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LES FONDEMENTS CULTURELS DE LA MONDIALISATION > TEXTES & ESSAIS > ENTRETIEN AVEC MAURICE BENAYOUN, mars 2003
   



Entretien avec Maurice Benayoun, mars 2003

par Julien Knebusch


Maurice Benayoun est né en 1957 à Mascara (Algérie). Il suit une formation de plasticien et débute d'abord comme auteur et réalisateur de vidéos de création et de films sur l'art. Agrégé d'Arts Plastiques, il enseigne depuis 1984 la vidéo de création et les nouveaux media à l'université de Paris I (Panthéon Sorbonne). Co-fondateur en 2001 du CITU (Création Interactive Transdisciplinaire Universitaire). En 1996 à 1997 il est artiste invité à l'École Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris. Il conçoit et réalise au début des années 90 une des toutes premières séries en images de synthèse : Les Quarxs. Depuis 1994 il se consacre à la réalisation d'installations artistiques faisant appel à la réalité virtuelle et de dispositifs interactifs sur Internet présentés et primés dans de nombreuses expositions.

 

Effets de surface, recherche de la profondeur

Julien Knebusch : Bonjour Maurice Benayoun. Vous abordez souvent dans votre œuvre la dialectique de la surface/profondeur (par exemple dans World Skin, 1997). Vous critiquez l’utilisation de l’image lorsqu’elle " capture la lumière réfléchie par le monde et en neutralise le contenu : on sait ce qu’on garde, on ne sait pas ce qu’on oublie… ". Pensez-vous que l’art interactif/virtuel peut amener à refléter plus exactement l’épaisseur du monde ? 

Maurice Benayoun : J’ai beaucoup pratiqué la photographie, et je sais maintenant comment la photographie était pour moi une sorte de filtre anesthésiant que je mettais entre moi et le monde. Il y a quelque chose qui me paraît important, lié à l’évolution des techniques de représentation. On est passé progressivement (je prends depuis la Renaissance) d’une traduction de l’apparence des choses à une traduction des procédures qui sont à l’origine des phénomènes. Il s’agit parfois de trouver un modèle génératif, ce qui est à l’origine de.., plus que l’apparence de la chose. Ceci est valable dans la traduction des phénomènes physiques aussi bien que dans le champ du symbolique. C’est quelque chose qui est difficile à saisir quand on n’est pas impliqué dans un processus de cet ordre. Tous les arts (et tous les autres modes de la représentation) peuvent tout aussi bien nous donner à voir la profondeur plutôt que la surface des choses. Au niveau de la technique de représentation, l’art interactif /virtuel parle des mêmes choses, mais d’une manière différente.


World Skin, Shot, 1997
Image digitale : Maurice Benayoun


Julien Knebusch : Est-ce que la surface en tant que telle vous intéresse ? Je veux dire, vous intéresse-t-elle pour elle-même, et non pas dans un sens où vous voulez aller au-delà d’elle-même ? 

Maurice Benayoun : En tant que plasticien, je suis aussi intéressé par la matérialité, la solidité, la plasticité des formes. Sur le plan purement sensoriel, quand je m’intéresse à une surface, je m’intéresse à comment elle réagit et traduit la profondeur. Chaque effet de surface est là comme une traduction de ce qu’il y a derrière. Mais actuellement il y a une esthétique dominante, qui se satisfait des effets de surface. Il y a des périodes comme ça. Cette glorification de la mode, de la décoration, de la publicité, de toute une imagerie qui se satisfait d’effets de surface. Évidemment dans la mode il y a aussi des gens qui travaillent le sens de façon extrêmement "profonde". Dans l’illustration, dans l’imagerie techno, on réduit souvent les signes à leur valeur graphique. La surabondance de signes, de crochets, de renvois, sont totalement vidés de leur sens. Juste pour dire…holala, ce que je dis est d’une telle complexité que je suis obligé de le sur-signifier, de le surcoder, ou au moins de le surligner, et on arrive à une pesanteur de la surface. On est actuellement plus que jamais dans de l’effet, on a l’impression qu’il suffit de signifier le sens, on dit " attention, il y a sûrement du sens quelque part", mais on ne dit surtout pas où, et on ne donne pas de sens à entendre non plus. On se donne l’air d’avoir de la profondeur. Mais en fait on accepte la surface comme telle. J’ai dans mon travail beaucoup réagi à ça. J’ai essayé de faire des choses qui ne sont pas "mode". J’ai produit des images qui ne sont pas mode. Et ça cause de gros problèmes. Un commissaire français a dit un jour de mon œuvre qu’elle ne " faisait pas très "art contemporain" ". Cette phrase dit en elle-même que l’art contemporain est trop souvent un effet de surface, d’apparence, ça doit "faire", ça doit "avoir l’air de"... Mais en aucun cas on se demande si au-delà de "l'air", les paroles font sens.

