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ETUDES ET ESSAIS > LA SYNTHESE DU TEMPS
   



La synthèse du temps

Edmond Couchot



Ce texte a été originellement publié dans 'Les Chemins du virtuel : simulation informatique et création industrielle, Cahiers du CCI, Centre Georges Pompidou, avril 1989, pp. 117-122


Résumé :
[effectué par la rédaction de Leonardo/Olats]

Ce texte conduit une analyse approfondie du temps numérique et de la notion de temps uchronique, et examine notamment la "réinitialisation du cours du temps", fondamentale des technologies numériques.


Le temps noue avec l'espace des liens complexes et donne au réel sa dimension la plus énigmatique. Comme le réel, le temps existe avant que l'on en prenne conscience mais il est aussi la création de notre conscience et de notre imaginaire. Aussi, la synthèse de l'image et les techniques de la simulation numérique qui lui sont associées ne modifient-elles pas seulement notre perception et notre représentation de l'espace, elles changent également notre façon de sentir le temps et de le figurer. Il semblerait même qu'en regard des bouleversements provoqués par les techniques de la synthèse d'image, ceux qui affectent le temps aient des conséquences d'autant plus importantes qu'elles sont inattendues et qu'elles n'appartiennent pas à l'ordre du visible. De même qu'avec les techniques de simulation numérique apparaît un nouvel ordre visuel en rupture avec notre mode de figuration du monde, un nouvel ordre temporel naît du calcul et de la programmation informatique, rompant avec nos façons d'imaginer et de concevoir le temps mais aussi de le vivre.1

 

TEMPS ANALOGIQUE ET TEMPS NUMERIQUE

La perception et la conception du temps sont étroitement liées aux techniques qui permettent de le mesurer. Ces techniques ont beaucoup évolué depuis l'Antiquité mais il a fallu attendre l'apparition de l'horloge mécanique, vers la fin du Moyen Age, pour voir naître en Europe une manière différente -caractéristique des "Temps modernes"- de vivre le temps et de l'imaginer. L'horlogerie mécanique acquiert ses principes à peu près définitifs vers le milieu du XIVe siècle quand Giovanni di Bondi remplace, dans sa fameuse horloge astronomique, le foliot à régule par le balancier circulaire.2 Curieusement mais logiquement, la conception mécanique de la mesure du temps correspond à la conception perspectiviste de l'espace pressentie par Giotto. Et, dès le XVe siècle, on relève une forte homologie entre les machines à représenter l'espace que sont les dispositifs physiques et géométriques de la perspective à projection centrale et les machines à représenter le temps que sont les horloges.

Alors que le cadran solaire donnait une image du temps sans profondeur en mesurant immédiatement le déplacement du soleil au moyen de son ombre, l'horloge à foliot ou à balancier met, à sa façon, le temps en perspective. En projetant sur le plan du cadran circulaire la course du soleil autour de la terre,3 symbolisée par une aiguille, elle visualise le mouvement de l'astre dans l'espace tout en réduisant cet espace à la dimension humaine du cadran. Celui-ci s'ouvre alors sur le temps cosmique comme le tableau en perspective s'ouvre sur l'espace dans le sens du regard. L'aiguille est une figure en perspective du soleil et son déplacement analogue à celui de cet astre sur le fond courbe du ciel. L'horloge mécanique représente le temps. Elle en reproduit un modèle extérieur à elle-même, celui du cycle journalier des heures.4

L'horloge interne de l'ordinateur fonctionne, elle, tout autrement et le temps numérique -qui est aussi celui des montres à quartz- est d'une nature très différente. De même que l'image de synthèse a cessé d'être la représentation d'un modèle préexistant dont la trace a été, comme dans la photographie, enregistrée sur un support qui la rend permanente, le temps qui règle et synchronise les opérations de l'ordinateur ne se réfère plus à un quelconque modèle astronomique qui lui préexiste.5 Et de même, également, que la maîtrise du plus petit élément constituant l'image -le pixel- permet d'en effectuer la synthèse, le contrôle de durées extrêmement courtes (de l'ordre de la nano-seconde : un milliardième de seconde) à partir de la vibration de cristaux piézo-électriques6 permet de synthétiser avec une très grande exactitude n'importe quelle durée étalon, notamment la seconde astronomique.7 Le temps numérique n'entretient plus aucune relation d'analogie avec un temps de référence extérieur à l'horloge interne de l'ordinateur.

