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AFRIQUE VIRTUELLE > ARTS ET SCIENCES > MUTATIONS DISCIPLINAIRES DANS LES ARTS ET CHAMPS NOUVEAUX DE CREATIVITE
   




MUTATIONS DISCIPLINAIRES DANS LES ARTS ET CHAMPS NOUVEAUX DE CREATIVITE : LE CAS DES ARTS AFRICAINS


Communication du Professeur Iba Ndiaye Diadji, Critique d'art au Centre de Recherche de l'E.N.S., Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal. Communication donnée à l'occasion du Symposium ISEA, Paris, décembre 2000.


L'art africain de l'an 2000 n'est pas l'art africain de 1950, et ne sera pas l'art africain de l'an 3000. En introduisant par ce truisme ma communication, je veux souligner des évidences, malheureusement souvent sources d'interprétations diverses, parfois contradictoires.

Mais, cette communauté d'idées apparentes cache bien des interrogations lorsqu'il s'agit de proposer des attitudes, des comportements artistiques. Que veut dire par exemple cinéma africain, ou musique africaine, lorsque les artistes dans ces formes d'expressions utilisent les outils nouveaux offerts par la science qui n'a pas de patrie ? Où est l'africain, quand la Kora est amplifiée, le sabar intégré dans la grosse caisse d'une batterie ? Où s'arrête l'africain chez un critique d'art qui utilise l'ordinateur pour faire ses questionnaires, développer ses communications et évaluer l'état de la création artistique mondiale ?

Des interrogations qui traduisent une situation plus complexe qu'on ne le pense. C'est pourquoi, il me paraît essentiel de s'intéresser à quelques réponses apportées à ces questions. Lorsque d'aucuns mettent sur le compte d'une domination culturelle occidentale qui écrase l'Afrique et tend à tout niveler, cette utilisation par les Africains des outils scientifiques, d'autres considèrent qu'il faut plutôt parler de capacités d'adaptation des cultures africaines face à toute pratique ou théorie nouvelle. D'autres encore expliquent cette identité des arts d'Afrique par la fascination des civilisations occidentales, américaines notamment.

Cependant ces points de vue, quels qu'il soient ne résolvent pas pour autant le problème des interprétations sur ce qui est africain et ce qui ne l'est pas, encore mois la question de cette logique de mutations qui s'empare des disciplines artistiques en Afrique. Les artistes installent le public et les critiques dans une sorte de désarroi où l'on ne trouve pas les critères pour apprécier correctement les productions et où la réflexion reste bloquée sur des clichés assez éloquents de la fragilité des opinions sur l'Afrique artistique actuelle. Ce sont les clichés du genre : " L'art africain se cherche un guide ", " les artistes africains risquent de perdre leur âme en touchant trop à l'électronique et aux nouvelles technologies ", " l'art mondial est condamné à être américain ou à ne pas être ", etc.

Il me semble que la réponse à ces interpellations de la production artistique est à chercher plutôt à trois niveaux. D'abord au niveau de l'évolution socio-historique qui est partie de l'art nègre pour aboutir à un art africain contemporain. Comment comprendre un tel changement conceptuel? La question de fond est-elle simplement conceptuelle ? N'y aurait-il pas, plutôt, une évolution forcée, des pratiques factices ne correspondant à aucune réalité artistique et culturelle ?

Le second niveau permettra ensuite de découvrir ce qu'apportent les nouvelles technologies dans l'identité des arts africains. Nouvel art africain ? Art africain occidentalisé ? Art occidental africanisé ? Ou simplement non art qui naît en Afrique ?

Avec le troisième niveau de réponse, la réflexion posera les situations artistiques et culturelles liées à la présence agressive du numérique. Ce qui ouvre tout naturellement l'interrogation sur le devenir des arts d'Afrique, sur les conditions de leur être ou de leur non être, et en fin de compte sur la notion même d'art dans un univers où la science se veut artistique et l'art de plus en plus scientifique.


DE L'ART NEGRE A L'ART AFRICAIN CONTEMPORAIN


Il est impossible de parler des mutations en cours dans les arts d'Afrique, sans se reporter auparavant à ce qu'on peut appeler leurs identités d'hier. C'est une question de logique élémentaire pour voir ce qui a été à la base de ces mutations, et comment elles ont créé un art enrichi, appauvri ou simplement autre.

Pour ne pas remonter aux premiers contacts Afrique/Europe, il y a plus de quatre siècles, on peut dire que deux faits historiques ont été à la base des changements de perception de l'art africain. D'abord, la rencontre au début du 20 eme siècle entre des artistes d'Occident et l'art africain. Plusieurs anecdotes expliquent comment cette rencontre a eu lieu et toutes tournent vers 1905 et 1907 où dans un bistrot parisien, les Vlaminck, puis Matisse, Picasso, Braque et les autres découvrent les premiers objets d'art nègre. L'Africain, c'était le nègre et vice versa.

L'objet d'art nègre par excellence était la statuette aux formes bizarres aux antipodes des canons esthétiques gréco-latins. Les spécialistes de l'art nègre d'alors, pour la plupart des ethnologues s'époumonaient dans des caractérisations plus fantaisistes les unes que les autres. Quand à Paris on s'extasiait face au " charme innocent et naïf " d'un masque ibo, à Londres, c'est le modèle du visage d'une sculpture fang qui était présenté dans son " expressionnisme enfantin ". A Berlin, c'était " l'extraordinaire baroque " d'un appui-tête Ba-Luba qui justifiait des pages et des pages de commentaires audacieux.

