Rapport d'étude à la Délégation aux
Arts Plastiques
Ministère de la Culture
TRANSDISCIPLINARITÉ
ET
GENÈSE DE NOUVELLES FORMES ARTISTIQUES
Jacques Sirot Sally Jane Norman
Responsable du Responsable
programme de recherche scientifique de l'étude
Novembre 1997
1. MATÉRIAUX ET
MÉTHODES
2. INTRODUCTION
- - Reconnaître le passé pour mieux
appréhender l'avenir
- - L'émergence de savoirs et techniques
hybrides
- - Évolutions/ révolutions du savoir
- - Outils et utilité de l'imaginaire
- - L'héritage des avant-gardes
3. LA TRANSDISCIPLINARITÉ :
QUELQUES FORMULES D'USAGE
- - Du ballet de cour au Gesamtkunstwerk
- - De la synthèse des arts à la
synesthésie numérique
- - Arts/ Sciences : guerre des précédents, ou
mythe de l'égalité ?
- - L'art comme instrument d'acculturation
technologique
- - L'art comme instrument de refonte sociale à
travers les nouveaux médias
- - La transdisciplinarité : ce qui échappe aux
catégories définissables
4. LES "CAS D'ÉTUDE"
- ARS ELECTRONICA CENTER
- ARTEC
- CICV
- CTI
- CYPRES
- GMD
- IRCAM
- KHM
- V2
- ZKM
5. DISCUSSION
6. CONCLUSIONS
7. ANNEXES
- I - extrait du projet initial /
questionnaire
- II - bibliographie sélective
- III - remerciements
"L'essence de la technique n'est rien de technique : c'est
pourquoi la réflexion essentielle sur la technique et
l'explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un
domaine qui, d'une part, soit apparenté à l'essence de
la technique et qui, d'autre part, n'en soit pas moins
foncièrement différent d'elle.
L'art est un tel domaine. A vrai dire, il l'est seulement
lorsque la méditation de l'artiste, de son côté,
ne se ferme pas à cette constellation de la
vérité que nos questions visent."
La Question de la technique
Martin Heidegger
1. MATÉRIAUX ET MÉTHODES
[sommaire]
Afin que cette étude soit autant que possible pragmatique
et programmatique, ancrée dans des pratiques actuelles
plutôt que dans un discours spéculatif, nous avons
sollicité les représentants d'une dizaine de structures
européennes susceptibles d'entrer dans un dialogue constructif
sur le sujet de la transdisciplinarité. Le choix initial se
limitait à des sites à vocation artistique,
caractérisés par une activité et une
programmation pouvant être qualifiées de
transdisciplinaires, c'est-à-dire, mettant en valeur des
interactions entre des personnes provenant de disciplines
différentes (nous avions déjà rencontré
les responsables de ces structures au moment de l'élaboration
du projet). Une partie de la recherche a pu se faire sur Internet,
les organismes sélectionnés ayant mis en place des
serveurs fournissant des descriptifs généraux de leurs
activités et de leurs principes de fonctionnement
[1].
Notre souci était d'entrer en contact avec les directeurs
et les décisionnaires qui font de ces sites des lieux
novateurs, susceptibles de nourrir une politique culturelle originale
au niveau de la formation, de la recherche, de la pédagogie
artistique. Nos échanges autour de la problématique
transdisciplinaire devaient permettre de voir comment ces personnes
ont su traduire une idéologie et une volonté
culturelles en une ligne de conduite, déterminant des actions
concrètes. Une étude de terrain de ce type paraît
fatalement "terre à terre", mais nous estimions qu'il
était urgent de décrire et de valoriser quelques bonnes
pratiques, aptes à fournir des modèles à des
responsables culturels.
Les réponses à un questionnaire,
rédigé en français et en anglais, comportant
cinq questions sur la transdisciplinarité, ont servi de point
de départ aux échanges avec des représentants de
ces lieux (cf. extrait du projet initial et questionnaire, fournis en
annexe) [2]. Des
entretiens avec nos interlocuteurs ont ensuite permis de focaliser
plus spécifiquement sur les programmes et les politiques de
recherche, d'enseignement, et de création artistiques dans ces
structures, situées dans cinq pays européens
(Allemagne, Autriche, France, Pays Bas, Royaume Uni)
[3]. Pour effectuer ces
entretiens, nous nous sommes rendus dans l'ensemble des lieux
étudiés. Ainsi, en dehors des réflexions que
nous ont livrées les représentants cités dans
les pages qui suivent, nous avons pu observer in situ les
activités menées à l'intérieur des
différentes structures. Très souvent, des contacts
informels établis avec d'autres intervenants (chercheurs,
artistes, enseignants, étudiants) ont permis de
compléter nos informations, témoignant notamment de
l'adéquation entre les projets décrits, et la
réalité des pratiques quotidiennes.
Dans le souhait de dépasser un simple inventaire, et
d'approfondir quelques pistes de réflexion sur les pratiques
transdisciplinaires, nous avons essayé d'analyser ces sites en
privilégiant les points forts qui les démarquent. Une
telle pondération des données devrait permettre de
mieux identifier les différentes démarches, et de
prendre la mesure de leur diversité. Ainsi, si
l'hétérogénéité des lieux
sollicités pour l'étude ne facilite pas les
comparaisons, elle permet en revanche d'apprécier la
multiplicité des approches et des pratiques. Corollaire
obligé : les points et les objectifs communs
transparaissent avec d'autant plus de vigueur.
Le but n'était donc pas d'effectuer une analyse
comparative, mais de réunir un nombre limité
d'expériences exemplaires. Les dimensions, les origines et les
historiques des sites étudiés, leurs vocations et leurs
degrés d'indépendance vis-à-vis des
autorités nationales et européennes, leurs moyens
financiers et leurs partenariats éventuels, leurs buts et
leurs perspectives réelles, diffèrent
considérablement. Les multiples modalités d'imbrication
avec d'autres institutions et organismes rendent quasiment impossible
une comparaison objective des ressources dont
bénéficient effectivement les structures
étudiées : pour ce faire, il faudrait pouvoir chiffrer
les contrats établis avec des industriels (missions de
recherche souvent d'ordre confidentiel), comptabiliser les effectifs
détachés d'autres structures pour des missions
officiellement qualifiées de ponctuelles (bien que la
durée de celles-ci soit parfois indéterminée),
mesurer l'apport fourni par des infrastructures extérieures
(les locaux, l'appui de secrétariats, de services de gestion
et d'administration, de serveurs et de moyens de diffusion/
publication)... Par ailleurs, ce qui peut paraître comme un
obstacle chez les uns est parfois revendiqué comme un atout
chez d'autres : la taille réduite vécue par certains
organismes comme un handicap, peut être enviée par
d'autres structures, victimes de leur lourdeur et de l'inertie qui en
résulte.
Parallèlement aux échanges entretenus avec les dix
structures "élues", nous nous sommes rendus à plusieurs
manifestations consacrées aux nouvelles formes et aux lieux
d'expérimentation artistiques. Nous avons pu suivre de
nombreuses initiatives européennes et
extra-européennes, ayant trait à l'art et aux nouvelles
technologies, permettant d'aborder sous d'autres angles la
problématique de la transdisciplinarité ; ces
informations ont enrichi et infléchi notre réflexion.
De même, nous avons consulté des études
internationales sur la place de la culture dans la
société contemporaine, notamment le rapport de la
Commission Mondiale sur la Culture et sur le Développement
[4], et le rapport
préparé pour le Conseil de l'Europe par le groupe de
travail européen sur la culture et le développement
[5].
La première partie de notre étude comporte une
introduction générale évoquant la portée
historique des liens scientifico-techniques et artistiques, suivie
d'un résumé de quelques conceptions clés de la
trandisciplinarité. La deuxième partie comporte le
corpus proprement dit, constitué par les descriptifs succincts
des dix structures permanentes étudiées. Ensuite, dans
la partie discussion, nous avons essayé de cerner les
interrogations et les préoccupations les plus
récurrentes, et de confronter les différentes visions
de la transdisciplinarité et de la situation actuelle en ce
qui concerne la création artistique. Enfin, nous avons
tenté de dégager quelques conclusions
concrètes.
___________________________________________________________________________
1] Au moment de
l'élaboration du projet initial correspondant à cette
étude, l'intégration de documents iconographiques avait
été envisagée. Au cours de cette recherche, il
s'est avéré que les données iconographiques
témoignant des oeuvres et des activités au sein des
différentes structures de recherche étudiées,
sont pour la plupart disponibles sur les serveurs Internet de ces
mêmes structures. Puisque nous visons une publication sur
Internet de ce projet, il nous a paru plus utile de présenter
le rapport sous forme d'un texte traditionnel, en y faisant figurer
les adresses électroniques des structures
étudiées. Lors de sa mise en réseau, des liens
pourront être établis avec ces sites, qui offrent
d'importants compléments d'informations textuelles et
iconographiques.
2] Le français et
l'anglais ont été les langues de travail
utilisées pour l'établissement de ce rapport. L'auteur
a assuré la traduction vers le français des
données recueillies auprès des interlocuteurs anglais,
allemands, autrichiens, et néerlandais.
3] Au cours de cette
deuxième phase, l'étude a été
recentrée sur dix "cas" en écartant quatre organismes
pour les raisons suivantes: 1] nous n'avons pas pu obtenir
suffisamment d'informations sur la structure, tandis que d'autres
organismes se sont avérés plus directement
concernés par la problématique transdisciplinaire (le
Netherlands Design Institute a ainsi été
remplacé, dans le cadre de l'étude, par la structure
rotterdamoise V2); 2] nous n'avons pas pu approfondir avec nos
interlocuteurs une discussion sur la transdisciplinarité (ce
fut le cas pour l'ACROE, bien que nos échanges sur des sujets
annexes aient beaucoup nourri la réflexion qui suit); 3]
indépendamment de ses mérites, la structure s'est
révélée plutôt conventionnelle, alors que
nous voulions focaliser l'étude sur des cas exemplaires (nous
avons ainsi été amenés à écarter
le St Louis Institut d'Informatique, à Bruxelles, et le
département infographie/ nouveaux médias de London
Guildhall University, malgré l'écoute que nous a
généreusement accordée le directeur de ce
dernier, Mike King); 4] les innovations apportées par la
structure ont pu utilement nourrir notre réflexion, sans faire
l'objet d'une étude séparée. Ce fut le cas pour
CAiiA, le Centre for Advanced Inquiry in the Interactive Arts, que
dirige Roy Ascott à l'University of Wales College, Newport,
Grande Bretagne. L'activité essentiellement on-line de CAiiA
est présentée sur son serveur; par ailleurs, nous
n'avons pu nous rendre aux séminaires ponctuels
organisés par Ascott [http://caiiamind.nsad.newport.ac.uk/].
4] Our Creative
Diversity, UNESCO, 1995.
5] In from the
Margins, Conseil de l'Europe, 1997.
2. INTRODUCTION [sommaire]
Reconnaître le passé pour mieux
appréhender l'avenir
Si le rôle de l'art est de porter un regard créatif,
critique, interrogatif, sur le monde, de piquer et d'étendre
notre imaginaire en bousculant les modes de pensée habituels,
alors il lui faut pour remplir ce rôle une dynamique
singulière. Les rapports de l'art aux courants de
pensée qui l'entourent, au monde politique et
socio-économique, à l'environnement scientifique et
technique, changent constamment. La création artistique a
toujours témoigné à sa façon des
mutations et des réorganisations culturelles. Cependant, les
changements de société impulsés par les
technologies ancrées dans l'informatique et dans les
communications semblent avoir miné notre aptitude à
saisir et à apprécier cette évolutivité
propre à la création artistique. Par conséquent,
parmi les nombreuses conceptions de l'art qui ont cours aujourd'hui,
on rencontre fréquemment deux tendances
particulièrement contestables : d'une part, pour ceux dont les
critères artistiques épousent encore ceux du
siècle dernier, l'artiste serait identifiable grâce
à son maniement du burin ou du pinceau (outils plus ou moins
modernisés par quelques métamorphoses techniques).
Cette vision est confortée par les lois d'un marché de
l'art voué à défendre des valeurs "sûres",
réifiées par l'oeuvre-objet-produit: les ventes
d'objets d'art chez Drouot ou chez Sotheby's font facilement des
émules, chez les créateurs comme chez les marchands. Au
pôle opposé de cette posture réactionnaire, on
rencontre la joyeuse bande des iconoclastes, qui voudraient amputer
la création artistique de son histoire, et aborder l'art
contemporain comme un phénomène sans
précédant. Ainsi, les messies du numérique
annoncent un monde nouveau, en rupture totale avec le
passé.
La révolution entraînée par les technologies
numériques est colossale. Rappelons toutefois que le
rapprochement et l'enchevêtrement des pensées
artistiques et scientifiques n'est point nouveau. En même
temps, il paraît urgent de nuancer une interprétation de
l'histoire qui est aujourd'hui en vogue, selon laquelle seule
l'époque de la Renaissance aurait connu une interaction entre
arts et sciences comparable à celle que nous vivons. La
volonté de voir dans cette période - certes exemplaire
- l'unique précurseur digne de la mouvance
transdisciplinarité contemporaine, trahit une lecture
biaisée de notre héritage culturel, comme il en existe
à toute époque (nos ancêtres de la Renaissance
lorgnaient avec une nostalgie excessive vers l'Antiquité). La
focale à travers laquelle nous contemplons l'histoire, et les
périodes dont nous privilégions l'analyse, constituent
à plusieurs égards un indicateur de nos besoins et de
nos aspirations, un "symptôme" des manques de notre ère.
Mais en arrêtant trop notre regard sur les bouleversements du
XVe-XVIe afin de comprendre les chamboulements
épistémologiques actuels, nous négligeons des
transformations conceptuelles plus récentes, transformations
qui sous-tendent pourtant de manière déterminante la
culture de cette fin du XXe siècle.
L'émergence de savoirs et techniques
hybrides
Pour rester dans la période dite moderne,
l'émergence des théories psychophysiologiques de la
perception et de la cognition, l'élaboration des études
biomécaniques de la morphogenèse, recherches qui font
éclater les cloisons traditionnelles entre les sciences dites
physiques et celles dites naturelles, remontent à une centaine
d'années. Si nous avions davantage mesuré l'impact de
ces thèses (restées étonnamment modernes dans
leur portée) sur l'imaginaire des avant-gardes du début
de ce siècle, ainsi que l'impact idéologique de la
naissance même de ces nouvelles sciences hybrides, nous serions
sans doute mieux armés maintenant pour discuter des rapports
arts-sciences, arts-technologies, art-société.
De même, la naissance du design industriel et l'essor des
utopies urbanistes il y a cent ans, pourraient singulièrement
éclairer les mutations aujourd'hui induites dans nos
cités par les technologies de communication
[1]. Les matériaux
et principes de construction inventés vers la fin du XIXe
engendrent une sensibilité spatiale qui leur est propre.
Parallèlement, les moyens modernes de locomotion imposent
d'autres rythmes de circulation : autant que les alliages et les
ciments, ces technologies font naître une nouvelle conception
d'espaces vivables et praticables. L'environnement spatial et
matériel de l'homme urbain est ainsi conçu comme un
système vivant, tissé de réseaux de transports
et de communications : la cité est innervée par
l'automobile, le chemin de fer métropolitain, le
téléphone, la T.S.F. Ce sont des pluridisciplinaires,
des architectes, ingénieurs et décorateurs, qui
s'adonnent à créer le nouveau monde dans sa
globalité. Les charpentes métalliques de Louis Sullivan
engendrent les premiers gratte-ciel au cours des années 1880
(chef de file de l'École de Chicago, Sullivan est un
organiciste convaincu) ; Tony Garnier jette dès 1904 les
bases de sa Cité industrielle, intégrant une
gare souterraine, un autodrome, et une piste pour des essais
aéronautiques ; la Citta nuova projetée par
Antonio Sant-Elia (1914) est "un immense chantier tumultueux, agile,
mobile, dynamique de toutes parts". [2]
Or, de nombreuses analyses contemporaines portant sur la
restructuration des pôles urbains en fonction des
télécommunications, sur l'implosion des distances
géographiques à l'ère de l'ubiquité du
signal, oublient cette transformation maintenant centenaire du tissu
urbain par les réseaux de transport et les mass-médias
naissants. Malgré les travaux pionniers d'historiens comme
Pierre Francastel (Art et technique, La genèse des formes
modernes, 1956) et Siegfried Giedion (Espace, temps,
architecture, 1941), et malgré l'importance
attribuée à l'histoire et aux avant-gardes par des
auteurs aussi influents que Paul Virilio [3],
la réflexion sur l'art aujourd'hui semble souvent
déphasée et découpée de ces analyses et
de leurs implications.
Dans la mesure où ces lacunes paraissent
particulièrement flagrantes au niveau de l'enseignement
artistique, elles font perdurer une vision anachronique de la
dynamique culturelle, et notre époque reste tristement
à la traîne de l'évolution qu'elle prétend
appréhender et élucider. Nous disposons de bons outils
pédagogiques, mais qui restent souvent mal exploités :
parmi ceux-ci, L'Art cinétique (1967) de Frank Popper,
et Art et ordinateur (1971) d'Abraham Molès,
malgré leur portée globale sur les relations entre art
et technologie, ont été longtemps identifiés aux
seuls courants esthétiques propres à l'époque de
leur parution. Avec le déclin de certains mouvements
ultérieurs qui ont momentanément conforté les
technophobes, et la reconnaissance accrue de la durabilité de
la problématique "art-technologie", on commence aujourd'hui
à corriger cette tendance (ainsi qu'en témoignent les
ré-éditions de tels ouvrages). De même, quelques
publications récentes témoignent d'approches originales
et d'une nouvelle conscience du rôle et de l'histoire de la
culture contemporaine (signalons notamment les écrits du
Finlandais Erkki Huhtamo et du Russe Lev Manovich
[4, 5]). Il est
désormais urgent d'intégrer pleinement de telles
réflexions aux cursus de l'enseignement artistique.
Evolutions/ révolutions des savoirs
Le brassage des sciences, des savoirs, existe depuis que les
sciences et les savoirs existent ; le déploiement
d'énergies aux interstices et aux interfaces de domaines
momentanément cernés provoque les refontes qui
relancent constamment notre interminable quête pour
définir nos rapports au monde. Contre la méthode
de Paul Feyerabend [6],
La Nouvelle alliance d'Ilya Prigogine et d'Isabelle Stengers
[7], ne sont que deux des
ouvrages majeurs ayant récemment plaidé pour la
fragilité catégorielle des différentes
disciplines qui, pendant des siècles, ont
représenté les savoirs considérés comme
les plus absolus et fondamentaux (la fameuse polémique
lancée par Alan Sokal aurait au moins eu le mérite de
ranimer le débat sur l'opposition classique entre les sciences
"dures" et les sciences "molles" [8]).
Ces auteurs montrent combien la pensée supposément
objective est imprégnée et déterminée par
les us et coutumes de l'histoire culturelle -
décidément, des facteurs encombrants et incertains qui,
en même temps, constituent la condition même de
l'évolution scientifique. Bruno Latour quand il revendique une
sociologie de la science [9],
comme Donna Haraway lorsqu'elle exige une mixité entre les
sciences sociales, technologiques, et biologiques
[10], plaident en faveur
de pensées plus proches d'une réalité hybride et
changeante. Selon ces auteurs, des champs d'analyse résolument
sectaires ne peuvent saisir les formes latentes de civilisation qui
bouleverseront prochainement la vie telle que nous la
connaissons.
Il est absurde d'imaginer que les percées technologiques en
train de révolutionner nos identités sociales et nos
façons de communiquer laissent miraculeusement indemnes les
anciennes frontières entre les domaines de la pensée.
Avec les disciplines elles-mêmes, constamment redéfinies
au cours de l'évolution des savoirs et la transformation des
cultures, les interférences entre disciplines, leur incidence
et leur nature, changent fatalement au cours de l'histoire. Certaines
sciences et certains métiers se trouvent rapprochés
à des périodes données, pour des raisons aussi
bien conjoncturelles que philosophiques : le barbier-chirurgien du
moyen-âge et le lunettier-astronome de la Renaissance
fournissent deux exemples de métiers rétrospectivement
qualifiables de "pluridisciplinaires", dont le rapprochement jadis
fut pourtant spontané et logique, imposé par des
impératifs bassement matériels d'équipement.
D'ici quelques siècles, nos descendants trouveront sans
doute aussi surprenants les regroupements professionnels et les
pôles de compétences que les outils du vingtième
siècle auront favorisé chez leurs utilisateurs. Dans
notre manque de recul, nous passons aujourd'hui parfois à
côté de collaborations prometteuses et inattendues entre
les professions, comme celles des architectes qui, experts de la
modélisation topologique, assistent les neurochirurgiens
chargés d'intervenir sur la plastie cranio-faciale
[11]. Or, ce genre de
rapprochement entre disciplines est révélateur de
refontes et de bouleversements conceptuels, mais aussi
réellement opératoires. De telles associations donnent
ainsi vie aux nouveaux territoires de la pensée.
Outils et utilité de l'imaginaire
Plutôt que de nous obnubiler devant les
déferlées de la technologie numérique, nous
ferions mieux de prendre conscience d'un ensemble de processus et de
révolutions qui, sur le plan des idées comme sur le
plan des techniques, ont induit de profonds changements dans notre
façon d'appréhender le monde. Outils et oeuvres ne sont
pas reliés par de simples rapports de cause à
effet ; l'expression artistique n'est jamais le simple produit
d'un déterminisme technologique. Ce sont aussi de nouvelles
façons de voir et de concevoir qui exigent la mise en place de
nouveaux outils.
L'histoire est émaillée d'exemples d'inventions
techniques demeurées en quelque sorte aveugles,
reléguées au rang des farces-attrapes, jusqu'à
ce que des changements de point de vue aient rendu intelligible leur
utilité latente. La maîtrise de l'énergie
à vapeur chez les Chinois, de mécanismes hydrauliques
complexes chez les Romains, sans application utilitaire de ces
découvertes, n'est mystérieuse que pour ceux qui
veulent voir nos artefacts techniques comme porteurs d'une sorte
d'évidence suprême, pour ceux qui veulent établir
superficiellement des liens plaqués et faussement
déterministes entre idées et instruments
[12]. Oublier que
l'éclosion des fonctionnalités de nos artefacts
dépend très souvent des bonheurs de
l'herméneutique, c'est oublier combien les pouvoirs de
l'imaginaire sous-tendent le réel que nous nous construisons.
Par voie de conséquence, c'est oublier le rôle et le
pouvoir de l'artiste.
L'héritage des avant-gardes
Le fait d'ériger en oeuvre un processus dynamique, de
dissoudre la ligne de démarcation qui sépare
l'observateur de l'objet d'art, de préconiser l'accaparement
créatif de nouveaux média par ceux qui étaient
auparavant exclus d'une activité culturelle élitiste,
de passer à des modes de création collective : ces
questions et bien d'autres ont été clairement
posées pendant les années 1910-1920 par les
constructivistes et les productivistes russes, par les
Bauhäusler allemands, par les futuristes italiens. La
reproductibilité et l'ubiquité de l'oeuvre qui
bénéficie de puissantes technologies de diffusion ont
été longuement commentées par Benjamin dans son
essai sur L'Oeuvre d'art à l'époque de sa
reproduction mécanisée (1936). Des collaborations
entre artistes et ingénieurs, soutenues par des
mécènes technico-industriels, ont été
mises en place lors des "Experiments in Art and Technology",
menées en 1968 sous l'égide de Billy Kluver des Bell
Telephone Laboratories [13].
Sans avoir attendu lInternet, des artistes comme Robert Adrian
utilisent depuis près d'une vingtaine d'années les
réseaux téléphoniques et
télévisuels pour générer des
échanges et des collaborations artistiques, bâtissant
ainsi des communautés internationales de créateurs
utilisant les technologies de communication
[14].
Il ne s'agit pas ici de se perdre dans une insoluble querelle de
dates et de précédents, mais simplement de constater
que le désarroi si souvent provoqué par l'art
contemporaine est en partie imputable à une conception trop
longtemps figée de la création artistique, de ses buts
et de ses sens. En fait, une vision obstinément ontologique,
consacrée à l'analyse formelle, voire formaliste, de
l'objet d'art, a longtemps éclipsé la question des
modes de fonctionnement et d'imbrication sociale des oeuvres, celle
de leurs rapports avec les supports qu'elles empruntent, ainsi
qu'avec les autres registres de communication que nous utilisons. Si
ces questions paraissent maintenant si brûlantes, cette urgence
est due moins à la nouveauté de leur irruption dans
l'actuel paysage artistique, qu'à la mainmise d'une
réflexion culturelle anachronique, ancrée dans les
académies et les académismes d'un siècle bien
révolu.
___________________________________________________________________________
1] Le terme "urbanisme"
figure pour la première fois dans le Bulletin de la
Société géographique de Neufchâtel, en
1910. Le terme "design" est employé dans son sens moderne
dès 1915, avec la création par W.R. Lethaby de la
"Design and Industries Association".
2] Antonio Saint-Elia,
"L'Architecture futuriste - Manifeste" (1914), pp.233-235 in
Lista (éd.), Futurisme. Manifestes - proclamatations,
documents, pp.233-234.
3] Dans l'un de ses
oeuvrages majeurs, Guerre et Cinéma 1. Logistique de la
perception (Paris, Editions de l'Etoile, 1984), Virilio accorde
un rôle important aux avant-gardes lorsqu'il trace un
parallèle entre l'évolution des techniques
cinématographiques et la naissance d'une nouvelle
sensibilité du territoire.
4] En "archéologue
des médias", Huhtamo confronte les "machines de la vision" de
nos jours à celles d'hier, dans des analyses qui s'ouvrent sur
l'évolution de la perception et de la sensibilité
esthétique. Voir http://www.urova.fi/~ttk/media/ihmiset/huhtamo/essays.html
5] Spécialiste de l'avant-garde
russe, et notamment du mouvement constructiviste, Manovich, qui est
lui-même artiste et programmateur, considère que
l'esthétique aujourd'hui est intimement identifiable à
l'outil - aux interfaces, aux logiciels. Son ouvrage sur The
Engineering of Vision from Constructivism to Computer, University
of Texas Press, est actuellement sous presse. Pour d'autres
publications, voir [http://jupiter.ucsd.edu/~ manovich]
6] Paul Feyerabend,
Against Method, Londres - New York, Verso, 1993 (1ère
éd. américaine 1975).
7] Ilya Prigogine et
Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, Paris, Gallimard,
1986 (1ère éd. 1979).
8] Cf. [http://weber.u.washington.edu/d09/jwalsh/sokal/october.html]
9] "...par
l'intérêt qu'elle porte aux objets et à la
construction de la vérité, (la sociologie des sciences)
s'attache d'abord au travail intellectuel, mais le
redéfinit tellement que les épistémologues n'y
reconnaissent plus leurs petits. A la place des idées, des
pensées et des esprits scientifiques, on retrouve des
pratiques, des corps, des lieux, des groupes, des instruments, des
objets, des noeuds, des réseaux. Comme les sciences cognitives
avec lesquelles elle se trouve de nombreux points communs, la
sociologie des sciences a transformé la pensée en une
pratique collective, distribuée, et située." Bruno
Latour, La Science en action, Paris, Editions La
Découverte, 1989 (1ère éd. américaine,
1987).
10] "Les sciences de la
communication et la biologie sont des constructions
réalisées à partir des objets naturels et
techniques de la connaissance, constructions dans lesquelles la
différence entre machine et organisme est complètement
floue. L'esprit, le corps, et l'outil sont intimement liés.
