tours peuvent être à la base de nouvelles créations artistiques. Le classicisme dans la France du XVII me siècle, avant de s'affirmer dans des œuvres magistrales fut d'abord le fait de théoriciens critiques. L'art connut et connaît encore des bouleversements avec les ruptures formalistes, les réactions ou contre-réactions à des courants artistiques. La critique intervenant toujours pour susciter et accompagner ce bouillonnement.

La science par contre, malgré ses prétentions à être la plus progressiste des activités humaines, est particulièrement archaïque dans la mesure où elle n'a pas intégré dans son fondement cette exigence d'une dimension critique explicite. En physique par exemple, la plupart des grandes ruptures conceptuelles, comme la relativité, ou la quantique datent de près d'un siècle. Or, c'est cette même physique classique qu'on continue d'enseigner, de vulgariser sous le nom de " physique moderne " !

Il y a bien là un retard épistémologique considérable. Ce qui du reste n'est guère surprenant si l'on accepte le mot de Heidegger selon lequel " la science ne pense pas ". Un mot qui peut être compris : l'efficacité de la science repose pour une bonne part sur sa capacité à ne pas penser. La force d'une discipline comme la physique vient de son intense formalisation. Qui se hasarde à rediscuter la justesse ou non des formules, des théorèmes ?

En fait la science se cantonne beaucoup plus au champs du savoir-faire qu'à celui de l'élaboration du savoir, beaucoup plus à la production de réponses qu'à la création de vouloir faire. Levy-Leblond considère qu'une telle tendance est " un grave danger " car les " succès techniques " de la recherche mettent " en avant l'efficacité pratique  au détriment du questionnement intellectuel " et de la dimension spéculative. " En d'autres termes, la science se transforme en " technoscience ", et cesse d'être une aventure de l'esprit pour devenir pure pratique " 15.

Sans doute les scientifiques deviennent plus habiles, mais la progression dans le savoir se fait à pas de tortue. La seule façon d'arracher la science de ce piétinement, de lui rendre l'ambition d'une dynamique de progrès réel, dit encore Levy-Leblond, est de développer une " critique de science " 16.

Autrement, la science risque de se contenter de ses découvertes des merveilles de la nature et des horizons nouveaux que lui offrent l'invisible domestiqué. Une science simple admiratrice des angles du beau court à la désintégration progressive parce qu'elle n'est plus créativité, inventivité, mais simple produit artistique. Il faut donc que la science accepte la critique non seulement pour lever cette contradiction dans son rapprochement avec l'art, mais par dessus tout, pour sa propre survie.

Un autre élément contradictoire dans les convergences art/science réside dans les situations des artistes et des scientifiques au travail. En effet, là où la solitude est le lot de l'artiste devant sa toile, son morceau de bois, de pierre ou sa feuille blanche, le scientifique est de plus en plus sollicité dans un travail collectif.

Bien entendu des formes d'art comme le cinéma ou le théâtre ne peuvent pas être sans équipe. De même une activité scientifique comme celle chimiste exige parfois un isolement. Mais en mettant l'accent sur " la tradition ", il est question ici de mieux dire les identités particulières entre art et science. Il n'y pas ici de risque désintégration de la science par l'art. Bien au contraire : le travail en réseau des scientifiques contamine les artistes. De là cette disparition progressive de la notion d'artiste-créateur-auteur au profit de l'Atelier de… de la Troupe de…ou du Groupe de…

Un troisième élément contradictoire art/science concerne les notions de Vérité rattachée à la science, et Beauté à l'art. La science se présente comme le territoire du Vrai, de l'Incontestable, du Prouvé. Ce qui fait que quand on parle de critique de la science, on pense beaucoup plus aux historiens des sciences, aux épistémologues et autres scientifiques, parce que faisant partie de la Maison du Vrai !

L'art de son côté refuse souvent le Vrai préférant donner à chacun le droit de dire la vérité, sa vérité. Ce qui explique que la critique d'art parle de critères de vérité d'un beau donné, sous-entendant par là d'autres critères pour d'autres vérités. Et tout se passe comme si science et art s'excluaient quand il s'agit de dire sur quoi doit porter l'appréciation de leurs produits.

Une quatrième contradiction dans les convergences art/science est dans toutes ces nouvelles zones de créativité refusant la pureté de la science et l'innocence de l'art. On peut citer à cet effet l'Installation Noise Gate. Il s'agit d'une œuvre monumentale composée de six grandes projections d'une forte intensité visuelle et sonore.