Julien Knebusch : Il y a chez vous toujours des surfaces à creuser. Je parle par exemple de votre fascination pour les tunnels, par exemple dans Tunnel sous l’Atlantique ou Tunnel Paris-NewDelhi (www.moben.net).

Maurice Benayoun : Là il y a plusieurs choses qui expliquent mon intérêt pour cette question. L’une des choses est que le fait d’être confronté à la troisième dimension permet de jouir d’une nouvelle forme de plasticité. Et je crois que cela est une chose importante. C’est-à-dire que la matière est "plastique". Le fait que notre déplacement, notre corps, notre parcours laisse une trace et une empreinte dans un matériau représenté, est une façon de dire en même temps l’impact, un impact physique ; c’est-à-dire un monde de représentation qui est modifié par la présence de l’individu ; c'est aussi témoigner de la présence de l’individu comme corps dans la représentation. On croit que lorsqu’on utilise la réalité virtuelle on est en pleine dématérialisation. En vrai, il y a rarement une implication du corps aussi forte. On est physiquement engagé.

 


Tunnel sous l'Atlantique, Vue exposition Paris, Centre Pompidou, 1995
Photo Maurice Benayoun

Il y a une autre raison qui est à l’origine de mon travail sur les tunnels. Tous les projets sur le creusement, je les ai conçus le même mois. C’est-à-dire au moment où j’ai fait Dieu est-il plat ? et Le Diable est-il courbe ? (1994). Ce qui m’intéressait était de faire le contraire de ce qu’on faisait avec un CD-Rom. Autrement dit, de donner à choisir entre des choses que l'utilisateur voyait, parce que ça, c’est ce qu’on a fait avec tous les médias antérieurs. Mon idée était de plutôt créer de l’opacité, de faire en sorte que les choses ne soient pas données a priori, mais qu'elles soient le résultat d’un parcours individuel. Ce n’était pas caché pour obliger de faire un effort, dans une conception judéo-chrétienne du sacrifice (ne pas donner pour récompenser le mérite), non, c’est plutôt simplement, qu'en évitant de donner tout de suite, on peut choisir une réponse adaptée. C’est ça qui est différent. Ce que l'on trouve est différent. Si on le trouve c'est qu'il nous est destiné L’idée que dans un monde de représentation on ne découvre que ce qui nous est destiné, ne veut pas dire pour autant qu’il y a un effacement total du discours de l’auteur. Au contraire, c’est qu’il veut parler différemment à des personnes différentes tout en tenant le même discours.

 

L’espace-temps mondial

Julien Knebusch : Poursuivons sur votre rapport à la géographie, à l’espace et si vous le voulez bien à un espace particulier, qui vous a intéressé dans votre œuvre et dont on parle beaucoup aujourd’hui en sciences humaines et en philosophie : l’espace-temps mondial. Il y a des philosophes, tel que Peter Sloterdijk en Allemagne, qui décrivent aujourd’hui notre rapport contemporain à l’espace mondial et montre par exemple que cet espace est devenu de plus en plus dans notre civilisation technicienne un espace de circulation, où notre parcours sur la terre est dénué de tout sens.