L'organisation matérielle "multinationale" de la production et
de la reproduction de la vie quotidienne, et l'organisation
symbolique de la production et de la reproduction de la culture et de
l'imagination, sembleraient être impliquées à un
degré égal. Les images qui nous permettaient
traditionnellement de distinguer entre la base et de la
superstructure, entre le public et le privé, entre le
matériel et l'ideal, n'ont jamais paru plus faibles." Donna
Haraway, Simians, Cyborgs and Women. The Reinvention of
Nature, Londres, Free Association Books, 1991 (1ère
éd. Routledge, 1989), p.165.
11] Nous faisons
référence à une expérience menée
par Jacques Zoller et Michel Florenzano, architectes au GAMSAU,
Marseille, en collaboration avec le neurochirurgien Lorenzo Genitori,
du Service de Neurochirurgie Pédiatrique de l'Hôpital
des enfants de la Timône, à Marseille. Cette
collaboration visait à développer des protocoles de
simulation des procédures opératoires, notamment en
faisant appel, pour l'analyse de la topologie cranio-faciale, des
techniques de sectorisation des données utilisées par
le GAMSAU. Pour des informations sur le GAMSAU, cf.
[www://gamsau.archi.fr]
12] Voir sur ce sujet
Jeanne Randolph, Psychoanalysis and Synchronized Swimming,
Toronto, XYZ Books, 1991, et plus particulièrement le
chapître "Influencing Machines. The Relationship Between Art
and Technology", pp.37-53.
13] Sur les
soirées "E.A.T.", voir Jack Burnham, Beyond Modern
Sculpture, New York, George Braziller, 1968, pp.359-363.
14] Voir Frank Popper,
L'Art à l'âge électronique (Paris,
Editions Hazan, 1993), p.133-134; Robert Adrian X, Sam Auinger,
Deep Blue, Offenes Kulturhaus, Linz, 1996.
3. LA TRANSDISCIPLINARITÉ : QUELQUES
FORMULES D'USAGE [sommaire]
Sous sa forme initiale, la proposition thématique qui a
donné lieu à ce rapport était "la
transdisciplinarité dans les arts électroniques". Bien
que l'art contemporain soit intimement lié aux techniques et
aux technologies électroniques, nous avons trouvé cette
appellation trop restrictive pour désigner le vaste champ
herméneutique dont dépend l'activité
créatrice. Dans notre étude, nous avons voulu
éclairer les démarches de quelques organismes qui
cherchent à promouvoir la création artistique en
favorisant la réalisation d'oeuvres, mais surtout en
instaurant et en maintenant un débat sur la place de l'art
dans la société d'aujourd'hui. Les organismes
pressentis nous ont paru moins préoccupés par un
fonctionnement de type "productiviste", où leur
finalité serait identifiable aux oeuvres
réalisées, que par la nécessité de
ranimer constamment le questionnement épistémologique
qui conditionne l'émergence de nouvelles formes artistiques.
Le titre définitif de l'étude se veut un reflet de
cette préoccupation.
Concernant la "transdisciplinarité", terme couramment
employé en français depuis une vingtaine
d'années, son étymologie le rend facilement
compréhensible dans beaucoup de langues, même si son
emploi est moins habituel en dehors des régions francophones.
Ainsi, par exemple, les anglophones ont plutôt tendance
à parler de l'"inter-", de la "pluri-", et de la "multi-"
disciplinarité. Mais à la différence de la
notion d'une multiplicité de disciplines,
suggérée par la "pluri-" et la
"multi-"disciplinarité, et à celle d'une imbrication de
disciplines, suggérée par
l'"inter"-disciplinarité, le préfixe "trans" introduit
le sens de "au-delà de" (ex. transalpin), "à travers"
(ex. transpercer), et "qui marque le passage ou le changement" (ex.
transition, transformation). Lorsque nous parlons de
"transdisciplinarité", nous privilégions ces
caractéristiques de transversalité et de transcendance,
estimant que la rencontre synergique entre disciplines est une
activité à la fois transformatrice, et formatrice d'un
nouveau champ de recherche.
A force de trop étendre l'aire d'application d'un mot,
on le déforme et le vide de sens ; inversement, lorsqu'on
en resserre trop l'usage, on se prive des zones de contamination qui
font vivre un mot en lui permettant d'évoluer. Au risque d'un
rigorisme stérile, nous avons préféré
celui d'une ouverture sans doute hasardeuse, mais, nous
l'espérons, plus apte à tenir compte de
démarches artistiques, dynamiques et plurielles par
excellence.
Du ballet de cour au Gesamtkunstwerk
La "transdisciplinarité" se prête à des
définitions et des interprétations multiples. Pour
certaines personnes, elle désigne avant tout la
synthèse des arts, principe qui sous-tend des formes
artistiques parfois anciennes : le ballet de cour, au XVIe,
était la création commune du poète, du musicien,
du peintre du roi. Ce principe a surtout été rendu
célèbre par le Gesamtkunstwerk auquel
rêvait Wagner, bien que la portée de l'esthétique
wagnérienne ait été généralement
abordée de façon caricaturale [1].
En gros, selon l'idéal de la synthèse des arts, est
transdisciplinaire ce qui relève d'une collaboration entre
différentes disciplines artistiques : musique, danse,
arts littéraires, arts plastiques, arts des lumières,
arts olfactifs [2]... Dans
ce contexte, la création transdisciplinaire se résume
parfois à un savant casting, la qualité de l'oeuvre
artistique étant garantie par la réputation des
collaborateurs. Ce principe a cependant engendré quelques
réalisations majeures, notamment les productions des Ballets
russes et suédois au début du siècle,
l'expérimentation scénique menée au cours des
années soixante par John Cage, David Tudor, Merce Cunningham,
et Jasper Johns, voire plus récemment des collaborations
telles celle de Phil Glass, Bob Wilson, et Lucinda Childs pour
Einstein on the Beach [3].
Cette interprétation de la transdisciplinarité en tant
que principe essentiel du Gesamtkunstwerk est loin
d'être caduque. Lors des entretiens effectués pour cette
étude, nombre de nos interlocuteurs ont vu dans des
échanges et des confrontations entre différentes
disciplines artistiques un foyer unique et privilégié
pour la création contemporaine.
De la synthèse des arts à la
synesthésie numérique
Le rève de la synthèse des arts a été
une force motrice au tournant du siècle chez les symbolistes,
les orphistes, et d'autres artistes plus ou moins mystiques qui,
à l'instar de Kandinsky, cherchaient à établir
des équivalences et une nouvelle cohérence
sensorielles. Or, ce rêve synesthésique, enraciné
dans des recherches psychophysiologiques que nous avons tendance
à oublier, renaît étrangement aujourd'hui
à travers les recherches de pointe menées sur la
simulation et la stimulation sensorielles, sur les différentes
modalités perceptives et leurs interactions. La course vers
des "réalités virtuelles", des mondes multisensoriels
fabriqués avec les technologies numériques, a
effectivement relancé des questions essentielles sur le
fonctionnement de nos organes de perception. Ainsi, ces nouvelles
technologies ont a leur tour et à leur manière
réveillé le débat sur la synesthésie, sur
la synthèse et la fusion sensorielles, sur l'oeuvre d'art
total(e), sur une transdisciplinarité qui impliquerait la mise
en commun des arts visuels, sonores, tactiles, olfactifs, bref les
saveurs dont dépendent notre savoir (rappelons
la parenté étymologique de ces deux termes).
Plusieurs manifestations culturelles récentes
témoignent de cette mouvance : les Rencontres pour ouvrir
le XXIe siècle, organisées tous les deux ans comme
un laboratoire d'idées par Mario Borillo et Anne Sauvageot
à FAUST (Forum des Arts de l'Univers scientifique et
technique, salon biennal toulousain), ont accueilli en 1994 une
série de débats consacrés aux Cinq Sens de la
création [4].
La création et la cognition, le médium olfactif et
gustatif, l'ouïe, le toucher, la vision, ont été
abordés sous l'angle physiologique, mais également sous
celui de leurs simulations et de leurs représentations dans le
cyberespace. De même, une série de rencontres
programmées sur une période de quatre ans par la Kunst-
und Auststellungshalle, Bonn, sur L'Avenir des sens (The
Future of the Senses), a promu divers échanges
transdisciplinaires, en regroupant des recherches portant sur les
modalités sensorielles de perception et d'expression
[5].
Il est révélateur d'observer cette refocalisation
sur la combinatoire sensorielle à la lumière des
écrits des grands scientifiques de la fin du siècle
dernier, "transdisciplinaires" par excellence : la mise en rapport
des fonctions physiques et physiologiques par Hermann von Helmholtz
et par Gustav Fechner (créateur du terme "psychophysique") a
eu une influence considérable sur l'évolution des
avant-gardes artistiques [6].
Selon l'empiriste Helmholtz (qui passe pour un
hérétique à une période dominée
par la philosophie des nativistes), l'artiste est à la fois
créateur de sens et constructeur actif de nos sens. Helmholtz
estime qu'il a pour mission d'inventer des formes
sensibles marquantes ; c'est lui en grande partie qui
bâtit et enrichit notre expérience sensorielle du monde.
Cette conception de l'artiste en tant qu'architecte de la perception
paraît d'autant plus pertinente aujourd'hui, lorsque l'on
considère l'oeuvre des ingénieurs développant
des interfaces et des dispositifs qui nous font découvrir des
"mondes nouveaux", en nous faisant éprouver des
phénomènes sensoriels dénués de toute
référence aux phénomènes
"naturels".
Arts/Sciences : guerre des précédents, ou
mythe de l'égalité ?
Pour de nombreuses personnes, la transdisciplinarité
désignerait avant tout la rencontre entre disciplines
artistiques d'un côté, scientifiques de l'autre. Les
arts et les sciences sont alors vus comme des forces vives et
foncièrement différentes, dont les
spécificités sont éventuellement à tester
et à éprouver dans le cadre de confrontations qui ne
peuvent être que d'ordre conceptuel. D'aucuns accordent
à l'art le statut d'une mystérieuse pré-science,
d'un éclaireur de nouveaux modes de penser, voire d'un
instigateur des "modifications de paradigmes" (les "paradigm shifts"
décrits par Thomas Kuhn [7]).
A l'inverse, plutôt que de présenter l'art comme un
précurseur des évolutions de la pensée, d'autres
le voient comme le fidèle suivant du scientifique
révolutionnaire : la tâche de l'artiste serait
alors d'illustrer et d'assurer la vulgarisation de nouveaux
modèles conceptuels, dont il faciliterait l'assimilation en en
fournissant des "traductions" sensibles et sensorielles. Globalement,
ce recours à la science en tant que justification du processus
et du sens artistiques revient à ce que Pierre Boulez appelle
un "scientisme comme mysticisme de remplacement" : "on s'en remet
pour les choses essentielles, à certaines
propriétés numériques en lesquelles en place sa
foi : ce qui est un moyen commode d'éviter le doute
individuel. D'une façon plus sophistiquée, voire plus
perverse, on amplifie certains aspecs de la pensée musicale
liée aux ciences pour dissimuler les difficultés du
choix esthétique et, soit les oublier, soit les
assujettir." [8]
L'établissement de rapports hiérarchiques entre arts
et sciences est considéré comme inacceptable par
certains auteurs, qui revendiquent, souvent de manière
superficielle et peu réaliste, que les disciplines artistiques
et scientifiques soient mises sur un pied d'égalité.
Or, paradoxalement, ces défenseurs d'une parité entre
disciplines sont ainsi amenés à remettre au goût
du jour la bonne vieille recette des têtes d'affiche à
la Diaghilev : au lieu de réunir un Satie, un Picasso, un
Massine pour créer une oeuvre, ils associeraient
naïvement tel plasticien oeuvrant sur des logiques floues, tel
physicien du chaos, et tel
philosophe-herméneute-spécialiste des nouvelles
technologies, chargé de bien expliquer et remballer l'ensemble
oeuvre/ enveloppe théorique justificatrice. Nous ne voulons
pas déprécier les mérites de tentatives et
d'expériences parfois porteuses - bien sûr, il peut
être salutaire de réunir les meilleurs de ce monde -
mais simplement de souligner les dangers inhérents aux
mariages forcés et aux collaborations expéditivement
plaquées.
L'art comme instrument d'acculturation
technologique
La transdisciplinarité est parfois considérée
comme désignant une symbiose complexe entre art et
technologie, se produisant dans les limbes où se joignent la
conception et la réalisation des oeuvres. L'artiste,
constamment à la recherche de nouvelles voies d'expression,
s'empare des outils, des techniques, des machines mis au point par le
monde scientifique et industriel. Ses oeuvres parviennent à
une démystification, ou du moins à un
détournement ludique, cathartique, de ces technologies. Ainsi,
l'art agit comme une force culturelle importante, puisqu'elle est la
seule force apte à gagner les hommes aux causes de la
mécanisation, de la technologisation (cette attitude se
rapproche de celle des défenseurs d'un art "illustrateur" de
la science).
En suivant la logique de cette vision jusqu'au bout, la
volonté créative de l'artiste risque de se trouver
subvertie, exploitée pour répondre aux besoins d'une
propagande pro-machinique, pour entreprendre une démarche de
séduction et de "vente" des nouveaux acquis technologiques.
L'art qui s'empare trop allègrement des derniers outils se
trouve ainsi réduit à l'état d'un
démonstrateur de leurs prouesses, l'oeuvre se résume au
tour de piste d'une invention vite obsolète. L'art n'est plus
que la parade des modes de la saison technique qui s'annonce.
Là où sa raison d'être est identifiable aux
outils qu'il emprunte, l'acte artistique devient une gesticulation
commerciale mal maquillée, vidée
d'intentionnalité créative.
L'art comme instrument de refonte sociale à travers
les nouveaux médias
Selon une approche qui se dessine aujourd'hui à la pointe
de l'activité artistique et du développement
technologique, la seule énergie transdisciplinaire et
transversale pouvant avoir un sens dans le contexte contemporain,
serait celle qui naît des médias et des réseaux
de communication. Ces technologies nous ouvrent de nouvelles voies
pour des échanges, pour l'apprentissage, pour la circulation
des informations, nous permettant ainsi d'outrepasser et de
court-circuiter les instances et les institutions traditionnellement
gardiennes du savoir, autrefois émettrices, grâce
à cette prérogative, des seuls discours
informés.
En revanche, le retraçage actuel des circuits du savoir
serait propice à une refonte et une reconstruction
d'identités socio-culturelles sur des bases qui ne
dépendraient plus des anciennes structures de la cité.
Pour quelques médiologues se référant à
Gutenberg, à MacLuhan, aux radios libres, à la
télévision câblée, à Internet, la
tâche de l'artiste serait d'investir les moyens de
communication qui sont en train de se mettre en place, et d'oeuvrer
afin d'entretenir leur dynamique propre, leur potentiel socialement
refondateur. L'artiste interroge, subvertit, détourne les
discours aux relents normatifs et réactionnaires, qui
risqueraient de canaliser, voire d'étouffer, la liberté
d'expression propre aux nouveaux médias. Dans ce cas, l'art
véhiculé par les nouvelles technologies releverait
avant tout d'une stratégie sociale, visant à instaurer
une prise de conscience du pouvoir de celles-ci, et à
promouvoir leur exploitation créative. Cette vision vire
parfois dans des dérives utopistes bien connues : tout le
monde deviendrait écrivain grâce à la plume (ou
au traitement de texte), tout le monde deviendrait musicien
grâce à la radio libre (ou au synthétiseur), tout
le monde deviendrait réalisateur grâce au VHS, tout le
monde deviendrait artiste multimédia grâce à
Macromind Director...
Entre la quête de l'épanouissement créatif de
l'individu, et la consécration d'un Art aux allures
élitistes, il est souvent difficile de faire la part des
choses. Ce débat sur la définition et le rôle de
l'art à travers les nouvelles technologies, sur cette forme
bien particulière de la transdisciplinarité qui
implique l'appropriation créative des médias à
des fins socioculturelles, est au coeur de l'action menée
aujourd'hui par de nombreux organismes de recherche
artistique.
La transdisciplinarité : ce qui échappe aux
catégories définissables
Enfin, la transdisciplinarité peut être
considérée comme la caractéristique essentielle
de toute activité artistique, le propre de cette
activité étant de frayer des chemins de la
pensée créatrice au-delà des disciplines
existantes. Certaines personnes interrogées sur le sens de ce
terme y voient une leurre, un terme alibi employé par les
institutions afin de désigner, donnant ainsi l'impression de
maîtriser, voire de connaître, ce qu'elles ne parviennent
pas à décrire autrement. Selon l'artiste irlandais
Heath Bunting, la transdisciplinarité correspondrait à
"une tentative de la part des institutions établies, ne
voulant pas se laisser distancer par les "nouveaux"
développements dans le monde de la création, pour
coloniser ces mêmes développements"
[9].
José Bragança de Miranda, théoricien culturel
et professeur en sciences de la communication à
l'Université nouvelle de Lisbonne, voit également ce
terme comme une simple tactique verbale, une convenance
langagière, qui prétendrait qu'il suffit de nommer un
problème pour le régler. D'après Bragança
de Miranda : "la transdisciplinarité chercherait à
maintenir en vie quelque chose qui est déjà mort, et
qui mérite bien de l'être. Les disciplines ne survivent
que sous des formes spectrales, bien qu'elles continuent à
fonctionner, à être opérantes, grâce
à des ruses de ce type." [10]
Jacques Sauvageot préférerait au terme de
"transdisciplinarité" celui de "transversalité", qui
"implique davantage l'idée d'un champ d'action et de
réflexion, qui en recoupe d'autres tout en étant
spécifique (ce qui fait moins penser à un
agrégat, à une accumulation, que l'idée de
transdisciplinarité)". Par ailleurs, Sauvageot a
questionné la pertinence de l'expression "nouvelles formes
artistiques" : "il y a certes de nouveaux outils, mais je ne suis
pas certain qu'il faille en déduire qu'ils sont à
l'origine de "nouvelles formes artistiques" (l'imprimerie n'a pas
fait apparaître le livre!)." [11]
Pour d'autres personnes encore, la transdisciplinarités
désignerait une tendance manifeste aussi bien dans le
croisement de l'art et des mathématiques lors de la
Renaissance, que dans celui de l'art et des mass médias au
vingtième siècle, à savoir la tendance propre
à l'art à germer dans les zones fertiles et
indéfinissables, où croisent différents modes de
pensées. La rencontre entre l'art et les disciplines
scientifiques nées de nos dernières machines à
calculer (la robotique, la vie artificielle, la réalité
virtuelle...), ne ferait que traduire, dans l'époque
contemporaine, cette mobilité constitutive de la pensée
créatrice. Finalement, serait transdisciplinaire ce qui est
par définition inclassable, interstitiel, hors
catégorie, heuristique et librement prospectif.
* * *
Au cours de cette recherche, nous avons rencontré des
conceptions très différentes de la
transdisciplinarité : d'un côté, il existe une
version on-line d'une très officielle "Charte de la
transdisciplinarité" [11]; de
l'autre côté, on rencontre fréquemment des refus
catégoriques de ce terme. Paradoxalement, ces refus sont
parfois motivés par des revendications qui recoupent
étrangement celles formulées par les défenseurs
de ce même terme [12].
Sans vouloir le galvauder, nous avons estimé que les enjeux
d'un large débat sur les formes artistiques émergeantes
dépassaient ceux relevant d'une seule dispute de
terminologie ; pour cette raison, les acceptions de la
transdisciplinarité discutées ci-après sont
nombreuses et, parfois, difficiles à concilier. La
transdisciplinarité est une notion polysémique par
excellence ; c'est là son atout et sa faiblesse. Cette
étude cherche à déceler quelques-unes des
interprétations de ce terme chez des praticiens, des
théoriciens, et des décideurs culturels, et à
cerner leurs implications en ce qui concerne la genèse de
nouvelles formes artistiques. Avant tout, nous avons voulu que la
transdisciplinarité serve de point de départ à
un dialogue sur le rôle et la place de l'art, dans une
société profondément transformée par les
technologies de l'information et de la communication.
___________________________________________________________________________
1] Pour une étude de
l'esthétique wagnérienne et de ses implications
historiques et actuelles, cf. L'Oeuvre d'art total,
études réunies par Denis Bablet, coordonnées et
présentées par Elie Konigson, Paris, Editions du CNRS,
coll. Arts du spectacle, 1995.
Si certaines personnes voient aujourd'hui dans l'idéal
wagnérien une force esthétique qui demeure valable,
d'autres interrogent sa pertinence pour l'artiste contemporain.
Jacques Sauvageot, directeur de l'Ecole régionale des
beaux-arts de Rennes, est de ceux-là : "En quoi la
synthèse des disciplines peut-elle relever du projet
artistique autrement que par la résurgence du projet de
l'"oeuvre globale" ou "totale", qui est un peu de l'ordre du monstre
de Loch Ness, ou d'une idéologie un peu romantique?"
(réponse à notre questionnaire).
2] Paul Fort, futur
directeur du Théâtre de lOeuvre, met en
scène en 1891 le Cantique des cantiques, où
sons, lumières et parfums sont censés créer des
harmonies synesthésistes.
3] Voir notre article,
"Danse et arts plastiques. Synergie véritable, exploration
multimédia ou simple gadget?", in
Transpositions. Hypothèses sur le mouvement, Marne la
Vallée, Centre d'art contemporain, 1993.
4] Mario Borillo et Anne
Sauvageot (directeurs des rencontres à Faust, ainsi que de
l'édition des actes), Les Cinq sens des la création.
Art, technologie et sensorialité, Seyssel, Champ Vallon
1996.
5] Cf. http://www.kah-bonn.de/i/forume.htm
6] Helmholtz a notamment
inspiré les artistes russes, qui voyait dans la
capacité de modeler la conscience et la sensibilité une
mission prométhéenne. Pour une étude des
relations entre les théories scientifiques et l'avant-garde du
début du siècle, voir Linda Dalrymple Henderson, The
Fourth Dimension and Non-Euclidean Geometry in Modern Art,
Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1983.
7] La Structure des
révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972
(1ère éd. américaine, 1962) : "...l'historien
des sciences peut être tenté de s'écrier que
quand les paradigmes changent, le monde lui-même change.
Guidés par un nouveau paradigme, les savants adoptent de
nouveaux instruments et leurs regards s'orientent dans une direction
nouvelle. Fait encore plus important, durant les révolutions,
les scientifiques s'aperçoivent des choses neuves, des choses
différentes, alors qu'ils étudient avec des instruments
familiers des questions qu'ils avaient déjà
examinées." p.136
8] Pierre Boulez, "Donc en
remet en question" (1974), pp.115-124 in Recherche et
création. Vers de nouveaux territoires, Paris, IRCAM/
Centre Georges-Pompidou, 1992, p.118.
9] Bunting a répondu
ainsi au questionnaire diffusé auprès de nombreux
individus, comme auprès des institutions ciblées, au
moment du lancement de cette étude.
10] Réponses
fournies au questionnaire.
11] Cette charte a
été rédigée par Lima de Freitas, Edgar
Morin et Basarab Nicolescu à la suite du Premier
Congrès Mondial de la Transdisciplinarité, Convento da
Arrabida, Portugal, en novembre 1994 [http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/chartfr.htm].
Parmi les travaux élaborés à l'occasion de ce
même congrès, cf. Anthony Judge, "Reflections on
Organization of Transdisciplinary Conferences. Challenges for the
Future" [http://www.uia.org.uiadocs/transcnf.htm].
12] Lors des nos
entretiens, Graham Harwood (ARTEC) a vigoureusement
dénoncé toute notion de "transdisciplinarité" :
ce terme implique la constitution préalable de disciplines, de
domaines de spécialisation, alors que de tels domaines
renforceraient les pratiques culturelles exclusivistes contre
lesquelles cet artiste s'engage. Plutôt qu'un monde de
création transdisciplinaire, Harwood revendique un monde de
création "inclusive", où l'expérimentation
artistique s'ouvrirait à des personnes
généralement exclues de ce secteur
d'activité.
4. LES "CAS D'ÉTUDE"
[sommaire]
Ars Electronica Center [section
4] [sommaire]
Linz
http://www.aec.at
L'Ars Electronica Center ne peut être
considéré tout simplement comme un centre de
compétences culturelles. Si notre définition de la
culture embrasse l'évolution technologique, alors le Centre
constitue lui-même l'un des projets artistiques de cette
culture. Par conséquent, ce projet a toutes les
qualités d'un "travail en cours" ("work in progress"),
à la fois en ce qui concerne sa capacité
d'intégration, et en ce qui concerne sa compatibilité
avec les intérêts du grand public. En même temps,
un projet aussi exposé aux influences du changement et de
l'innovation a besoin d'une identité forte, pour qu'il puisse
transcender l'ambiance de techno-chic et les excès de langage
qui entourent les projets éphémères. Pour ces
raisons, l'Ars Electronica Center ne peut se contenter d'être
une simple collection ou une galerie, mais doit se positionner comme
un partenaire, une infrastructure, un initiateur. Le Centre doit
forger lui-même sa raison d'être, en créant un
environnement fertil.
Mais alors, qu'est-ce qui différencie ce Centre, ce
"musée de l'avenir", des innombrables autres lieux qui font
aujourd'hui régulièrement l'objet de campagnes
publicitaires vigoureuses de la part de l'industrie de l'informatique
et des technologies de l'information ? Au fond, la différence
réside dans le fait que le contenu de ce "musée" n'a
pas été conçu par les fabricants de produits, ni
par les développeurs de logiciels. Au contraire, c'est le
résultat d'une approche et d'une motivation de type
essentiellement artistique.
L'Ars Electronica Center cherche à développer une
sorte de champ magnétique, non seulement pour attirer à
Linz des experts internationaux toujours plus nombreux,
représentant une gamme toujours plus étendue de
secteurs, mais également des gens curieux, portés par
l'expérimentation, des gens créatifs, et cela
indépendamment de leurs formations. Nous pourrons ainsi
créer un pool d'individus compétents,
intéressés, novateurs, qui se "laisseront aller" avec
l'attraction gravitationnelle du Centre, physiquement mais
également sur le plan de leurs idées."
Gerfried Stocker [1]
Créé en 1979 à Linz par la Brucknerhaus et la
télévision régionale de Haute-Autriche (l'ORF),
le festival Ars Electronica était à l'époque la
seule manifestation annuelle vouée aux nouvelles formes d'art
électronique [2].
Lieu de monstration d'oeuvres, de débats (une
conférence de deux jours rallie autour d'un axe
thématique fort des intervenants de nombreuses disciplines),
et de consécration de travaux pionniers employant les nouveaux
médias (le "Prix Ars Electronica", créé en 1987
par l'ORF), Ars Electronica figure depuis longtemps comme un
événement de référence dans le monde de
l'art contemporain. Lors de son édition 1996, Linz comme
capitale culturelle européenne des arts électroniques a
connu un nouveau tournant, avec l'inauguration de l'Ars Electronica
Center, "musée du futur". En se dotant d'un lieu permanent
pouvant fonctionner à la fois comme une vitrine et comme un
site de création d'oeuvres, l'équipe de Linz associe
à ses activités culturelles un impressionnant
consortium industriel et économique (on y trouve Digital
Equipment Osterreich AG, Ericsson Austria, Hewlett-Packard, Microsoft
Austria, Siemens Nixdorf, Silicon Graphics Osterreich...), tout en
impliquant davantage ses partenaires institutionnels. En offrant
à ses visiteurs un lieu d'initiation aux nouvelles
technologies, le Centre remplit une mission pédagogique
constante. Par conséquent, le festival, qui mobilisait chaque
année pendant une durée relativement courte (une
semaine environ) un public international essentiellement
composé d'initiés, s'inscrit aujourd'hui dans le cadre
d'une mission culturelle plus large, qui veut dorénavant
toucher chacun des citoyens.