Ce n'est pas pour rien que l'historien de l'art Jean Laude, appréciant cette cacophonie dans la lecture de l'art nègre, rappelait avec ironie ce jour ou Mérimée se moquait de Stendhal qui prêtait des sentiments à des vierges de Raphaël.

" De quelles railleries, s'exclamait-il, en s'adressant aux très sérieux experts, ne devrions-nous pas être justifiables lorsque nous interprétons les arts africains ! Maintes fois, l'aspect " terrifiant " de certains masques a été attribué au climat d'insécurité dans lequel vivaient les populations qui en usaient. C'est là, déterminer le sens d'une expression présumée en référence à des modèles dont le code et les systèmes de valeurs sont différents ."

S'il faut reconnaître la pertinence de la remarque de Laude sur l'inconsistance des lectures faites sur l'art nègre, il faut relever qu'il différencie arbitrairement lui-même, africain et nègre. Dans certains de ses écrits, il affirme que l'art nègre s'arrête en 1914, et de là tout ce qui suit est africain ! Au nom de quoi ? Les Nègres seraient-ils tous mort en 1914 pour laisser le contient envahi par des Africains ? Ensuite dans son excès de sympathie pour l'Afrique, il certifie qu'en " Afrique, la psychologie n'existe pas ", " l'art africain est insoucieux de l'effet qu'il doit produire sur celui qui le regarde ", " il n'y a pas de sourire dans l'art africain ". Il y a là des exagérations qui tentent de créer un art africain que n'ont jamais connu les Africains eux-mêmes.

Ainsi, au lieu de chercher à comprendre puis à parler de l'art nègre comme il est, ethnologues et historiens occidentaux se sont complus à en dire ce qu'ils voulaient que le public saisisse : un ensemble de formes d'expression que l'Occident peut tolérer comme art mais qu'il faudra voir comme art tout à fait particulier. De là, ces envolées généreuses sur l'âme nègre auteur de ces statuettes, sur les maladresses des musiciens et sur l'absence de sentiment esthétique chez les Nègres qui " font l'art sans savoir pourquoi ".

Ce procédé qui consiste à parler de l'art nègre positivement ou de façon superficielle conduit - dans des proportions certes assez différentes - aux mêmes effets : la déformation de la vérité historique et l'infantilisation des arts d'Afrique. Malheureusement, cette propension à sous-estimer ou surestimer les valeurs nègres se poursuivra jusqu'en 1966, date qui a vu Dakar abriter le Premier Festival Mondial des Arts Nègres et qu'on peut considérer comme le second événement historique dans l'évolution des perceptions sur l'art des Africains.

Ce fut la première consécration des théories sur l'identité forte de l'art nègre, et la révélation de nouvelles disciplines artistiques dans lesquelles les Nègres s'installent. L'esthétique nègre est enrichie par les thèses de Léopold Sédar Senghor sur le parallélisme asymétrique, sur la force du rythme dans la créativité africaine. La peinture, la tapisserie, le cinéma s'expriment en africain : on exploite les enseignements de l'Occident pour les dépasser avec ce souffle long de la savane africaine, avec ses espaces infinis d'un environnement que le béton n'a pas encore dépecé.

Cela donne au cinéma, des longueurs infinies dans des séquences et des répétitions dans les échelles de plan. Que de discours en faux sens, que de verbiage en contre sens la critique occidentale a développés sur ces " longueurs ennuyeuses qui font perdre du temps " du film africain, sur ces " redondances inutiles qui gaspillent de la pellicule ". La critique occidentale avait simplement oublié que le temps en Afrique ne se perd pas, ne s'échappe pas. Le temps appartient à l'homme qui le régente, qui le fait revenir, qui le conserve. Chacun y a le temps d'aller voir l'autre, de rester chez autrui tout le temps qu'il veut. Le spectateur a ainsi tout le temps pour regarder et apprécier le film réalisé par un de ses fils qui sait le temps qu'il fait chez lui.

Il faut dire que la conscience née de la seconde guerre mondiale qui a permis au nègre de comprendre que le blanc et lui ont vécu les mêmes peurs, les mêmes risques et par conséquent ne sont en rien différents, s'est consolidée avec les indépendances africains en 1960. Le nègre exige qu'on l'accepte tel quel. Il est devenu Chef d'état moderne, il développe une nouvelle politique artistique et culturelle et impose un autre regard sur lui.

C'est ce qui a donné l'Ecole artistique de Poto-Poto, celle de Dakar pour désigner des initiatives visant les arts plastiques. Le Français Pierre Lods s'installe au Congo, à Poto-Poto et appuyé par le gouvernement local, il enseigne un " art africain vrai, débarrassé de toute influence extérieure ". Il choisit ses élèves parmi les domestiques et tous ceux qui ne connaissent ni de près, ni de loin l'art occidental. L'enseignement de Lods consiste à laisser son élève gribouiller comme il l'entend sur la toile et ce qui en sort, dit-il, est " typiquement africain "! Tout un public de coopérants français acquis aux thèses de Lods acheta ces oeuvres de ce nègres vierges de toute souillure artistique.

Inutile de dire que Pierre Lods ignorait que la négritude n'est pas enfermement ou refus de tout apport extérieur, et que l'art qu'il voulait nègre authentique n'était que l'expression par personnes interposées, de ses propres fantasmes d'ancien soldat affecté en Afrique et qui préféra rester sur place à la fin de son service militaire.

