La planète des esprits. Pour une politique du cyberespace
Philippe Quéau, La planète des esprits. Pour une politique du cyberespace, Paris, Odile Jacob, 2000, 326 pp.
Compte-rendu par Julien Knebusch, julien_knebusch@yahoo.fr, mai 2002
Philippe Quéau est aussi bien un homme d'action qu'un penseur. Il organisa, dans les années 1990, les salons Imagina sur les images numériques et depuis juillet 1996, il est le directeur de la Division Information et Informatique de l'UNESCO. Parallèlement il a publié dans de nombreux ouvrages théoriques sur la question de l'art technologique et de la réalité virtuelle
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Dans cet ouvrage Quéau nous livre une réflexion politique et philosophique sur la mondialisation articulée autour de la question du virtuel. L'auteur distingue aujourd'hui un nouvel âge historique, celui de la renaissance mondiale annonçant la civilisation planétaire. Tout comme la renaissance occidentale du XVI ème siècle, la renaissance mondiale est dotée de sa propre écriture, le numérique (ou le virtuel) qui succède ainsi à l'imprimerie ; de sa nouvelle Amérique qui est le cyberespace et les mondes de l'abstraction financière ; de sa propre Réforme qui est le concept de bien commun mondial.
Le fondement de cette renaissance est le nouveau système d'écriture, le virtuel et la technologie de la communication et de l'information sur laquelle il s'appuie. L'auteur nous invite en effet à définir le virtuel non seulement comme un outil d'intelligibilité du réel, mais également comme agent de civilisation. Il permet une nouvelle manière d'être. Il serait la matrice d'une nouvelle civilisation qui succèderait à la civilisation " matérielle ". En effet, le virtuel relativise les catégories de la raison classique (espace, corps et vision), et nous oblige de ce fait à reconsidérer notre ontologie. Ainsi, par exemple, il nous faut renoncer à une conception localisante et spatialisante de l'être, parce que dans le virtuel on n'est pas là où on se tient géographiquement, mais là où on aime ou agit. Les conséquences du virtuel atteignent donc l'homme dans ses fondements et lui ouvrent de nouvelles possibilités dans son " être-ensemble ". L'auteur pense que le virtuel peut de ce fait aider à la communauté virtuelle des humains à se réaliser en lui permettant de se représenter comme société planétaire (l'utopie ultime du virtuel). Cependant Quéau n'omet pas de souligner les dangers du virtuel qu'il voit principalement dans la question de l'altérité, lorsque le virtuel est utilisé seulement comme miroir de nous-mêmes.
La mondialisation et le virtuel sont tous deux des abstractions, mais qui sont bien réelles pour ceux qui croient que ce sont " les idées qui mènent le monde ". Le bonheur du monde dépend de la réalité que nous prêtons à des abstractions (l'auteur se réfère à l'ancien débat scolastique entre nominalistes et réalistes au sujet de la concrétude des abstractions).
Il en va de même pour le concept de bien commun mondial que l'auteur, justement dans ce but, entend définir plus précisément afin de le rendre opératoire politiquement, alors que la plupart des philosophies politiques se seraient tues sur son sujet. Il analyse différents exemples de biens publics mondiaux (comme l'eau, la mer, l'espace) et insiste particulièrement sur les biens immatériels, tels que Internet et la société de l'information au sens large. L'auteur propose différentes mesures pour garantir ces biens communs mondiaux (création par exemple d'une bibliothèque publique mondiale virtuelle) et avant tout veut " dé-mystifier " le droit international, trop inter-étatique et pas suffisamment mondial, c'est-à-dire supranational.
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Quéau lie ici, comme d'autres penseurs tels que Hervé Fischer aujourd'hui, la réflexion sur le virtuel à une réflexion plus générale sur l'avenir d'une civilisation planétaire, en soulignant cependant plus que d'autres théoriciens les rapports entre virtuel et politique mondiale.
De ce fait son ouvrage est utile pour intervenir dans le débat contemporain sur la mondialisation, qui reste encore d'inspiration très économique, tel que le montre le dernier livre de Pascal Bruckner, Misère de la prospérité (Paris, Grasset, 2002). Quéau cherche en effet d'avantage à définir les conditions de possibilités éthiques et politiques de la civilisation-monde. La mondialisation, il est vrai, a toujours davantage été un terrain de recherche pour les sociologues ou économistes que pour les philosophes.
