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DE " L'EAU- VIE " A " L'EAU- MORT "
OU
DES FONDEMENTS DE LA CREATION ARTISTIQUE AFRICAINE D'HIER A DEMAIN

par IBA NDIAYE DIADJI



Les fondements des arts d'Afrique ont fait l'objet de plusieurs essais de définitions et d'analyses. Ainsi, lorsque certains 1 partent de 1921, avec la parution du roman Batouala de René Maran, pour fixer l'an 1 des arts africains, d'autres 2 retiennent 1906 lorsque le sud-africain Thomas Mofolo publie son roman The Traveller of the East.

Il est même arrivé que des administrateurs coloniaux, comme Charles Béart ancien Directeur de l'Ecole Normale William Ponty du Sénégal, se proclament " initiateurs et principales sources d'inspiration " des arts en Afrique ! Béart rapportait à qui voulait le croire, que c'est lui le " bon oncle du théâtre africain ",, que c'est lui qui a appris à ses élèves africains à connaître ce qu'est le théâtre.

On en arrivait ainsi à des résultats opposés, chacun parlant des " sources ", des " origines ", des " fondements ", des " créateurs premiers " selon un point de vue crypto- personnel.

Pourtant, selon le Professeur Joseph Ki-Zerbo, les preuves et faits historiques étaient suffisamment établis sur la personnalité propre des arts africains et de leurs civilisations. Car, souligne-t-il, c'est le continent noir qui " a enfanté la civilisation durant la plus longue période de l'Histoire du monde. […]Quand commence " l'Antiquité ", l'Afrique est encore par l'Egypte, la locomotive et l'institutrice du monde : avec l'écriture, le pouvoir centralisé, les pyramides et l'architecture monumentale, les sciences, etc. Or, la mère de l'Egypte c'était la Nubie et ses prolongements anté-sahariens . " 3

Une remarque qui pose avec force l'autorité des arts en Afrique et qui permet de lire leurs fondements, autrement que sous l'angle réducteur des dates ou lieux de publications d'œuvres de la période coloniale. Trois directions de réflexion peuvent alors être convoquées, pour dire la possibilité ou non d'une base unique dans l'émergence de la production artistique africaine. Il s'agit d'abord, de celle qui pose la nature aquatique de l'" être " africain ; ensuite, de celle qui confirme le pouvoir de l'eau dans les contenus et les formes artistiques, et enfin de celle qui dégage des constantes culturelles pour mieux lire demain.


DE LA NATURE AQUATIQUE DE L'EXISTENCE AFRICAINE

Si l'on parle de l'" être " africain spécifique, c'est pour remonter à l'ontologie anté-religions révélées comme l'islam et le christianisme. Dans cette Afrique là, l'univers des vivants et celui des morts sont confondus dans une forte réalité, appelée Existence. Le vivant Est, tout comme le mort.

En d'autres termes, dans cette réalité, l'être, qu'il soit humain, végétal, animal, métal ou pierre, qu'il vive ou qu'il meure, est toujours animé d'une force . Chaque force tient sa place dans une hiérarchie qui va du grain de sable à Dieu, du visible à l'invisible, de l'audible à l'inaudible.

Le Révérend Père Placide Tempels avait bien perçu cette spécificité lorsqu'il écrivait : " Nous, occidentaux, voyons dans la force un attribut de l'être, et nous avons élaboré une notion de l'être dégagée de la notion de force. Il me semble que les primitifs n'ont pas interprété ainsi la réalité. Leur notion de l'être est essentiellement dynamique. […] Pour eux, la force était un élément nécessaire de l'être.  4"

Inutile de relever ici le concept " primitif ", avec sa charge d'exclusion, utilisé par le Révérend Père, qui était bien en phase avec l'idéologie coloniale. Retenons cependant, qu'il a eu le mérite de reconnaître l'ignorance des Occidentaux sur la vérité profonde en Afrique, une vérité que Birago Diop, dans un classique de la poésie africaine, invite à ne jamais oublier : " Ceux qui sont morts ne sont jamais partis, dit-il / […]Ils sont dans l'eau qui coule / Ils sont dans l'eau qui dort / Les morts ne sont pas morts / Ecoute plus souvent / Les choses que les êtres / Entends la voix de l'eau. " 5

Il faut préciser que cette ontologie est monothéiste. Il y a un Dieu unique qui s'appelle Ngai chez les Gikuyu du Kenya, Roog Seen chez les Sérères du Sénégal. Le Nigérian Chinua Achebe exprime aussi l'existence de ce Dieu unique, lorsqu'il présente un dialogue entre un missionnaire catholique, M. Brown et le chef religieux ibo, Akunna :

" - Vous dites qu'il y a un Dieu Suprême, unique, qui a fait le ciel et la terre, dit Akunna à M. Brown. Nous croyons aussi à Lui et nous l'appelons Chukwu. Il a fait le monde entier et les autres dieux.