Les cinq niveaux du bâtiment de l'Ars Electronica Center
remplissent des fonctions précises : la CAVE
[3], au sous-sol, est le
noyau de la partie consacrée aux "réalités
virtuelles". L'étage permettant d'accueillir les visiteurs
(Login Area), celui consacré à des simulations
de différents aspects de la ville de Linz (Cyber City),
l'étage voué aux réseaux (Knowledge Net),
et enfin le cybercafé qui surplombe le Centre et le Danube
(Sky Medialoft), constituent un ensemble cohérent et
attractif, sur le plan architectural comme sur le plan conceptuel. A
l'éclectisme du Festival Ars Electronica, haut lieu d'une
culture "de pointe", l'AEC répond et rémédie en
attirant un tout autre public - des familles, des groupes scolaires,
des étudiants. Ceux qui se sentaient auparavant quelque peu en
marge du Festival, parfois vécu comme une fête
organisée pour et par l'élite artistique
internationale, s'identifient volontiers aujourd'hui à ce
nouveau pôle culturel, jalon unique et prestigieux dans le
paysage européen.
Élargir, approfondir, sans affaiblir...
Directeur artistique du festival Ars Electronica, directeur
également de l'Ars Electronica Center, Gerfried Stocker, notre
interlocuteur à Linz, défend vigoureusement le principe
de la transdisciplinarité, principe qui recèle selon
lui une notion de "transfert" de connaissances, de transfert de
points de vue entre différentes disciplines. Ingénieur
de formation, fondateur d'une équipe d'artistes travaillant
sur des projets faisant appel à l'interactivité,
à la robotique, aux télécommunications, Stocker
voit dans la rencontre de différentes disciplines le seul lieu
d'une véritable expérimentation artistique
contemporaine et ouverte sur l'avenir. Sous-titré "festival
pour l'art, la science, et la société", le Festival Ars
Electronica reflète depuis ses origines une volonté de
forger une nouvelle identité culturelle en
décloisonnant les disciplines. Grâce à
l'ouverture du Centre, cette volonté peut désormais
s'exprimer à travers des activités durables.
D'après Stocker, de nombreux artistes voulant aujourd'hui
se rapprocher de la communauté scientifique partent de
prémisses erronées : moins que par l'instauration d'une
réelle coopération, ils seraient motivés par
l'opportunité d'améliorer leur accès à
des technologies de pointe. Or, étant donné la
complexité et la puissance de ces technologies, de tels
artistes se trompent en supposant qu'ils puissent créer des
oeuvres en tant que "donneurs d'ordres" aux
ingénieurs-exécutants qui maîtrisent les outils,
à l'instar des sculpteurs qui autrefois commandaient aux
métallurgistes leurs moulures de bronze. Pour que leurs
exigences soient compréhensibles dans le monde technologique
actuel, il faut que les artistes connaissent intimement les
ressources qu'ils souhaitent employer, au niveau des concepts qui les
sous-tendent, puis au niveau des supports que leurs oeuvres,
engendrées grâce aux nouveaux outils, pourront
éventuellement emprunter. Il faut donc créer les bases
qui permettent de bâtir des modèles coopératifs
originaux. Les projets soumis au Centre sont déjà
issues de la réflexion menée par une équipe
hétéroclite (réunissant des compétences
artistiques, scientifico-techniques, théoriques). Les
objectifs du projet, et ses enjeux pour les acteurs qui s'y
rejoignent, doivent être clairement explicités
d'emblée. En imposant cette démarche aux personnes qui
recherchent des infrastructures susceptibles d'accueillir leurs
recherches, on évite les regroupements hâtifs de
représentants de domaines différents, constitués
dans l'espoir que des projets communs émergent
spontanément de la rencontre (effectivement, de tels
regroupements ont tendance à dégénérer en
de simples réunions mondaines). Ainsi, le Centre devient plus
facilement le destinataire de projets qui sont en accord avec sa
ligne conductrice.
A l'heure où certains industriels voudraient séduire
un public désenchanté par le monde mercantiliste, en
passant commande à des artistes pour rendre leurs technologies
porteuses de l'Art et de la Culture, le souci de l'Ars Electronica
Center est de créer un cadre d'investigation réellement
transdisciplinaire, où l'oeuvre artistique est porteuse
d'énergies provenant d'un transfert et une transformation de
connaissances diverses. Cela exige également une
évolution des idées de la part des autorités
culturelles qui soutiennent le Centre, longtemps habitué
à des alliances plus simples et superficielles (elles
financaient l'artiste, leurs homologues industriels devant fournir
les équipements techniques permettant la réalisation de
ses oeuvres). Stocker s'efforce d'expliquer à ses partenaires
combien les nouveaux outils infléchissent en amont les
processus de création artistique, et combien leur utilisation
à des fins esthétiques exige par conséquent
l'élaboration de nouvelles modalités de travail entre
artistes et scientifiques / techniciens.
Cette cohabitation n'est pas nécessairement harmonieuse :
au contraire, c'est souvent dans les zones de conflit que se
profilent les apories les plus porteuses à long terme. Si le
Centre recherche avant tout des intervenants prêts à
quitter la sécurité d'une discipline bien
maîtrisée pour se confronter à des modes de
pensée étranger aux leurs, Stocker insiste sur le fait
que toute notion de réussite ou d'échec, en ce qui
concerne une production artistique, est nulle et non avenue dans ce
contexte de risque assumé. Ici encore, les écueils et
les "ratés" peuvent s'avérer à la longue plus
significatifs pour une réflexion esthétique, que les
réalisations couronnées de succès. Là se
trouve l'un des paradoxes qui résulte des évolutions
culturelles à Linz : la notoriété d'un Festival
international, dopé par la compétition instaurée
autour de ses "Oscars numériques", a fini par conduire
à l'établissement d'un lieu de recherche n'ayant de
sens que si cette recherche reste en dehors de toute
considération de type concurrentiel. Ce n'est pas dit pour
jeter l'anathème sur le Festival, ni sur ses Prix : au
contraire, leur valorisation d'un nouveau domaine d'activité
artistique a catalysé l'évolution des arts
électroniques, au point justement de nécessiter et
justifier la mise en place d'infrastructures fixes pour leur
développement futur.
Mais en voulant reporter l'attention sur les processus collectifs
de genèse et d'échange qui sous-tendent une
création transdisciplinaire, tout en refusant de porter un
jugement de valeur sur le "produit" artistique qui en résulte,
Stocker sait qu'il se heurte aux défenseurs de traditions
culturelles bâties autour de l'artiste individuel et de
l'oeuvre-objet (voire l'oeuvre-objet-marchandise). Par ailleurs, la
notoriété dont bénéficie "l'oeuvre
réussie", sa consécration par un prix international,
peut gagner plus facilement le soutien de sponsors traditionnalistes
dans leurs conceptions artistiques, qu'un laboratoire
d'expérimentation aux "résultats" obscurs, voire
invisibles. Stocker essaie d'éviter tout compromis, insistant
sur le fait que ceux qui sont animés par une véritable
mission culturelle sont ceux qui acceptent d'accorder des moyens
là où ils n'ont aucune certitude de "retour sur
investissement" à court ou à moyen terme.
Fidéliser le grand public
Le pari audacieux de l'équipe de l'AEC - dont Hannes
Leopoldseder et Christine Schöpf, qui ont joué un
rôle majeur depuis les premières années d'Ars
Electronica - consiste à revendiquer un lieu de recherche et
de création radicalement ouvert, où les
expériences peuvent être menées à l'abri
des critères culturels d'une ère dépassée
mais malheureusement tenace. En même temps, le Centre doit
être à l'écoute de ses partenaires, puisqu'il ne
peut fonctionner que grâce à de solides appuis
institutionnels et industriels. Pour son équipe de direction,
l'atout principal de l'AEC, qui lui permet de concilier ces
tâches apparemment contradictoires, est son impact
auprès du grand public, et sa mission déclarée
en faveur du développement de nouveaux moyens
éducatifs. Il accueille régulièrement des
groupes scolaires, initiant ainsi les jeunes mais également
leurs enseignants au potentiel informationnel et artistique des
outils technologiques. En privilégiant l'accès aux
enfants, ce "Musée du futur" assume clairement ses
responsabilités envers les citoyens de demain.
Son succès auprès du jeune public - les enfants
naviguent aussi facilement dans la "Cyber City" simulant la ville et
les environs de Linz, que dans les algorithmes
génétiques qui animent certaines modélisations
de "réalités virtuelles" au sous-sol - constitue un
argument fort auprès de ses sponsors. Selon Stocker, la
notoriété du Centre est telle que ces derniers se
contentent de s'afficher comme ses partenaires, ne cherchent
nullement à influer sa politique. L'équipe peut agir
plutôt librement, à condition que sa mission publique
soit respectée.
Pour Jutta Schmiederer, productrice du Festival Arts Electronica,
la possibilité d'accueillir des projets artistiques à
Linz tout au long de l'année donne au Festival une nouvelle
envergure, le reliant davantage au tissu local. Il sert de vitrine
planétaire aux réalisations du Centre,
récompensant doublement les efforts investis par ses
partenaires industriels et institutionnels. Schmiederer et Stocker
reconnaissent l'importance des manifestations ponctuelles
consacrées aux nouvelles formes artistiques, qui offrent
à la communauté internationale des occasions pour
présenter et discuter des dernières recherches, tout en
considérant qu'il est temps d'étendre et consolider le
réseau de lieux fixes dotés des infrastructures qui
permettent l'élaboration de ces travaux. Une tension vitale
est ainsi maintenue entre le Festival et le Centre Ars Electronica,
entre Linz et les autres hauts lieux de la culture
électronique (Karlsruhe, Shinjuku, Boston, Banff...). La
possibilité d'organiser la manifestation annuelle en oeuvrant
en amont grâce aux infrastructures propres au Centre - son
serveur permet notamment de lancer et gérer un Forum qui
prépare la conférence programmée pendant le
Festival - renforce fructueusement les relations entre cet
événement éphémère et le
musée permanent.
Enfin, concernant le grand public, un festival consacré aux
arts électroniques, qui peut dérouter et intimider des
non-initiés, n'est plus vu de la même manière
dès lors que ces mêmes personnes accèdent
régulièrement à des oeuvres employant les
nouvelles technologies. Le "Laboratoire du Futur" est consacré
à des projets portant sur la conception de sites internet,
l'animation 3D, et la recherche en réalité virtuelle.
La coexistence des oeuvres réalisées avec des travaux
en cours donne au Centre une dynamique inhabituelle pour un
"musée". De même, celle de modélisations
scientifiques et artistiques employant des plates-formes
technologiques communes, nourrit un débat capital sur les
rapports entre arts et sciences, sur la place culturelle de la
technologie.
Selon l'équipe de l'AEC, de nouvelles formes artistiques ne
peuvent naître que dans un monde éclairé,
où l'on serait parvenu à un consensus à minima
sur la nécessité d'échange entre arts et
sciences, entre création et technologie. Sans ce dialogue, les
disciplines respectives sont vouées à la
stérilité : les artistes ne peuvent plus se procurer
individuellement les outils leur permettant de créer des
oeuvres qui soient un reflet de leur époque, et les
industriels ne peuvent plus comprendre les demandes des artistes sans
passer par des instances de médiation culturelle. Ainsi, le
Centre joue le rôle d'un relais, en tant que lieu de recherche
et de création, mais aussi et surtout en tant que lieu
d'information et d'élucidation sur les enjeux de l'art
contemporain.
___________________________________________________________________________
1] Gerfried Stocker,
"Vector in Open Space / Vektor im Raum", pp.46-54 in
Ars Electronica Center/ Museum of the Future, Linz GmbH, 1996,
pp.46-48.
2] Voir le descriptif de ce
festival fourni dans le rapport établi par CHAOS, Art et
technologie: la monstration, Délégation aux Arts
Plastiques, Ministère de la Culture, 1996, pp. 105-107.
3] La CAVE (de l'acronyme
"CAVE Automatic Virtual Environment"), inventée par Daniel
Sandin et l'équipe de l'Université de l'Illinois, est
un dispositif complexe de projection, qui offre aux spectateurs un
puissante expérience d'immersion dans des mondes de
synthèse. La version brevetée équipe aujourd'hui
plusieurs grands centres scientifiques dont les travaux
requièrent la visualisation de données complexes.
L'InterCommunication Center à Tokyo a récemment suivi
l'exemple établi par l'AEC, en ouvrant une CAVE
dédiée au monde culturel. D'autres lieux ont
créé leurs propres dispositifs de visualisation : le
GMD possède un tel outil, tout comme le SICS (Swedish
Institute of Computer Science), qui a développé le
système appelé DIVE (Distributed Interactive Virtual
Environment).
ARTEC [section]
[sommaire]
Arts Technology Centre
Londres
[http://www.artec.uk]
ARTEC développe des utilisations novatrices et
expérimentales des moyens de communication
numérique;
ARTEC s'efforce d'étendre le contenu, la grammaire et
l'emploi du multimédia interactif, pour la création et
la dissémination d'informations culturelles;
ARTEC s'engage pour que les technologies numériques
trouvent des applications créatives, afin de fournir de
nouveaux outils et de nouvelles voies de communication;
ARTEC établit les normes les plus élevées
pour la formation, le design, et la production dans les applications
créatives des technologies numériques;
ARTEC encourage un débat critique sur l'impact culturel
des nouvelles technologies, afin de développer et
démontrer de bonnes pratiques dans l'utilisation du
multimédia au sein de l'éducation.
ARTEC se consacre à des travaux dont le point de
départ est un questionnement précis, propice à
défricher un terrain numérique qui préserverait
la plus grande diversité d'expression.
ARTEC rend accessibles des équipements de formation et
de production, dans le cadre d'une politique d'égalité
d'opportunités.
ARTEC [1]
Fondé en 1990, ARTEC a pour mission de développer
des applications innovantes à travers les nouveaux
média, et de promouvoir l'accès aux technologies
numériques, grâce à des programmes de formation
et l'élaboration de projets. Le Centre bénéficie
d'aides financières de la Borough d'Islington (Londres), du
Fonds Social européen, du Conseil des Arts d'Angleterre, du
London Arts Board, et du Conseil de l'Europe. Il emploie une dizaine
de permanents dans ses locaux à Islington.
Élargir le syntaxe de l'art numérique en
formant les exclus
En accueillant des individus et des groupes
généralement exclus du secteur de la création
multimédia (au moins 25% des places prévues pour les
stages sont réservées aux chômeurs), ARTEC tente
d'élargir la grammaire et d'enrichir le contenu des oeuvres
employant les nouvelles technologies, et ainsi de prévenir les
dangers d'une production homogène, provenant d'un seul groupe
d'artistes socialement privilégiés, souvent des
diplômés des écoles d'art, aux parcours
relativement semblables. L'ADAC ("Access to Digital Arts Course"),
stage d'un an s'adressant spécifiquement à seize
chômeurs de longue durée (neuf femmes, sept hommes), est
devenu l'un des fleurons des activités d'ARTEC. A travers de
telles formations, le Centre tente de pallier aux problèmes
d'accès aux technologies numériques,
financièrement inabordables pour la plupart des gens.
Les critères de sélection des candidats au programme
ADAC sont leur créativité et leur motivation, ainsi que
leur capacité à travailler en équipe. Aucune
qualification académique n'est exigée, et les abandons
en cours de route restent exceptionnels. Les trois derniers mois de
la formation se déroulent chez un producteur multimédia
ou au sein d'une société faisant appel à ces
technologies (Virgin, British Airways, Illuminations...). Les
sociétés d'accueil, dont certaines sont devenues de
véritables partenaires d'ARTEC, bénéficient
alors d'aptitudes professionnelles solidement acquises à
travers les outils les plus récents, grâce à des
cours assurés par d'excellents techniciens. Les services de
recrutement des sociétés intéressées
peuvent suivre le progrès des candidats potentiels pendant les
neuf premiers mois de la formation in situ chez Artec, en consultant
les pages sur internet que doit créer chacun des seize
apprentis. Ensuite, lorsqu'ils s'impliquent au sein de ces
sociétés, les stagiaires font preuve d'une motivation
et d'une énergie créatrice qui les démarquent de
nombreux jeunes diplômés. Les sociétés
d'accueil leur proposent souvent des emplois dès que les
stagiaires ont achevé leur année de formation. De
manière générale, une bonne réception est
accordée aux stagiaires à l'issu de leur passage chez
ARTEC : ainsi, par exemple, plus de 80% des inscrits à
l'ADAC trouvent un emploi mettant en oeuvre leurs nouvelles
compétences au cours des trois mois qui suivent la fin du
stage. Les débouchés sont variés : maisons
de production, développeurs du réseau, organismes
culturels et communautaires, secteur éducatif... A la
lumière des résultats obtenus par le Centre, sa
politique de sélection - inobjectivable, intuitive, et
résolumment humaine - porte bien ses fruits.
L'équipe d'ARTEC est consciente de la
nécessité de faire évoluer ses programmes de
formation, afin de garantir un niveau professionnel à la
pointe des technologies disponibles. Ainsi, cette année, en
plus des stages de courte durée et du cursus ADAC, le Centre
inaugure une nouvelle formation, "Advanced Digital Arts", pour six
stagiaires voulant approfondir des compétences
déjà acquises, en suivant un programme
complémentaire d'une durée de six mois. Au cours de ce
travail, ils sont régulièrement en contact avec des
"mentors" activement engagés dans l'industrie
multimédia. Grâce à la mise en place de ces
liaisons, ARTEC veut assurer que ses stagiaires soient capables
d'identifier et de faire valoir les applications professionnelles
potentielles de leurs recherches.
Enfin, le "Multimedia Learning Resource Centre" (MLRC) vient
d'être lancé. Financé par le programme Leonardo
Da Vinci de la DG XXII (Conseil de l'Europe), le MLRC regroupe
les ressources online de cinq centres européens : outre ARTEC,
des sites irlandais (University College, Dublin), finlandais (AKK),
grec (Stavropoupoli), et danois (Homeworld Danish Online Learning
Facility) participent à ce projet collaboratif de formation
à distance.
Channel et les activités on-line
ARTEC est le coordinateur d'un réseau national
intitulé Channel, qui utilise l'internet pour
interroger les pratiques artistiques actuelles, et pour promouvoir de
nouvelles formes d'expression. Ce réseau regroupe les centres
consacrés à l'art, à l'éducation, et aux
nouvelles technologies en Grande Bretagne, tout en oeuvrant sur le
plan international. Insite, un projet collectif online, a
ainsi réuni des groupes d'artistes basés à
Bristol, Birmingham et Brighton, mais également à Oslo
et à Sydney. Des séminaires et des ateliers pour
conservateurs et artistes, prenant appui sur des outils
pédagogiques développés par Channel, sont
offerts sur le réseau. Parallèlement à son
engagement social envers les exclus, ARTEC parvient ainsi à
faire valoir ses compétences auprès d'une
communauté artistique plutôt privilégiée,
représentant les lieux de formation et d'activité plus
traditionnels des acteurs culturels.
Dans le contexte de ses activités pour Channel, le
Centre aborde les questions débattues aujourd'hui par ceux qui
oeuvrent à la pointe des nouveaux médias, telles la
coexistence des nouveaux territoires numériques et de l'espace
urbain "réel" préoccupe aujourd'hui de nombreux
sociologues, éthologues, urbanistes, et designers. Comment
faire fructifier un dialogue entre les projections utopistes dans le
cyberespace, et les réalités urbaines "en dur" ?
Comment générer et gérer des franges
d'interférence productives entre ces lieux ?
Channel tente d'aborder ces questions en commandant, sur le
plan national, une série de huit projets d'artistes ayant pour
thème Metropolis : Cities of the Imagination.
Hébergés par huit organisations (sociétés
de production, centres d'expérimentation artistique, une
université, plusieurs galeries), ces projets doivent
interroger les modalités de cohabitation des espaces
numériques et urbains dans la société
contemporaine.
La place de l'art vivant dans les nouvelles technologies,
notamment à travers les réseaux, fait l'objet d'une
activité spécifique chez ARTEC. En collaboration avec
le Performing Arts Labs (Bore Place, Kent), ARTEC a organisé
en mars 1996 un atelier pour vingt-cinq créateurs travaillant
dans le domaine des arts du spectacle, afin de tester les
possibilités d'événements online. L'antenne
Live Arts On Line, fondée suite à cette
expérimentation, regroupe une dizaine de structures anglaises,
ainsi que l'Electronic Café et Artistes en Réseau
(Paris), le Cybercafé (Ljubljana), Earnet (Helsinki),
Intermedia Project Research Group (Vienne), Mindship/Electronic Cafe
(Copenhague), Soros Centre for Contemporary Arts (Budapest), Society
for Old and New Media (Amsterdam), et ZKM (Karlsruhe). Avec le projet
HyperJAM, ces structures cherchent à créer de nouvelles
formes d'art vivant à travers les réseaux.
Résidences, commandes, prestations
ARTEC crée des résidences et des commandes pour des
artistes voulant travailler dans le domaine du multimédia
(sites internet, CD ROMs, installations). Selon Peter Ride,
chargé de cet aspect du programme, le but est de favoriser
l'émergence d'une esthétique propre aux technologies
numériques, afin de dépasser l'imposition - inepte,
mais qui a trop fréquemment cours - de vieux contenus aux
nouveaux supports. Lors des résidences, ARTEC garantit
l'accès à des équipements performants, en
assurant des compléments de formation et un soutien technique
si nécessaire.
Aux commandes d'oeuvres dans un contexte librement créatif,
s'ajoutent les prestations assurées par ARTEC pour des clients
institutionnels. Le Centre assure des activités de consultant
auprès de sociétés diverses, mettant en place
des sites et d'autres produits multimédias pour de nombreux
organismes. Ainsi, les équipes d'ARTEC ont
développé des sites pour le compte du Conseil des arts,
de l'Association du gouvernement de Londres, et du Conseil des
Artisans (Crafts Council). Elles développent actuellement,
pour le Département national de l'éducation
théâtrale, un projet multimédia basé sur
la récente production de Mère Courage par le
Théâtre national royal.
Une nouvelle culture sociale / une nouvelle
société culturelle
Responsable des stages ADAC, Graham Harwood est l'auteur de
Rehearsal of Memory, une oeuvre souvent étroitement
identifiée aux principes promus par le Centre, bien que la
version initiale fut créée avant l'engagement de son
auteur chez ARTEC. Cette création naît d'une commande
remplie par Harwood pour VideoPositive 95, un festival international
d'art vidéo organisé chaque année à
Liverpool, qui soutient des projets audacieux faisant sens en dehors
du milieu jugé souvent élitiste de l'art contemporain.
L'installation interactive de Harwood est le fruit d'un long travail
entrepris avec six criminels incarcérés dans le
Ashworth Maximum Security Hospital, situé près de
Liverpool. Selon Harwood, "Cette oeuvre d'art porte sur les vies
de ce groupe de patients et du personnel en tant que miroir de
nous-mêmes (la société "normale") (...) Rehearsal
of Memory défie nos conceptions de la normalité et nous
confronte simultanément avec une machine propre et
confortable, remplie d'immondices, d'interdits, de démentiel,
ses processus hygiéniques étant contaminés par
le flux des exclusions humaines" [2].
Les détenus ont été très activement et
intimement impliqués dans la réalisation de l'oeuvre,
qu'Harwood qualifie de collective : chairs et poils, tatouages et
cicatrices remplissent l'écran, comme des bribes
d'ordonnances, de rapports administratifs, d'objets fétiches.
Pour naviguer dans ce paysage humain construit à partir de
récits, d'actes, de souvenirs inhumains, on doit cliquer sur
un boucle d'oreille, une cicatrice, un oeil. La troublante
proximité des chairs est renforcée par une remarquable
proxémique sonore : voix et bruitages surgissent ou vivent en
sourdine, générant un espace pregnant et prenant. La
spatialisation sonore et la gestion interactive des images ont
été programmées par Harwood, en étroite
collaboration avec les sujets-prisonniers. De même, des outils
ont été développés chez ARTEC pour
adapter l'oeuvre sur CD-ROM, grâce à une aide du Conseil
des Arts.
En tant que militant pour l'"inclusion" culturelle
[3], Harwood est convaincu
qu'en impliquant des "exclus" dans la conception des outils
technologiques de création et de communication (notamment au
niveau des logiciels et des interfaces), on parviendra à
réaliser des outils mieux adaptés aux besoins d'un plus
grand public. Par conséquent, ces outils seront mieux
assimilés et privilégieront des voies créatives
ouvertes, contrairement aux outils actuellement produits pour et par
une poignée de techniciens hautement
spécialisés. En facilitant l'accès aux
technologies numériques pour ces mêmes personnes
généralement exclues de la création artistique,
ARTEC cherche à contrer le risque d'une activité qui
émergerait d'une population trop restreinte,
véhiculée par quelques artistes reconnus. Là
encore, le but est d'élargir le terrain d'action artistique,
d'ouvrir les préoccupations et les thématiques sur des
questions inhabituellement abordées dans le milieu de la
création contemporaine, renforçant ainsi le potentiel
communicatif des oeuvres.
Cette motivation transparaît nettement dans le dernier
projet initié par Harwood, Matsuko Yokokoji, et Richard
Pierre-Davis, et soutenu par ARTEC. Mongrel interroge la libre
circulation d'idéologies teintes de racisme,
d'eugénisme, et de xénophobie sur les réseaux.
Ces attitudes seront exposées et détournées
à travers une série d'installations et d'oeuvres sur
Internet, qui révéleront également la sournoise
homogénéisation culturelle à laquelle se
prêtent les technologies de l'information et de la
communication. Le "blanchiment numérique" des populations
représentées par le biais de ces technologies sera
effectivement abordé comme un problème
d'appauvrissement culturel général. En dépassant
ainsi le registre d'une polémique conjoncturelle,
Mongrel soulève des questions importantes sur la
représentativité des supports et des contenus
numériques. En même temps, ces interrogations risquent
de toucher un public habituellement resté à
l'écart du débat sur la place des nouvelles
technologies dans l'activité culturelle.
Ces projets sembleraient confirmer que sa focalisation sur les
dimensions sociale et communicationnelle de l'activité
culturelle n'a pas entraîné, chez ARTEC, une
politisation au dépens de la qualité artistique des
projets [4]. La
remarquable mise en adéquation des outils et des contenus dont
témoignent Mongrel et Rehearsal of Memory fait
surgir un sens nouveau, et se revèle porteuse
d'émotions d'une force surprenante. Par ailleurs, les
multiples processus d'interrogation déclenchés par ces
oeuvres contrecarrent tout discours démagogique simpliste. De
tels projets permettent à ARTEC de plaider avec d'autant plus
d'éloquence pour une ouverture sociale et culturelle, afin
d'impulser l'émergence de nouvelles formes artistiques.
___________________________________________________________________________
1] Texte de
présentation publié sur le site d'ARTEC.
2] Cité dans
Espaces interactifs Europe, catalogue de l'exposition
organisée par ART-EL (Paris, Pavillon de Bercy, 1996),
pp.32-33.
3] "Le terme "inclusif"
désigne la possibilité de faire valoir d'autres
opinions dans les domaines du design, des arts, des sciences."