 

Maurice Benayoun : J’ai d’autres images pour parler du rapport à l’espace. Pour moi, la seule véritable distance qui persiste à l’échelle de la planète, c'est le décalage horaire, c’est-à-dire notre vécu physique du temps, le fait qu’en Australie ce soit la nuit alors que c'est le jour ici. C’est ça la vraie distance. Parce que je vais devoir attendre pour communiquer. Sinon je peux être instantanément et quasiment dans la même pièce en vidéoconférence. Donc le délai – et on sait que l’espace se mesure en temps – est dû au fait que le rythme biologique nous impose de dormir et ce décalage est lié à la rotation de la Terre.

L’autre mesure de la distance, c’est l’idée de proche, de "prochain", c’est-à-dire celui qui est près de nous. La notion de proximité a énormément changé. J’ai beaucoup travaillé sur la question du type de proximité que nous avons avec des gens qui sont à 50 centimètres de nous dans l'espace et d’autres qui sont à des milliers de kilomètres, et sur la nature de l’échange. Comment finalement l’illusion du rapprochement permis par la technologie ne sert pour moi que la nécessité impérieuse d’un contact et n'est donc finalement qu'une tentative désespérée de combattre l’inévitable solitude. Je crois qu’on est dans un moment de solitude totale, et tout ce qu’on vend d'une certaine manière ne sont que des palliatifs de la solitude. Ce qui est intéressant pour moi en pensant au 19ème siècle, c’est moins Jules Verne et ces 80 jours que de comprendre comment Napoléon définit les départements français. La subdivision territoriale de l'état. Un jour ! C’est le temps qu’il faut pour un cheval pour atteindre les limites du département. C’est donc une unité de pouvoir. On sait que dans un rayon d'une journée, on peut informer, transmettre de l’information, donc gouverner. La gouvernabilité d’un territoire dépend de son accessibilité. C’est pour ça que les Etats-Unis sont les maîtres du monde aujourd’hui. Parce qu’en une journée ils peuvent gouverner la planète. Mais ce qui maintenant est à prendre en considération dans cette évolution, c’est la difficulté de trouver des lieux de repli. Il devient très dur de fuir. On ne sait pas où aller. Dans la mesure où un territoire devient insupportable, une politique inacceptable, on ne sait plus où aller, parce qu’il n’y a pas de lieu pour fuir, il n’y a plus de distance suffisante. Et c’est pour ça que certains imaginent que la fuite prochaine sera au fond des mers ou dans l’espace. Il n’y a plus de lieu qui soit inatteignable, il n’y a plus de zone d’ombre totale.

Julien Knebusch : Vous dites dans un article que l’Internet est notre nouvel espace vital...

Maurice Benayoun : Tout le monde a noté à quel point Internet essaye de doubler, de copier le monde physique. On y retrouve le commerce, l’art, la rencontre… La plupart des fonctions qui existent dans le monde physique ont été progressivement introduites et transposées dans le cyberespace. Cette espèce de monde parallèle, en soi apparaît comme une nouvelle donne, plutôt est apparue à un moment comme une nouvelle donne : il y avait tout d’un coup la possibilité d’exister autrement, d’agir autrement. Maintenant on se rend compte que les systèmes traditionnels reprennent leur place, d’une façon quasiment irréversible. Je crois qu’il va falloir qu’on apprenne à vivre avec cet espace. Il n’y a pas plus humain que les mondes artificiels que l’on crée. C’est tellement humain que cela en devient parfois insupportable : on cherche à faire des fruits qui pourrissent normalement sur le Net par exemple. On essaye de retrouver les choses comme elles étaient avant l’humain parce que tout d’un coup ce serait une source de bonheur. Mais la nature non plus n’est pas spécialement bonne pour l’humain. On s'évertue à construire des systèmes qui au même moment nous détruisent et nous sauvent. Qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Je crois que ce n’est pas nécessairement à combattre, il faut apprendre à l’habiter, bien.