- Il n'y a pas d'autres dieux, dit M .Brown. Chukwu est le seul Dieu et tous les autres sont des faux dieux. Vous sculptez un morceau de bois[…] et vous l'appelez dieu. Mais c'est toujours un morceau de bois.

- Oui, dit Akunna, c'est en effet un morceau de bois. L'arbre dont il provient a été créé par Chukwu, de même en vérité que tous les dieux inférieurs. Mais, Il les a créés pour être Ses messagers afin que nous puissions l'approcher à travers eux. C'est comme vous-mêmes. Vous êtes le chef de votre église[ …] ou envoyé ici comme messager, et à votre tour vous nommez vos propres messagers et serviteurs.  6"

On aurait dit un prêche sur le sens du monothéisme, prononcé par Akunna. Achebe étale ainsi, par la création romanesque, l'étendue de l'incompréhension occidentale sur les modes de penser et de faire des civilisations africaines.

Une religion donc monothéiste et fondamentalement marquée par son contenu agraire où s'exprime les autres dieux : pluie, vent, eau, animal, plante. C'est comme si, cette société était une communauté familiale de dieux entourés de leurs messagers et de leurs serviteurs, et chacun, du Dieu Suprême aux dieux messagers, étant considéré comme un père, une mère ou un grand père. Senghor dit : " le panthéon négro-africain est l'un des plus riches qui soient. Il est vraisemblable que les panthéons des religions méditerranéennes, singulièrement celui de la Grèce, est d'origine négroïde, à commencer par celui de l'Egypte pharaonique.7 "

Nous ne commentons pas ici la question très juste de l'antériorité des civilisations noires, par rapport à l'égyptienne et la grecque. Cela risquerait de donner une autre direction à notre réflexion qui veut surtout insister sur l'étroite corrélation entre cette ontologie africaine et le pouvoir de l'eau.

Il faut souligner donc que l'eau est force, qu'elle est. Elle n'est jamais morte c'est-à-dire inutilisable, usée. Elle est plutôt eau-vie quand elle purifie. Elle est eau-mort quand elle souille. Je ne dis pas eau morte. Je dis eau signe de vie, eau signe de mort, mais toujours eau pleine d'Existence, parce qu'il n'y a pas de non être ici.

Ce qui veut dire que l'eau est toujours et partout empreinte de spiritualité. Elle est le seul être à inter changer, selon les circonstances, ses pouvoirs, les autres communiquant plutôt entre les deux termes de leur Existence. Autrement dit, si l'homme vivant initié sait parler à l'homme mort et vis versa, si le lion n'est pas seulement roi de la forêt, mais totem de la famille Ndiaye, l'eau est la seule force à ne pas être deux.

Ainsi, lorsqu'on verse par mégarde de l'eau chaude sur la terre, aussitôt on court trouver de l'eau fraîche à verser sur le même endroit, pour se faire pardonner. Chaque être garde ainsi sa spiritualité et ses repères dans l'irréel, mais l'eau a en plus, les capacités de rajeunir, de guérir et surtout de faire sortir la vie de la mort et d'amener la mort sur la vie.

On le voit dans l'eau qu'utilise le sorcier, le guérisseur ou le jeteur de sort. Une eau souvent fétide, nauséabonde qu'il faudra boire cependant par gorgée, pour espérer la victoire sur un adversaire. Mais une eau que peut neutraliser une autre eau, celle là bien humaine : l'urine. Nul n'ignore que les urines de l'homme ou de la femme constituent une eau très recherchée pour qui veut exorciser l'effet d'autres eaux.

Chez les dogons du Mali, c'est l'union de deux eaux qui donnent la vie pour le genre humain. Il s'agit du sperme de l'homme qui rencontre l'humidité vaginale de la femme. Mais à cette union d'eau, il faudra ajouter le verbe, car la seule action du sperme ne suffit pour concevoir l'homme. Puisque, c'est " cette parole d'eau qui apporte et entretient l'humidité nécessaire à la procréation[…], et le Nommo, par ce moyen […] transforme en germe l'eau de la parole, et lui donne l'aspect d'un humain 8".