(réponse de Harwood à notre questionnaire). Lors de nos
discussions, l'artiste a tenu à préciser que les
chômeurs de longue durée avec lesquels il travaille ne
peuvent généralement faire valoir aucune
compétence professionnelle ou académique, mais en
revanche, font preuve de compétences "multitâches" -
qualités qui manquent souvent chez des individus
estimés comme spécialistes. Ainsi, selon Harwood,
certaines mères élevant seules leurs enfants avec peu
de ressources financières se sont avérées, lors
de leur formation chez ARTEC, plus ingénieuses et adaptables
dans leurs approches aux nouveaux médias que leurs homologues
masculins, davantage motivés par l'image d'une
spécialisation professionnelle.
4] Parlant de la recherche
musicale, Boulez a bien cerné ce danger de la façon
suivante : "...il se produit - par suite de quelque mauvaise
conscience de classe ou de quelques lectures trop rapidement
survolées - une fuite devant la responsabilité
réelle, profonde, au profit d'une attitude superficiellement
responsable, parce qu'elle assimile sans trop de discernement
l'intention sociale avec le contenu musical. Une telle politisation
ferait dépendre la validité esthétique de la
bonté d'âme; il serait si rassurant, et si commode, de
faire un choix politique généreux et d'obtenir, "par
surcroît", un produit efficace qui surmonte les contradictions
actuelles par simple décision administrative personnelle, en
quelque sorte." "Donc on remet en question", op.cit., pp.118-119.
Le CICV Pierre Schaeffer [section4]
[sommaire]
Montbéliard - Belfort
[http://www.cicv.fr]
Il s'agit de convier non pas à la
transdisciplinarité ou à l'interdisciplinarité
mais à l'indisciplinarité, c'est-à-dire à
la valorisation de la part que chacun d'entre nous possède
pour le jeu, l'humour, l'écart, l'impertinence.
Il ne s'agit pas seulement de mobiliser des certitudes et des
savoirs mais de désapprendre pour laisser place à de
nouvelles visions. Il ne s'agit pas de planifier des
échéances mais d'accueillir généreusement
l'improbable.
Pour quoi faire ? Pour réagencer l'ordre des
évidences labellisées et des savoirs constitués,
pour jouer avec un réel supposé connu, pour aspirer les
mouvements contradictoires du monde.
CICV [1]
Le CICV Pierre Schaeffer est un laboratoire de recherche et
d'expérimentation, ainsi qu'une structure de formation, qui
met les nouvelles technologies de l'image, du son et de la
communication à la disposition d'artistes et de chercheurs
pour la réalisation de leurs projets. Créé sur
les traces de la Manifestation Internationale de Vidéo,
célèbre festival montbéliardais instauré
en 1982, le Centre International de Création Vidéo a
été fondé à Hérimoncourt en 1990.
Fin 1994, ses deux directeurs, Isabelle Truchot et Pierre
Bongiovanni, ont proposé à Pierre et Jacqueline
Schaeffer d'accueillir et de valoriser le fond Pierre Schaeffer,
transfuge auto-proclamé et spécialiste des Machines
à communiquer ; le centre a alors été
rebaptisé "CICV Pierre Schaeffer". Il bénéficie
d'aides provenant en partie du Ministère de la culture, ainsi
que des instances locales, territoriales, et régionales ;
ces dernières ont assuré la plus grosse partie de ses
investissements.
Aujourd'hui comme hier, le CICV Pierre Schaeffer oeuvre pour
"accompagner les imaginaires mutants", pour sonder et exploiter le
potentiel créatif des médias naissants. A son
équipement de post-production numérique pour l'image et
de son, s'ajoute désormais un parc informatique
dédié au développement de projets sur
l'Internet. Lancée en septembre 1995, "La Toile du CICV" a
fait du centre franc-comtois l'un des premiers sites culturels
français à avoir investi les réseaux. On y
trouve des revues critiques, des essais théoriques, des
oeuvres on-line, des répertoires de lieux dédiés
à l'art contemporain, à la création
audiovisuelle... Parallèlement aux publications
réalisées en interne au CICV ou en collaboration
étroite avec celui-ci, "La Toile" s'efforce de nourrir une
grande diversité d'activités et de démarches:
elle héberge aussi bien des recherches commanditées par
le Ministère de la culture (le travail sur "Art, Temps,
Technologies" réalisé par Norbert Hillaire), que des
travaux relevant d'instances internationales, telle l'étude
réalisée pour le Conseil de l'Europe par Don Foresta,
Alain Mergier, et Bernhard Serexhe (Le nouvel Espace de
Communication. Interface avec la Culture et la
Créativité artistique), et les informations
concernant la manifestation praguoise ayant fait suite à cette
étude en novembre 1996 [2].
Le projet CYB:URB, qui propose de former des jeunes (plus
particulièrement des banlieusards) sur les techniques des
réseaux, d'héberger leurs pages, et de veiller à
l'établissement de liens entre des communautés ayant
des pôles d'intérêt communs, traduit sur ce
nouveau support le souci constant du CICV Pierre Schaeffer,
d'élargir l'utilisation des technologies de communication et
de création à un ensemble de citoyens. Douze villes
françaises participent actuellement à CYB:URB. En
Franche-Comte, le projet intitulé Tohu-Bahut vise a
développer un protocole pédagogique permettant aux
enfants (10 à 12 ans) de créer leurs avatars sur le
World Wide Web, afin d'entrer en contact avec d'autres enfants. Une
équipe d'animation et d'encadrement technique a
étroitement collaboré avec les instituteurs des trois
écoles pilotes pendant la première étape de ce
projet, qui sera ensuite étendu à d'autres
établissements, en France ainsi que dans certains pays
francophones. En initiant des jeunes aux possibilités de
dialogue et d'expression autorisées par les nouvelles
technologies, le CICV cherche à traduire dans les faits ses
engagements culturels envers les citoyens.
Les résidences : favoriser le travail de
l'artiste
La résidence au Château Eugène Peugeot (qui
peut accueillir jusqu'à vingt-deux personnes) vise à
offrir une situation de travail optimal, que ce soit pour la
création d'oeuvres exploitant les ressources techniques du
centre (post-production numérique image et son, plate-forme
multimédia...), ou pour avancer avec les phases
préparatoires de réflexion et d'élaboration
d'oeuvres (les archives du centre de documentation et de la
vidéothèque sont considérables). Le
résident est libéré des contraintes de la vie
quotidienne, tout en pouvant bénéficier d'une ambiance
conviviale au cours des repas du soir.
Grâce à ce principe de "compagnonnage" discret mais
bien réel, le CICV Pierre Schaeffer a pu impulser
l'émergence d'un corpus impressionnant de travaux,
coproductions ou réalisations par des artistes de provenances
diverses. Nombre de ces fictions, documentaires, oeuvres de
création, installations, séries, oeuvres sonores,
oeuvres on-line, ont été primés lors de
festivals internationaux. Plus récemment, le Centre a
commencé à s'ouvrir sur l'art vivant, en accueillant en
résidence la troupe japonaise "Dumb Type". Pour de tels
projets, l'équipe de Montbéliard devient volontiers le
partenaire d'autres structures ayant des compétences
complémentaires aux siennes : La Fabriks (Marseille), et la
structure de production théâtrale Epidemic (Paris), ont
ainsi co-produit avec le CICV les Poèmes à
l'Infect, une expérience singulière de
"théâtre documentaire" réalisée avec des
enfants des rues de Dakar, présentée en marge des
Rencontres des Cultures Urbaines dans la Grande Halle de la Villette
(octobre 1997).
La dynamique et l'ouverture qui caractérisent le Centre
résultent d'un travail acharné pour identifer et
oeuvrer dans les domaines les plus propices à de nouvelles
formes de création. Le travail artistique et la volonté
de passer à l'acte constituent une valeur primordiale pour
Bongiovanni, dans un milieu culturel où les comportements sont
trop souvent marqués par "l'arrogance, à
désinvolture, à l'outrecuidance sans borne". Sensible
au fait que les artistes "retournent à l'atelier, au labeur",
Bongiovanni estime que son équipe doit tout faire pour
faciliter et pour valoriser cette "posture du travail".
Culture et citoyenneté
Le CICV Pierre Schaeffer a été depuis de longues
années une force motrice, sur le plan français comme
sur le plan international, dans la production d'oeuvres faisant appel
aux nouvelles technologies. Les moyens du Centre ont
évolué, conformément à l'évolution
du numérique, et sa réputation s'est consolidée
à travers le réseau d'artistes devenus ses hôtes
réguliers. En même temps, ses directeurs ne cessent de
militer pour une activité culturelle plus proche des citoyens,
pour une participation créative à la communauté,
pour des échanges artistiques fonctionnant dans un quotidien
loin de la gloire des palmarès.
La conception de la citoyenneté créative
défendue par le Centre relève autant d'une
déontologie que d'une position proprement artistique. On
considère que la culture doit servir de terrain de rencontre
et d'échanges, et non pas de terrain d'intimidation et
d'exclusion. Pour Bongiovanni, le rôle essentiel de l'artiste
est de mettre en branle de nouveaux processus, d'où pourront
éventuellement émerger des oeuvres. Mais
l'émergence des oeuvres resterait secondaire à cette
impulsion d'une dynamique transformatrice, de processus de
changement, dont les effets ne se limiteraient pas au seul monde
artistique. En effet, la dynamique créatrice devrait animer
une vision culturelle plus vaste, stimuler l'imaginaire de la
Cité. "On est en train de former des décideurs
locaux, des responsables d'entreprises - inciter une prise de
conscience, une nouvelle vision plus créative de la
citoyenneté. Une stratégie destinée à
donner à nos décideurs locaux une culture commune, des
références communes, et on peut espérer qu'ils
deviennent une intelligence commune." Dans le cadre de cette
action éminemment politique, des relations ont
été nouées avec de nombreuses
personnalités locales ; à travers ces liens, le
Centre cherche à engendrer et à faire vivre une
identité culturelle régionale. En partenariat avec
plusieurs chambres de commerce, il a mis en place un réseau
dédié au tissu industriel du Nord Est Comtois; en
parallèle, le Centre a établi sur Internet un syndicat
intercommunal rural.
Sa conception de la citoyenneté fondée sur l'action
et l'accès culturels, se traduit souvent par des initiatives
insolites : lors des "Terres blanches" en mai 1997, manifestation
conçue pour fêter les sept ans du centre, des habitants
de la région se sont portés volontaires pour agir comme
"guides" des artistes étrangers à Hérimoncourt
pendant cinq jours d'activités fébriles. Les habitants
des six villages de la vallée des Terres blanches ont ainsi
été associés aux 150 artistes invités
pour des manifestations diverses (expositions, spectacles, tables
rondes) durant plusieurs jours. L'aspect très
hétéroclite de cette manifestation a fait l'objet de
critiques qui furent attendues de la part des organisateurs. Selon
eux, les heurts et les inégalités qui ont
ponctué la rencontre sont inévitables, dès lors
que l'on veut réunir une communauté béotienne et
une horde d'artistes contemporains agissant le plus souvent dans un
monde et selon un mode autarciques. Ainsi, tandis que la
participation des habitants-hôtes à cette
activité communautaire fut facilement acquise, certains
artistes, plus habitués à se retrouver entre eux, ont
fait preuve de réticences. Selon Bongiovanni, cette rencontre
fut aussi salutaire que difficile, puisque les artistes ont dû
- chose rare - expliquer leurs démarches à des
interlocuteurs démunis, ne possédant pas les codes de
l'art contemporain. Les énergies mises en commun par des
dizaines d'associations pour la réalisation des "Terres
blanches" témoignent d'un fort engagement local à cette
éxpérience, que le CICV Pierre Schaeffer projette
désormais de reconduire.
A partir de cette première tentative, il est devenu
important d'approfondir une réflexion sur la place de l'art
dans la société contemporaine, sur le rôle de la
citoyenneté créative, ainsi que sur les
éventuelles limites artistiques d'une telle manifestation. Ce
serait une erreur, bien sûr, de substituer aux pratiques
mystificatrices de certains esthètes-marchands, un seul art
"populaire" devenu trivial, puisque nivelé et lissé
pour assurer son accessibilité. La qualité des
productions propres du CICV Pierre Schaeffer, et celle de nombre
d'oeuvres présentées dans le cadre des Terres Blanches,
a jusqu'ici permis d'outrepasser ce dilemme. Afin de rendre porteuses
à plus long terme sa vision d'une citoyenneté
créative, le Centre devra désormais provoquer un
débat de fond sur les questions art-société.
Certaines recherches théoriques ayant trait à la
société et aux nouvelles technologies, publiées
sur le serveur du CICV Pierre Schaeffer, témoignent de la
volonté d'instaurer un tel débat. Un séminaire
qui a eu lieu pendant le dernier festival, consacré à
"L'artiste, le citoyen & l'entrepreneur", a été
repris et prolongé à travers d'autres forums, y compris
sur les réseaux (les responsables d'ARTEC, comme ceux de V2,
ont rendu hommage à cette initiative lors de récentes
manifestations en Angleterre et au Pays Bas; voir les chapîtres
correspondants). Pour que les Terres blanches soient fertiles,
l'équipe du CICV tentent désormais d'animer et de
participer à une discussion ouverte sur les principes
idéologiques qui les ont engendrées.
L'art pour multiplier, éclater les points de
vue
Interrogé sur sa vision de la "transdisciplinarité",
Pierre Bongiovanni a répondu que l'"indisciplinarité"
lui semble être une démarche plus en rapport avec la
création artistique. A la transdisciplinarité, il
préfère le concept de points de vue : "Je peux
être un expert dans une discipline, et avoir un point de vue
bornée sur cette discipline ; je peux être un
expert dans une discipline, et avoir plusieurs points de vue sur mon
champ disciplinaire ; je peux être un expert dans une
discipline, et avoir plusieurs points de vue sur plusieurs champs
disciplinaires... Il y a là toute une mosaïque de
situations possibles. Je préfère cette approche parce
qu'elle ne se limite pas à la question d'une discipline".
Selon Bongiovanni, plus qu'à toute époque
antérieure, l'homme contemporain doit apprendre à
habiter et à gérer des positions et des points de vue
multiples, voire contradictoires. Cette tendance vers un état
labile et changeant serait "la base d'une posture moderne". Le
travail artistique, qui provoque des changements de "points de vue",
qui incite à renouveler son regard sur le monde, à
porter un autre regard sur le monde, renforcerait donc notre
capacité à assumer une vie moderne changeant,
étendant notre forte capacité d'adaptation.
La "transdisciplinarité", dans ce contexte, semblerait
alors désigner l'action de courants qui traversent et relient
les différents champs d'action et d'existence, les points de
vue et les postures. Elle serait génératrice moins
d'une oeuvre d'art dans sa fixité, que d'une poétique
de la communication, une sensibilité esthétique apte
à infuser toutes les dimensions de la Cité. Les
nouvelles formes artistiques dépendraient surtout de
situations, de processus d'échange, d'associations
éphémères de personnes autour d'une intention
esthétique commune.
"Posture de labeur", "points de vue multiples",
"citoyenneté créative" : tels sont les mots clés
de la philosophie qui imprègne les orientations et les buts du
CICV Pierre Schaeffer, sa vocation en tant que centre d'accueil pour
des artistes, et la mission qu'il s'est donnée de promouvoir
une conception plus vaste de la culture citoyenne. L'expression
artistique à travers les réseaux, domaine dans lequel
le centre s'est investi avec promptitude et avec énergie,
constituera sans doute l'un des axes les plus importants du
développement du CICV Pierre Schaeffer à l'avenir.
___________________________________________________________________________
1] "Un état
d'esprit", CICV. Centre de recherche Pierre Schaeffer, document de
présentation (1994), p.24.
2] "Culture, Communication
and New Technologies: The Impact of New Technologies on European
Culture. Conference on a New Space for Culture and Society (New Ideas
in Science and Art)". Pour un compte-rendu de cette manifestation,
voir Andreas Broeckmann (V2), "Odysseus, not Ariane", Archive/V2_East
Meeting 96/09, [http://www.v2.nl/east/archive/report/praguecouncil.html]
CTI Art and Design (CTIAD) [section4]
[sommaire]
[CTI : Computers in Teaching Initiative/ initiative pour
l'emploi de l'informatique dans l'enseignement]
Brighton, Grande Bretagne
[http://www.bton.ac.uk/ctiad/]
L'objectif de la CTI est de faciliter l'utilisation effective
de l'informatique dans l'éducation supérieure, en
établissant des centres d'informations dédiés,
aptes à fournir des renseignements sur les technologies
disponibles, et capables d'accompagner et de guider les
transformations introduites par l'informatique dans le système
éducatif. La CTI "Art and Design" est l'un des 24 centres qui
ont été créés au Royaume Uni. Ensemble,
ces centres permettent de répondre aux besoins de la plupart
des disciplines actuellement enseignées.
L'objectif de la CTI Art and Design est d'améliorer la
qualité de l'enseignement et de l'apprentissage, grâce
à l'utilisation de technologies adaptées aux besoins de
l'éducation supérieure. Nous estimons que
l'informatique offre des ressources puissantes susceptibles
d'apporter des innovations importantes aux programmes de
l'enseignement. Ces ressources engendrent de nouveaux
modalités d'apprentissage, davantage ancrées dans des
situations collaboratives, et accordant une plus grande importance
à l'initiative de l'étudiant. Par ailleurs, la pratique
de l'informatique encourage de nouveaux modes de pensée, et
favorise le développement de compétences pouvant
ensuite être intégrées à la vie
professionnelle.
CTIAD [1]
L'Université de Brighton est la première
université "nouvelle" en Grande Bretagne à se faire
attribuer l'hébergement d'un centre spécialisé
dans le cadre du programme national anglais de la "CTI". Le service
national assuré par la CTI est basé sur un
réseau comportant 24 centres, répartis selon des
pôles thématiques (sciences économiques,
sociales, informatique, ingénierie, histoire, langues,
musique, mathématiques...). Dans ce contexte, la Faculty of
Art, Design and Humanities de l'Université de Brighton
accueille depuis juin 1996 le centre Art and Design de la CTI. Sue
Gollifer, notre interlocutrice pour l'étude, est
chargée de la coordination du secteur "Art"; Gareth Reast est
coordinateur du secteur "Design", et Suzette Worden dirige l'ensemble
des activités de la CTIAD.
Les responsables du nouveau Centre se sont rapidement
mobilisées pour promouvoir l'emploi des nouvelles technologies
dans l'enseignement artistique, d'où le choix de Brighton pour
cette mission nationale. En effet, après de longs
préparatifs, l'Université a organisé en avril
1995 une conférence fondatrice intitulée CADE
(Computers in Art and Design Education), ainsi qu'une exposition
d'art électronique (ArCade). La publication sur CD-ROM qui
documente cette manifestation regroupe les oeuvres de plus de 200
artistes, designers, et théoriciens travaillant dans les
domaines de l'art, du design, de l'animation, du
théâtre, de la musique, de l'hypertexte, du
multimédia, de la critique, des communications, de
l'holographie, et de la réalité virtuelle. Ce document,
"Digital Creativity", est devenu un ouvrage de
référence pour les lieux d'enseignement artistique en
Grande Bretagne [2].
Les missions de la CTIAD
La CTIAD fournit des informations en ligne (mailings
électroniques, serveur sur le World Wide Web), et publie
régulièrement des bulletins d'information et des
revues. "OutLine" est un journal semestriel qui annonce et rend
compte de manifestations artistiques et de rencontres
pédagogiques ayant trait à l'art et aux nouvelles
technologies; des critiques d'ouvrages (livres, revues, CD ROMs...),
et des coordonnées d'organismes et de réseaux oeuvrant
dans ces domaines font de "OutLine" une source précieuse
d'informations. Les échanges énergiques entre
enseignants et responsables pédagogiques grâce à
ce système de communication sembleraient d'ailleurs avoir
généré une synergie à l'image du
réseau lui-même, puisque les lecteurs et les
abonnés l'étendent constamment, en y apportant leurs
propres informations. Ainsi, par le biais du serveur de la CTIAD, on
découvre le "Pavilion Group", un collectif informel de projets
et d'initiatives visant à soutenir et à
améliorer l'enseignement artistique grâce à
l'application des technologies de l'information. Ces projets
émanent de diverses universités et écoles
supérieures; en tant que reflets d'expériences
pionnières très différentes, ils jouissent d'une
certaine exemplarité, et peuvent utilement indiquer aux
non-initiés quelques "bonnes pratiques". La CTIAD sert
également de relais pour le réseau "HAN" : ce
"Humanities and Arts Higher Education Network" regroupe actuellement
une cinquantaine d'organismes désireux d'optimiser leurs
méthodes d'enseignement et de recherche grâce aux
infotechnologies.
En plus de sa mission de relais et de coordinateur d'informations
sur les autres ressources et structures, la CTI Art & Design
mène des actions propres de formation et d'analyse : elle
publie des analyses critiques de produits informatiques, organise des
ateliers, des journées "portes ouvertes", et des
démonstrations de logiciels. En tant que consultant
auprès des établissements artistiques d'enseignement
supérieur en Grande Bretagne, elle peut être
mandatée pour identifier les orientations et les souhaits d'un
organisme, afin de lui proposer un équipement (machines et
programmes) adapté à la formation qu'il assure. Un
questionnaire actuellement diffusé sur le serveur vise
à caractériser les formations, les profils, et les
ambitions des enseignants, pour pouvoir mieux anticiper et
répondre à leurs besoins en matière de
technologies informatiques.
Art / artisanat : la maîtrise des outils
Selon Sue Gollifer, l'introduction des outils informatiques est en
train de produire un décloisonnement entre les
différentes secteurs de la création, en dissolvant
notamment les frontières qui auparavant séparaient
l'oeuvre artistique, entreprise individuelle et gratuite, du travail
de design, c'est-à-dire un travail de type artisanal, devant
répondre à une commande ou une "application". Or, la
technicité des nouveaux outils, et le fait qu'il faut
acquérir certaines compétences fondamentales afin de
pouvoir s'en servir, rapprochent aujourd'hui ces deux secteurs
d'activité : l'artiste comme le designer est désormais
obligé de passer par une formation en informatique, en
programmation, en multimédia. Si ces deux créateurs
remplissent encore des rôles distincts - la commande "ouverte"
passée à l'artiste, par rapport à la commande
"dirigiste" passée au designer - leurs parcours devenus
momentanément parallèles subiraient quelques
interférences salutaires. La souplesse des outils
multimédia, la richesse des mondes hybrides qu'ils peuvent
engendrer, l'ubiquité potentielle des oeuvres
numériques, ne peuvent laisser indifférents des
artistes cherchant à éprouver les
spécificités et les limites de leurs médias. De
même, l'appropriation des technologies informatiques par des
artistes, afin de les détourner, ne peut laisser
indifférents les designers voulant optimiser le potentiel
créatif et communicatif des nouveaux outils.
A travers les nouvelles technologies, cette revalorisation d'une
technicité artisanale, et l'importance qui est aujourd'hui
attachée à la maîtrise des outils, n'est pas sans
rappeler les idéaux de William Morris, de Walter Gropius, des
productivistes soviétiques... Mais le vieux rêve des
"bâtisseurs des cathédrales", serviteurs anonymes d'un
art communautaire, a également inspiré des mouvements
artistiques plus récents. Au cours des années soixante,
de nombreux créateurs ont prôné l'appropriation
des dernières avancées technologiques, l'emploi de
méthodes programmées à des fins de
création artistique, l'exploitation de techniques de
reproduction pour assurer la distribution des oeuvres, la
coopération des artistes avec des scientifiques et des
techniciens [3]. La
sérigraphie, la photographie, l'imprimé, la
vidéo, ont été explorés en partant de ces
principes.
La coordinatrice "ART" de la CTIAD revendique cet héritage
: marquée par Vasarely, ainsi que par le GRAV (Groupe de
recherche d'art visuel) rencontré à Paris dès
1964, elle reconnaît leur influence sur son attitude
vis-à-vis des technologies les plus récentes.
Habituée à établir des passerelles entre les
communautés technico-scientifique et artistique (elle s'est
battue pour être formée en informatique à une
époque où l'utilisation de l'ordinateur par l'artiste
était incomprise), Sue Gollifer continue à militer pour
une activité créative et culturelle accrue dans les
réseaux : elle était l'un des rares artistes ayant
participé à la deuxième conférence
mondiale sur le World Wide Web, dominée par des
ingénieurs et des développeurs industriels. Elle
insiste sur la nécessité d'entretenir un dialogue avec
les décideurs des technologies de demain : si les
créatifs sont parfois rebutés par le discours
scientifique, il faut se rappeler que les scientifiques et
industriels sont tout aussi intimidés par les discours
obscurantistes que tiennent certains artistes.
L'expérience acquise par les responsables de la CTIAD dans
l'enseignement confirme l'ouverture d'esprit des étudiants sur
l'informatique et les technologies de l'information. Cependant, les
réticences rencontrées au niveau des formateurs posent
encore de sérieux problèmes. Effectivement, les outils
numériques, et plus particulièrement les
réseaux, remettent radicalement en cause le rôle et
l'autorité de l'enseignant. Le statut traditionnel du
professeur en tant que détenteur de savoirs n'est plus
tenable, dès lors que ses étudiants peuvent librement
accéder à des bases de données massives et
constamment mises à jour. En revanche, il doit jouer un
rôle capital en développant et en aiguisant le sens
critique chez ses étudiants, en leur apprenant à mieux
définir leurs buts pour affiner leurs méthodologies de
recherche, ainsi qu'en les incitant à exploiter de
façon plus active et plus créative, les données
qu'ils récoltent. Par ailleurs, les technologies de
communication permettant dorénavant aux enseignants
d'intervenir auprès de jeunes chercheurs
géographiquement éloignés, en dirigeant et en
commentant leurs travaux par le biais des réseaux. Sur une
base d'échanges, les enseignants peuvent ainsi recenser et
répartir leurs compétences en fonction des demandes des
étudiants, indépendamment de leurs lieux d'inscription.
Sue Gollifer, qui est parfois sollicitée par ses
confrères outre-Atlantique pour noter des travaux de design
créés sur le World Wide Web, encourage vivement ce
redéploiement des compétences du corps enseignant.
Si certains pédagogues épousent volontiers leur
nouveau rôle de mentor et d'interlocuteur
privilégié, davantage identifiable par ses domaines de
compétences que par son lieu d'ancrage institutionnel,
d'autres ont du mal à renoncer à leur image comme
"pilier du savoir". Se sentant menacés par des technologies
avec lesquelles ils ne peuvent nullement rivaliser, ils ont tendance
à stigmatiser ces nouveaux outils en réveillant les
phobies colportées depuis toujours par les luddites (la
machinisation aliénante, la déshumanisation, la
désappropriation du savoir...), afin de faire perdurer un
modèle professionnel pourtant caduque. Le corporatisme
caractéristique du milieu éducatif ne fait que
renforcer cet immobilisme, qui risque d'avoir des conséquences
désastreuses pour les jeunes générations,
formées selon les traditions appartenant à une
époque révolue.
La mission que s'est donnée la CTIAD est de combattre cet
immobilisme, tout en démystifiant l'apport des nouvelles
technologies. Selon Sue Gollifer, ceux qui prétendent que
toute personne dûment armée d'un logiciel graphique
deviendra ainsi un créateur génial, ne font que
reprendre le vieil adage selon lequel toute personne armée
d'un crayon serait un Léonard qui se réveille. Les
innombrables possibilités de mises en forme visuelles,
l'infinie reproductibilité et communicabilité des
oeuvres numériques, font des ordinateurs et des réseaux
des outils particulièrement puissants, mais rien ne saurait se
substituer à la force de l'idée créative. Il
faut maîtriser et dépasser les outils afin de les
investir d'une vision poétique susceptible de nous
émouvoir.