L’autre problème lié à notre rapport contemporain à l’espace-temps mondial est la fluidité totale et l’absence de rugosité de l’espace de communication. Pour moi s’il n’y a pas de rugosité, de surface de friction, il y a un risque de sur-réaction. Le lynchage est le résultat, en général, d’une sur-réaction qui n'est pas contrôlée. On ne laisse pas, par exemple, le temps à la justice de s’exercer. On peut réagir beaucoup plus vite. Dans la situation politique actuelle, le risque de sur-réaction est énorme. Le rôle de l’artiste est de réintroduire de la rugosité, le grain de sable.

Julien Knebusch : J’ai remarqué que beaucoup d’artistes utilisant les nouveaux médias thématisaient le monde mondial, la planète, le maillage planétaire. Pensez-vous que cette thématique est dominante dans l’art électronique, et le cas échéant pourquoi ?

Maurice Benayoun : Le matériau que l’on travaille dans le virtuel et dans les réseaux c’est du temps et de l’espace comme élément déterminant du devenir et de l’échange.

La réalité virtuelle, le temps réel, les réseaux, chacun de ces matériaux et de ces espaces de travail posent en eux-mêmes des problématiques existentielles. Il n'y a pas d'innocence et de neutralité de l'outil. Bien que certains de mes travaux évoquent ces problématiques, je ne voudrais pas que mon travail soit conçu comme une mise en scène des outils. C'est les fonctions qui les convoquent qui m'intéressent telles que : l'échange, le dialogue, la communication, la représentation, le partage de la douleur, l'émotion qui en résulte, le trouble, l'angoisse, l'ennui, la perte de repère, la vérité de l'autre, l'insatisfaction, l'herbe toujours plus verte ailleurs, l'incapacité à ce satisfaire de la fréquentation de soi dans sa propre bulle.

Julien Knebusch : Et l’échelle planétaire dans ce processus ? 

Maurice Benayoun : C’est justement à l’échelle planétaire, même à l’échelle de l’univers que tout se passe. Envoyer des messages dans l’espace en se disant que ça arrivera un jour : c’est un matériau artistique. La rupture est juste dans le fait qu'on peut se dire que l'œuvre n’est pas une chose finie en soit, avec un cadre qui en limite les contours et qui distingue bien l’espace de représentation du reste.

Julien Knebusch : Ce sont donc des enjeux qui sont liés à la façon de procéder même de cet art ?

Maurice Benayoun : C’est lié à la nature intrinsèque du médium. Il y a des propriétés spécifiques du médium. En travaillant avec ce matériau-là, parmi les sujets que l’on peut traiter et qu’on avait plus de mal traiter auparavant. Bien d'autres sujets sont possibles et souhaitables cependant, alors que l'histoire de l'art donnait à la fin du siècle dernier l'impression d'en avoir fini avec la question du médium, cette question renaît de la formulation et de l'expression de ses différences au travers des techniques numériques avec le lot de mutations qu'elles imposent.

 

Le projet Far Near

Julien Knebusch : Dans votre projet Far Near, appelé aussi World Nervous Tunnel (www.moben.net), et conçu en 1996-2002, vous parlez de la technologie comme " prolongement du corps " et du fait que " le réseau puisse être vécu comme un simulacre du corps global ". Vous disiez que " le réseau fonctionne comme un immense système nerveux qui rend les individus directement sensibles aux douleurs de l’humanité.