Senghor lui, savait parfaitement cela. Mais dans un souci de démarrer l'Ecole de Dakar avec quelqu'un qui avait déjà le culte du particularisme nègre, il fit appel à Pierre Lods. Ce furent les mêmes pratiques et les mêmes résultats. Mais l'Ecole de Dakar ne vécut que l'espace d'une intention? Et aujourd'hui, il est difficile de trouver à Poto-Poto, ou à Dakar des réalisations de disciples de Lods.

La fécondité de la production artistique africaine dans diverses directions a sans doute été pour quelque chose dans le dépassement de la vision qu'enseignait Lods. Des directions qui étaient encouragées par le dynamisme de certaines maisons d'édition intéressées à la diffusion des cultures nègres : Présence africaine, Clé, L'Harmattan, P.J. Oswald, etc. Il y a eu aussi des lendemains au Festival de Dakar, avec les Festivals des Art africains d'Alger et celui de Lagos. Les universités aussi s'impliquent à travers des colloques sur l'art et la critique : Yaoundé, Dakar, Paris-Sorbonne, etc.

La conséquence : l'Occident découvre l'art nouveau d'Afrique, qui n'est plus seulement la statuette, le masque illisible, mais la peinture sur le jazz, les tapisseries sur la vie quotidienne, le cinéma et la littérature présentant une critique des moeurs sociales et politiques. Des critiques d'Europe se surprennent à trouver du Goya chez des peintres sénégalais, du Rodin dans les sculptures modernes. Evidemment, ils ne savent pas qu'en procédant ainsi, ils appauvrissent l'art. Car dans chaque artiste, il y a plusieurs individus et réduire un peintre à un autre c'est ignorer leurs plurielles personnalités. Ensuite, lorsque les artistes parlent de l'homme dans sa vérité éternelle, qu'il s'agisse d'un nègre ou du chinois, il y aura toujours rencontre et non influence d'un tel sur tel autre.

Et puis, les artistes africains contemporains qui ont vu Londres, New York, Tokyo, ne peuvent plus faire comme leurs pères et grands pères. Ils ne regardent pas passifs le monde, ils se l'approprient dans toutes ses richesses. Ils brouillent ainsi les repères des experts qui avaient produit depuis longtemps des grilles cataloguant ici l'art africain, là, l'art européen et américain, et là-bas, l'art asiatique et l'art océanien. Ils sont encore plus perdus quand ils rencontrent des artistes africains qui leur disent : " l'art africain n'existe pas ! "

On sait que c'est le peintre sénégalais, Iba Ndiaye, qui a le premier lancé la boutade :

L'africanité n'existe pas. " Pour ce doyen d'âge des artistes africains contemporains, " l'africanité, on la porte en soi. Je ne me la pose pas comme un dogme. Elle ne me pèse pas, elle est en moi, je la véhicule, je la vie. Je ne me demande plus ce qu'elle est, ce qu'elle doit devenir. Non. Elle se transformera naturellement ; chaque Africain la transporte en soi. Il ne faut pas qu'il se questionne sur son existence ou son inexistence car s'il le fait, cela veut dire qu'il ne la possède pas. C'est la sûreté de savoir qu'on est africain qui fait que cette africanité n'est pas un problème. Pour moi, elle n'existe pas. Elle est en moi. "

Un souci clairement affirmé d'identité esthétique qui n'a de compte à rendre qu'à la forte personnalité de chaque artiste africain, à la fois ancré dans le sang de son terroir et ouvert aux souffles du temps. Il faut rappeler ici qu'Iba Ndiaye (qui est l'un des oncles homonymes de l'auteur de ces lignes) a été invité par Senghor alors Président du Sénégal, pour animer l'Ecole de Dakar avec Pierre Lods. Iba accepta, mais dût partir quand il vit que l'orientation de l'enseignement de Lods était aux antipodes d'une affirmation de l'artiste nègre à partir de ses propres choix enracinés dans son africanité, mais ouverts à tout ce qui correspond à l'expression vraie de son intimité d'artiste.

Iba Ndiaye résume bien dans son propos la marche en avant des arts et des identités. L'africanité comme l'arabité ou la francité, se transforme " naturellement " avec le temps. Une invitation à fuir tout ce qui est factice, folklorique, sans rapport aucun avec la sincérité de l'homme.

Ainsi de l'art nègre à l'art africain contemporain, on passe d'un art voulu comme tel par le regard occidental, à un art assumé par des artistes africains qui se veulent citoyens du monde, hommes pareils aux autres. Au plan conceptuel, toute caractérisation est acceptée si au bout du compte l'art fait par les nègres d'Afrique est perçu dans son passé et dans son présent, comme n'importe quelle production majeure, riche de ses propres ressources et des apports extérieurs assimilés.


MUTATIONS IDENTITAIRES

A L'ERE DES NOUVELLES TECHNOLOGIES


Avec l'avènement des nouvelles technologies de l'information et de la communication, l'art africain postmoderne aborde un autre tournant. En effet, si l'idéologie coloniale a imposé des façons de voir et de dire l'art des Africains, si l'ère des indépendances a coïncidé avec l'apogée d'une affirmation culturelle, le progrès des sciences et des techniques s'accompagne par de nouvelles façons de théoriser et de pratiquer l'art.