Une transdisciplinarité de voisinage
Le lieu de travail informatique le plus énergiquement
exploité par les étudiants à Brighton est un
petit local peu confortable où l'Université abandonne
ses ordinateurs et ses logiciels devenus "obsolètes",
c'est-à-dire, l'équipement qui est remplacé au
cours des mises à jour des programmes et des rachats de
matériel. Ce local est entièrement laissé aux
étudiants : aucune surveillance, aucun conseil technique n'y
est fourni. Or, c'est dans cette salle qu'il se produit le plus
d'échanges entre les étudiants en art et leurs pairs
informaticiens, c'est là que les uns apprennent les astuces de
la programmation, les autres celles de la mise en page et du travail
graphique. Ils y élaborent leurs projets d'études, mais
peuvent également produire des tracts et des fiches
publicitaires pour des discos, des raves. Tandis que de nombreux
enseignants continuent à se barricader derrière leurs
spécialités respectives, c'est là que les
étudiants assimilent réellement l'informatique (souvent
en apprenant à la détourner), c'est là qu'ils
apprennent à se connaître, à s'ouvrir sur
d'autres approches, d'autres secteurs d'activité.
Sue Gollifer défend ardemment ce lieu, alors que certains
de ses collègues restent incapables de comprendre qu'un
endroit si peu structuré, leur échappant
complètement de surcroît, puisse avoir des
retombées aussi importantes au niveau de l'apprentissage. Mais
Gollifer se souvient avec humour de l'époque où elle
avait du mal à concevoir et à accepter de nouvelles
modalités pédagogiques, notamment lorsqu'elle a
dispensé les premiers cours d'informatique dans le cadre d'un
cursus artistique. Son approche initiale consistait à vouloir
décrire, dans des termes généraux, les principes
de fonctionnement de l'ordinateur et de sa programmation, puisqu'elle
croyait ainsi pouvoir inculquer à ses étudiants
quelques notions fondamentales sur la logique informatique, sur la
gestion de données complexes, sur la création
assistée. Or, suite à ces premiers cours
théoriques, qui se sont rapidement avérés
désastrueux sur le plan pédagogique, Sue Gollifer a
inclus au sein des cours pratiques des étapes de conception et
d'élaboration de projets devant faire appel à
l'informatique. Ses étudiants ont pu ainsi se familiariser
avec le potentiel offert par les nouveaux outils, en les maniant afin
de répondre à des impératifs précis et
concrets. Là où l'ordinateur était effectivement
le seul instrument permettant de réaliser une oeuvre, les
étudiants ont vite saisi sa spécificité et ses
implications sur le plan créatif. Ensuite, ils ont plus
aisément participé à une discussion
générale sur l'art et la technologie, sur la
création assistée par la machine, sur la main et le
calcul.
La transdisciplinarité telle qu'elle est conçue par
les responsables de la CTIAD est étroitement associée
à la maîtrise d'une culture et des outils informatiques.
Indépendamment des parcours professionnels que suivront les
étudiants à l'issue de leur formation artistique, Sue
Gollifer juge indispensable cette initiation aux technologies
d'information et de communication, puisqu'elle assure leur
intégration au monde de la création contemporaine, mais
également, sur un plan plus général, aux
pratiques sociales qui conditionnent désormais le monde des
médias.
___________________________________________________________________________
1] Texte de
présentation figurant sur la brochure de la CTIAD.
2] Suzette Worden
(éd.), Digital Creativity CD-ROM, ISBN 1871966 23X. Les
activités de CADE sont présentées sur Internet
[http://cccw.adh.btn.ac.uk/CADE/welcome/html]
3] A ce sujet, voir
notamment l'ouvrage de Frank Popper, L'Art cinétique,
Paris, Gauthier-Villars, 1970 (2e éd. revue et
augmentée).
Art et ordinateur, par Abraham Moles, offrait dès
1971 une analyse pionnière du rôle de l'informatique
dans la création; l'édition revue et augmentée,
parue en 1990 (Paris, Blusson), confirme la dimension visionnaire de
cet ouvrage.
Kristine Stiles et Peter Selz ont récemment
édité Theories and Documents of Contemporary Art
(Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1996); le
chapître sur "Art and Technology" regroupe plusieurs manifestes
importants.
CYPRES [section4]
[sommaire]
Centre Interculturel de Pratiques, Recherches et Echanges
Transdisciplinaires
Aix-en-Provence
http://www.aix.ensam.cypres.fr
L'activité humaine est devenue un corps continu en
instabilité évolutive qu'il est arbitraire de
fractionner. Les recherches scientifiques, technologiques et
artistiques sont de moins en moins la propriété de
secteurs cloisonnés.
Au sein de leurs spécialités respectives,
chercheurs et créateurs, confrontés à un
continuum de questions, sont amenés à y répondre
de manière diversifiée, en échangeant, sans
discrimination, modèles, concepts, expériences et
méthodes.
C'est pourquoi il convient aujourd'hui d'imaginer des
situations et des espaces expérimentaux qui permettent
d'accompagner cette transformation, de la réfléchir et
de la rendre opératoire, en liant la recherche, la
création et la formation artistique aux questions fondamentaux
qui génèrent ces mutations.
CYPRES [1]
Créé en janvier 1992 et
hébergé par l'Ecole d'Art d'Aix-en-Provence, CYPRES
développe ses activités selon quatre axes principaux :
la formation, la recherche, les accueils et les échanges,
enfin la production et la communication. A vocation interculturelle
et transdisciplinaire, le Centre propose un lieu
d'expérimentation et d'interaction pour des pratiques
artistiques, scientifiques, et technologiques, en provoquant la
rencontre et le décloisonnement des disciplines. "Le
questionnement du réel par ces pratiques expérimentales
artistiques, scientifiques et technologiques, produit alors de la
complexité, de l'artificialité et de multiples
connexions, créant ainsi des carrefours de traduction des
langages et des comportements."
[2]
CYPRES est doté de moyens modestes (deux postes à
mi-temps assurent une "permanance"), relayés par
l'infrastructure de l'Ecole d'art, ainsi que par des partenaires
extérieurs lors de l'organisation de manifestations
importantes. Il dispose d'une villa avec quatre chambres, permettant
d'héberger des artistes et des intervenants. Ainsi, le Centre
a pu accueillir des invités originaires du Maroc, de la Chine,
de l'Algérie, de l'Ukraine, du Canada, du Japon, des
Etats-Unis, de l'Allemagne, de la Grande Bretagne, de l'Italie, du
Vietnam, du Pays Bas, de l'Afrique, de la Russie... En tant que
structure homologuée par la Fondation Aschberg, CYPRES
accueille des boursiers de l'UNESCO motivés par l'utilisation
artistique des nouvelles technologies, provenant pour la plupart de
pays économiquement défavorisés, peu aptes
à nourrir une telle démarche. La dimension inter- ou
multiculturelle de l'activité du Centre aixois doit être
prise en compte au même titre que son engagement
transdisciplinaire : différentes conceptions des arts et des
sciences, et de leurs relations, sont confrontées à
travers ses rencontres internationales (résidences,
symposiums, ateliers).
Passion, amitié, indiscipline
La gymnastique conceptuelle pratiquée chez CYPRES, qui
consiste à faire croiser divers regards sur un terrain
d'intérêt commun, est le résultat d'une politique
définie par les statuts de l'association, mais dépend
aussi et avant tout d'un réseau humain. La passion pour leurs
domaines respectifs de connaissance, et l'envie de confronter et de
partager cette passion, est sans doute le dénominateur commun
chez ceux qui interviennent dans le cadre des activités
aixoises. Le président de l'association, Claude Gudin,
botaniste et chercheur au Commissariat à l'énergie
atomique de Cadarache, revendique comme principe fondateur de son
activité le plaisir, et définit la situation pour
l'échange optimal de la manière suivante :
"l'amitié d'abord, et la complémentarité
associées au désir de "créer ensemble"".
Plutôt que de transdisciplinarité, Gudin
préfère parler de l'indiscipline, celle qui
caractérise "de vraies "structures dissipatives" en
équilibre instable, condamnées à inventer de
formes nouvelles pour survivre et évoluer : autrement dit, les
organismes vivants et non des institutions." En botaniste
malicieux, il prône des démarches relevant de la
fertilisation croisée et de champs d'expériences.
C'est sans doute ce principe fondateur de l'amitié, et le
désir de créer ensemble, qui empêchent CYPRES de
tomber dans le piège d'un "plaquage" de pensées de
provenances différentes, momentanément mais
superficiellement réunies. Ceux qui y participent sont
motivés par la convivialité et
l'intégrité qui animent ces rencontres : un esprit
ouvert sans compromission, et une volonté de remettre
constamment en question des axiomes trop souvent
considérés comme acquis, garantissent la qualité
des débats. Ces conditions exigent aussi que les acteurs
soient prêts à prendre des risques, à abandonner
la sécurité de leurs milieux et de leurs langages de
spécialistes, afin de forger le langage commun dont
dépend tout dialogue. L'exercice est périlleux : les
spécialistes prêts à abandonner le cercle
collégial de leurs confrères, pour tenter de
communiquer leur pensée à un auditoire de
non-initiés, ne sont pas majoritaires. Mais ceux qui sont
intéressés par cette prise de risque, qui estiment
qu'ils apprendront en allant ainsi à la rencontre de l'autre,
font preuve déjà d'une ouverture - et d'un courage -
qui infuse et stimule les échanges.
Pour Ysabel de la Roquette, directrice de CYPRES, "la
transdisciplinarité recouvre la notion d'une rencontre entre
des modes de pensées, des pratiques, des champs
d'expérimentation différents pour aboutir à
constituer de nouveaux territoires. La démarche
transdisciplinaire est expérimentale puisqu'il n'y a pas
(encore) un langage commun." En contrepartie, le danger de cette
démarche serait " la tentation de tout dénommer
transdisciplinarité dès lors qu'il y a un
échange qui peut se borner à n'être qu'un
parallélisme de points de vue ou de pratiques." Comme la
plupart des artistes et des théoriciens oeuvrant en marge des
disciplines délimitées, Ysabel de la Roquette attache
une grande importance à la "gratuité" de cette
expérimentation, autrement dit, à ce qu'elle appelle
"la non obligation de résultats". En dehors du processus
heuristique qui motive la recherche, processus qui peut
lui-même être considéré comme le but, toute
cible - l'oeuvre d'art accomplie, voire d'éventuels
débouchés industriels - risquerait d'inhiber cette
libre exploration et association de champs conceptuels. La situation
de totale gratuité est un idéal que s'est donné
CYPRES, sachant que cet idéal est aussi difficile à
atteindre dans le monde étiqueté de l'art contemporain,
que dans d'autres domaines d'activité.
Historique des manifestations
La programmation des ateliers, séminaires, colloques et
conférences reflète une volonté de réunir
des intervenants d'horizons divers autour de thématiques
volontairement très ouvertes, censées lancer et nourrir
un débat sur des questions épistémologiques de
fond, sur les mécanismes et les comportements qui assurent la
genèse et la communicabilité des langages. Un premier
cycle fondateur de conférences, tenu en 1991 et
consacré aux "Questions de la représentation en Art et
dans les sciences", a été dirigé par le
physicien J.M. Lévy-Leblond. A cette occasion, la
réflexion esthétique menée à l'Ecole
d'art a pu être confrontée aux pensées d'un
chimiste, d'un botaniste, d'un astrophysicien, d'un biologiste.
Trois unités de recherche ont été
constituées dès 1992, intitulées ART/COGNITION,
ART/ ESPACE/ COMMUNICATION, INTERCULTUREL. Les séminaires de
Roy Ascott (artiste télématique britannique, actuel
directeur de CAiiA), du philosophe Pierre Levy, du théoricien
Paul Virilio, et de l'artiste Jurgen Claus ont réuni un public
d'artistes et d'enseignants autour de la question des
communications ; en parallèle, des projets pratiques ont
été développés en réseau.
Psychanalystes, anthropologues, et linguistes sont intervenus sur les
problématiques ART/ COGNITION et INTERCULTUREL. Ici encore, le
but est moins de sonder les compétences
spécialisées que véhiculent les
représentants de disciplines diverses, que de créer les
bases d'un éventuel dialogue entre eux, voire de
déterminer les zones de résistance, ces zones
inexorables où les différents savoirs demeurent
intraduisibles.
En 1992, CYPRES a organisé DIFFERENTIEL(S) 92 Art/Cognition,
en collaboration avec le groupe de BioInformatique de l'Ecole Normale
Supérieure de Paris et l'Université d'Hawaii à
Manoa. Cette "opération-manifeste" a comporté un
séminaire d'été, des
atéliers-laboratoires, une exposition, des performances et des
interventions de chercheurs, philosophes, et artistes de
nationalités diverses. Parmi les disciplines
abordées : la vie artificielle et les systèmes
autonomes, la connectivité, le comportement. Un ouvrage
bilingue (350 pages, anglais-français) publiée en 1993,
témoigne de cet événement, qui a établi
la notoriété et l'originalité de la
démarche de CYPRES sur plan international
[3].
En mars 1994, des ateliers-laboratoires, des expositions, et un
colloque ont porté sur ART/PHOTOGRAPHIE NUMERIQUE, sujet d'une
deuxième publication bilingue, sortie en décembre de la
même année [4].
Les ateliers-laboratoires et le séminaire organisés
en 1995 ont été consacrés au MOUVEMENT ET
COMPORTEMENT, et ceux de 1996 à la thématique du LANCER
(ces deux programmes feront l'objet d'une publication commune,
actuellement en cours d'élaboration). Biologistes,
philosophes, artistes, et cognitivistes figurent parmi les
intervenants qui confrontent et croisent leurs idées dans le
cadre des colloques, à vue et à l'insu de tous.
LOEIL (Laboratoire Objets Espaces
Intelligents)
Suite à sa première grande manifestation,
Art/Cognition (1992), CYPRES a mis en place à l'Ecole
d'art l'atelier permanent dénommé LOEIL, destiné
à traiter à travers différentes technologies des
questions du mouvement, du comportement, de l'autonomie, de
l'automatique et de la robotique. En plus de son travail
pédagogique à l'intérieur de l'école,
LOEIL organise chaque année des stages pour des
étudiants et des artistes d'autres écoles d'art,
françaises comme étrangères. Ces phases
d'expérimentation pratique se déroulent dans un cadre
thématique qui recoupe celui des séminaires et des
colloques organisés par l'association, la programmation
permettant aux stagiaires d'"exploiter" à travers leur travail
l'apport de ces rencontres.
En 1995, CYPRES a organisé une exposition de trois
années de travaux réalisés à LOEIL, sous
l'intitulé ALTERMATE-AUTOMATE ; la même
année, l'association a convié une rencontre
d'écoles d'art, sur le thème "pédagogie et
nouvelles technologies". L'association veut promouvoir la mise en
oeuvre de programmes pédagogiques adaptés au monde
d'aujourd'hui, alors que de nombreux établissements de
formation artistique - notamment en France - continue à
dispenser un enseignement plus adapté au dix-neuvième
siècle qu'au vingtième (même à l'aube du
vingt-et-unième), mais qui conforte les artistes officiels qui
en sont responsables. Afin de dynamiser une réflexion sur la
création contemporaine, ses outils et ses sens, CYPRES
mène des opérations qui rompt radicalement avec cette
orthodoxie artistique, asservie aux réseaux des galeristes et
aux revues d'art de luxe. Lors des débats qui émergent
au cours des activités pédagogiques, et qui portent sur
des énergies systémiques, des catégories de
fonctionnement logique, des écologies de la pensée, on
sent roder l'ombre du philosophe Vilèm Flusser, longtemps
complice et acteur dans l'école aixoise. Puisque ces questions
reviennent constamment, aussi bien lors des activités
pratiques à l'OEIL que dans l'amphithéâtre de
l'école, les étudiants se rendent compte de la
nécessité de ne pas les esquiver.
IMUTE (Invention, Modification, Utilisation, Technologie
Expérimentale), atelier qui a eu lieu en mars 1997, comportait
une semaine d'expérimentation sur la robotique et les
systèmes autonomes. Les stagiaires ont été
confrontés à un environnement de travail très
différent de celui rencontré au sein de leurs
écoles (mis à part les Aixois, ils provenaient d'une
demi-douzaine d'écoles d'art françaises). L'exigence
d'abandonner des modèles pédagogiques familiers afin de
s'adapter à d'autres types d'apprentissage, est une partie
intégrante de l'expérience offerte à CYPRES.
Cette recherche sur la robotique et la vie artificielle a
été poursuivi par les étudiants de
l'école d'Aix à travers leur mise en scène
collective d'un spectacle "homme-machine" en septembre, dans le
théâtre d'Imperia (Italie) lors d'une rencontre
d'écoles d'art européennes. D'autres ramifications sont
également en cours de développement, notamment à
travers l'élaboration de scénarii
télérobotiques, en collaboration avec des
ingénieurs russes de l'Institut de Programme de
Systèmes à l'Académie des Sciences, à
l'Université de Pereslavl-Zalessky.
Tout en approfondissant les compétences propres à
LOEIL à travers ces projets de recherche, auxquels
étudiants et stagiaires sont étroitement
associés, CYPRES sollicite des partenariats avec des
structures extérieures, susceptibles dappuyer ses
démarches sur le plan artistique et/ou technique. Ainsi, un
regroupement de musiciens travaillant sur des environnements sonores,
et une société de robotique industrielle, participent
aux expériences actuellement en cours. En contrepartie, ces
organismes rencontrent chez CYPRES un climat
dexpérimentation désinhibé, qui leur
permet détendre leurs réseaux humains et
d'embrasser de nouvelles perspectives de développement.
Dérouter pour générer de nouvelles
énergies créatrices
La diversité des points de vue regroupés autour
d'une problématique donnée est certainement la
caractéristique principale des activités aixoises :
pour LE LANCER, un astrophysicien est intervenu sur le lancer spatial
en tandem avec une spécialiste des arts électroniques
et du "space art" ; un responsable du trafic aérien a
exposé les stratégies de gestion
développées pour optimiser les mouvements des
aéronefs ; un spécialiste d'armes balistiques
anciennes a fourni des éléments historiques sur le
lancer en tant que tactique militaire. Malgré
l'éclectisme qui caractérise les rencontres de CYPRES,
la définition préalable de leurs thématiques
assure en général la bonne cohésion et
l'acuité des débats. En témoigne la
qualité d'écoute manifestée par les
étudiants : même s'ils sont déroutés
par le bousculement des points de vue auxquels ils se trouvent
exposés, ils font preuve d'agilité lors des
discussions. Par ailleurs, les difficultés de
compréhension, et les efforts intellectuels imposés par
ces débats s'avèrent salutaires à long terme :
s'affronter à des registres langagiers et conceptuels
inhabituels, et apprendre à s'en approprier pour
étendre son propre "théâtre d'opérations",
est une expérience que les étudiants vivent de
manière positive, et qui marque fortement par la suite leurs
démarches créatives.
Les processus de questionnement, de remise en cause, de recherche
active d'axes d'approche permettant aux uns et aux autres de
s'emparer d'une pensée "étrangère", se
développent le plus souvent sur des périodes
très longues, pouvant largement dépasser le cadre de la
formation. Ainsi, l'attitude de CYPRES est diamétralement
opposée à celle adoptée par les organismes de
formation spécialistes des cursus "en kit",
prédigérés et d'un abord facile, ayant sur leurs
étudiants des résultats mesurables et
instantanés bien que totalement superficiels. Il est
évident que les options prises par CYPRES procurent moins la
satisfaction de retombées immédiates dont peuvent se
vanter des structures d'enseignement conventionnelles. En revanche,
la réceptivité, la réactivité, et la
créativité dont font preuve les étudiants,
sembleraient confirmer le Centre dans sa déontologie
pédagogique. A plus long terme, seule une approche de ce type
paraît capable de nourrir une nouvelle façon de penser
l'art, en le situant au coeur de problématiques
contemporaines.
___________________________________________________________________________
1] Texte de
présentation publié dans le projet CYPRES, Ecole d'Art
d'Aix-en-Provence, 1992
2] Ibidem
3] Art/ Cognition,
Pratiques artistiques et sciences cognitives, CYPRES/ Ecole d'Art
d'Aix-en-Provence, 1994.
4] Art/
Photographie numérique, l'Image réinventée,
CYPRES/ Ecole d'Art d'Aix-en-Provence, 1995.
Institut für Medienkommunikation,
Gesellschaft für Mathematik und Datenverarbeitung (GMD)
Institut des nouveaux médias, Centre national allemand
de recherche en informatique
Sankt Augustin [section4]
[sommaire]
[http://viswiz.gmd.de/fleischmann]
Comme la photographie à ses débuts,
l'informatique interactive est aujourd'hui encore limitée par
le fait que seuls quelques personnes sont capables de comprendre la
technologie qui la sous-tend. Les designers et les informaticiens
peuvent pourtant rendre les systèmes informatiques plus
accessibles, en concevant des interfaces plus intuitives. Nous
considérons que l'ordinateur doit fonctionner comme un serveur
intelligent, oeuvrant à l'arrière plan, et fournissant
les informations requises à travers des canaux d'interaction
faisant appel à plusieurs modalités sensorielles.
Auparavant, l'être humain et l'ordinateur étaient
reliés par l'intermédiaire de dispositifs plutôt
encombrants : le casque de visualisation et le gant de
données, mais également la souris, le clavier, le
joystick. Cependant, nous évoluons aujourd'hui vers des
interfaces humaines plus "naturelles" : la navigation peut être
assurée grâce au suivi des mouvements oculaires
("eye-tracking") et des mouvements du corps, grâce à la
reconnaissance vocale et gestuelle. Depuis 1988, nous avons
travaillé au GMD à l'élaboration de nouvelles
interfaces, permettant les interactions les plus intuitives.
Monika Fleischmann, Wolfgang Strauss, Christian-A.Bohn
[1]
Pour qu'il y ait y une nouvelle esthétique des
médias informatiques, il faut que nous ayons
déjà mis en oeuvre un processus
d'expérimentation, de production, de diffusion des mondes
électroniques. Nous devons abandonner la recherche
menée de façon isolée à
l'intérieur des sciences, comme celle qui est menée
à l'intérieur des arts. Le réseau global
constitué par les mondes virtuels fait appel à des
visions exigeantes, créatives, formatives. La "communication"
atteint aujourd'hui de nouveaux seuils de perception, à
travers les réseaux des
télécommunications.
Monika Fleischmann, Wolfgang Strauss [2]
Au GMD, l'Institut für Medienkommunikation comporte quatre
départements : Visualization and Media Systems Design (VMSD),
Multimedia Applications in Telecooperation (MAT), Networks (NW), et
Media Arts Research Studies (MARS). Monika Fleischmann, directrice
artistique de l'Institut et notre interlocutrice pour cette
étude, doit donc mener une action transversale, afin que les
compétences et les énergies de ces départements
soient investies dans des projets artistiques. Selon Fleischmann :
"Il nous est difficile de créer des programmes qui
correspondent vraiment aux volontés des artistes, puisqu'il
faut que ces mêmes programmes représentent autant
d'intérêt pour les scientifiques. En effet, notre
rôle est de créer de véritables partenariats,
impliquant des scientifiques de haut niveau; il ne s'agit donc plus
du rapport hiérarchique du type 'Artiste + programmateur'.
Notre travail serait sans doute plus facile si le GMD était
plus proche du monde artistique. Cependant, si tel était le
cas, nous n'aurions pas le même impact sur la communauté
scientifique".
Son pôle d'activité artistique a été
lancé au VMSD par designer Fleischmann et architecte Wolfgang
Strauss en 1991, lorsqu'ils y ont été conviés
par le scientifique Wolfgang Krüger. Auparavant leur
coéquipier au sein de l'institut berlinois Art + Com, dont
Fleischmann fut l'un des fondateurs en 1988, Krüger
déplorait le manque de perspective culturelle qui
régnait alors au GMD, l'une des plus importantes structures de
recherche en Allemagne. Alors qu'il avait quitté Art + Com
afin de se rapprocher de la communauté scientifique, ce
chercheur internationalement reconnu pour ses travaux sur la
visualisation d'informations complexes a rapidement constaté
la stérilité d'un monde voué au
développement technologique, si celui-ci est coupé de
l'imaginaire poétique. Disparu prématurément en
1995, Krüger a laissé derrière lui un lieu unique
de recherche interdisciplinaire.
Dès son arrivée à Sankt Augustin, Fleischmann
a invité l'artiste informaticien Karl Sims au GMD. Ce
spécialiste de la vie artificielle, employé à
l'époque chez Thinking Machines, une société
américaine développeuse d'outils de calcul "lourd", a
vite convaincu les chercheurs allemands de l'intérêt de
travailler avec des artistes. Cependant, la lutte pour imposer et
élargir la conception de l'art au sein d'une telle structure
dure encore. Certains informaticiens engagés dans le champ
scientifique, ayant bénéficié en
parallèle de formations artistiques plutôt
conventionnelles, ne comprennent toujours pas la démarche
proposée par l'équipe de Fleischmann. Il a fallu
vaincre l'esprit de rivalité, ainsi que le refus de quelques
chercheurs très autosuffisants d'admettre l'utilité
d'un quelconque travail pluridisciplinaire. En intégrant
progressivement à ses travaux des scientifiques
désireux de s'ouvrir sur une vision plus radicale de la
culture contemporaine, Fleischmann a fini par recueillir un
consensus; l'équilibre reste cependant précaire, les
projets artistiques étant parfois vus comme "les danseuses" de
l'établissement, parfois comme ses alibis culturels.
Pour devancer ses critiques et renforcer son autonomie au sein du
GMD, Fleischmann a fondé en 1997 le département MARS,
où sont associées les technologies de l'information et
l'expression artistique, à travers une pensée qu'elle
qualifie de "multidimensionnelle". Elle estime qu'il est urgent de
défendre l'expression poétique dans le monde des
technologies : "Si nous ne soutenons pas l'art numérique et la
culture des nouveaux médias, la qualité de vie perdra,
face à la dominance des machines." Contrairement à ceux
qui parlent d'une disparition du corps entraînée par
l'avènement des nouvelles technologies, notamment sous ses
formes de "réalités virtuelles", Fleischmann revendique
plutôt la revalorisation de l'expérience corporelle,
notamment en accordant une place importante au geste, dans toute sa
diversité culturelle, à travers les dispositifs
interactifs.
Des projets fédérateurs pour
concrétiser les nouveaux concepts
Sous l'impulsion initiale de Krüger, le groupe des "VizWiz"
(Visual Wizards) à l'Institut des nouveaux médias a
développé de nombreuses interfaces. Parmi celles-ci,
certaines sont de type générique, tel le "mur de la
communication", où des parois en images de synthèse
permettent d'afficher des données de provenances multiples
lors des téléconférences, ou le "plan de travail
interactif" (Responsive Workbench), une table fonctionnant
comme un lieu de projection interactive pour des travaux
d'équipe, diverses sources visuelles et sonores pouvant
être intégrées à cette table
électronique. D'autres interfaces sont de type plus
spécifique : "l'oeil virtuel" (Virtual Eye), qui simule
la physiologie optique, permet d'analyser et de comparer
différentes techniques de chirurgie oculaire; le
système de simulation et visualisation robotique RoboVis
IDD permet de suivre et de gérer le parcours d'un
dispositif évoluant sur des terrains inaccessibles. Les
chercheurs veillent à ce que les différents
systèmes qu'ils développent restent compatibles, des
plages d'interaction étant prévues dès les
premières phases de leur conception.