Les artistes autrichiens Kurt Henstschlager et Ulf Langheinrich ont signé l'œuvre sous le nom de  " Granular Synthesis ". Ils ont créé un environnement de théâtralisation de la vidéo. Le potentiel esthétique et émotif de la technologie est utilisé pour mieux révéler la relation de complexité obligée dans laquelle l'homme et la machine se trouvent aujourd'hui. Les deux artistes expliquent que " Granular Synthesis " est une technique

" fondée sur le principe de la synthèse du granulaire, une technique de synthèse du son par ordinateur qui permet d'échanger des particules sonores, de les dupliquer, de les modifier et de les recombiner dans le temps " 17

C'est dire qu'une culture scientifique qui n'intégrerait pas l'apport de l'art, et une culture artistique qui ne comprendrait pas l'apport de la science, ne pourraient pas lire de telles œuvres. Le grand peintre français André Lhote serait aujourd'hui surpris de constater que l'art n'est plus ce moyen créé pour favoriser la " communication entre les hommes ", mais un domaine d'incompréhension chaque fois que des hommes de niveaux scientifiques différents se retrouvent.

On peut voir que cette quatrième contradiction de même que les trois autres, loin de signifier une rupture de dialogue art/science constituent au contraire chacune une zone de rencontre renouvelée. A condition simplement que les artistes cessent de laisser la science aux scientifiques et que les scientifiques s'installent comme bon leur semble dans l'univers artistique.

L'art en se scientisant chaque jour un peu plus, et la science en s'artistisant font un clin d'œil aux origines de l'homme, pour mieux bâtir demain. Le futur peut bien être pour la commune destinée de l'art et de la science si chaque homme prend son semblable comme début et fin de sa propre activité quotidienne.

Pour conclure cette réflexion, on peut souligner qu'il y a entre art et science une dynamique de fécondation mutuelle qui ne demande qu'à se poursuivre, pourvu qu'artistes et scientifiques d'Afrique et d'Occident comprennent les enjeux de des convergences art/science et ceux du dépassement de leurs contradictions.

Les errements du passé qui justifiaient l'africanité de l'art et l'européanité de la science ont eu le tort de partir de conceptions réductrices de ces deux activités de l'homme qui sont de tous les temps et de toutes les sociétés. L'art n'est pas africain. Il n'y a pas de science occidentale.

L'homme est un dans ses ambitions : désir éternel de dominer la nature, besoin vital de s'épanouir, soif d'apprivoiser chaque parcelle de l'invisible. L'africanité qui existe et l'occidentalité qui est réelle ne sont alors que des territoires divers où s'expriment ces ambitions de l'Homme.

Afrique/Occident, art/science dans leur passé tumultueux, dans leur présent de turbulences continues, sont condamnés à converger pour mieux signifier l'existence de l'Homme et saisir pleinement le réel dans ses aspects visibles ou non visibles. C'est pourquoi, artistes et scientifiques doivent plus que jamais se parler, s'écouter, s'entendre, pour éviter de faire semblant de se connaître. L'Afrique et l'Europe, aussi. Il n'y a pas d'autre issue pour l'Homme !

 

Références et notes :

1 - Professeur d'Esthétique, Vice-président de la Fédération Mondiale des Travailleurs Scientifiques, Critique d'art au Centre de Recherche de l'E.N.S. Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal)

2 - SENGHOR, Léopold Sédar (1964) Liberté1 Négritude et humanisme Paris, Seuil

3 - CESAIRE, Aimé (1971 ) Cahier d'un retour au pays natal Paris, Présence africaine

4 - HARDY, Georges (1927) L'art nègre Paris, H. Laurens

5 - TEMPELS, Placide (1949) La philosophie bantoue Paris, Présence africaine

6 - Cité par CESAIRE, Aimé (1955) Discours sur le colonialisme Paris, Présence africaine, p.14

7 - VOLTAIRE (1764) Goût Article dans le Dictionnaire philosophique

8 - Cité par CESAIRE, in Discours sur le colonialisme op. cit. p. 53

9 - Levy-Bruhl, Lucien (1949) Les carnets de L. L.Bruhl Paris P.U.F.

10 - MERCIER, Michel (1997) Michel Mercier est biologiste, Maître de Conférences à l'Université de Bordeaux 1. Cf. sa communication présentée au Dialogue de l'A.S.T.S. sur Arts et Sciences Paris, ASTS, p. 17

11 - Cité par STROSBERG, Eliane (1999) Art et Science Paris, Unesco

12 - BARRE, Jean-Jacques (1997) Communication présentée aux Dialogues de l'A.S.T.S . sur Arts et Sciences op. cit. p. 24-25

13 - BIELINSKI, Vissarion (1976) Essais critiques Moscou, Editions du Progrès, p. 61

15 - LEVY-LEBLOND, Jean-Marc Communication aux Dialogues de l'A.S.T.S. op. cit. p. 67

16 - ibid. p.65

17 - Voir Site web du Granular Synthesis : http//www.thing.at/granular.Synthesis/html/gohome.htm


Biographie d'Iba Ndiaye Diadji


Contact : C.R./E.N.S. Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal, B.P. 13 0 65
Email : ibajaaji@hotmail.com

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