Le postmodernisme est un néologisme pour situer chronologiquement l'époque actuelle, comme faisant suite au modernisme et au contemporain. Pour moi, moderne et contemporain recouvrent la même acceptation, car l'art refuse toujours de se situer dans les mêmes intervalles de temps que l'économique, le politique ou le social. Parce que quand les politiques imposent telle ou telle attitude, l'artiste a la possibilité de réagir, de dire non pas par ses oeuvres, ou de penser une autre époque aux lois moins rigides. Ensuite, dans le domaine de l'art, on juge par la tendance, par le mouvement plus ou moins suivi par les créateurs.

Le postmodernisme peut être compris ainsi non pas comme une date fixe ou une intervalle précise commençant en... et se terminant en ..., mais comme un ensemble de théories, de pratiques esthétiques marquées ayant en commun le rejet de la critériologie classique. Ce qui se traduit par des innovations, des réinventions et par conséquent une pluralité des disciplines artistiques. Personne ne peut dénombrer les formes d'expression qui se font jour. Le désordre des critères atteint un tel degré de flou qu'on s'interroge sur la pertinence même de la notion de critère. A quoi cela sert d'en parler quand chaque artiste en invente, chaque critique en crée ?

C'est parce qu'aussi les nouvelles technologies offrent des espaces et des outils de création autres pour les artistes, et de nouvelles possibilités de vision pour les critiques et le public. Personne ne sait par quels critères communs à tous, distinguer l'art mathématique avec des êtres graphiques formés par des calculs sur ordinateur, de l'art électronique qui n'offre pas des objets d'art au sens ancien, mais met en évidence des systèmes. S'y ajoute que la T.V. devenue aussi banale que le robinet de cuisine, forge une culture de l'image qui nous rend plus exigeants. On veut voir chaque objet dans tous les plans possibles, on veut revenir à un point donné et l'examiner au ralenti comme la T.V. nous y habitués. Tout se passe comme si le postmodernisme était le temps du chacun pour soi artistique, et de la mort de tout critère.

Mais à y regarder de près, on constate que l'absence de critères ou la surabondance de critères, n'est ni synonyme de stagnation de la production, ni disparition de toute possibilité de réflexion artistiques. Les artistes sont devenus plus imaginatifs et plus féconds. Mais la théorisation d'une telle situation tarde à avoir le même dynamisme. D'aucuns se sont contentés de parler de la crise du discours sur l'art, sans se préoccuper d'expliquer une telle crise, encore moins de proposer des chemins pour y remédier.

Cette situation propre au postmodernisme artistique en général, est aussi vécue par l'Afrique. Un examen approfondi de l'état de la réflexion théorique et de la production artistique dans le continent permet de dégager trois raisons de cette crise des critères. La première concerne la vie à trois vitesses dans le monde de l'art. Alors que des artistes demeurent féconds, et exploitent (même si c'est à tort et à travers) tous les outils qu'ils soient anciens, modernes contemporains, postmodernes qui leur tombent sous la main et bouleversent ainsi les genres artistiques classique, la réflexion qui devait les accompagner s'appuie sur une critériologie datant de Platon, si elle ne se contente pas de répéter ce que dit l'artiste. Le public local, dans une vitesse nulle, se plaît dans une indifférence amusée face à ces occupations insolites de certains de ses enfants.

D'où le vide qu'on peut constater dans la communication artistique : l'artiste-émetteur travaille sur des longueurs d'onde que ne connaissent ni la critique ni le public. Il faut lire dans les Annales et Revues des Universités africaines et Européennes des articles dits spécialisés sur l'art africain actuel, pour se rendre compte que le débat en est encore à tout apprécier sur la base des critères classiques. On compare à la Renaissance italienne, on juge par rapport au cubisme ou Marcel Duchamp et on oublie que l'art connaît des mutations identitaires profondes dans ses formes et contenus et dans ses critères d'évaluation.

La seconde raison qui explique cette crise de la critériologie est dans la quasi nullité des supports à la création et à l'éducation esthétique. L'école et l'université accordent aux arts la portion congrue : aucun programme dans les lycées et collèges, aucune chaire en esthétique pour le cas précis du Sénégal. Au niveau étatique, le folklore qui entoure les grands prix n'est pas suivi d'effets promotionnels pour les lauréats. Dans un tel environnement, l'artiste cherche tout naturellement son futur vers l'ailleurs. Puisque personne ne semble vouloir de lui, il va là où l'on peut l'écouter, l'entendre, le voir, l'aimer.

On ne compte plus les allers et retours des artistes africains vers l'Europe, l'Amérique, l'Asie, le nombre de résidences avec leurs collègues d'autres horizons. L'inter influence, parfois la volonté de faire le jeu du marché contribue à des bouleversements au plan disciplinaire : les genres sont éparpillés dans une même oeuvre ; figuratif, abstrait, n'ont plus aucun sens lorsque les toiles sont cassées par des sculptures en métal, lorsque les installations acceptent la présence d'être physique, lorsque l'électronique s'impose pour élaborer des esquisses en architecture, et guider la peinture.

A partir de leurs nouvelles expériences, les artistes prennent leurs distances avec tout ce qui n'intéresse pas le marché international. Pour eux, l'horizon c'est la maîtrise des arts électroniques dans ce qu'ils apportent des possibilités de dialogue dans un langage universel. Ils ont essayé, cela a rapporté, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? L 'écart se creuse avec ceux qui restent rivés aux réalités locales et qui ne conçoivent l'art que sous forme d'objet fixe, matériellement identifiable.