Le Nommo dogon est ainsi dieu-eau, mais aussi chaleur, sperme et parole tout à la fois. Chez les populations sérères de Tooki dans la région du Baol au Sénégal, grâce à Roog Seen on découvre cette même puissance de l'être-eau dans le processus évolutif de l'homme, à trois niveaux: celui constitué par les neuf mois de gestation dans l'eau sombre, celui de la durée de la vie sur terre où l'homme n'est qu'eau (le sang, c'est de l'eau) mélangée à de la boue, celui enfin de la fin de cette vie terrestre lorsque l'homme rejoint le grain de sable et le végétal pour nourrir par l'eau de pluie ou de ruissellement, de nouvelles vies.

En société wolof, l'eau qu'on vous tend dès que vous franchissez le seuil d'une maison, que vous ayez soif ou pas, est non seulement marque de savoir vivre, mais aussi vœu pour que l'eau, par son pouvoir, atténue vos souffrances ou renforce votre quiétude. Pareillement quand, au départ ou à l'arrivée d'une personne, on verse de l'eau devant ou derrière lui, c'est pour prier le ciel, que la paix et le bonheur guident ses pas.

De même, aujourd'hui encore, on peut trouver quotidiennement, les devantures des maisons, des galeries, des ateliers d'artistes, les étalages dans les marchés, les portails des magasins tenus par des Africains, mouillés d'eau très tôt le matin. Et même les roues de la voiture sont arrosées d'eau, chaque jour, à la sortie du garage. Ce sont là des répétitions de pratiques multiséculaires selon lesquelles, cette eau versée le matin chasse le mal de la nuit et convoque paix, succès et prospérité pour toute la journée.

A côté de ces faits qui mettent l'accent sur l'être de l'homme, il y en a d'autres qui mettent en valeur ce pouvoir de l'eau en rapport avec la nature. En effet, c'est bien l'eau de pluie qui donne vie et éclat à la savane asséchée, pendant que les chutes de Dindéfélo dans la région de Kédougou sont des remèdes efficaces contre le stress et divers autres mal fonctionnement de l'organisme humain.

Quant à l'eau de mer, qui n'a jamais entendu et vérifié ses vertus thérapeutiques quand on est atteint par ces maux appelés " mauvais œil ", " mauvaise langue ",et " mauvais esprit ", et qu'aucun médecin, fut-il le plus chevronné des Sortis des plus grandes Ecoles et Universités occidentales, ne peut ni diagnostiquer ni guérir ? Il suffit de faire un bain dans l'océan ou de se frotter le visage de cette eau, régulièrement.

Mais aussi, les eaux de pluie, les eaux de fleuve peuvent entraîner la désolation, de graves sinistres chez les hommes et les animaux. Quand cela arrive, comme ce fut le cas à Saint-Louis du Sénégal en 1999 (le lit du fleuve avait largement débordé, et des pluies diluviennes s'y étaient mêlées, compliquant tout), on désigne l'homme dans ses pêchés, comme le seul et unique responsable des catastrophes. C'est l'homme qui avait offensé Mame Coumba Bang, le génie du fleuve, se disait-on. Et l'on voyait des gens refaire les offrandes (souvent du lait caillé jeté sur les eaux) que le modernisme a failli faire oublier.

L'eau est donc incontournable dans les pensées et les pratiques de cette ontologie africaine. La nature aquatique de ce monde a, par conséquent, forcément des répercussions dans les modes de représentation des vécus, des rêves et des fantasmes de cette société. Pour tout dire, dans la production artistique.


AUX ORIGINES DE L'ART AFRICAIN

Qu'on le reconnaisse ou pas, chaque œuvre d'art dans cette Afrique, apparaît comme un condensé des relations visible/invisible, présence/absence, réel/irréel. Parce que l'art est le domaine par excellence des images, des suggestions, des symboles, c'est-à-dire de tout ce vocabulaire par lequel s'exprime l'ontologie des êtres-forces.

Si l'on devait remonter à des millénaires pour s'arrêter aux fresques sur les grottes africaines du Kalahari ou du Tassili, on découvrirait que ces peintures expriment non seulement le moi profond des artistes d'alors, mais aussi leur vouloir agir sur les forces représentées, afin de se les approprier.