 

 

L'EXPERIMENTATION NUMÉRIQUE

Un bon exemple de cette autonomisation du temps numérique par rapport au temps qui gouverne le mouvement des astres (et que représente l'horloge mécanique) est la vérification, par simulation sur ordinateur, d'une série d'hypothèses concernant la naissance de la lune. L'utilisation du calculateur a permis d'éliminer successivement la très ancienne hypothèse de la fission (la lune se détache d'une terre encore fluide tournant trop vite sur elle-même), l'hypothèse d'une lune issue d'un anneau qui se serait détaché lui aussi de la terre et l'hypothèse d'une lune errante capturée par la terre. En revanche, une nouvelle hypothèse a été confirmée assez sûrement par l'ordinateur, celle de l'impact géant d'une grosse planète qui aurait heurté la terre à la vitesse de onze kilomètres par seconde et dont le noyau, après séparation du manteau, aurait été absorbé par celle-ci tandis que les débris de la planète désagrégée se seraient ressoudés et auraient donné naissance à notre satellite, en moins de vingt-quatre heures.8

On voit clairement dans ce cas que l'ordinateur a permis non seulement de tester la validité de ces hypothèses et de les réfuter mais d'en proposer une autre en reconstituant le phénomène étudié avec assez d'exactitude pour qu'il puisse être considéré comme une bonne approximation du phénomène réel. L'expérience, impossible à réaliser en grandeur réelle (in vivo), ni en laboratoire, sur maquette par exemple (in vitro), a pu l'être d'une façon satisfaisante grâce à la simulation numérique, non pas in abstracto, car le phénomène était visualisé sous des formes précises et dans son déroulement temporel, mais, pourrait-on-dire, in symbolo, au moyen de ces symboles que sont les nombres et le langage logico formel de la programmation. Alors que les prévisions de l'horloge de Dondi (qui reste l'un des plus fabuleux objets que la technique ait construit !) demandaient à être confirmées par la seule réalité astronomique observable, l'explication de la naissance de la lune sur le modèle de l'impact se trouve confirmée, non plus par la réalité du temps et de l'espace, mais par sa synthèse.

De tels exemples d'expérimentation numérique sont maintenant de plus en plus nombreux dans les sciences. Les modèles de croissance de plantes permettent ainsi de visualiser le développement de certaines plantes. On fait croître, bourgeonner, fleurir un arbre à la vitesse que l'on souhaite, sous des conditions définies. La simulation numérique a permis pour la première fois de visualiser la naissance de structures dissipatives comme les tourbillons de Bénard et de donner à voir ce que l'expérience en laboratoire est incapable de révéler.9 Tout se passe dans l'expérimentation numérique comme si l'espace et le temps étaient littéralement recréés, bien au-delà de leur simple apparence, pour rendre compte de phénomènes complexes jusque-là irréalisables en laboratoire.

Le temps auquel sont soumis les phénomènes simulés n'est plus le temps des phénomènes réels que l'horloge astronomique s'efforce de représenter, c'est un temps qui n'existe que dans l'ordinateur et grâce à l'ordinateur, un temps qui naît des milliards de micro-implusions électroniques émises par l'horloge interne du calculateur et qui n'a d'autre référence que la fréquence très stable du cristal. En sorte que l'expérimentateur peut, autant de fois qu'il le désire, recommencer son expérience en faisant varier tous les paramètres nécessaires pour affiner et vérifier son hypothèse, laquelle doit satisfaire évidemment aux loix gouvernant réellement l'univers cosmique. Tout se passe comme si l'expérimentateur avait alors accès à une sorte de poche de temps ou de temps parallèle au temps du monde réel. Mais ce temps a désormais ceci de singulier qu'on en peut indéfiniment réinitialiser le cours. On peut relancer autant de fois que l'on veut le phénomène pour reprendre son étude. A chaque reprise, l'expérience se déroulera différemment selon les variations des données initiales.