L'on peut peut-être faire à ce livre la critique de trop lier la question de la mondialisation aux problématiques du virtuel et à la question de l'Autre, et de marginaliser la géographie dans la compréhension du phénomène de la mondialisation. Bien que le virtuel produit un autre espace, l'on ne peut sous-estimer le rôle que joue l'espace planétaire pour comprendre la formation du mondial aujourd'hui, et notamment la logique conflictuelle qu'il induit (Henri Lefebvre). D'autre part il faut penser aussi la relation ontologique (sensée ou insensée) de l'homme à l'espace du globe (que le virtuel n'abolit pas), telle que décrite par Paul Virilio, ou plus récemment par Peter Sloterdijk, et qui augure également du bonheur ou malheur du monde.
[ english ]
Reviewed by Julien Knebusch, julien_knebusch@yahoo.fr, May 2002
Philippe Quéau is a thinker as well as man of action. He organized during the nineteen-nineties the exhibition Imagina about digital images. Since July 1996, he is Director of the Information and Informatic Division of UNESCO. He has also written many theoretical essays on the issues of technological art and virtual reality.
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In this book, Quéau is presenting a political an philosophical reflexion on globalization organized around a philospohical questioning of the virtual. The author claims that a new historical age has arisen, the age of the world-renaissance heralding planetary civilization. Like the western renaissance in the XVI Century, the world-renaissance has its own writing, a digital or virtual one which succeeds to printing ; its own America, which is cyberspace and the worlds of financial abstraction ; its own Reform which is the concept of common world good.
The foundation of this renaissance is the invention of the new system of writing : The virtual and all its support, the technologies of communication and information. The author invites us to define the virtual not only as a tool for a better understanding of the real, but also as a civilizational agent. The virtual allows a new way of behaving. It is said to be the matrix of a new civilization which will succeed to the "material" civilization. In fact, the virtual relativizes the categories of the classical reason (space, body, vision) and forces us to reconsider our ontology. One has for example to renounce a spatial and localizated conception of being, because in virtual reality one is not where one stands geographically but where one acts and feels. The consequences of the virtual affect the very foundation of being human and open therefore new possibilities for the being-together of humans. The author thinks that the virtual may help the virtual community of humans to represent themselves as a planetary society (the ultimate utopia of the virtual). Nevertheless Quéau does not forget the dangers of the virtual for the question of the otherness, when the virtual is used only as a mirror of ourselves.
Globalization and the virtual are both abstractions, but which are real for those who believe in the fact that "ideas are ruling the world". The fortune of the world depends on the reality we lend to abstractions (the author is referring to the ancient scholastic debate between nominalist and realist about the concreteness of abstractions).
It is the same problem for the concept of the common world good, which the author wants first to define more precisely in order to develop it into a political tool, while the main philosophies have been silent about it. He analyzes the different world public goods (as water, the ocean or space) and is especially interested in immaterial goods, such as Internet and the information society in the broad sense. The author proposes different measures for guaranteeing these common world goods (for example the creation of a virtual public world library) and wants above all to "de-mystify" international law, which is too nation-state based and not sufficiently world-oriented, meaning supranational.
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Quéau is linking here, like other theoreticians as Hervé Fischer today, his thinking about the virtual to the broader perspective of planetary civilization, by underlying more than others nevertheless the relationship between the virtual and world politics.
By so doing, his book is very useful in the actual debate on globalization. This debate is very economical in its essence, as recalled in the last book of Pascal Bruckner, The misery of prosperity (Paris, Grasset, 2002), and only more rarely seeks to define the ethical and political conditions of possibility of a world-civilization. Globalization has always been of interest for sociologists and political scientists and only more rarely for philosophers.
One may criticise in this book the fact that the question of globalization is too much tied to the problems of the virtual or the question of otherness. Thus the author marginalizes the question of geography in the comprehension of the phenomena of globalization. Even if the virtual produces another space, one should not forget today the importance of planetary space in the understanding of the formation of globalization, and precisely the conflictual interactions it implies (Henri Lefebvre). On the other hand, one should also think about the ontological relations (meaningfull or meaningless) of humans toward global space (which the virtual is not abolishing), as described by Paul Virilio and more recently by Peter Sloterdijk. These relationships to global space are also important to augur well for the fortune or misfortune of the world.
Julien Knebusch, <julien_knebusch@yahoo.fr> - mai 2002
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