L'extraction sélective de sous-ensembles de données
à partir de bases d'informations complexes, afin
d'élaborer des visualisations utiles et cohérentes, a
toujours été l'une des préoccupations majeures
des concepteurs du GMD. L'équipe artistique travaille en
étroite collaboration avec des informaticiens et des
mathématiciens, mais également avec des
médecins, des spécialistes de la vie artificielle, des
physiciens, des roboticiens. Selon Fleischmann, le fait que les
partenaires provenant de différentes disciplines aient un
objectif commun et concret au sein de ces projets provoque de
véritables échanges. Trop souvent enfermé dans
son propre monde conceptuel, le mathématicien écoute
l'architecte travaillant sur la représentation d'espaces
symboliques (et réciproquement), quand les deux doivent
développer des modèles de visualisation de
données. De même, les barrières - parfois
discutables - qui séparent les représentants des
sciences "pures" et fondamentales, et ceux des sciences
"appliquées" dans le monde technologique, sont surmontables
quand il existe un projet fédérateur, donnant lieu
à des réalisations concrètes. Globalement, les
obstacles traditionnels rencontrés au sein des équipes
pluridisciplinaires - concurrence, hiérarchisation des
rapports, esprit territorial - ont tendance à s'effacer quand
on dépasse la discussion conceptuelle, afin de passer à
l'élaboration des outils.
Une nouvelle génération de scientifiques et
d'artistes, soucieuse de maintenir un dialogue entre et
au-delà des disciplines, serait ainsi en train
d'émerger. A l'instar de Krüger, pour qui le
développement des outils et des technologies de pointe devait
tenir compte de considérations culturelles et
esthétiques, de nombreux jeunes ingénieurs excluent
désormais de travailler exclusivement au sein d'équipes
de spécialistes représentant leur propre champ
disciplinaire. Sans avoir à compromettre leurs
compétences sur le plan scientifique, et sans ambitionner pour
autant la créativité artistique, ils considèrent
l'échange avec d'autres catégories de penseurs comme
indissociable à l'élargissement et au
dépassement de concepts et d'outils existants. Par ailleurs,
les partenariats bâtis entre les secteurs scientifiques et
technologiques fournissent un modèle dont de nombreux
artistes, peu enclins à quitter un mode de travail très
individualiste, feraient bien de s'inspirer. Au lieu de condamner en
bloc, et souvent très naïvement, les enjeux financiers et
industriels qui sous-tendent les partenariats scientifico-techniques,
Fleischmann estime que les artistes réclamant l'accès
aux outils de notre époque ont tout intérêt
à s'initier à des situations d'expérimentation
collective. L'attitude de l'artiste qui persiste à voir
l'ingénieur-informaticien comme son serviteur, n'est plus
tenable dès lors que ce "serviteur" est chargé de
mettre en oeuvre des processus mathématiques complexes, aux
finalités esthétiques largement imprévisibles.
S'il n'incombe pas aux artistes de se substituer aux
ingénieurs, ceux-ci doivent en revanche se familiariser avec
les langages et les concepts qu'ils souhaitent mettre en oeuvre, afin
de pouvoir entrer dans une situation de dialogue et de
réciprocité avec leurs correspondants
technico-scientifiques.
Impliquer les artistes dans la conception des outils qui
déterminent nos rapports au monde
La place du corps et de la sensibilité proprioceptive et
kinesthésique dans les représentations forgées
avec les nouveaux médias est au centre de
l'expérimentation menée par Monika Fleischmann et
Wolfgang Strauss au GMD. Leurs recherches portent essentiellement sur
l'élaboration de dispositifs faisant appel aux
déplacements du corps et à l'interaction gestuelle.
Ainsi, le "Navigateur spatial" permet à l'opérateur
équipé de lunettes de parcourir une visualisation 3D de
l'intérieur du château de Birlinghoven, siège du
GMD, à condition qu'il se déplace réellement sur
le simulateur de mouvement qui gère les images et les sons.
Différents projets de recherche en cours au Centre,
modélisés à l'intérieur du parcours
virtuels, peuvent être explorés par le visiteur. Le
dispositif nommé Skywriter comporte une plate-forme
dynamique reliée à une source de
génération et de projection d'images
stéréoscopiques : les objets virtuels sont ainsi
modifiés conformément à la position du
spectateur sur la plate-forme. "Vues liquides" est une installation
interactive qui interroge la zone trouble où le corps
réel rencontre son reflet virtuel : lorsque le spectateur
touche l'écran sensible qui affiche son visage filmé en
temps réel, son geste trouble l'image, créant des ondes
"liquides" qui la dissolvent. En parlant de ce travail, Fleischmann
évoque deux figures mythologiques : Narcisse, qui meurt en
contemplant son image, puis Morphée, qui assume des formes
différentes (le visage filmé du spectateur est
transformé grâce à la technique du morphing).
Avec ses collaborateurs Strauss et Christian-A. Bohn, elle a
été frappée par la diversité des
réactions rencontrées lorsque cette installation a
été présentée dans différents pays
: des attitudes allant d'une extrême pudeur et inhibition,
jusqu'aux comportements les plus extravertis, voire exhibitionnistes,
ont accueilli Liquid Views.
C'est en partie sur la base de cette expérience, que
l'équipe cherche à développer des interfaces
aptes à nourrir et à valoriser des registres gestuels
multiples. Elle considère les concepteurs des interfaces
informatiques comme les gardiens de notre diversité
culturelle; ils peuvent et doivent créer des instruments
versatiles, ouverts, "intuitifs", aptes à enrichir notre
communication et notre création. Le corps en tant
qu'"instrument à jouer", en tant qu'interface assurant
l'accès aux mondes virtuels que nous proposent les
technologies numériques, hante le travail de Fleischmann, qui
depuis ses débuts au GMD associe à sa réflexion
des partenaires provenant de l'art vivant - danseurs, mimes, acteurs.
Ne pas prendre en compte leurs savoirs corporels reviendrait à
appauvrir et à homogénéiser les outils qui
déterminent nos rapports au monde, réel comme
imaginaire.
Le développement des outils, une
responsabilité artistique
La position des artistes au GMD est difficile : ils doivent
éviter de devenir le simple faire valoir culturel d'une
instance de recherche scientifique; en même temps, ils doivent
défricher un nouveau terrain d'expérimentation, afin de
pouvoir lancer des collaborations transdisciplinaires où
s'impliquent très concrètement artistes, scientifiques,
techniciens. Leur travail est parfois ingrat : quelques
créatifs "puristes" dénoncent le "compromis"
acceptés par leurs confrères, embauchés au sein
d'une structure scientifique pour accéder aux outils des
industriels. Dans la mesure où de telles critiques
émanent souvent d'artistes directement ou indirectement
fonctionnarisés grâce aux instances culturelles
(bourses, résidences, titres d'enseignants...), elles laissent
plutôt indifférents. En revanche, des artistes qui
militent pour l'ouverture culturelle de la recherche technologique
ont du mal à faire reconnaître l'importance de leurs
créations collectives et pluridisciplinaires, qui se
résument souvent à des interfaces ou des logiciels,
conçus pour la communauté artistique. Or,
l'intervention d'artistes dans la mise en place des nouveaux outils
procurent à ces moyens d'expression des qualités
potentielles qui leur manqueraient indéniablement, sans cette
collaboration préalable. En attendant que les autorités
culturelles - notamment celles chargées de la formation et de
la recherche artistiques - prennent conscience des enjeux que
représentent les nouveaux médias, et abandonnent leurs
visions désuètes de l'héroïque
créateur solitaire - certes plus commode à soutenir -,
Fleischmann, Strauss, et leurs associés doivent convaincre les
responsables du développement technologique de les
intégrer aux équipes chargées d'élaborer
les outils destinés aux artistes de demain.
___________________________________________________________________________
1] Monika Fleischmann,
Wolfgang Strauss, Christian-A. Bohn, "The Faces of the Body"
Virtual Architecture, Art and Science, Interact,
Amsterdam 4/94
2] Monika
Fleischmann, Wolfgang Strauss, Digitopolis, The Media Landscape of
Communication, texte de présentation, Visualization and
Media Systems Design, GMD, 1994
l'IRCAM [section4]
[sommaire]
L'Institut de Recherche et Coordination
Acoustique/Musique
Paris
[http://www.ircam.fr]
(...) l'intuition du créateur, à elle
seule, est impuissante à opérer la translation totale
de l'invention musicale ; (qu')il faut donc avoir recours
à la collaboration du chercheur scientifique pour envisager
l'avenir à plus longue échéance, pour imaginer
des solutions moins personnellement délimitées. Mais
comment l'organiser, cette collaboration qui, jusqu'à
présent, a été plutôt distante,
menée comme un dialogue de rive à rive avec des voix
lointaines, les messages se perdant dans le vague et la
méfiance réciproque.
La position du scientifique et du musicien l'un par rapport
à l'autre est difficile, inconfortable, pleine
d'embûches. Chacun craint d'abord (...)le reproche
d'incompétence ou d'empiètement aventureux sur un
territoire peu sûr. Et puis (...) il y a cette assimilation de
l'un au rationnel, à tout ce que l'on peut réduire en
catégories ; de l'autre à l'irrationnel, à
l'imprévisible, à tout ce qui échappe à
des lois déterminées. Figés dans ces rôles
respectifs, ils ne sauront pas trop comment s'aborder, le manque de
connaissances spécifiques quant au domaine de l'autre ajoutant
encore à la confusion. Mais replaçant cette
collaboration dans la perspective actuelle, ne pourrait-on l'amorcer
de deux manières ? L'humble, qui consisterait à
résoudre des problèmes pratiques sur lesquels
l'invention musicale bute constamment, et auxquels elle se heurtera
tant que l'esprit ne pourra agir à sa guise faute de
matériau approprié. L'ambitieuse, qui consisterait,
après entente sur des définitions communes, sur un
vocabulaire dénué d'ambiguïtés, à
envisager la théorie pour lui donner forme et expression
nouvelles. Je parle non seulement de la théorie musicale
elle-même, mais aussi bien de la théorie des rapports
musicien-oeuvre-public, avec l'analyse de tous les moyens de
transmission (physique, physiologique, psychique) mis en jeu. La
méthode humble devrait servir à corroborer l'ambitieuse
et à l'étayer.
Pierre Boulez [1]
En 1974, Pierre Boulez publie les objectifs et les structures de
l'IRCAM, institut qui sera associé au Centre national d'art
contemporain. La création de l'Ensemble Intercontemporain, et
la réalisation d'un premier projet scientifique (la mise au
point d'un processeur de sons numériques), datent de 1976. En
1977, année de l'ouverture du bâtiment IRCAM, a lieu un
cycle inaugural de soixante-dix manifestations musicales (Passage
du XXe siècle), cycle allant des premières oeuvres
de Schönberg jusqu'à des commandes de compositeurs
contemporains. L'IRCAM a depuis dosé et géré
recherches artistiques et scientifiques, concerts et ateliers
publics, et activités pédagogiques. En vertu de sa
spécialisation dans le domaine sonore, l'IRCAM occupe une
place particulière dans cette étude : si cette
spécialisation semblerait aller à l'encontre de
pratiques transdisciplinaires du type "synthèse des arts",
l'IRCAM demeure l'exemple par excellence de la
transdisciplinarité qui caractérise la rencontre art -
technologie.
Le monde de la création sonore jouit d'une avance
technologique certaine sur celui de l'image, d'abord pour des raisons
simples de capacité de calcul (l'image de synthèse
animée est très gourmande en calcul par rapport au
son), et de disponibilité d'outils adéquats (les
écrans et cartes graphiques du type Raster, à l'origine
des images de synthèse, ne sont devenus disponibles que vers
la fin des années soixante-dix). Porté depuis plus de
vingt ans par un projet visionnaire, l'IRCAM est donc susceptible de
fournir des repères précieux à d'autres
structures souhaitant concilier la recherche artistique et
l'élaboration de nouveaux outils. En dehors d'un solide
ancrage dans la pratique, l'IRCAM a développé une
réflexion théorique importante sur la
problématique acoustique et musicale et, plus
généralement, sur les rapports entre la création
artistique et la technologie.
Une pédagogie évolutive
L'Institut a toujours revendiqué son autonomie
vis-à-vis des institutions de l'enseignement supérieur,
afin de pouvoir évoluer librement en dehors des directives de
l'éducation nationale, et en direction de partenaires
industriels. Ainsi, l'IRCAM a développé des formations
qui lui sont propres (cursus d'un an, stages d'été,
ateliers...), permettant d'exploiter au mieux le pool de
compétences pratiques et théoriques qu'il a
réunies. Les échanges entre musiciens
(interprètes, compositeurs), scientifiques
(spécialistes de l'acoustique, ingénieurs
informaticiens, développeurs industriels), et
théoriciens développant une réflexion sur
l'esthétique émergeante (musicologues, historiens,
philosophes) nourrissent un climat d'expérimentation
exceptionnel. Selon le responsable pédagogique de l'IRCAM,
Jean-Baptiste Barrière, il faut concevoir un tout autre
système de transmission des savoirs pour que de nouvelles
formes artistiques puissent éclore : "Aucune institution
pédagogique ne peut éviter d'être
structurellement "fixiste" et par conséquent
réactionnaire en regard de l'évolution de la
création : toute pédagogie suppose une certaine
permanence des savoirs. (...) Cependant, le modèle
pédagogique traditionnel du maître transmettant un
savoir immuable se révèle largement caduc dans les
domaines qui nous concernent. Sans pour autant qu'il faille se
résoudre au caractère évanescent de
connaissances qui dès lors se réduiraient à de
simples informations techniques "jetables" après un laps de
temps relativement court. Il faut donc imaginer des formes
pédagogiques plus adaptées, et surtout plus adaptables,
à la situation de redéfinition permanente qui est celle
d'aujourd'hui (...) des formes d'enseignement sur le "terrain", sur
les chantiers de la création, là où elle se
cherche, où elle se met en oeuvre. Il faut aussi que la
proportion d'enseignants qui soient en même temps acteurs de la
création et de la recherche musicales augmente, pour
créer des circuits courts entre recherche et création,
entre production et transmission." [2]
Tout en évitant la rigidité de l'enseignement
traditionnel (comme les aléas de sa programmation
budgétaire), l'IRCAM offre depuis 1989 un cursus
d'informatique musicale aux jeunes compositeurs, et encadre de
nombreux thésards effectuant des recherches musicologiques et
scientifiques. Les investigations portant sur les outils d'expression
actuels et futurs sont menées parallèlement à
des recherches fondamentales sur l'instrumentation classique, sur la
physique et à la physiologie acoustique, sur la
perception.
L'IRCAM a fidèlement assuré sa mission
pédagogique envers le grand public. Sa proximité
physique et administrative du musée national d'art moderne a
permis de développer conjointement des actions fortes, comme
la série de concerts-démonstrations donnés dans
le cadre de l'exposition Paris-Moscou, 1900-1930 (1979). Les
implications transdisciplinaires de cette rencontre
dépassaient le seul regroupement d'oeuvres plastiques et
musicales sous un même toit. Des conférences et une
documentation relatant la création du premier instrument de
musique électronique (Léon Theremin),
l'élaboration d'un système de composition
aléatoire (Joseph Schillinger), l'établissement d'un
système musical à base de micro-intervalles (Arseni
Avraamov) permettaient de mieux prendre la mesure de la profonde
remise en question artistique qui eut lieu pendant les
premières décennies de ce siècle. Cette
valorisation des nouvelles approches conceptuelles et technologiques
développées chez les avant-gardes a mis très
utilement en perspective l'actuelle révolution informatique,
et ses répercussions sur la création artistique.
Des partenariats industriels
Les équipes de l'IRCAM sont les auteurs de plusieurs
logiciels et les inventeurs de machines présentant des
innovations technologiques majeures : synthèse des sons par
modélisation de la voix chantée (le logiciel
Chant, 1979), composition assistée par ordinateur (le
programme Esquisse, 1987), programmation graphique facilitant
l'interaction entre interprète et ordinateur (le logiciel
Max, 1988), plate-forme de traitement audionumérique
(Station d'Informatique Musicale, 1991), gestion des sons
selon l'acoustique des salles ou l'espace sonore urbain (le logiciel
Spatialisateur, 1995)...
En 1995, plus d'un quart du budget de l'IRCAM était
constitué par des ressources propres, dont des
bénéfices dégagées par l'organisation de
manifestations publiques (concerts et pédagogie) et la vente
de produits d'édition, mais également des financements
liés à des redevances sur les licences de
commercialisation et des contrats industriels. Aujourd'hui, par
exemple, Renault-PSA est le commanditaire d'une importante
étude de modélisation du bruit, faisant appel au
Spatialisateur. Selon Laurent Bayle, l'actuel directeur de l'IRCAM,
cette tendance vers une part plus importante d'auto-financement, par
le biais de coopérations industrielles, sera confirmée
à l'avenir.
La chancelante ronde des arts
Le Gesamtkunstwerk - ce que le maître de Bayreuth
désignait parfois "la ronde des arts" - demeure un
idéal fort pour de nombreuses personnes oeuvrant dans le monde
musical, ainsi qu'en témoignent les expériences
menées par l'IRCAM depuis la création par Alain Louvier
de la musique pour Casta Diva (1980), spectacle de Maurice
Béjart, jusqu'à la création sonore de
Jean-Baptiste Barrière pour Alex, installation de
réalité virtuelle de Catherine Ikam et Louis Fleury
(1996). Mais sur le plan des projets artistiques, l'IRCAM serait
paradoxalement handicapé par son avance, ne pouvant trouver
des partenaires aptes à assurer un même niveau de
compétence, qu'elle soit d'ordre scientifique ou
artistique.
"Il n'y a pas un IRCAM de l'image", aux dires de Jean-Baptiste
Barrière, et cette situation a pour résultat une
non-réciprocité, notamment dans l'apport des moyens et
d'une culture techniques. Elle conduit parfois à des "mariages
morganatiques", où l'IRCAM en bon prince doit suppléer
aux manques de son partenaire : l'opéra VALIS,
créé au Centre Pompidou en 1987, souffrait de ce
déséquilibre dans la distribution des
compétences, techniques comme artistiques. Certaines
collaborations ont placé les spécialistes de l'IRCAM
face à des défis techniques lourds : lors de la
création du Tunnel sous l'Atlantique à ISEA,
Montréal, fin 1995 (projet regroupant ZA Productions, Paris,
Zone Productions, Montréal, et l'IRCAM), ce dernier a dû
monter une logistique organisationnelle exceptionnelle, afin de
pouvoir tester in situ un dispositif technologique
extrêmement complexe. Mais le plus souvent, musiciens et
compositeurs se trouvent condamnés à dialoguer avec
leurs homologues artistes à un niveau purement
métaphorique, tandis que le principal souhait des uns et des
autres serait de passer à l'acte.
La volonté d'élargir le débat sur l'art
contemporain, en abordant des questions aussi bien
épistémologiques qu'esthétiques,
caractérise les thèmes développés par
Boulez lors des ateliers de l'IRCAM : "Le Temps musical" - 1978,
"Matériau et invention" - 1980, "Hasard et
détermination" - 1982. Cette volonté se manifeste
également dans la revue semestrielle InHarmoniques,
dont le premier numéro, en 1986, est consacré au "temps
des mutations". Le programme de l'IRCAM ouvre aujourd'hui sur
d'autres domaines de la création, notamment à travers
un cycle de colloques-conférences intitulé "De la
différence des arts". L'importance du décloisonnement
est au coeur de la politique pédagogique mise en place par
Barrière : "Faute d'une véritable culture
générale, apte à assumer les enjeux
contemporains et fondée sur la pluridisciplinarité, le
cloisonnement culturel est devenu une fatalité
généralement acceptée.(...) C'est dans ce
phénomène apparemment irréversible de
segmentation sociale et culturelle qu'il faut d'abord chercher
l'origine de la mauvaise compréhension dont fait l'objet la
musique contemporaine. Il faut donc s'efforcer de
décloisonner. Lutter contre certains des avatars qui
constituent l'image globalement négative de la musique
contemporaine : un mélange improbable d'amateurisme et
d'élitisme, un "n'importe quoi" incontrôlé, un
étalage de quincaillerie à l'usage incertain, une
logique de la trouvaille plus que de la construction, et surtout une
médiocrité autosatisfaite."
[3]
Apprendre de l'avance
Si l'IRCAM se trouve parfois isolé et ainsi
pénalisé par son avance artistique et technologique,
l'expérience acquise par l'Institut peut beaucoup nous
apprendre sur les errances transdisciplinaires. Sur l'emploi des
nouveaux outils techniques par l'artiste, Barrière parle de
l'effet à double tranchant de la banalisation
inévitable de la technologie au sein de la recherche musicale.
Si nous avons maintenant dépassé nos premières
ardeurs de jeunes technophiles, et l'époque où quelques
oeuvres éphémères tiraient de leur substrat
technologique leur seule raison d'être, cette assimilation des
nouveaux instruments a en même temps entraîné chez
certains compositeurs une perte de responsabilité, dans la
mesure où ceux-ci n'éprouvent plus le besoin de
légitimer leur utilisation de la technique. Selon
Barrière, l'artiste doit toujours justifier du choix de ses
outils. L'adéquation entre le but esthétique et les
moyens techniques reste aussi importante chez le compositeur
travaillant dans un milieu de synthèse, que chez celui
oeuvrant avec des ressources acoustiques traditionnelles.
Pour les artistes qui exigent un accès aux derniers
équipements techniques, notamment dans le domaine des images
de synthèse (à travers la réalité
virtuelle, la téléprésence), cette mise en garde
paraît significative : trop souvent, une débauche de
moyens sophistiqués, prétendument justifiée par
une fin artistique, tourne à la simple démonstration de
faisabilité technique. On rencontre effectivement cette
situation chaque année dans les grandes messes
consacrées aux nouvelles technologies qui "vendraient" l'art
comme une valeur ajoutée, telles le SIGGRAPH. Cela
étant, une vision simpliste de la question d'accès aux
technologies peut favoriser des discours réactionnaires :
nombreux sont ceux qui refusent aux artistes le droit
d'expérimenter avec des dispositifs lourds et coûteux,
prétextant que leurs projets sont insuffisamment
développés pour justifier de tels moyens. Or, certaines
configurations techniques sont porteuses d'un potentiel artistique
que l'on ne pourra connaître qu'en les sondant, dans une
situation d'expérimentation libre de toute directive
"productiviste".
Ainsi, l'IRCAM tente de maintenir une situation où des
recherches de pointe peuvent jouxter une mission pédagogique
envers le grand public, où l'encadrement de thèses peut
être assuré tout en conservant une autonomie
vis-à-vis des lieux traditionnels de formation, où des
contrats peuvent être élaborés avec des
industriels sans porter préjudice aux activités de
création artistique. Après vingt ans de fonctionnement
et de réflexion, l'Institut jouit d'une
notoriété internationale et d'une avance certaine sur
de nombreuses jeunes structures voulant engendrer de nouvelles formes
artistiques à travers des plate-formes
d'expérimentation employant les dernières technologies.
Malgré cette avance, et malgré sa volonté
transdisciplinaire affichée, l'expérience de l'IRCAM
semblerait encore être insuffisamment prise en compte en dehors
du monde musical. Si cela est en partie imputable à son statut
d'exception - l'Institut jouit de moyens importants par rapport
à la plupart des lieux de recherche artistique en Europe - des
structures plus modestes spécialisées dans
l'activité musicale et acoustique sont également peu
regardées par ceux qui oeuvrent dans d'autres secteurs de la
création. Comme l'IRCAM, celles-ci ressentent pourtant la
nécessité de mettre en place de nouveaux lieux de
croisement et d'hybridation afin de pouvoir évoluer sur le
plan artistique : l'ACROE à Grenoble (l'Association pour la
Création et la Recherche sur les Outils d'Expression), STEIM
à Amsterdam (Studio for Electro Instrumental Music),
l'Institut de musique et d'acoustique au ZKM, font partie des
organismes ayant développé en parallèle des axes
de recherche musicale et technologique, souhaitant aujourd'hui
s'ouvrir davantage sur des activités de type
transdisciplinaire. Dans la mesure où l'actuel essor des
outils numériques est apte à nourrir de nouvelles
formes d'expression multisensorielles, voulues tant par les
scientifiques et les ingénieurs que par les créatifs,
il est important de répondre à cette demande, en
intégrant ces structures à des activités
artistiques décloisonnées, ouvertes, libres de toute
hiérarchisation des disciplines.
L'IRCAM demeure à beaucoup d'égards un organisme
exceptionnel, mais ce statut d'exception ne doit pas entraîner
son exclusion d'activités transdisciplinaires : en effet,
l'Institut ne peut detenir à lui seul l'ensemble des
compétences et des rêves susceptibles de propulser de
nouvelles formes artistiques. Ses acquis en tant que pionnier et
catalyseur de recherches technologiques doivent maintenant être
valorisés au sein d'une plus grande communauté
culturelle.
___________________________________________________________________________
1] Pierre Boulez, "Donc
on remet en question", texte publié dans la Musique en
projet, Paris, Editions Gallimard, 1975; republié,
pp.115-124 in Recherche et création, vers de
nouveaux territoires, Paris, IRCAM/Centre Georges-Pompidou, 1992,
pp.122-123.
2] Jean-Baptiste
Barrière, "Déployer la structure qui relie", pp.77-95
in Recherche et création, ibid.,
p.87.
3] Ibid., p.79.
Kunsthochschule für Medien (KHM)
[section4] [sommaire]
Cologne
[http://www.khm.de]
La désignation de notre institution, l'"Ecole
Supérieure des Arts et Médias", traduit notre
préoccupation essentielle en tant que structure d'enseignement
et de recherche, qui est celle de l'art à l'ère de sa
(re-)production technologique. Grâce aux nouveaux
médias, la mise en forme et le développement
d'interactions entre l'imaginaire artistique, les connaissances
théoriques et historiques, et l'expression individuelle,
participent d'un processus sans précédent qui exige de
nouveaux efforts de la part des étudiants, comme de la part
des enseignants.
(...) Un élément fondamental de ce processus est
l'émergence d'une identité forgée à
travers les médias, une véritable identité
culturelle nous rendant davantage conscients de nos obligations sur
le plan social, politique, esthétique et éthique. Les
médias sont aujourd'hui devenus des institutions sociales
à part entière.
Notre utopie est portée par la puissance de nos
idées, mais également par son ouverture sur l'avenir.
Une formation du plus haut niveau, visant à promouvoir un
travail créatif dans le secteur des nouvelles technologies, ne
se réalisera qu'à travers une symbiose de l'art et de
la culture, de la poésie, de la science et de la technologie.
Une telle entreprise ne peut être et ne doit être qu'une
expérience : non pas une expérience qui stagne dans
l'isolement, mais une expérience qui s'engage à
enrichir la qualité du paysage des nouveaux médias, de
soumettre ceux-ci sans relâche à une analyse critique
rigoureuse.