La troisième raison de cette crise du discours est à trouver dans les tentatives d'imposition d'un discours qu'on veut, le discours sur les arts postmodernes. Sous prétexte de globalisation, on fabrique de toute pièce une documentation avec mode d'emploi pour pays d'Afrique. La conséquence : la paresse intellectuelle s'installe, quand tout est servi. C'est là, où il faut trouver les clichés et sempiternelles argumentations sur l'art. D'énormes moyens sont déployés pour convaincre de l'homogénéité et de l'universalité de la production et du discours sur l'art africain. Faute d'agressivité en réaction, et devant l'absence de moyens équivalents, le discours standardisant domine.

On le voit, les mutations dans les disciplines artistiques en Afrique se font sans que le public ne s'en émeuve et sans que la critique ne se situe dans une position d'accompagnant au moins. Parce que la critique peut, par ses audaces et la profondeur de ses analyses devancer la création en proposant des chemins nouveaux aux artistes. Elle peut aussi, comme c'est généralement le cas accompagner positivement ou négativement la création par des propositions de lecture faites au public et par des observations à l'endroit de l'artiste. Mais, c'est un autre spectacle qu'offre la critique des arts d'Afrique : au lieu de susciter l'engouement du public, et de fouetter le débat sur l'esthétique africaine postmoderne, elle se laisse écraser par la puissance novatrice introduite par les nouvelles technologies dans la création.

La solution ? Retourner à l'école de la société, au coeur des préoccupations des artistes, prendre suffisamment de recul par rapport à la production prêt-à-porter. La critique comme l'art meurt en faisant du sur place et en restant incapables d'assimiler les apports nouveaux. Il faut ajouter des effets négatifs dans la création. L'absence de feed-back ne permet pas à l'artiste de savoir jusqu'où il est allé et s'il est en mesure d'aller au-delà, et de revenir ensuite. Inversement aussi, si la création piétine, le discours critique peut manquer de matière première pour être elle-même.

Ce qui est possible, ici et maintenant, c'est de lire attentivement les oeuvres produites par une élite consciente des leviers scientifiques et structurels des mutations, de voir comment les artistes se meuvent, comment la critique pourrait s'approprier cette situation et se renouveler. Toutefois, les mutations dans les disciplines artistiques africaines n'ont pas la même intensité que celles vécues en Europe, au Canada et aux U.S.A. sous la pression de l'électronique. Là-bas, l'objet d'art est fragmenté en composantes d'un réseau dont l'ordinateur est le principal instrument. On élabore, on visualise à l'écran, avant de donner forme définitive.

Ici, par contre, l'objet demeure, mais c'est son identité disciplinaire classique qui est bousculée. A cet effet, la peinture sous verre au Sénégal pourrait être citée. Les choix figuratifs de la génération des aînés, Gora Mbengue, Babacar Lô, font place à plusieurs pratiques nouvelles ayant en commun, la recherche d'effets nouveaux à partir d'une domestication de l'électronique. Anta Germaine Gaye est un exemple dans ce sens avec son souci constant de faire accompagner ses oeuvres par l'électricité. Non seulement, elle fait des alliances de support, comme on crée des alliances de mots, pour suggérer la fragilité de l'instant, ou l'aspiration à l'amour. Verre et fer, présence et néant, sont des facettes d'une technique qui veut apprivoiser la transparence du verre.

On pourrait dire cependant que le seul usage de l'électricité dans une oeuvre ne suffit pas pour en faire une oeuvre électronique. Certes, mais pour ceux qui savent regarder et voir une oeuvre d'art bâtie dans le verre, pour ceux qui connaissent les caprices du verre exigeant des changements de perspective pour mettre des couleurs ou fixer des signes, les niveaux d'éclairage de verre qu'offre Anta situent son oeuvre hors des schémas antérieurs. Elle exploite les données nouvelles dans le champ de vision pour donner à ses oeuvres des valeurs pluridimensionnelles. La profondeur qu'elle suggère est dans les espaces de néant qui ceinturent le coeur de l'oeuvre, la distance est dans les autres vides que captent les couleurs, le volume est relevé par la poudre dorée qui dégage les contrastes. Ainsi, le fer loin de casser le verre, le soutient, l'attire, le tient en amour.

On est plus en peinture, on est proche de la sculpture, mais on s'installe sûrement dans l'architecture. Personne ne peut dire si les oeuvres de Anta sont peintres, sculptées ou dessinées. Avec elle, les disciplines sont éclatées non pas pour fusionner, mais pour dialoguer en vue de créer peut-être une nouvelle discipline, peut-être pour préparer d'autres champs pour d'autres innovations encore indéfinies.

En regardant les oeuvres primées lors de la dernière Biennale de l'art africain contemporain, Dak'Art 2000, on se rend compte que Anta n'est pas seule dans ses innovations. Il y a le Marocain Mounir Fatmi avec son installation intitulée Liaisons et Déplacement. Il s'agit de câbles d'antennes de dimensions variables. On pourrait mettre un nom portugais, japonais ou thaïlandais, l'oeuvre aurait gardé le même aspect. Parce qu'elle n'est pas faite pour un seul public, mais pour tous les hommes qui voient le symbole de la communication et des échanges transfrontaliers à travers ces câbles de plusieurs dimensions.

Son compatriote Hassan Darsi a présenté un Cube : une installation fonctionnant à l'aide d'un dispositif électrique : aspirateur, souffleur et éclairage. Le côté du Cube est de 164 cm. En plein dans les arts électroniques, Darsi met l'accent moins sur la symbolique du cube que sur le sens de la vie, partout et toujours : lumière, souffle. Là aussi comme chez Anta, et Fatmi, Darsi se pose comme homme de son temps et crée tel que les faits et son propre feeling l'inspirent sans aucune autre considération.