L'analyse de telles œuvres d'ailleurs, renseigne sur l'état d'évolution des techniques agraires et mécaniques de l'époque, sur les activités économiques, sur diverses autres occupations culturelles où l'eau inévitablement, était au centre. Ces fresques témoignent également, d'un art appliqué qui met en scène des bergers et leurs troupeaux, des fêtes, des cérémonies rituelles.

Le rythme de la vie et l'ambiance des espaces y sont décrits, avec une précision et une finesse du signe qui traduisent le niveau de maîtrise plastique de ces artistes. On constate que ce sont surtout des animaux en activité qui font l'objet de représentation naturaliste, alors que les hommes et les femmes sont plus stylisés, comme pour mieux relever les capacités d'abstraction chez l'homme. Et tout cela est rendu avec grâce, au chrome.

Il peut paraître osé cependant, de trouver une relation de cause à effet, entre l'eau et la création artistique africaine. Pourquoi, pourrait-on se dire, l'eau qui est être, peut-elle de tous les autres êtres, être le seul à insuffler la création artistique ? Comment, lorsque seulement 34% des tracés frontaliers africains correspondent à des supports hydrographiques, peut-on lier l'eau aux arts en Afrique ?

Des questions légitimes certes pour quelqu'un qui a une vision touristique de l'Afrique, mais des questions qui perdent de vue qu'il n'y a pas art, hors des croyances socioculturelles, que les muses naissent partout avec l'environnement de l'homme, avec les rêves, les fantasmes, les pensées de l'individu. Or cet environnement, ces rêves, ses fantasmes, ses pensées sont en Afrique, jalousement empreints de la vivacité de cette hiérarchie des êtres-forces où l'eau est le seul indispensable aux autres.

Ainsi Abdoulaye Sadji, en relatant artistiquement 9 le mythe fondateur du peuple lébou, s'inspire-t-il de l'eau-vie et de l'eau-mort et de leurs mystères. L'histoire se passe chez un peuple de pêcheurs vivant tranquillement, jusqu'au moment où les génies de la mer veulent aider l'un des leurs, Ngalka , brave parmi les braves. Ses noces sont célébrées dans les profondeurs marines avec une déesse des eaux, qui rejoindra le foyer conjugal sur la terre ferme. Ils eurent un enfant, Tounka. Mais la déesse des eaux sera offensée par Ngalka qui se paya une seconde épouse bien terrienne, cette fois. Les représailles ne se firent pas attendre : incendies, inondation, et folie de Ngalka jusqu'à sa mort.

Eau-vie et eau-mort, le peuple de pêcheurs l'a vécu durant cette épisode de la vie d'un des siens. Ngalka après avoir été béni par l'eau, connaîtra la déchéance jusqu'à la tombe. Aucun remède ne put le guérir.

Senghor d'ailleurs, verra dans cette place de l'eau, accordée par Sadji à son œuvre, comme une caractéristique de toute la création artistique africaine. " En vérité dit-il, nous sommes des lamantins, qui, selon le mythe africain, vont boire à la source, comme jadis, lorsqu'ils étaient quadrupèdes ou hommes " 10 .

Un point de vue pleinement partagé par Tchicaya U Tam'Si qui souligne que sa poésie est " comme le fleuve Congo qui charrie autant de cadavre que de jacinthes d'eau 11". Une façon de dire la fluidité du poème, mais aussi la variété de ses contenus. Et il faut lire Tchicaya pour voir comment ces vers irréguliers dans des strophes régulières, nous font tanguer dans les eaux d'une poésie qui sait dire la vérité de la nature.

Sur un autre plan, l'exemple des sculpteurs qui ont choisi de travailler près de la rivière Cross dans la région d'Ikom au Nigeria, peut être indiqué, pour souligner encore la place de l'eau dans les fondements de la création artistique africaine. L'appel aux génies de l'eau y favorise une habileté dans le traitement du basalte dur . On leur doit ces sculptures aux traits de visages expressifs qui défient la postérité.

A citer également, l'exemple des populations vivant à l'embouchure du fleuve Congo, avec un type de sculpture représentant une mère avec son enfant. Elles offrent des œuvres dictées par les génies de l'eau, et symbolisant la fécondité. Beaucoup de femmes en quête de fécondité les portent pour s'assurer une correcte et abondante maternité.