Prigogine montre bien comment la simulation par ordinateur permet maintenant de réaliser ces fameuses expériences de pensée chères au XIXe siècle et, faisant de nous des observateurs et des manipulateurs "parfaits" (dans la mesure où ils n'interfèrent plus avec l'objet observé), nous révèle, grâce à une manipulation (in symbolo) du temps -par exemple, l'allongement du temps précédant l'inversion des vitesses, au cours de l'évolution de certains systèmes cinétiques- ce que l'expérimentation classique était incapable de faire apparaître.10 Le temps de synthèse de la simulation numérique, à l'instar du monde figuré par l'image de synthèse qui n'existe pas dans un topos réel mais dans un espace symbolique, utopique, est un temps qui n'appartient plus au chronos réel ; c'est un temps uchronique. Un temps pour ainsi dire suspendu, comme le disent Prigogine et Stengers, entre le Temps et l'Éternité, hors du temps (réversible) de la mécanique classique, certes, mais aussi hors du temps thermo-dynamique fléché par l'entropie, hors du temps du devenir, puisque cette irréversibilité peut être paradoxalement réitérée à loisir.

 

 

"TEMPS RÉEL", ET RÉALITÉ DU TEMPS

Ce temps uchronique caractéristique de l'expérimentation numérique prend sa pleine dimension quand le calcul de l'image et la modification des paramètres du modèle de simulation s'effectuent immédiatement, sans que le déroulement du phénomène visualisé en soit ralenti. Changer les valeurs de certains paramètres au moment même où les équations sont calculées, intervenir en "temps réel", comme disent les techniciens, sur la succession des opérations et voir s'afficher les résultats instantanément sous l'aspect de véritables images, abstraites ou réalistes selon les modèles simulés, apporte aux techniques de simulation une extraordinaire efficacité. On peut dire alors, dans ces conditions, que l'expérimentateur crée le réel et le modifie à mesure qu'il est créé, comme si le temps dit "réel" de l'ordinateur se substituait à la réalité même du temps, comme si enfin le temps de référence perdait -au moins partiellement- sa préexistence.

Cette expérience nouvelle du temps n'est pas réservée à quelques rares laboratoires scientifiques. Nous pouvons la vivre de différentes façons, plus ou moins complexes, comme dans les simulateurs de vol ou de conduite ou plus simplement encore en utilisant certains programmes interactifs sur micro-ordinateurs (les jeux, par exemple), chaque fois finalement que l'échange d'informations avec un ordinateur se fait sur le mode conversationnel. Loin d'être, par conséquent, une fantaisie sans lendemain, quelque gadget technologique coûteux, la simulation interactive,11 appelée par ailleurs à se banaliser de plus en plus et à constituer une aire importante de notre économie symbolique,12 modifie profondément notre perception et notre conception du temps et introduit, parallèlement à ce nouvel ordre visuel de la synthèse d'image, un nouvel ordre temporel.