On peut ajouter l'oeuvre Sans titre de la Sud-africaine Bernadette Searle. Elle a choisi, elle aussi, l'installation comme mode d'expression. La beauté de son oeuvre est dans la variété de plans de l'image d'un nu de femme. Sur d'énormes cartons, on pénètre dans l'espace de l'installation où l'éclairage fait scintiller les images, comme pour donner un univers hors réel. Un visiteur ne s'est pas privé de dire qu'il aurait souhaiter posséder cette femme en réel ! Pour dire que la préoccupation centrale de Bernadette était de montrer la beauté d'une forme (qu'elle soit féminine ici importe peu, n'en déplaise à notre visiteur) et la manière dont l'apport électronique peut la rendre fortement expressive.

Il y aussi la tapisserie métallique de Bounama Sall Ndiaye du Sénégal. Avec lui, la tapisserie faite sur toile et destinée à être accrochée sur un mur, fait place à une tapisserie faite sur bronze et destinée à être portée par un chevalet. Le titre, Le Prix de l'Hymen, rend compte d'une pratique culturelle africaine qui voit, au moment du mariage, la femme trouvée vierge par son heureux mari, recevoir un bonus de ce dernier, ajouté à la dot. Sans doute, cette oeuvre de Bounama n'est pas électronique dans son aspect final (il faut d'ailleurs relativiser ce jugement, parce que le métal a été traité avec des méthodes modernes électroniques avant de faire l'objet d'un montage final), mais elle illustre clairement les bouleversements disciplinaires.

On a là des exemples édifiants sur les mutations dans l'identité des arts africains. Du Maroc à l'Afrique du Sud, les artistes du continent semblent s'être donné le mot : exploiter à leurs manières ce qu'ils ont vu à la T.V., ce qu'on leur a enseigné à Paris, Londres, Washington, ou ce qu'ils croient être le goût futur. Il reste à se demander si une telle situation est effectivement l'avenir, ou s'il ne s'agit là que de réactions passagères.


L'ART NUMERIQUE AFRICAIN... POUR DEMAIN


Ce n'est pas une gageure de poser le caractère africain de l'art numérique en cours. Non pas que la science et la technique puissent avoir une quelconque nationalité, mais la manière dont la génération actuelle fait l'art, sous l'influence du numérique mérite cette réflexion. Il y a en effet une appropriation tellement forte qu'on est en droit de se demander ce que sont devenues les contes et légendes qui berçaient l'enfant africain du berceau à l'accès à la case des hommes. Aujourd'hui, il passe en moyenne quarante heures par semaine à l'école pour près de soixante heures devant le petit écran qui est devenu le seul divertissement.

Ainsi la civilisation des satellites est en train de forger une génération d'Africains consommateurs passifs de feuilletons français et de séries américaines. S'y ajoute que l'absence de productions locales de même qualité que ce qui est montré ne permet aucune résistance. Par l'image, les frontières sont balayées, et les contacts deviennent des formes de domination et non de rencontres fraternelles.

Ce qui veut dire que le numérique africain actuel est forcément de l'africain occidentalisé, ou de l'occidental africanisé. On retrempe à la sauce togolaise, gabonaise ou malienne ce que l'on reçoit. Pour l'heure, le continent noir ne peut faire autrement pour des raisons objectives liées à son sous-développement scientifique et technique. Son état de sous-équipement en informatique est une source de retard plus prononcé. Le matériel est très cher, les infrastructures de télécommunication qui remontent souvent de l'époque coloniale sont obsolètes.

On peut aisément constater cela en jetant un regard sur des chiffres qui parlent. Au Soudan, par exemple, avec 29 millions d'habitants, il n'y a qu'un seul fournisseur d'accès comme au Lesotho, avec ses 2,5 millions d'habitants. En Ethiopie, il y en a 4 pour 62 millions d'habitants, et 75 pour l'Afrique du Sud et ses 45 millions d'habitants. L'Egypte en compte 40 pour 66 millions d'habitants, le Sénégal 12 pour 9 millions d'habitants.

Par ailleurs, le Rapport sur le développement dans le monde, 1998/99 publié par la Banque mondiale montre que dans la répartition géographique du marché des nouvelles technologies, l'Afrique, l'Europe de l'Est et le Moyen Orient réunis font tout juste 2, 6% du marché en 1995, contre 43, 5% pour l'Amérique du Nord, et 28,30% pour l'Europe de l'Ouest. Et dans le million d'internautes qui vivent en Afrique, 700.000 sont en Afrique du Sud, et partout sur le continent le coût de la connexion est prohibitif avec environ 65 dollars par mois, contre 20 dans les pays du Nord.

La lecture que l'on peut faire de ces données, est que l'Afrique reste encore dans la périphérie d'une mondialisation qui a la particularité de ne pas mettre tout le monde sur le même pied d'égalité. Ainsi, ceux qui n'acceptent par de mettre des moyens gigantesque dans les nouvelles technologies et de la communication, ou qui n'ont pas les moyens de le faire, courent le risque de se voir écartés du savoir moderne.