Maurice Benayoun : Je crois qu’on ne sent l’interaction qu’à partir du moment où le retard est très faible. Par exemple si je prends une aiguille, et que je me pique, je sens la douleur tout de suite et établit une corrélation entre l’aiguille, la piqûre et la douleur. Si je prends l’aiguille que je me l’enfonce dans le doigt, et que je ne sens la douleur qu’un quart d’heure après, je n’établis pas de causalité, ou en tout cas pas tout de suite. Il me faudra reproduire le phénomène pour l’identifier et l’assimiler comme tel. Donc la douleur est là pour me dire que je suis en phase d’autodestruction par rapport à mon corps. C'est par l'expérience et la déduction que l'enfant développe son intelligence du corps.

Arrive un moment où certaines causes ont des effets qu’on ne perçoit pas. C'est l'image du battement d'ailes de papillon qui déclenche un orage à l’autre bout de la planète. On ne perçoit pas la corrélation. Alors, si l'extension du système nerveux, matérialisée par les réseaux et les moyens de communication, nous fait immédiatement percevoir qu’une action ici a une réaction là-bas, cela change tout. On a une autre intelligence du monde comme l'enfant développe son intelligence du corps. Lors de la guerre contre l’Irak, les effets boursiers sont immédiats. On n’attend pas que le messager revienne à pied de Marathon pour nous dire la situation. C’est instantané, c'est du temps réel. Quand je parle d’hyper-réaction, on est exactement dans la situation d’un corps sensibilisé, allergique. Un organisme hyper-sensibilisé crée des réactions disproportionnées par rapport à l'agression qui le détruit lui-même. Il faut introduire dans le corps social les filtres et les outils critiques qui permettent de ne pas sur-réagir.

Le projet Far Near met en scène tout cela. Ce n’est pas une solution aux problèmes mondiaux, c’est seulement mettre en scène la planète qui fonctionne comme un organisme qui hyper-réagit. C'est l'occasion de voir comment interpréter cette hyper réaction, et d’autre part comment elle est elle-même est une interprétation. Je m'explique. Dans le principe de l’installation il y a deux choses. Il y a deux personnes qui communiquent en utilisant le réseau, une sorte de visioconférence. Chacun creuse dans l’image de l’autre. Cette image est transformée en strates temporelles. Ce n’est pas un film qui bouge, c’est un film qui bouge parce que j’avance dans les images les unes après les autres comme autant de couches que je creuse pour découvrir la suivante. 25 images par secondes, 25 couches à traverser. Autrement dit, le temps vient s’étirer en espace. Si je ralentis je suis dans le passé de l’autre, parce que je ne creuse pas à la vitesse où les strates se produisent. Je ne suis pas synchrone avec mon interlocuteur. J’ai ce rapport-là, un peu particulier, au temps de l’autre. Mais l’autre est juste derrière moi. Et je suis en train d’utiliser un mode de communication qui fait le tour de la planète parce qu’il est fait pour ça, il est modifié pour ça, avant que l’information arrive à l’autre. Donc il est à trois mètres derrière moi, et néanmoins, l’information arrive à lui après un détour de 40 000 km. La voix et l’image font tout le tour de la planète pour arriver à l’autre. Évidemment l’absurdité du parcours et du filtre technologique dans la communication est patente. Mais néanmoins c’est là le filtre technologique qui justifie que ces gens se mettent à parler, parce qu’ils ne se parleraient pas autrement. C’est parce qu’il y a dispositif que la communication s’établit.


Far Near, Installation View, Project
Image digitale : Maurice Benayoun

Il y a dans l’installation un autre écran sur lequel on voit le parcours de ce signal, qui est créé et visualisé grâce à un ensemble de lieux relais (serveurs partenaires) sur la planète. Donc on visualise un peu ce qui est l’équivalent d’un influx nerveux, qui parcourrait la planète et qui serait constitué de l'information du dialogue en cours. Ce faisant, cet influx croise des zones, qui correspondent à une plusieurs cartes. Ces cartes ne représentent pas les continents. Ces cartes correspondent à certains affects de la planète auxquels on sera sensible. On peut visualiser ainsi une carte de la violence, du plaisir, une carte de la densité de communication, de la misère… Quand le signal traverse ces zones sensibles, la communication entre les deux personnes est perturbée de façon fugace. L'image et le son subissent des altérations liées à la nature de l'émotion.