Le temps uchronique de la simulation interactive est différent du temps-mémoire de la photographie, du cinéma ou de la télévision (mis à part le "direct" qui retransmet la chaîne des événements temporels avec un décalage négligeable), toujours enregistré, déjà accompli, prêt à se réactualiser quand on le souhaite, certes, mais identique à lui-même, même si l'on inverse son sens, indifférent au regard du sujet et à sa temporalité propre. Le temps numérique, lui, dépend -en partie- du sujet interacteur : il lui répond. Comme le temps enregistré, il peut être accéléré, ralenti, inversé, renvoyé à son origine pour être lu une nouvelle fois, mais surtout, il peut emprunter des itinéraires différents, souvent imprévus qui, dans certaines circonstances, sont pour le regardeur de véritables découvertes et de nouvelles expériences à vivre. C'est un temps hybride, qui mêle celui de la machine et celui du sujet. Une des raisons qui fait, par ailleurs, que l'image numérique (par définition interactive, à des niveaux divers) n'est plus de l'ordre de la représentation, puisqu'elle ne redonne pas à vivre ni à voir un présent enregistré mais des multitudes de présents susceptibles éventuellement de s'actualiser sur l'écran. Le temps de synthèse est, comme l'image de synthèse, une virtualité, un réservoir quasi infini d'instants, de durées, de simultanéités, d'enchaînements ou de bifurcations de causes et d'effets, non pas simplement réversibles, ou lisibles à l'envers, mais totalement redéfinissables et réitérables : un temps en puissance.

 

 

ÉVÉNEMENT ET COMMUNICATION

L'une des préoccupations majeures de toutes les sociétés a été d'établir dans l'écoulement continu du temps un repère absolu qui permettait de s'orienter dans la durée et de définir une origine incontestable, à partir de quoi un calendrier sacré était instauré, donnant sens au présent, au passé et au futur. Retrouver, ou représenter par une figure symbolique cet instant initial, où tout commence d'être et de signifier, où le passé se distingue du présent et de l'avenir, a été une longue obsession. Par définition, ce repère originel est unique ; il n'a eu lieu qu'une fois, même s'il lui arrive d'être pris dans la spirale d'un éternel retour.

A mesure que le sacré s'est retiré de la scène sociale, la quête de cet instant initial fondateur s'est de plus en plus déplacée vers le monde profane. Aux grands récits mythologiques ou religieux qui fixaient cet instant fondateur et l'imposaient avec autorité à l'ensemble de la société, se sont substitués d'autres récits, plus singuliers et plus individuels, où chacun pouvait reconnaître son propre itinéraire et revivre un temps qui était d'abord le sien. La désacralisation de l'image a beaucoup contribué à ce déplacement. A partir de la Renaissance, l'automatisation et la rationalisation des processus de figuration comme la perspective ont donné à l'image une nouvelle fonction qui ne visait plus essentiellement à figurer, comme au Moyen Age, un monde invisible d'ordre divin, mais qui cherchait à représenter ce que chacun pouvait saisir du monde visible, à porté de regard, sous le cône de sa vision. La photographie surtout, et toutes les techniques de figuration automatiques qui en dérivent, ont fortement accéléré cette désacralisation de l'image en donnant à celle-ci la possibilité de renvoyer non plus à un temps en relation plus ou moins directe avec le temps sacré mais au temps de l'instantané, "moment décisif" entre tous où la trace du réel est enregistrée et fixée sur la pellicule.

Or, ce temps de l'instantané où se fonde et s'instaure le mode de figuration particulier qu'est la représentation est aussi, à sa manière, un moment initial qui renvoie à un repère fondamental du temps, celui où s'est constitué l'image, résultat de la rencontre du sujet photographiant et de l'objet photographié. Chaque prise de vue photographique répète automatiquement ce moment privilégié mais qui ne se réfère plus au temps du calendrier sacré, ou de ses substituts, seuls habilités à fonder le sens du temps et de sa réalité. D'où, dans la multiplication et la prolifération de ces instants initiaux, pulvérisés dans la banalisation, une concurrence et une surenchère permanentes qui caractérisent de nos jours le monde de la communication et les médias audiovisuels. Ce qui est montré ou dit n'y prend jamais sens que par rapport à ce moment fatal et dérisoire où quelque chose fait événement, où une information est saisie par l'objectif de la caméra (ou le microphone) pour être jetée dans le réseau de la communication. L'événement (au sens médiatique) est devenu une forme dégradée, banalisée, mais parfaitement automatisée par la technologie, de cet instant originel, autrefois fixé par le sacré, où se fonde le sens du temps.13