Malheureusement pour l'Afrique, Internet et les enjeux du numérique sont encore perçus et vécus comme une affaire de privilégiés. Et les rares artistes qui s'y intéressent sont ceux qui fréquentent les biennales, les symposiums et autres rencontres internationales. Le public dans son écrasante majorité n'en fait pas une priorité par ce que l'on continue de considérer que les NTIC sont une affaire de pays développés, et que l'argent que l'on pourrait y mettre pourrait régler des problèmes cruciaux de survie : éducation pour tous, médicaments, hygiène, nourriture, loisirs sains.

Evidemment, c'est là une compréhension tronquée des chemins du développement, une mauvaise appréciation des NTIC qui peuvent être des raccourcis pour aller vers le mieux être, parce qu'intégrant les pays qui se situent dans cette perspective dans la voie d'échanges, et surtout d'appropriation effective des acquis scientifiques. Néanmoins, cette opinion voulant que les NTIC soient l'affaire exclusive des pays industrialisés, est révélatrice des difficultés de l'acceptation des arts électroniques. On préfère encore le figuratif en peinture et sculpture, le mbalax en musique à la place de productions sur le web ou la musique électronique.

Non seulement ceux qui agissent ainsi sont convaincus que c'est comme çà, mais plus grave encore les états ne prennent aucune option résolue - ne serait-ce qu'en encourageant des investisseurs privées dans ce domaine - pour faciliter l'accès aux serveurs, la production d'ouvrages de sensibilisation sur la question, la réalisation de CD-ROM, de vidéos, l'installation de structures de montage d'ordinateurs, etc.

Personnellement, je ne vois comment dans un très proche avenir la situation va évoluer dans une Afrique marquée par les rivalités politiciennes dans un même pays, par des guerres de misère entretenues par des états pygmées. La question des NTIC n'est pas prête pour passer au rang de priorité pour des acheteurs de canons. Et le cercle vicieux se consolide : moins on met de moyens dans les NTIC, moins on est sensible à leur utilité dans le développement et plus l'écart se creuse avec le monde moderne. Le monde de l'art en pâtit le plus, car le goût esthétique, l'attachement de tous les artistes et du plus large public aux arts électroniques est une question de culture, d'éducation, de fréquentation. Moins on est informé, éduqué sur une question, moins on sera en mesure d'y répondre.

La production artistique made électronique pour l'Afrique, comme les masques nègres pour l'Europe est une question de fréquentation. L'art numérique africain par les Africains pour les Africains et pour l'Homme est bien du domaine du possible si la question culturelle en Afrique n'est pas réduite à une copie de ce qui se fait ailleurs, ou à un pur émerveillement face aux progrès des sciences et des technologies. Cela demandera du temps sans doute, le temps que se dissipent les appétits de certains chefs politiques, le temps que le projet en cours d'unité africaine se réalise ou passe à une vitesse supérieure.

Ma propre expérience de critique d'art, d'enseignant chercheur à l'université me permet de rester confiant malgré tout : les artistes africains de plus en plus suivent ce qui se passe dans le monde de leur profession, et beaucoup d'étudiants s'intéressent à l'évolution des NTIC. L'absence de moyens est suppléée par une volonté farouche d'être à l'écoute du monde et d'être à l'heure de l'histoire. Ce qui permet de dire que le rapport des arts d'Afrique aux nouvelles technologies, précisément au numérique, passera inévitablement d'un rapport de curiosité amusée, d'indifférence, à une relation de sympathie.

Inévitablement ? Parce qu'Internet et l'usage du numérique n'ont aucun sens s'il n'y a pas de production à véhiculer, si une culture de l'immatériel n'est pas développée au niveau des consommateurs. Or, l'Afrique dans son identité profonde est principalement immatérielle. Elle ne fixe pas sa mémoire par des textes. Elle met l'accent sur le visuel, l'audiovisuel, le plastique pour tout dire. Car contrairement à ce qui a été longtemps développé, l'Afrique n'est ni orale, ni écrite.

Elle est plastique. Pour mieux le dire, l'Afrique privilégie dans sa quotidienneté le dialogue par paraboles, par métaphores, par allégories. Les arts d'Afrique interpellent le visuel, et provoquent la raison par les divers traits de l'irréel et de l'invisible suggérés. La plasticité est là, dans cet appel à la vue, au toucher, à l'ouïe pour sentir l'art africain.

Internet dans ce qu'il est le réseau des réseaux pour développer le dialogue audiovisuel à une dimension planétaire, semble ainsi paradoxalement être fait pour cette culture nègre friande d'images fortes, et d'échanges visuels. Et les artistes africains ont là une opportunité pour offrir une production riche du caractère altruiste de l'art africain, et forte de sa variété plastique. Pourvu simplement qu'ils fassent l'effort d'être africains et hommes de leur temps. Car, en offrant des possibilités de dialogue avec une humanité sans frontières, en utilisant le numérique pour bousculer les horizons de l'imaginaire et du possible, Internet est une opportunité de jouvence pour l'Afrique artistique.

Les atouts culturels sont là pour ce continent qui a renouvelé la créativité artistique occidentale en panne au début du 20 ème siècle. Aujourd'hui encore la rythmique africaine inspire l'Europe, de même que le stylisme et la danse. Il suffit de compter les procès pour plagiat, ou les innombrables invitations d'artistes africains pour produire des oeuvres de commande.

Plus précisément, on peut revoir les résultats de la belle initiative de l'Inter-Société des Arts Electroniques (ISEA) qui a formé une vingtaine d'artistes sénégalais à la création d'oeuvres multimédias, lors d'un atelier à Dakar, en février 1999. Ces artistes, pour la plupart n'avaient jamais approché un ordinateur, encore moins utilisé un clavier. C'était pour eux une véritable alphabétisation. D'extraordinaires produits ont été réalisés sur la base du fond culturel propre aux artistes. Cette expérience est éloquente sur les capacités de créativité et d'insertion harmonieuse des Africains dans le cyberespace avec leur propre identité.