Ce qui est intéressant dans tout cela c’est d’où viennent ces cartes ? C’est là qu’on comprend que nous sommes évidemment dans la représentation. Qui pourrait prétendre de faire une carte juste de la violence ? Qu’est-ce que c’est la violence ? Ces cartes-là résultent de l’analyse du Web et d’association entre les séries de mots-clefs et les lieux. Si on ne parle pas de la violence en Afrique centrale ou en Mongolie, si peu de gens en parlent… alors ça n’apparaît pas. Ces cartes représentent le vécu de la planète tel qu'il est ressenti par le Web. Il ne s'agit en rien d'une représentation scientifique. C'est une visualisation symbolique.

Julien Knebusch : Parce que nous avons au fond dans ce projet des cartes qui sont vivantes … 

Maurice Benayoun : Ce sont des cartes dynamiques, parce qu'elles sont constamment rafraîchies. On fait tourner en permanence les moteurs qui analysent la fréquence, la récurrence de certains termes (bien qu’il ne faille pas trop attendre de la fréquence de rafraîchissement que puisse apporter un moteur de recherche). On rend visibles des zones. C’est comme de l’acupuncture.

Julien Knebusch : Est-ce que ces zones dont vous parlez – par exemples les zones de douleurs – ne sont pas aussi des filtres pour nous lorsque notre communication est perturbée ? Au fond, quand on téléphone à quelqu’un situé dans un autre continent, l’information est hyper-fluide, parce qu’elle ne rencontre pas de zones de résistance.

Maurice Benayoun : Avec le téléphone, mais aussi avec l’avion, on n’est pas sensible aux zones traversées, parce que c’est trop loin du corps. Un mauvais journalisme rend aujourd’hui également le monde hyper-fluide. Les journalistes sont en effet devenus des véritables porte-paroles des hommes politiques, des communiqués de presse. Je ne parle pas de tous les journalistes. Il n’y a pas de temps de réflexion. De façon générale, je ne fais pas un travail de journaliste, je fais un travail artistique. Cela signifie qu’il y a différents niveaux de lectures dans mon travail sur Far Near. Il y a quelque chose de très immédiat, de quasi ludique, qui est ce rapport d’échange entre personnes qui est perturbé. On comprend qu'il se passe quelque chose qui perturbe. On comprend que la perturbation n’est pas toujours visible. Et puis, il y a comme-ça, couche après couche, la question " mais au fait, ces cartes d’où nous viennent-elles ? Qui les a définies ? Comment sont-elles apparues là ?.

Julien Knebusch : Est-ce que Far Near préfigurerait une évolution possible de l’homme ? Croyez-vous qu’il soit possible qu’un jour l’homme puisse sentir le battement de l’aile de papillon qui déclenchera un orage à l’autre bout de la planète ?

Maurice Benayoun : Far Near n'est pas une anticipation ni la glorification d'un devenir technologique. Il a les limites de la représentation. Ce qui est en jeu dans Far Near, c'est probablement comment la lecture, rafraîchie en temps réel, du monde, n'affecte que brièvement notre quotidien même si les conséquences à moyen et long terme peuvent être considérables. Ces représentations ont les limites du Web, elles ne sont qu'une superposition de filtres. Les technologies de l'information devraient permettre de fournir de nouvelles représentations du monde et je ne suis pas totalement certains des actions qui en résulteront. Mais comme il s'agit d'un projet conçu dans sa première version en 96 et qui n'est pas encore totalement réalisé, je suis moi-même impatient de voir à quoi ressemble une carte du plaisir ou une carte de la douleur du monde. D'autres, et je les comprends, seront encore plus impatients de voir comment travaille le cartographe et comment il définit ses outils.



© Julien Knebusch & Leonardo/Olats, mars 2003
   



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