La culture de la communication trouve dans l'événement l'essentiel de sa signification. L'événement est bien ce qui advient, ce qui n'est plus "à venir" mais ce qui devient en acte, ce qui s'actualise donc, ce qui se cristallise dans l'enregistrement et la diffusion. De là l'importance, le pouvoir de l'actualité qui fonctionne, non pas principalement comme une source de connaissances ou d'informations sur le monde, mais comme un moyen de définir et de redéfinir sans cesse, grâce à la succession des événements triés par les medias, l'instance fondatrice d'une économie symbolique fondée sur la communication.

 

 

L'INITIAL TOUJOURS RECOMMENCÉ

Le temps uchronique de la synthèse introduit une autre expérience temporelle qui diffère profondément du temps événementiel de la communication. L'expérimentateur scientifique, ou n'importe qui en situation de simulation, est en relation, non pas avec des événements qui s'actualisent définitivement, mais avec de pures virtualités. A l'événement communicationnel se substitue l'éventuel numérique, ce qui a plus ou moins de chances d'advenir. C'est cependant le sujet lui-même qui fixe les conditions de cette éventualité et non pas une nécessité extérieure -un déterminisme établi de toute éternité, ou encore le destin, dont l'écriture préexiste quelque part, indéchiffrable. Non plus qu'un devenir irréversible des phénomènes interdisant à la flèche du temps de retourner vers son point de départ.

La simulation donne au sujet une capacité nouvelle, qu'il possédait déjà certes, d'une certaine façon, dans son esprit, dans son imagination14 mais qu'il délègue dorénavant, tout en gardant son contrôle, à la machine : celle de réinitialiser à volonté le déroulement des phénomènes qui l'intéressent, de ramener le compteur du temps à zéro, non pas pour revoir ces phénomènes "tels qu'en eux-mêmes l'éternité les change", comme lorsqu'on refait passer un enregistrement, mais pour les observer, ou les vivre, comme si c'était, à chaque réinitialisation, la première fois qu'ils manifestaient. Un chercheur qui reconstitue la naissance de la lune vingt fois de suite en faisant varier les paramètres de son modèle assiste vingt fois à ce spectacle que nul n'a contemplé et peut vérifier quelle version est la plus conforme aux lois de l'astrophysique ; un pilote dans un simulateur de vol vit vingt expériences différentes, voit se dérouler sous ses yeux des paysages chaque fois différents15 et parfois ressort indemne d'un accident qui lui aurait été fatal dans la réalité.

Si le temps prend son sens, ou du moins l'un de ses sens les plus forts puisque la société entière s'y rapporte, dans la définition d'une origine unique et sacrée comme dans les sociétés traditionnelles, soit dans la multiplication désacralisée des événements propres aux sociétés de communication comme les nôtres, alors l'éventuel serait à considérer comme la nouvelle instance fondatrice du temps et du sens qui lui est attaché. Une telle société -c'est peut-être la nôtre- pourrait être encline, peu à peu, à modifier en profondeur sa manière de concevoir et de vivre le temps. Elle aurait d'abord à abandonner ou à revoir le modèle souverain d'un temps dont l'origine et la fin sont reportées à l'infini, qui ne peut naître parce qu'il est déjà là de toute éternité et où l'enchaînement des causes et effets est strictement déterminé et réversible. Elle serait ainsi conduite à se libérer de l'idée même de destin -cette succession événements suprêmes dictée par une puissance transcendante -et de son homologue profane, la nécessité imposée par les lois déterministes de l'univers qui ne nous seraient jamais, par ailleurs, complètement compréhensibles. Mais cette société aurait aussi, d'un autre côté, à reconsidérer sa conception d'un temps essentiellement singulier, propre à chaque être et qui ne saurait exister que dans la mesure où, après avoir commencé une fois, il s'écoule et s'épuise en un devenir irréversible.