Il y a encore ce bas-relief montrant une jarre percée de trous, soutenue par deux mains, symbole de l'union de tous les Fons pour sauvegarder le royaume. Ou encore ces portes baoulés indiquant des éléphants (femelle et mâle) pour symboliser la force et la longévité qui ont marqué le règne de la reine Pokou. Chez les artistes fons comme chez les baoulés, il y a la référence constante au pouvoir de l'eau, symbole là-bas de la richesse commune qu'il faut préserver, et traduction ici du sacrifice fait aux génies des eaux qui permirent l'installation du peuple baoulé, avec leur reine Abraha Pokou.

Olympe Bhely-Quenum, dans la même perspective, rapporte cette légende africaine où deux jeunes qui s'aimaient tendrement, et n'ayant pas eu le consentement de leurs parents, se jetèrent dans l'eau d'un lac. Quinze ans après, ils se transformèrent en génies du lac. Et depuis, le lac chante, attirant des générations de jeunes qui payèrent par plusieurs vies humaines, l'intransigeance d'alors, des parents du couple.12

Une légende qui pose les origines de la musique dans l'eau, et qui rejoint cette forte croyance africaine selon laquelle, l'instrument à vingt et une cordes qu'est la kora, a été repêché jadis dans l'eau, où le jouaient harmonieusement et jalousement les génies. Les dogons d'ailleurs enseignent que le rythme musical a été le premier de tous les arts. Ce n'est qu'après que vinrent la danse, la sculpture, la peinture.

Même dans un art moderne comme le cinéma, il y a le souffle de l'eau dans la création en Afrique. Karmen, le dernier film de Joseph Gaï Ramaka en est une illustration. Il est vrai que c'est l'opéra de Bizet et le Carmen de Prosper Mérimée qui ont campé le personnage de Karmen, femme à la passion amoureuse dévorante pour les hommes et les femmes qui se trouvent sur son chemin. Mais Ramaka choisit dans sa version, l'océan, comme personnage central à part entière, concurrençant même Karmen.

En effet, c'est l'eau qui est témoin des tribulations de Karmen,, c'est encore l'eau qui accueille le suicide de cette geôlire lesbienne qui n'a pu survivre de la fin de ses amours avec Karmen. C'est aussi l'eau qui recueille les confidences du chant quotidien de la cantatrice Yandé Codou. Et c'est surtout l'eau qui est au centre des techniques de fondus, de plongée et contre plongée, qu'exploite à merveille le réalisateur, pour que la beauté de l'océan à tous les moments de la journée, nous fasse prendre les attitudes de Karmen et de ses conquêtes, comme simples épisodes éphémères de la vie d'une société.

C'est comme si, au cœur même du modernisme, l'ontologie africaine prenait sa revanche sur l'inspiration des artistes, qu'ils l'acceptent consciemment ou non.

La relation de cause à effet, entre l'eau et les sources de la création artistique africaine, n'est donc pas fortuite. Elle est au cœur de la vie et de la mort dans le quotidien des sociétés d'Afrique. Il reste cependant à s'interroger sur la pertinence d'une telle relation, dans un monde qui, dit-on, détruira demain, beaucoup plus qu'aujourd'hui, toutes les identités.


DES CONSTANTES ARTISTIQUES POUR DEMAIN

En lisant le présent des arts d'Afrique et leur environnement, le constat est là : le passé ne survit pas simplement, il est dans toute la quotidienneté. On continue de verser de l'eau sur les pas du Professeur d'université quand il va ou quand il revient d'Europe. On continue de garder dans son sac de voyage une petite bouteille d'eau dans laquelle les bonnes paroles ont été dites.

Qu'elle vienne du robinet de l'hôtel, ou des bouteilles d'eau de source achetée au Super Marché, qu'elle provienne du puits ou du fleuve, l'eau est encore et toujours être-force dans l'esprit et la pratique de beaucoup d'africains .

Et si l'on définit l'art comme l'expression imagée de tout ce qui suscite émoi et plaisir en l'homme et offre en même temps appui pour lire l'invisible, l'art en Afrique reste encore un trait d'union entre hier et demain. Parce que si les croyances d'hier ont donné des formes particulières d'art en Afrique, leur survivance entraîne la réalisation de formes et de contenus artistiques certes pas identiques aux anciennes, mais tout aussi empreintes des couleurs et des vies d'hier.

Or cette survivance n'est pas que traces. Elle est vie palpitante, enfonçant ses racines sur les modes de penser et d'être des enfants d'Afrique pour que demain soit déjà le présent.