KHM [1]
Suite à une résolution parlementaire votée en
1987, prônant la création d'un nouveau type
d'école supérieure, la Kunsthochschule für Medien
a été ouverte en automne 1990, avec un premier
contingent de vingt-cinq inscrits. Désormais, quarante-cinq
étudiants sont recrutés lors de chaque promotion
annuelle, plus une quinzaine de personnes inscrites au programme de
formation continue (quatre semestres, âge minimum 24 ans, au
moins deux ans d'expérience professionnelle dans le monde des
médias), et au programme de maîtrise. La formation de
base dure huit semestres, les quatre premiers étant
consacrés à la "culture générale", avec
réalisation d'un projet individuel vers la fin de cette
période. Ce projet, et le bilan du parcours accompli
jusque-là, détermineront ensuite les orientations
spécialisées adoptées au cours des quatre
semestres suivants.
L'école forme ses étudiants pour des
activités professionnelles dans les domaines de la production
indépendante cinématographique et
télévisuelle, des institutions culturelles (organismes
de diffusion, musées...), et du multimédia
(édition électronique, création sur les
réseaux...). Cependant, la modularité du programme
d'enseignement privilégie la flexibilité et
l'acquisition une culture globale, d'autant plus que les secteurs
professionnels visés sont hautement évolutifs (par
exemple, le développement très rapide
d'activités culturelles à travers les réseaux a
été sous-estimé par la plupart des lieux de
formation). Ainsi, l'école vise à préparer ses
ressortissants à des situations professionnelles changeantes,
à leur apprendre avant tout à s'adapter. Plutôt
que de prétendre à l'omniscience et à
l'omnicompétence, en dispensant des programmes de formation
supposément adaptés à tous les cas et
parfaitement tenus à jour, la KHM a choisi d'établir
des partenariats avec des structures extérieures, où
les étudiants peuvent suivre des séminaires
accrédités dans le cadre de leur cursus. Cette option
leur permet de mieux compléter une formation
spécialisée, tout en apprenant à s'adapter
à d'autres interlocuteurs et à d'autres environnements
de recherche.
Apprentissage professionnel et déviance
créative
Selon Siegfried Zielinski, directeur de la KHM et notre
interlocuteur pour l'étude, l'école doit
préparer l'insertion professionnelle de ses étudiants,
en leur permettant d'acquérir des compétences solides
en matière de l'utilisation des nouveaux médias. Les
enseignants savent que ceux qui parviendront à vivre d'une
activité "librement" artistique, d'un travail de
création individuelle, seront peu nombreux. Par
conséquent, il faut que les diplômés soient
formés pour qu'ils puissent gagner leurs vies dans les studios
de post-production, de design, d'infographie. Par ailleurs, Zielinski
juge aujourd'hui inacceptable le comportement de l'artiste qui se
contente de dicter royalement ses commandes au
technicien-exécutant, sans être lui-même capable
d'allumer l'ordinateur ou le banc de montage, ou du moins de
posséder quelques notions de base sur les principes de
fonctionnement de l'équipement utilisé. En
contre-partie, par souci de ne pas transformer les étudiants
de l'école d'art en techniciens-exécutants, faisant
alors de la KHM un simple lieu d'apprentissage de nouveaux
métiers, il cherche à inculquer aux étudiants
une démarche interrogative, créative, subversive. Pour
ce faire, les enseignants doivent souvent contrer une fâcheuse
tendance observée chez de nouveaux inscrits, qui s'emparent de
leurs outils machinalement et de façon expéditive, sans
le moindre questionnement. Or, Zielinski tient à ce que ses
étudiants prennent conscience de la puissance normative des
nouveaux outils sur les oeuvres qui en sont issues; de même, il
encourage ceux qui cherchent à détourner et/ou à
remplacer les technologies et les procédés techniques
qui leur sont offerts.
Connaître et maîtriser les outils au point de pouvoir
les adapter librement à ses fins créatives, voire de
les concevoir, reste l'un des buts de l'école. Ainsi, le
responsable infographique de la KHM, Georg Fleischmann, a
développé avec certains étudiants des logiciels
d'animation très performants, dotés de
fonctionnalités qui font défaut dans de nombreux
programmes commercialisés. Zielinski attache une grande
importance à cette activité d'élaboration
d'outils, bien qu'il regrette que la place de l'ingénieur
développeur dans la création contemporaine soit souvent
insuffisamment reconnue par les étudiants. De même, il
déplore l'attitude rencontrée chez certains enseignants
artistiques, qui ignorent le rôle déterminant que jouent
les informaticiens dans la création contemporaine, les
traitant comme leurs serviteurs. Mais pour Zielinski, ceux qui
sous-estiment le rôle de l'ingénieur dans
l'activité artistique aujourd'hui ne sont que l'arrière
garde d'une génération déjà
dépassée.
Dans un monde hautement évolutif, l'équilibre
pédagogique est difficile d'atteindre : il faut former des
étudiants pour que leur maîtrise des médias
électroniques puisse assurer leur intégration
professionnelle, tout en leur apprenant à interroger
constamment le monde, les modes de fonctionnement, la puissance de
ces mêmes médias. Lorsqu'on demande à Zielinski
quel sujet il souhaiterait privilégier dans le cursus d'une
école d'art, il répond que "l'énergie
criminelle" est la clé à la survie artistique.
Apprendre à naviguer entre les champs de recherche et entre
les secteurs d'activité est également une
priorité pour ses étudiants. Zielinski distingue entre
l'enseignement "conventionnel" - l'apprentissage des
différentes techniques, l'assimilation des différentes
théories - et ce qu'il appelle les "méta-niveaux" de
l'enseignement, qui aident l'étudiant à se
connaître, à formuler et défendre ses choix,
à gérer son temps, son énergie créative
(et criminelle), sa concentration... Sans être passé par
ces méta-niveaux d'apprentissage, l'étudiant reste
incapable sur le plan artistique, mais également limité
sur le plan social.
Le programme pédagogique de la KHM reflète cette
double exigence, avec son cursus qui assure des connaissances de base
sur le plan de la technique, de la théorie, et de l'histoire
des médias, puis ses manifestations ponctuelles
essentiellement conçues pour provoquer et étendre la
réflexion de tous, étudiants comme professeurs. Parmi
ces activités ponctuelles, l'école entière est
réunie pendant une semaine, une fois par an, autour d'un
pôle thématique commun. Des débats et des
conférences, faisant appel à des personnalités
extérieures, permettant de créer une plate-forme de
dialogue et de confrontation des idées : "Antonin Artaud" a
servi de point de départ thématique en 1995, la
thématique suivante étant "les bonnes et les mauvaises
machines". Pendant cette semaine d'activité intense,
l'école accueille des intervenants qui exposent des
conceptions et théories peu familières.
Déroutés, les étudiants et les enseignants
doivent apprendre à se concentrer, à aiguiser leur
écoute, à se forger les outils conceptuels permettant
leur assimilation de discours et de modes de fonctionnement
inhabituels.
Zielinksi considère que cette activité a un effet
salutaire sur la vie de l'établissement, ainsi qu'en
témoignent les nombreuses références à
ces événements, explicites ou implicites, qui jalonnent
les travaux ultérieurs. Même si les questions
soulevées au cours de la semaine thématique ne sont
souvent comprises et réellement assimilées par les
étudiants que beaucoup plus tard, cet exercice permet de
planter les jalons d'une culture commune, de souder l'école
autour d'une même problématique et un même
langage. Ainsi, parallèlement à la possibilité
offerte aux étudiants de "panacher" leur formation, de se
spécialiser et d'affirmer leurs volontés individuelles,
l'école les regroupe à travers de telles
expériences. De même, en organisant chaque année
une exposition publique accompagnée d'un cycle de
débats et de conférences, la KHM renforce son
identité, en interne et envers le monde extérieur.
Le travail de Zielinksi en tant que "déstabilisateur"
volontaire ne se limite pas à de tels activités. A
l'intérieur du programme traditionnel, des remplacements et
des échanges de professeurs sont courants, toujours afin de
réveiller et de surprendre les étudiants. Ainsi, le
Professeur Hinderk Emrich, neurologue au service de Psychiatrie
clinique et de psychothérapie à l'Ecole de
médecine de Hannovre, a momentanément remplacé
Zielinski à la chaire de la théorie des médias;
ce dernier souhaiterait inviter prochainement physicien Otto
Rössler pour une série de cours. De tels échanges
fonctionnent bien, dans la mesure où l'injection
d'idées insolites dans le cursus de l'Ecole stimule les
étudiants, les obligent à s'ouvrir. Le succès de
la tactique dépend évidemment de la qualité des
intervenants : selon Zielinski, le plus grand art consiste à
trouver et à regrouper les gens susceptibles d'optimiser une
situation donnée. Plutôt que d'essayer de souder des
groupes à travers des projets imposés de
l'extérieur, il considère que la rencontre d'individus
représentant les meilleures compétences de
différents domaines fera naître un sens et des objectifs
communs.
Favoriser et confronter des champs autonomes
forts
Les principes créatifs fondamentaux que revendique
Zielinski sont "la traversée des frontières, la
mobilité, la nomadologie, le détachement de tout lieu
fixe" ("Ortlösigkeit"). Il affiche quelques
réserves par rapport à la "transdisciplinarité",
préférant à ce concept celui du nomadisme entre
différents champs forts d'activité (auteur d'un texte
intitulé Nomadologie und Disziplinlösigkeit -
"Nomadologie et indiscipline", Zielinski cite volontiers l'aphorisme
attribué à Gombrich, selon lequel "il n'y a pas de
disciplines; il n'y a que des problèmes à
résoudre"). Il trouve paradoxal le fait que la
transdisciplinarité soit essentiellement évoquée
dans le cadre de débats sur les institutions, leurs
rôles et leurs programmes, alors que la
transdisciplinarité devrait plutôt dénoter une
force apte à transcender les structures institutionnelles.
D'après le directeur de la KHM, certains avocats du trans-
et de l'inter-disciplinaire courent le risque d'un dilettantisme,
d'une dilution des énergies propres aux différentes
disciplines, en privilégiant le phénomène global
au point de miner les éléments dont il dépend.
L'une des manifestations les plus inquiétantes de cette
béatitude syncrétique dénoncée par
Zielinski serait la tendance, chez quelques artistes, de "se
prostituer" devant le monde scientifique, de vouloir se rendre les
porte-paroles de certaines théories biologiques, physiques,
mathématiques, sans avoir les compétences pour assurer
effectivement ce rôle. Les biologistes, physiciens, et
mathématiciens éprouvant le besoin de confronter leurs
idées à d'autres, de discuter avec des
artistes-herméneutes, se trouvent alors confrontés
à de pales imitateurs de leurs propres pensées.
Zielinski craint que l'importance attachée aux
démarches trans, inter-, et pluri-disciplinaire soit
finalement symptomatique d'une faiblesse des disciplines
elles-mêmes : on essaierait de pallier à ces faiblesses
"locales" en privilégiant une perspective dite globale, dans
une tactique qu'il qualifie de Strategie des Scheins
("stratégie de l'apparence"). Au contraire, il faut
veiller à renforcer les champs individuels d'activité
(le mot "champ" étant jugé préférable au
mot "discipline", considéré trop chargé de
connotations hiérarchiques), tout en établissant entre
eux des passerelles, des tensions, des moments de collision.
Parmi les artistes formés à la KHM ayant su
assimiler et exploiter cette philosophie d'échanges entre des
"champs autonomes forts", Zielinski cite le cas de Knowbotic Research
[2]. Les projets de ces
trois artistes recouvrent des préoccupations scientifiques,
mais ils ont su éviter le piège de la seule
métaphore, ainsi que celui qui consiste à vouloir se
substituer aux scientifiques. Leur aptitude à embrasser et
à s'approprier, traduire, transformer des données
provenant des bases d'informations scientifiques leur a permis
d'établir des collaborations productives avec des
informaticiens, des physiciens, des météorologues, des
urbanistes... En maintenant rigoureusement leur position de
créateurs et d'herméneutes, cherchant plutôt
à problématiser qu'à élucider le monde
à travers leurs mises en scène de données
complexes, les artistes de Knowbotic Research ont gagné le
respect de leurs homologues scientifiques, heureux de rencontrer
d'autres modèles de pensée. Ainsi, lorsqu'ils ont
sollicité des météorologues de l'Antarctique
pour bâtir leur environnement appelé "Dialogue with the
Knowbotic South", ces derniers ont été des
collaborateurs très motivés dans un projet exploitant
pleinement leurs bases de données, mais ne cherchant
aucunement à rivaliser avec leurs visualisations
scientifiques. Selon Zielinski, seule une telle démarche
au-dessus de tout compromis, une rencontre de compétences et
domaines bien distincts, saurait produire des oeuvres significatives
sur le plan artistique. Alors que la technologie et la science
chercheraient à résoudre les énigmes de
l'univers, à le rendre transparent et cohérent,
Zielinski considère que le rôle de l'art est de lui
rendre son mystère, de faire appréhender l'infinitude
de sa dimension secrète et insoluble. L'éthique rejoint
ici l'esthétique, qui doit nous faire sentir la
complexité du monde.
___________________________________________________________________________
1] Texte de
présentation, publié sur le serveur de la KHM.
2]
Indépendamment de leurs travaux qui sont accessibles par le
biais du serveur de la KHM, l'équipe de Knowbotic Research a
récemment publié un ouvrage regroupant des textes
d'artistes et de théoriciens, intitulé Nonlocated
online, Territories, Incorporation and the Matrix, Vienne,
Passagen Verlag (s.d.) (ISSN 1019-4193).
V2 [section4]
[sommaire]
Rotterdam
[http://www/v2.nl]
"La fusion des médias, phénomène rendu
très visible aujourd'hui par l'essor des technologies
informatiques, traverse l'ensemble des activités
multidisciplinaires menées par V2. Depuis des années,
V2 lance des projets coopératifs avec des partenaires
provenant des arts plastiques, de l'architecture, de la musique, de
la philosophie, de la sociologie, du cinéma. Les effets des
médias électroniques sur les différentes
disciplines ont toujours formé le contexte pour ces
activités, que nous continuerons à développer.
(...) Le lancement et l'animation de réseaux et de projets de
télécommunications comptent désormais parmi nos
priorités. V2 n'est pas conçu comme un centre qui
offrirait simplement un simple reflet de l'art dans le contexte
technologique, mais plutôt comme un centre où peuvent
naître des relations et des connexions entre différentes
disciplines artistiques, un centre où nous pouvons confronter
les développements pratiques et théoriques, afin
d'affiner notre vision critique et analytique des nouveaux
médias. Il s'agit d'un centre vivant au coeur des
développements dans les domaines du son, de l'image, des
activités technologiques qui marquent l'art et la
société, un centre qui nourrit le débat sur ces
questions, à travers des manifestations, des concerts, des
expositions."
V2 [1]
Issu du même mouvement idéologique qui, au
cours des années 70/ 80, a impulsé la création
de nombreuses coopératives d'artistes sur le plan
international, V2 a été fondé en 1981 par un
groupe d'artistes à Bois-le-Duc (s-Hertogenbosch), souhaitant
développer des activités multimédias. Au fil des
années, l'organisation s'est progressivement
préoccupée des rapports entre l'art et la technologie
des médias. En 1987 a eu lieu la première
édition de la "Manifestation for the unstable media"
("Festival des médias instables"). Reconduite tous les ans,
cette manifestation cherche à promouvoir la notion de
"l'instabilité en tant que force créatrice au sein de
l'oeuvre d'art". Les événements organisés
par V2 visent avant tout à faire avancer la réflexion
critique sur les médias et sur l'activité culturelle.
L'organisation ne participe pas à la course
effrénée pour identifier l'"installation de
l'année", pour rendre hommage aux oeuvres les plus gourmandes
en calcul. En revanche, elle tente de nouer autour des expositions un
véritable débat de citoyens.
En plus des présentations de travaux d'artistes, V2
organise des conférences et des débats, gère son
propre lieu de production audiovisuelle et informatique (le V2
Audio-Visual Workshop), assure la circulation d'oeuvres et d'ouvrages
ayant trait aux nouveaux médias (imprimés,
vidéos, oeuvres sur supports numériques), produits par
V2 ou par d'autres organismes, grâce à son antenne de
diffusion, l'Archive V2. The Book for the Unstable Media,
publié par V2 en 1992, regroupe une dizaine d'essais par des
artistes, philosophes, et théoriciens de nombreux pays (Paul
Virilio, Peter Weibel, Jeffrey Shaw, Kristine Stiles...).
La "Manifestation for the unstable media" a pris une nouvelle
envergure en 1995, ainsi qu'un nouvel intitulé : V2 est
dorénavant responsable du "DEAF" (Dutch Electronic Arts
Festival) (bien sûr, ce changement de désignation
n'implique aucune "stabilisation" des médias). Pour
l'édition '95, consacrée à "Interfacing
Realities" (l'Interfaçage des réalités), V2
a organisé sous l'égide de l'Académie royale
hollandaise de la science un symposium regroupant artistes,
scientifiques, et théoriciens, dont un spécialiste de
la dynamique non-linéaire (Gottfried J.Mayer-Kress), un
biologiste-informaticien (Thomas S. Ray), un
cognitiviste-informaticien (Dave Cliff), une féministe et
spécialiste de littérature comparée (José
Van Dijck), un théoricien des nouveaux médias (Timothy
Druckrey), le fondateur de la "trans-architecture" (Marcos Novak), un
pionnier de la musique et l'imagerie informatiques (Peter Beyls)...
En dehors du symposium, on pouvait découvrir une importante
exposition regroupant des installations interactives, une
sélection de sites web, des CD-ROMs, ainsi que de nombreuses
performances.
"V2_ East"
Un autre développement majeur chez V2 en 1995 était
le lancement de l'initiative "V2_East", visant à créer
un réseau de personnes et d'institutions
intéressées par l'art et les nouveaux médias en
Europe de l'est. Un site a été mis en place pour
faciliter et centraliser les échanges, et plusieurs
réunions ont eu lieu. La plupart de ces rencontres sont
programmées dans le cadre de manifestations à
Rotterdam, mais d'autres partenaires européens commencent
à s'associer à cette initiative : ainsi,
VideoPositive 97 a accueilli en avril LEAF97, le
"Liverpool East European Electronic Arts Forum". Hormis les
participants et co-organisateurs britanniques et hollandais, les
intervenants aux débats provenaient d'une quinzaine de pays de
l'Europe de l'Est (l'Albanie, l'Allemagne, la Bosnie-Herzegovine, la
Bulgarie, la Tchécoslovaquie, l'Estonie, la Finlande, la
Hongrie, la Latvie, la Macédoine, la Moldavie, la Pologne, la
Roumanie, la Russie, la Slovénie, la Yougoslavie...). De
nombreux invités n'ont malheureusement pas pu se rendre
à LEAF, leurs autorités nationales, et/ou les
autorités britanniques, ne leur ayant pas
délivré les visas nécessaires. Les responsables
de V2_East butent couramment contre ce problème, qui a
été habilement dénoncé par un "Deep
Europe Workshop" programmé dans le cadre du Hybrid WorkSpace
lors de la dixième édition de la Documenta (Orangerie,
août 1997). Ainsi, des personnes de nationalités
diverses, militant pour l'élargissement de l'activité
culturelle européenne, ont participé à la
journée consacrée aux "procédures du
département des visas" (le 2 août). Accueillis par ces
artistes jouant le rôle d"officiels" parlant en serbien, en
bulgare, en slovénien, en albanais..., les sommant bruyamment
de remplir des formulaires rédigées dans ces
mêmes langues, les visiteurs à la Documenta ont dû
éprouver le cauchemar vécu par la plupart des
ressortissants des pays de l'Europe centrale et orientale lorsque
ceux-ci veulent effectuer le moindre déplacement. Ce joyeux
babélisme bureaucratique a attiré les foules : les
amateurs internationaux d'art contemporain faisaient docilement la
queue pendant plus d'une heure, parfois sous la pluie, afin de partir
avec leurs faux visas albanais.
En fournissant une plate-forme d'expression aux artistes de
l'Europe centrale et de l'Europe orientale, l'équipe de V2 a
été amenée à reposer certaines questions
fondamentales sur le rôle social de l'artiste, sur son
positionnement idéologique et politique (de nombreux amis de
V2 vivent dans des régions ravagées par des guerres),
sur ses rapports aux technologies de communication et à ceux
qui les gèrent. Alors que de nombreux artistes résidant
en Europe de l'ouest et outre-Atlantique auraient tendance à
contourner ce type de réflexion, prétextant qu'elle
appartient à une période historiquement révolue
(notamment les années soixante/ soixante-dix, avec leurs
mouvements d'"art engagé"), l'action des Hollandais montrent
combien ce refus du débat idéologique aggrave
l'autarcie stérile d'une certaine élite culturelle,
moins soucieuse de la marche de l'art que du marché. Les
débats - parfois ardus - qui naissent chez V2 font
considérablement évoluer la réflexion sur la
place des nouveaux médias dans l'investigation artistique.
Ainsi, Andreas Broeckmann, l'un des principaux institigateurs des
activités de "V2_East", cherche à comprendre la nature
du bouleversement déclenché par l'avènement des
nouvelles technologies chez les artistes des pays de l'Est : "dans
les pays de l'ouest, les médias et les technologies de
télécommunications font intégralement partie de
la culture quotidienne depuis plusieurs décennies
(suggérant un rapport éventuel entre l'art employant
les nouveaux médias, et la culture de consommation dans ces
mêmes régions). Or, dans l'Europe de l'Est, la dynamique
qui caractérise l'émergence d'une nouvelle culture de
communication et de consommation est totalement différente :
dans ce contexte naît actuellement un champ de travail
artistique où, pour schématiser très
grossièrement, les préoccupations principales portent
sur l'individu, sur le corps, sur les aspects métaphysiques de
l'existence. (...) la technologie serait ainsi conçue comme un
médium, un outil servant à présenter ou à
véhiculer quelque chose qui transcende le médium
lui-même. En revanche, l'artiste occidental aurait tendance
à s'engager avec la machine conçue comme l'Autre, comme
une entité indépendante (par conséquent, ses
rapports seraient peut-être plus enclins au fétichisme).
Reste à débattre si, comment, et combien, ces deux
approches engendreraient des politiques différentes au niveau
des réseaux, voire des différenciations au niveau de la
démarche critique..." [2]
La mise en circulation de telles interrogations, à la fois
très ouvertes et fondées sur une réelle
connaissance du terrain culturel européen (à l'Est
comme à l'Ouest), relance des questions clés sur la
place et l'importance du médium dans l'oeuvre artistique, sur
les différents versants culturels en ce qui concerne la
"spiritualité" ou du moins l'indéfinissable.
A travers de ses manifestations et ses publications, V2 nourrit
des discussions énergiques sur l'élaboration de
nouvelles géographies culturelles, sur le rôle des
instances de l'état et des médias, sur la mise en place
de réseaux humains et de réseaux de communications, sur
les différentes formes de dépendance
politico-industrielle. De nombreux écrits de ses
collaborateurs sont reproduits dans les compilations ZK;
édités par Diana McCarty, Pit Schultz, et Geert Lovink,
ces documents présentent un unique corpus international de
textes critiques, portant sur les médias et l'activité
artistique [3].
Entre et au-delà des disciplines : la
multisensorialité potentielle des oeuvres
numériques
Selon Alex Adriaansens, l'un des responsables de V2 et notre
interlocuteur principal pour cette étude, une importante
convergence de disciplines et de pôles artistiques s'est
produite au cours des années quatre-vingt, lorsque
différents artistes se sont mis à employer les
mêmes technologies, notamment en adoptant pour leurs travaux
les mêmes plates-formes informatiques (machines, logiciels,
interfaces). Adriaansens voudrait que ce développement
récent soit placé dans un contexte historique plus
vaste, jalonné par des moments forts d'activités
créatives transdisciplinaires (l'opéra, le
théâtre, les installations, happenings, performances et
autres recherches "hybrides" de l'ère
pré-informatique). Cela étant, il affirme que les
outils actuels - ces machines, logiciels, et interfaces qui
permettent d'élaborer des expériences visuelles,
auditives, textuelles, tactiles - exigent que l'artiste
conçoive d'emblée son oeuvre en pensant à ce
potentiel multisensoriel, aux multiples déclinaisons possibles
à partir du "germe" numérique initial.
Mise à part cette mobilité transdisciplinaire
occasionnée par l'emploi de l'informatique au sein des
pratiques artistiques, V2 a toujours cherché à
encourager des rencontres entre créateurs, scientifiques, et
théoriciens provenant des sciences humaines. Ces rencontres
prennent essentiellement la forme de débats : les intervenants
scientifiques appelés à confronter leurs visions
à celle d'une communauté culturelle, face à
laquelle ils doivent forger les termes d'un nouveau dialogue,
réagissent en général aux sollicitations de V2
de manière très positive. Selon Adriaansens, ils
apprécient la possibilité de discuter de concepts
naissants, des médias, de l'impact des technologies sur la
société contemporaine, avec des partenaires ayant
réfléchi à ces questions sous d'autres angles.
La réciprocité est assurée : les invités
se rendent chez V2 sachant qu'ils y trouveront les conditions d'un
dialogue inhabituellement ouvert.
Entre et au-delà des disciplines :
l'élaboration d'un contexte propice aux
échanges
L'une des clés à la réussite de ces
rencontres est sans doute le travail effectué par V2 avant
même de joindre ses invités pressentis. Lorsque ceux-ci
sont contactés, on leur expose le contexte dans lequel leur
intervention est souhaitée, en précisant les
thématiques communes qui relient leurs recherches à la
pensée artistique actuelle, et qui seraient propices à
un échange actif. Les invités découvrent ainsi
une arène de débat culturel qui reste normalement
à l'écart de leurs secteurs d'intervention
professionnelle; ils sont sensibilisés aux attentes d'un
public inconnu qui est demandeur de leur savoir, tout en étant
susceptible de l'enrichir, dans la mesure où il l'aborde par
d'autres grilles conceptuelles. En animant de cette façon des
rencontres dont les termes sont soigneusement préparés
afin de promouvoir un véritable échange, V2 se
démarque des trop nombreux salons de dilettantes, qui se
contentent de rallier autour d'une vague thématique du genre
"art/ science" (voire "arts/ sciences") des intervenants
censés vibrer ensemble grâce à la bonne vieille
mystique pythagoricienne, à un énième
délire autour de la dynamique non-linéaire, à
l'inépuisable effet de papillon [4].
Un exemple concret du travail exemplaire assuré dans ce
domaine par V2 a été fourni lors de l'édition
DEAF96, consacrée à Digital Territories
(Territoires numériques). Les organisateurs hollandais
voulaient que soient abordées certaines questions
soulevées par les développements récents de la
robotique : des conceptions plus modulaires de l'intelligence et de
la vie artificielles, l'imprévisibilité des
comportements émergents dans des environnements
indéfinissables et "ouverts"... Pour V2, indépendamment
de l'intérêt que ces questions peuvent
représenter à l'intérieur même de la
robotique, elles permettent, chez les théoriciens et les
artistes travaillant sur les nouveaux médias, d'enrichir le
débat sur les outils de communication, sur les structures
systémiques, sur l'émergence de nouveaux comportements
- chez les humains comme chez les "agents" virtuels - dans les
environnements informationnels. V2 a contacté le roboticien
Red Whittaker, de l'Université de Carnegie-Mellon, en lui
faisant part de ces préoccupations. Sa présentation,
qui en outre portait sur la communication complexe instaurée
entre les "membres", les différentes articulations et
fonctionnalités locomotrices de la dernière
génération des robots, a déclenché une
discussion productive pour les artistes comme pour les scientifiques.