La revendication d'une mondialité synonyme d'échanges mutuellement avantageux et respectueux de la pluralité des identités est sans nul doute la voie obligée pour que l'Afrique soit à l'heure du monde. C'est aux artistes, créateurs d'éternité et souffleur d'énergie créatrice pour les peuples, qu'il revient l'honneur et l'action impérieux de s'engager dans cette voie.

Comment ? C'est toute la question qu'il revient à la critique de théoriser en des termes susceptibles non seulement d'apporter l'adhésion des artistes, mais aussi et surtout celles des décideurs politiques. Entreprise difficile dans une Afrique de métamorphoses rapides et fréquentes du treillis et du képi militaires en costumes et cravate de qualité exquise ! Entreprise possible tout de même si l'on accepte de partir de l'un ou l'autre des champs de créativité ci-dessous proposés :

- Le premier est ce qu'on pourrait appeler le champ du réel où les seuls choix possibles pour l'Afrique sont clairement affichés : stagnation et progrès, ou répétition de ce qui est, et ouverture. C'est l'idée de complémentarité qui est ainsi exprimée. Les artistes ont là des sources inépuisables pour produire non pas de l'africain mais de l'humain. L'histoire de l'humanité, on les sait est fertile en exemples où les artistes attentifs aux théories des critiques ont montré la direction aux politiques et aux populations. Le classicisme français est là pour révéler comment l'idéal esthétique théorisé par la critique s'est affirmé par la suite dans des chefs d'oeuvre universels.

Le réel donc, c'est prendre le parti de l'Homme dans ses différents, dans ses insuffisances, dans sa soumission à la machine, mais aussi dans sa grandeur, et dans ses soifs d'éternité. Plus l'Afrique produira dans le cyberespace, plus le monde verra la différence des horizons culturels, plus chacun apprendra à compter avec l'autre. Le wolof le dit bien : nit nittey garabam (le remède de l'homme, c'est l'homme, plus précisément l'homme qui sait écouter l'homme). Ce qui implique que les artistes qui veulent agir sur le réel, doivent commencer par apprendre le réel dans ce qu'il a été, et dans ce qu'il est.

- Le second champ est celui du virtuel, c'est à dire, de ce futur de l'immatériel. Il s'agit du monde à construire qui sollicite l'inventivité de tous et nul n'a le monopole de l'imagination. D'où l'action de l'artiste pour offrir l'image d'un monde non encore pensé, mais acceptable par la pensée puisque fondé sur des identités complémentaires entre hommes. Et puis, qui sait de quoi demain sera fait ? La seule certitude n'est-elle pas dans ces ruines, ces morceaux de bois et de pierre qui ont été réalisés par les artistes et qui survivront comme reliques d'une époque ?

Des interrogations qui autorisent à dire simplement que rien n'est perdu pour l'Afrique. Demain n'appartient à personne, et après demain sera sûrement aux plus audacieux et aux plus persévérants. Il me plaît à cet égard de rappeler ici, les propositions que j'ai faites au colloque ISEA de Montréal d'avril 1999, parce que toujours actuelles. Il s'agit de conjuguer les efforts pour que l'Afrique, l'Europe, l'Amérique, et l'Océanie construisent en même temps le même demain pour tous, pour que leurs rencontres soient enfin complémentarité. Il faut donc, ensemble :

1. Mettre sur pied une association internationale pour le suivi de la production artistique sur Internet.

2. Susciter ainsi un réseau capable de stimuler la création artistique dans le prolongement de ce que fait actuellement ISEA.

3. Prendre des initiatives pour tenir assez régulièrement ce genre de rencontres et d'échanges.

4. Avoir dans cet esprit la biennale de l'art africain contemporain DAK'ART comme repère pour la prochaine rencontre, pour y poser la problématique des nouvelles technologies dans l'art selon des modalités à discuter.

5. Diffuser les Actes de ce colloque comme premiers éléments de réflexion à faire partager.

 

Il faut conclure en soulignant que l'art africain ne disparaîtra pas. La notion d'art aussi reste actuelle et n'est dérangée par aucune innovation, même si les disciplines qui l'expriment connaissent des mutations. Il ne s'agit donc pas pour l'Afrique de baisser les bras ou de se considérer la dernière de la classe à vie. La civilisation du numérique qui se construit est la conséquence de réflexions, de remises en cause, d'actions depuis des millénaires. Toute l'humanité y a participé, certes dans des rôles plus ou moins glorieux.

C'est dire qu'aujourd'hui, chacun peut s'approprier le progrès scientifique et technique et revendiquer sa place dans les sociétés de demain. Il faudra simplement que cette place soit honorable à défaut d'être la meilleure. L'Afrique millénaire avec ses arts, ne saurait donc accepter de se confiner à exhumer son passé, à recopier les autres ou à s'arrêter. Dans sa détermination à vivre, elle est condamnée à se tourner résolument vers l'avenir et participer pleinement à l'édification en cours de la civilisation de l'immatériel. Ses enfants, artistes et critiques en tous cas, n'attendent aucun messie. Ils ont choisi d'être de leur millénaire, de leur temps.


Biographie d'Iba Ndiaye Diadji

 

   



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