Qu'on prenne à cet effet Le rêve aquatique du peintre Jacob Yacouba 13. Il y a dans cette toile, une soif de communion de l'artiste vers son élément vital, l'eau. La couleur de fond marin qui couvre tout l'espace pictural est relevée au milieu de la toile par toutes les gammes de bleu non pas en dégradées, mais en superposition harmonieuse. Et volontairement, l'artiste nous offre une fenêtre de lecture à travers une minuscule tâche centrale, tout de blanc peinte. On trouve ici encore le même appel à l'éternel fluide, le même rêve humain pour s'approprier le pouvoir de l'eau.

La tapisserie Mbaan Gacce de Baye Mouké Traoré 14 est une autre expression artistique pour apprivoiser l'être-eau. Cette ouvre est une composition mixte où des calebasses, des perles, des filets de pêche sont convoqués pour relever le traitement de la laine . Tout est mis en œuvre pour que l'évocation de l'environnement marin, soit l'alphabet à partir duquel la symbolique des images puisse bien se lire.

Le sculpteur Babacar Sédikh Traoré lui, a été le premier à mettre en avant le pouvoir de l'eau dans une installation 15. Il a posé des animaux vivants en circonférence, avec au centre beaucoup d'eau. Il voulait ainsi symboliser que l'être, dans son naturel qui est eau, est incomparable, esthétiquement et spirituellement.

A partir de ces œuvres, il est possible de soutenir que, aujourd'hui comme demain, si les artistes d'Afrique savent garder leur présence dans l'univers des êtres, ni la mondialisation américaine ni la forte tendance à l'uniformisation des comportements, ne pourront effacer les bases de la spécificité créatrice africaine.

Qu'importe donc la chaleur de leur verbe et de leur musique, la douceur de leurs couleurs et de leurs formes, qu'importe la durée de leur séjour dans d'autres univers culturels, de tels artistes africains, imprégnés d'être, seront toujours caractérisés par l'ADN de leur éducation et de leur environnement culturel.

Bien sûr, on ne pourra jamais dire dans une œuvre d'art, voilà 30% de baoulé, 15% de mandingue et le reste est français ou canadien. Parce que ce qui est en nous, intégré dans notre chair et arrosé de notre sang, est indivisible. Et c'est cela qui fait de nous, non pas des montres hybrides, mais des hommes et des femmes de synthèse ne cachant pas d'où nous venons, fiers de ce que le présent nous fait, et enthousiastes dans notre participation à la construction de demain.

L'œuvre de Amadou Sow, africain peintre vivant depuis des décennies à Vienne, est éloquente à ce propos. Bien que parfaitement au courant des coins et recoins de la plastique occidentale, Amadou exprime dans chacune de ses œuvres, avec une vérité inégalée, le souffle millénaire de l'Afrique des savanes aux couleurs ocres, aux formes s'élevant toujours à l'appel du ciel.

Cela donne ces images qui vous transportent à l'architecture de Tombouctou, ces trous noirs des habitations de Djenné qui vous font penser à ces hypothétiques trous noirs dans l'espace, que la science n'a pas encore déchiffrés. Vous regardez Amadou Sow, vous êtes sûrs que ce n'est pas l'art allemand ou polonais, vous êtes persuadés que ce n'est pas non plus l'art africain aux gris-gris et queue de vache, et vous êtes convaincus que c'est bien l'art d'un Africain.

Vous aurez les mêmes réactions quand vous écoutez la rythmique des percussions de Doudou Ndiaye Rose avec ses Rosettes, parce que vous voyez que la symphonie a des contours qui dépassent ceux enseignés dans les Académies. Vous comprendrez peut-être la chorégraphie des Rosettes, mais vous chercherez obligatoirement dans les dictionnaires de la culture africaine, le signifié de chaque galan, les variations dans le rythme et la valeur esthétique des pauses, parfois des silences.

C'est dire, qu'en Afrique, chaque pratique artiste d'aujourd'hui est grosse de ce que sera le rythme de demain. Il n'y a donc pas de constantes artistiques, mais une dynamique de changements dans la continuité.

Il faut conclure, en disant que l'avenir fécond des artistes d'Afrique, dépendra de leurs capacités à savoir écouter l'eau, de leur volonté de pouvoir s'imprégner de l'appel de tous les êtres qui peuplent le quotidien de leur société, de leur univers.