Pouvoir, à loisir, remettre le compteur du temps à zéro -que son écoulement soit ensuite réversible ou non-, réinitialiser indéfiniment l'initial, substituer l'éventuel à l'événement confère désormais au moindre d'entre nous une puissance démiurgique sans précédent. Mais, cette puissance, nous ne la possédons que pendant les instants limités dont l'ordinateur nous fait profiter. Il arrive toujours un moment où le pilote descend de son simulateur, où le scientifique abandonne sa console, l'enfant son jeu électronique, un moment où l'on sort du "temps réel" pour affronter la réalité du temps et son énigme. Par un juste retour des choses, le Temps prend alors sa revanche.




© Edmond Couchot - 1989 pour le texte original ; 2001 pour la version en ligne

 

Notes
En cliquant sur les numéros, vous reviendrez sur le texte que vous étiez en train de consulter.

1 - Voir, à propos de ce nouvel ordre visuel issu des technologies numériques, mon livre : Images. De l'optique au numérique, Paris Hermès, 1988, et sur le problème du temps, les pages 55-65 et 219-223.
2 - Les perfectionnements ultérieurs ne changeront rien de fondamental au principe de la mesure mécanique du temps ; ils amélioreront essentiellement sa précision, comme l'utilisation après 1657 du ressort à spiral à la place du balancier, mis au point par Huygens.
3 - On considérait alors que c'était le soleil qui tournait autour de la terre.
4 - Dans l'horloge astronomique de Dondi, au mouvement du soleil s'ajoutaient ceux de la lune et de cinq planètes, figurés chacun sur un cadran différent. L'horloge donnait aussi -prédisait- les heures du coucher et du lever du soleil et la date des fêtes fixes et mobiles de l'Eglise.
5 - Cette nouvelle mesure du temps n'a pas attendu la naissance des calculateurs numériques : le premier oscillateur à quartz a été mis au points dès 1925.
6 - Un cristal piézo-électrique transforme en oscillations électriques les pressions ou forces vibratoires qu'il reçoit.
7 - On utilise maintenant pour définir "synthétiquement" la durée de la seconde, la vibration interne de l'atome de césium 133, beaucoup plus stable que celle du quartz.
8 - Voir Alan P. Boss et Willy Benz, "L'origine de la lune", in La Recherche, n°184, janvier 1987.
9 - Voir Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Entre le temps et l'éternité, Paris, Fayard, 1988, pp.53-59
10 - Ibidem, pp.183-184
11 - Dont l'efficacité croît avec la rapidité (et la complexité) de la réponse donnée par l'ordinateur au cours de l'échange dialogique entre la machine et celui qui la consulte.
12 - Le concept de communication s'applique très bien à l'économie symbolique des médias mais il n'est plus adapté à celle de l'interactivité ; il faudrait parler dans ce cas de commutation. Dans la commutation, le sens ne préexiste pas à la circulation de l'information comme dans la communication où il s'agit de faire passer ce sens, sans l'altérer, de l'émetteur au récepteur, mais il se crée par commutation (branchement direct et immédiat -sans médiation donc- permettant l'aller et retour) au cours de la conversation entre le sujet interacteur et la machine.
13 - Cette forme dégradée et banalisée du sacré n'empêche pas l'événement de continuer à jouer une certaine fonction quasi religieuse, mais rejetée hors de la sphère traditionnelle du sacré. La société de communication fait de l'événement, et de l'actualité qui organise et hiérarchise la succession des événements, son pain quotidien.
14 - L'imagination, en travaillant avec des images mentales qui émanent du réel et s'y substituent, met effectivement en jeu des processus de simulation.
15 - En réalité, la maquette numérique du paysage reste la même, mais le pilote voit ce paysage sous des angles et dans des conditions (brouillard, nuages, hauteur, vitesse, etc.) différents.


   



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