Il ne s'agit pas, bien entendu, d'une plate nostalgie des riches heures de l'art ibo, vili, bambara ou ashanti. Il ne s'agit pas non plus, de se recroqueviller dans une sorte de caverne culturaliste pour espérer faire du neuf avec l'ancien. Cela, est impossible.

Il est plutôt question, pour les artistes du présent comme pour ceux de demain, de savoir toujours résoudre artistiquement les questions : " où suis-je ? ", " qui suis-je ? ", " d'où je viens ? ". Non pas dans la seule perspective métaphysique, mais dans une pleine conscience de la place et du rôle de la science, de l'économie et de la politique dans la communication entre les hommes. Et dans cette quête de réponses pratiques et artistiques, nul ne pourra ignorer le pouvoir de l'eau-être-force, pour tout être, pour l'Existence.

Iba Ndiaye Diadji


*Professeur au Centre de Recherche de l'E.N.S. Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal)
1 - ELIET, Edouard (1965) Panorama de la littérature négro-africaine (1921-1962) Paris, Présence Africaine. Eliet justifie son choix par le fait que ce roman écrit par un antillais administrateur colonial, était selon lui, la première œuvre qui enlevait le masque sur les " abus " de la colonisation.
2 - LARSON, Charles R. (1974) Panorama du roman africain Paris, Editions Internationales Larson nous apprend que Mofolo avait écrit dans sa langue maternelle ce roman qui sera traduit en anglais et édité à Londres par la Société pour la Diffusion de la Connaissance Chrétienne.
3 - KIZERBO, Joseph ( 1998) Préface à l'Atlas historique de l'Afrique Paris, Jaguar, p.10
4 - TEMPELS, Révérend Père Placide (1949) La philosophie bantoue Paris, présence Africaine, pp. 34-35
5 - DIOP, Birago (1961) Les contes d'Amadou Koumba Paris, Présence Africaine, p. 180
6 - ACHEBE, Chinua, (1966) Le Monde s'effondre Paris, Présence Africaine, p.208
7 - SENGHOR, Léopold Sédar (1964) Liberté 1. Négritude et Humanisme Paris, Seuil, p.267
8 - GRIAULE, Marcel (1948) Dieu d'eau. Paris, Fayard, p. 166
9 - SADJI, Abdoulaye ( 1965) Tounka Paris, Présence Africaine
10 - SENGHOR, L.S. Liberté 1 op. ci. P. 218
11 - U TAM'Sin Tchicaya Gérard-Félix ( 1957) Feu de brousse Paris, L'Harmattan, p ;21
12 - BHELY-QUENUM , Olympe (1965) Le chant du lac Paris, Présence africaine
13 - Cf. Catalogue de l'Exposition sur l'artiste intitulée Retrouvailles Dakar, du 31 Mars au 17 Avril 1998, Musée de l'IFAN
14 - L'œuvre a été primée en 1998. Elle est actuellement propriété de la Présidence de la République du Sénégal.
15 - L'exposition a eu lieu en 1995 à la Place de l'Indépendance de Dakar.


 


BIBLIOGRAPHIE

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DELANGE, Jacqueline (1967) Arts et peuples de l'Afrique noire Paris, Gallimard

DELANGE, J ; LEIRIS, Michel (1967) Afrique noire. La création plastique Paris, Gallimard

DIOP, Cheikh Anta (1955) Nations nègres et culture Paris, Présence Africaine

ELIADE, Mircea (1957) Mythes, rêves et mystères Paris, Gallimard

FAGG, William (1956) Sculptures africaines Paris, F. Hazan

GRIAULE, Marcel (1966) Dieu d'eau Paris, Fayard

HERSKOVITS, Melville J. (1975) L'Afrique et les Africains entre hier et demain Paris, Payot

IZARD, Michel ; SMITH, Pierre (1979) La fonction symbolique Paris, Gallimard

JAHN, Janheinz (1961) Muntu, l'homme africain et la culture négro-africaine Paris, Seuil

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OBELITALA, Alphonse (1982) L'initiation en Afrique noire et en Grèce : confrontation de quelques rites de passage Brazzaville, Ed. Bantoues

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THOMAS, L.V ; LUMEAU, R. (1981) Les religions de l'Afrique noire, textes et traditions sacrées Paris, Stock, Tome 2

ZAHAN, Dominique (1970) Religion et spiritualité et pensées africaines Paris, Payot




 


Biographie de Iba NDIAYE DIADJI

 

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