Whittaker a montré combien la multiplication de nouveaux
modèles locomoteurs à pu être impulsé par
la généralisation de l'informatique dans le monde de la
conception robotique, permettant aux scientifiques d'abandonner comme
cadre de référence le seul répertoire de
modèles provenant du monde "naturel". On a ainsi pu
découvrir des modèles de mouvements (mécaniques)
impossibles à réaliser par des organismes connus,
mouvements multidirectionnels aujourd'hui intégrés aux
comportements locomoteurs des véhicules d'exploration
extraterrestres. Cette question, de l'abandon du cadre de
références anthropomorphes, voire "naturelles", a
ouvert un riche débat sur le plan esthétique et
épistémologique.
L'intégration de l'activité artistique
à la cité - et le maintien d'une nécessaire
distance
D'autres rencontres entre différentes disciplines et
approches, élaborées à partir de
thématiques moins "nobles" que la robotique ou les
systèmes de communications, ont été tout aussi
fructueuses. L'une des expériences de terrain récemment
mises en place par V2 visait à mieux connaître
l'identité de Rotterdam à travers les activités
de ses citoyens : des employés municipaux travaillant dans
divers secteurs de la ville ont participé au projet en tenant
un journal individuel, y enregistrant leurs activités
quotidiennes. Dans ce contexte, le journal d'un éboueur s'est
avéré être une mine d'informations sur la vie de
la cité, permettant de peindre "à rebours" ses profils
multiples, ses différentes composantes professionnelles,
ethniques, culturelles. Cette expérience a enrichi la
réflexion menée par V2 sur les réseaux, sur les
points communs et les barrières entre les différentes
communautés, sur les forces vives qui donnent à une
ville sa cohésion identitaire, et qu'il convient de
reconnaître et de consolider à travers les technologies
de communication.
Si V2 a su gagner la confiance des autorités locales et
nationales hollandaises, qui le sollicitent désormais comme
conseiller lors de leurs réunions consacrées à
la politique culturelle, il s'efforce en même temps de
conserver suffisamment d'autonomie pour que la dimension librement
expérimentale de ses activités soit respectée.
Selon Adriaansens, l'importance accordée par V2 à des
questions de société, et son sens de
responsabilité civique, entraînent parfois un risque de
confusion de rôles : sa propension à nourrir une
réflexion ouverte sur les nouveaux médias, et à
exposer des oeuvres employant des technologies complexes, donne
parfois à l'organisation une identité de
médiateur culturel, voire d'instance pédagogique,
qu'elle refuse. Bien que travaillant régulièrement en
étroite liaison avec des enseignants et des lieux de
formation, son but n'est surtout pas de se substituer à
ceux-ci, en devenant un pôle éducatif parallèle,
un "itinéraire bis" de la formation culturelle. Son rôle
en tant que co-organisateur et force motrice de la récente
conférence intitulée "P2P" (From Practice to Policy
- De la pratique à la politique/ Towards a European
Media Culture - Vers une culture européenne des
médias) [3]),
avec ses partenaires de Virtual Platform [5],
a bien révélé les ambiguïtés de
cette situation, notamment lorsque la conférence s'est
focalisée sur les prochains projets ESPRIT, qui porteront plus
particulièrement sur le rôle des médias dans
l'élaboration de nouvelles méthodes
pédagogiques. V2 doit également veiller à ce que
les développeurs de nouvelles technologies qui sponsorisent
ses manifestations n'y voit pas une simple vitrine de
démonstration, valorisée par un enviable blason
culturel.
Ainsi, tout en conservant et en renforçant ses relations
avec ses partenaires industriels et institutionnels, l'organisation
revendique sa vocation en tant que structure dédiée
à l'art et à l'exploration des nouveaux médias
sur le plan esthétique et culturel. Ses activités de
recherche n'ont pas de finalité
prédéterminée : ce ne sont ni des recherches
appliquées, aux débouchées industrielles
prévisibles, ni des recherches proprement pédagogiques,
destinées à informer et à former les gens. En se
défendant comme lieu de croisement des "médias
instables", à l'issu inconnu, les objectifs de V2 demeurent
essentiellement "insolvables". C'est seulement ainsi qu'il peut
préserver et catalyser une démarche réellement
heuristique dans le paysage socioculturel contemporain.
___________________________________________________________________________
1] Texte de
présentation publié sur le site de V2.
2] Andreas Broeckmann,
"Local", pp.107-109 in ZPK2, @5Cyberconf, Madrid, juin 1996
[www.telematica.es/FAT/ZKP2/].
Voir également [http://mediafilter.org/nettime]
pour les textes ZK.
3] 3]'
[http://www.desk.nl/~
nettime/] [http://www.telematica.es/FAT/ZKP2/]
4] Pour une
documentation complète sur cette manifestation, voir
[http://www.dds.nl/hypermail/p2p-list/].
5] "Virtual Platform"
regroupe les organismes hollandais suivants : Backbone-De Balie,
Paradiso, The Society for Old and New Media, Faculty of Image and
Sound - The Royal Conservatory The Hague, Media-GN, Montevideo, The
Netherlands Design Institute, STEIM, et V2_Organisation. Virtual
Platform a publié en 1996 un document exposant sa
démarche et sa politique culturelle, intitulé From
Dada to Data [http://www.dds.nl/~virtplat/Econt.html].
Zentrum für Kunst und Medientechnologie /
Centre d'Art et de Technologies des Médias
Institut für Bildmedien (Institut des médias
visuels)
Karlsruhe
http://www.zkm.de
[section4] [sommaire]
La culture occidentale a tout misé sur
l'efficacité de la science et de la technologie,
censées offrir une méthode permettant de décrire
le monde, une technique permettant de matérialiser ses
désirs. Autrefois c'était à l'art de remplir ces
ambitions, avec une remarquable économie de moyens (peinture,
pierre, paroles, sons, etc.). Mais la science tend elle aussi vers le
sublime, et elle a fait des progrès depuis l'époque
"primitive" qui date de la révolution industrielle. Les
modalités qu'empruntent aujourd'hui nos ambitions
matérialistes ont bien changé : la mécanique
quantique, la théorie du chaos, et bien d'autres domaines
témoignent de ce changement. Ainsi émerge une
complexité qui frôle une compréhension plus
approfondie du monde - un jeu d'outils intellectuels et
matériels en adéquation avec le dessein
intérieur de l'art, susceptible de servir et d'inspirer l'art.
(...) les technologies de la révolution cybernétique
ouvrent de nouveaux territoires d'expression pour l'artiste, et de
nouveaux territoires d'expérience pour le public.
(...)
Tout art est langage, et si pour un seul instant l'art avait
voulu oublier cela, en aspirant vers un absolu visuel, nous revenons
aujourd'hui aux modes conversationnels, nous nous parlons grâce
aux images, aux objets, aux mots, aux sons, aux mouvements, à
tous ces phénomènes dont les limites sont
désormais devenues fluides. L'immatérialité de
la technologie numérique facilite cet échange radical
entre toutes les formes, à l'intérieur du langage.
C'est cela qui en fait le moyen idéal pour exprimer la
sensibilité de notre époque.
Jeffrey Shaw [1]
Au sein du ZKM, l'Institut des médias visuels fonctionne
comme un centre de ressources technologiques consacrées
à la création et à la recherche artistiques.
Placée depuis 1991 sous la direction de Jeffrey Shaw, une
équipe de permanents administratifs et scientifiques
(ingénieurs, chargés de mission) assure la coordination
d'activités artistiques suivant diverses modalités.
Certains artistes ont auprès de l'Institut un statut de
collaborateurs à plus ou moins long terme, d'autres sont ses
invités dans le cadre des résidences offertes par le
ZKM, d'autres encore réalisent des oeuvres en coproduction
avec leurs structures d'appartenance (universités, centres de
recherche et de production...). Enfin, à travers son programme
culturel, Siemens finance certaines réalisations, et quelques
institutions locales apportent aux projets du ZKM leurs
compétences techniques et scientifiques: sont ainsi
sollicitées, les départements d'informatique et de
robotique de l'Université de Karlsruhe, et le Centre de
recherche de Karlsruhe (l'ancien "centre de recherche
nucléaire").
Sa politique d'accueil fait de l'Institut un lieu de
création privilégié pour la communauté
artistique internationale, un véritable vivier permettant de
pister et d'entretenir les différents courants qui animent la
création contemporaine. Sa cohabitation avec le Musée
des médias contemporains (dirigé par Hans-Peter
Schwartz), le Médiathèque (dirigé par Dieter
Daniels) et l'Institut de musique et d'acoustique (dirigé par
Johannes Goebel), dote l'Institut des médias visuels d'une
vitalité exceptionnelle. Son investissement de locaux
inaugurés en octobre 1997, regroupant sous un même toit
ces différentes structures (qui conservent toutefois une
grande autonomie), catalysera sans doute leurs croisements. Parmi les
moyens offerts par le nouveau bâtiment, un théâtre
et un studio de production/ post-production numériques, tous
deux reliés aux puissantes ressources informatiques de
l'Institut, permettront d'ouvrir sur d'autres champs
l'expérimentation artistique, en travaillant in situ la
problématique du théâtre "interactif", des
scénographies virtuelles, des oeuvres hybrides
mélangeant acteurs réels et numériques.
Tous les deux ans, la Multimediale regroupe l'ensemble des
départements du ZKM, qui présentent leurs travaux au
public pendant une semaine environ : aux oeuvres
réalisées "en interne" (expositions, concerts,
spectacles) sont associées celles d'autres artistes; des
symposia sont également organisés, afin de faire
avancer le débat et la réflexion sur les nouvelles
formes de création artistique. Indépendamment de sa
valeur politique (le ZKM étant financé à hauteur
de 50% par des fonds publics régionaux, et à hauteur du
50% restant par la ville de Karlsruhe), la Multimediale sert
de vitrine pour la communauté artistique internationale
[2]. En même temps,
elle offre aux permanents et aux associés du Zentrum für
Kunst und Medientechnologie une perspective sur leur oeuvre, leur
entreprise, et leur place dans le monde culturel d'aujourd'hui.
De nouveaux rapports avec des partenaires scientifiques et
industriels
La création du Zentrum für Kunst und Medientechnologie
constitue une initiative politique exceptionnelle : dans son ambition
de s'établir comme l'un des majeurs technopôles
européens, Karlsruhe a envisagé l'intégration
d'une structure à vocation culturelle dès les
années quatre-vingts. Les moyens investis, et le fait que
cette initiative participe d'un projet plus large de
développement technologique, font que les responsables du ZKM
sont considérés par leurs pairs scientifiques et
industriels comme des partenaires à part entière. Selon
Jeffrey Shaw, notre interlocuteur pour cette étude, une telle
reconnaissance est aujourd'hui indispensable, pour que le monde
artistique puisse évoluer parallèlement aux grandes
transformations de société entraînés par
les nouvelles technologies. L'artiste doit être "pris au
sérieux" par ses homologues, il doit "rentrer par la grande
porte", et son oeuvre doit être considérée comme
une contribution essentielle à la vie sociale.
Les créateurs à l'Institut des médias visuels
doivent être prêts à s'engager dans une situation
de discussion permanente avec leurs sponsors et leurs partenaires :
si l'artiste commence aujourd'hui à être
considéré par les industriels comme un atout
précieux, comme celui pouvant apporter un contenu et donner un
sens aux technologies émergentes, il n'empêche que la
part d'irrationnel qui caractérise son oeuvre, autrement dit,
sa dimension poétique, soulève toujours des
interrogations, voire des blocages, chez certains professionnels aux
motivations moins obscures (efficacité, argent...). Par
conséquent, il existe souvent un écart entre le souhait
des industriels de voir une recherche ciblant davantage des
applications pratiques, et les désirs
ésotériques de l'artiste.
Cet écart est vu par Shaw comme un espace de
négociation qu'il faut apprendre à pleinement investir
: l'artiste qui fait l'effort de changer de perspective lorsqu'il
élabore et présente son projet, se mettant à la
place de son interlocuteur technique ou industriel, peut ainsi
être sensibilisé à des applications potentielles
qu'il aurait sinon ignorées. Sans pour autant avoir à
épouser cette manière de penser, ce qui reviendrait
à l'abandon de l'approche artistique, il doit apprendre
à formuler ses demandes et ses exigences dans d'autres termes,
se rendant plus facilement compréhensible pour son
interlocuteur. Selon Shaw, l'artiste qui fournit cet effort
vis-à-vis de son interlocuteur, en lui indiquant les pistes de
sa recherche menant à d'éventuelles ouvertures sur le
plan industriel, peut plus aisément revendiquer ses propres
espaces de liberté, plus facilement imposer ses
"impératifs poétiques". Celui qui aborde son partenaire
industriel potentiel ayant déjà réfléchi
à ces questions, risque d'être plus efficace et mieux
soutenu dans son travail.
La capacité de se détacher suffisamment de sa
recherche ou de son oeuvre pour en forger une autre vision, l'aborder
sous d'autres angles, se familiariser avec les modes de pensée
qui dominent chez ses pairs scientifiques, est indispensable chez
celui qui souhaite travailler à partir des nouveaux outils
technologiques. Sans un minimum de connaissances sur le plan
terminologique, l'artiste est vu (non sans tort) comme
incompétent, puisqu'il ne peut communiquer ses demandes
à la communauté technique chargée de les mettre
en oeuvre. De même, sans un minimum de connaissances concernant
les processus impliqués par les nouvelles technologies, ses
demandes risquent de paraître irréalistes. Pour Shaw,
l'artiste voulant oeuvrer avec les outils de pointe a surtout besoin
de se familiariser avec les processus et les langages de
programmation. Il ne lui incombe pas forcément de se
substituer à l'ingénieur programmateur, bien que des
doubles profils d'artiste-ingénieur soient en train
d'émerger chez les jeunes développeurs employés
au ZKM, tendance qui se renforcera sans doute au cours des prochaines
années [3]. Mais
l'artiste-producteur d'un dispositif technique de pointe doit pouvoir
exprimer ses exigences avec cohérence. Sa tâche est
aujourd'hui compliquée par le fait que les attributs
perceptibles d'une oeuvre générée par
informatique peuvent être largement imprévisibles.
En effet, l'artiste qui emploie des systèmes de
modélisation faisant appel à des procédés
aléatoires, évolutifs, interactifs, n'est plus
maître de la finalité de l'oeuvre-objet; par ailleurs,
la finalité de l'oeuvre est elle-même devenue une valeur
caduque. La responsabilité créatrice est
désormais engagée bien en amont, au niveau de
l'élaboration et du déclenchement du concept moteur.
Une lecture suffisamment ouverte de l'histoire montre que ce
déplacement de l'effort créatif n'est pas
spécifique à l'art qui naît des nouvelles
technologies : de nombreux artistes au vingtième
siècle, dont Duchamp et Cage, ont déjà
emprunté ce même terrain, en voyant dans l'oeuvre le
résidu imprévisible de processus esthétiques
soigneusement agencés et mis en branle.
La dimension et la mission publiques
Situer dans une perspective historique ce transfert de sens
artistique paraît d'autant plus urgent que l'on assiste
aujourd'hui à la tendance à vouloir attribuer aux
outils technologiques une force esthétique intrinsèque.
Comme le constate Jeffrey Shaw, cette mystification porte en germe sa
propre perte : les outils de pointe, tout comme leurs moments de
gloire, sont vite dépassés. Si l'art se servant des
dernières inventions techniques a d'autres fonctions que de
leur offrir une vitrine flatteuse, cela suppose que les artistes
puissent s'emparer de ces outils pour forger avec eux des langages et
des concepts susceptibles de nous interroger et de nous
émouvoir.
Le ZKM attache une grande importance à la dimension
publique de son travail, évidente à travers les
Multimediale, et surtout visible dans la disposition des
nouveaux locaux, qui constituent un véritable noyau culturel
de la ville. La librairie et le cafétéria sont
rapidement devenus des lieux de rendez-vous, et les débats
programmés au cours de la Multimediale'97 ont
attiré des foules. En tant qu'instance publique, le Centre
reconnaît la nécessité de s'ouvrir, d'exposer ses
oeuvres et d'instaurer autour d'elles un dialogue constructif avec
les citoyens, afin qu'ils ne s'arrêtent pas à la stade
de l'obnubilation technophile - ni à celle du refus
technophobe - mais prennent conscience des enjeux que
représente l'expérimentation artistique avec les
nouveaux outils. Si le rôle de l'art n'est plus de sublimer la
vie, de communiquer une expérience s'apparentant à une
révélation, mais d'assurer un commentaire sur le monde
technologiquement transformé, alors nous devons pouvoir en
débattre au sein de la cité.
Les responsables culturels employés dans l'éducation
et par les médias ont un rôle important à jouer,
pour que la recherche et la création artistiques soient au
coeur de la société de demain. En dépit des
sempiternels courants réactionnaires, qui tentent de jeter
l'opprobre sur les travaux des jeunes créateurs, agissant
parfois à l'intérieur du système éducatif
et des médias, Shaw estime que les manifestations nomades et
ponctuelles consacrées aux nouvelles formes artistiques (la
Multimediale ainsi que d'autres festivals, rencontres,
regroupements online) assurent une fonction vitale, en solidarisant
ceux qui sont intéressés par la nouvelle donne
culturelle, et en permettant aux artistes de discuter de leurs
recherches avec des interlocuteurs avertis. Dans le Hallenbau, le
bâtiment réaménagé qu'occupe
dorénavant le ZKM, où les studios de recherche et de
production jouxtent le musée multimédia, le
théâtre, et le "Kubus" (salle de concerts), les
nombreuses passerelles traduisent littéralement cette
volonté de rapprocher l'activité artistique de la vie
des citoyens.
Transdisciplinarité et refonte
d'énergies créatrices
Le directeur de l'Institut des médias visuels est
lui-même un artiste ayant acquis une solide expérience
en matière de collaboration avec des partenaires industriels :
dès les années soixante, au cours de ses recherches sur
différents dispositifs de projection d'images animées
("expanded cinema"), Shaw a été amené à
travailler avec les développeurs de systèmes de
projection et de structures gonflables; ses premières
collaborations avec des ingénieurs informaticiens remontent
aux années soixante-dix. En 1980, Shaw et l'artiste hollandais
Theo Botschuijver ont soumis au Ministère de la culture des
Pays Bas une proposition portant sur la création d'un lieu de
recherche et de production alliant les arts et les nouvelles
technologies (Stichting Stroombeeld, Current Image
Foundation).
Par ailleurs, Shaw a été l'un des instigateurs d'une
initiative singulière mise en place au cours des années
soixante, avec les artistes anglais Barbara Stevini et John Latham :
l'"Artists' Placement Group" (APG - le groupe de placement des
artistes) a été constitué en 1966 avec pour
mission d'intégrer des artistes aux processus
d'élaboration de politique et de prise de décision dans
différentes organisations publiques et industrielles. Selon
Latham, l'artiste devait être "l'idiot savant",
éclairant la démarche des décideurs en
contribuant à l'analyse des problèmes des perspectives
plus créatives. L'APG a effectivement mené des actions
importantes en Grande Bretagne au Département de
l'Environnement, chez British Rail, au National Coal Board, au
Département de la Santé, ainsi qu'au sein de nombreuses
industries (Esso Petroleum, Ocean Fleets, Milton Keynes Development
Corporation...). Aujourd'hui rebaptisée "O+I" (Organisation
+ Imagination), la structure continue, sous la houlette de
Barbara Stevini, à développer des protocoles tentant de
faire de l'artiste un acteur social efficace. Si Shaw reste dubitatif
sur certains aspects de l'APG - craignant que les artistes aient
été parfois perçus comme des "dandies" par leurs
homologues - il considère cette expérience très
importante, dans la mesure où elle a radicalement posé
la question du rôle de l'artiste dans la
société.
Aujourd'hui, à travers la participation de l'Institut des
médias visuels à deux projets ESPRIT consacrés
au technologies de l'information (projets i3 - Intelligent
Information Interfaces), Shaw revendique d'autres modalités
d'intégration sociale de la pensée artistique,
grâce à la mise en place de protocoles de collaboration
à long terme avec des développeurs scientifiques et
industriels. En effet, les appels d'offre publiés par les
autorités européennes afin de lancer ces projets ont
accordé une grande importance à la pensée
artistique, vue comme une force nécessaire lors de
l'élaboration des inforoutes censées véhiculer
l'expression culturelle de demain [4]. Dans ce cadre,
l'Institut du ZKM travaille avec des ingénieurs informaticiens
(créateurs de plate-formes et de logiciels) basés dans
des universités et instituts de recherche en Angleterre et en
Suède, mais également avec des sociologues et des
éthnométhodologues ayant déjà fortement
impulsé le développement des espaces virtuels
partagés (dont les pionniers du "CSCW" - Computer Supported
Cooperative Work - des Universités de Manchester, Lancaster,
et Nottingham). Ainsi, la transdisciplinarité serait ici
érigée en un véritable programme de recherche
européen : les partenaires provenant des sciences
informatiques et des sciences humaines doivent apprendre à
voir avec d'autres yeux leurs propres champs d'investigation. De
même, les artistes au ZKM se trouvent dans une situation
privilégiée de dialogue avec ceux qui sont
chargés de développer leurs futures outils et
infrastructures techniques.
___________________________________________________________________________
1] "Virtual World
Voyage" (1990), in Anne-Marie Duguet, Heinrich Klotz,
Peter Weibel, Jeffrey Shaw - a user's manual. From Expanded Cinema
to Virtual Reality, Edition ZKM, 1997, pp. 150-151.
2] Voir la description
de cet événement fournie dans Art et technologie :
la monstration, op.cit., pp. 107-109.
3]
Voir, par exemple, l'oeuvre à base d'algorithmes
génétiques développée online par le
programmateur-artiste Bernd Lintermann [http://goliath.zkm.de:5080/websculpt.html].
4] Voir [http://www.i3net/org/i3projects/summaries.html],
projets "e-scape" et "erena".
5. DISCUSSION [sommaire]
Les rapports aux institutions de formation
Afin que cette étude soit centrée sur les conditions
d'émergence de nouvelles formes artistiques, nous l'avons
essentiellement focalisée sur des lieux de formation et de
recherche. Les rapports de ces structures avec les institutions
traditionnelles de formation (écoles, universités),
ainsi qu'avec les pouvoirs publics, varient considérablement.
Ainsi, la KHM est une école d'art qui a su imposer une
démarche pédagogique novatrice, grâce notamment
à ses bons rapports avec ses autorités de tutelle.
Celles-ci soutiennent son nomadisme entre des champs de recherche
habituellement très éloignés, ainsi que sa
vision de l'art comme une activité essentiellement
herméneutique. CYPRES reste un cas "hybride" en ce qui
concerne son statut institutionnel : bien que l'association soit
greffée sur une école d'art, elle tient à
conserver son autonomie vis-à-vis de celle-ci, afin de pouvoir
développer librement des orientations trop radicales pour
être intégrées à l'enseignement artistique
actuel en France. Sa position à l'avant-garde des programmes
pédagogiques n'est pas facile à assurer, puisque CYPRES
ne jouit pas des mêmes moyens que les écoles d'art qui
néanmoins tirent profit de ses acquis, prenant modèle
sur les initiatives lancées par l'association, et faisant
participer leurs étudiants aux activités qu'elle
organise.
La CTIAD émane très officiellement des instances de
l'état britannique, mais ses rapports avec les écoles
qu'elle doit aider dans leur adaptation aux nouvelles technologiques
ne sont pas plus simples pour autant. Au contraire, la CTIAD doit
mener une lutte particulièrement énergique contre
l'inertie et les préjugés qui règnent au sein du
corps enseignant. De par son engagement idéologique constant
en faveur des nouveaux outils d'expression, et ses efforts pour
promouvoir le rapprochement des créatifs avec les
développeurs des technologies, Sue Gollifer fait figure
d'exception parmi les professeurs d'art. Si les étudiants sont
généralement très demandeurs des nouveaux
outils, leurs formateurs ne font pas toujours preuve d'un même
enthousiasme. Par ailleurs, Gollifer estime que l'un des obstacles
majeurs qu'elle rencontre dans l'enseignement artistique aujourd'hui
traduit encore une vieille querelle entre l'Art et le design : les
designers habitués à une vision artisanale de la
création (les nombreux héritiers britanniques de Ruskin
et de Morris) embrassent sans mal les dernières techniques et
technologies, s'investissant dans des oeuvres collectives et
s'inscrivant volontiers dans une esth/éthique plus ou moins
productiviste. En revanche, les artistes qui revendiquent une
identité individualiste manifestent souvent à
l'égard des nouveaux outils une méfiance et une crainte
d'asservissement démesurées. Or, à moins de
procéder par une phase de libre expérimentation avec
ces outils, ils ne pourront jamais atteindre le niveau de
compétence nécessaire pour pouvoir dépasser
leurs effets nivelants sur la création.
Sur le plan des pratiques pédagogiques, Sue Gollifer estime
que les réticences exprimées par une partie du corps
enseignant vis-à-vis des nouvelles technologies privent la
jeune génération de l'un des atouts majeurs offerts par
celles-ci, à savoir la mise en réseau des
compétences détenus par les différentes
structures de formation. Là où les réseaux sont
bien établis, le lieu d'ancrage institutionnel d'un enseignant
devient secondaire : il peut être guider un étudiant
résidant à l'autre bout du globe. Cette nouvelle donne
ébranle une conception de l'enseignement fondé sur
l'autorité du professeur ou de l'établissement unique,
et dans la fixité des lieux institutionnels; la profusion des
enseignements en ligne témoigne pourtant de
l'inéluctabilité de cette évolution. Par
exemple, Roy Ascott a pu mettre en place un programme doctoral pour
des artistes confirmés dans leur utilisation de nouveaux
outils, voulant conjuguer pratique et théorie. Plutôt
que d'essayer de monter une lourde infrastructure technique d'accueil
dans sa faculté de Newport (Pays de Galles), Ascott a choisi
de diriger ces recherches à distance. Les thésards
peuvent donc continuer à oeuvrer au sein de leurs structures
respectives, en bénéficiant de leurs
équipements, tout en soumettant régulièrement,
leurs travaux, sous forme électronique, à Ascott et
à son équipe de directeurs de recherche. Ils doivent
également se rendre trois fois par an à Newport pour
des séminaires intensifs regroupant l'ensemble des
doctorants.
L'IRCAM ne veut surtout pas se substituer aux
établissements d'éducation supérieure, par
crainte de compromettre son autonomie en tant qu'organisme de
recherche. Cela étant, le département
pédagogique de l'Institut assure la direction de nombreuses
thèses, maintenant ainsi une passerelle précieuse avec
les populations universitaires. A leur tour, ces chercheurs de
formations diverses (en dehors des étudiants en musique,
l'IRCAM accueille des étudiants en physique, en acoustique, en
psychophysiologie, en informatique) garantissent l'ouverture
transdisciplinaire de l'Institut. De même, les responsables de
l'ACROE, qui jouissent du statut d'ingénieurs de recherche
auprès du Ministère de la culture, dirigent des travaux
recouvrant de nombreux champs disciplinaires. La situation à
l'Institut des médias visuels du ZKM, comme au
département MARS du GMD, est un peu différente dans la
mesure où ces structures n'assurent pas elles-mêmes la
direction de travaux universitaires. Elles engagent cependant
beaucoup d'informaticiens, d'artistes, et d'historiens qui
poursuivent des thèses en parallèle, souvent sur des
sujets qui dépendent étroitement de l'unique brassage
de connaissances et de compétences offert par les organismes
qui les emploient. Par ailleurs, la Staatliche Hochschule für
Gestaltung (Ecole Supérieure de Design) dont les locaux
jouxtent le ZKM, lui est également proche sur le plan
administratif : de nombreuses enseignants-chercheurs
répartissant leurs activités professionnelles entre les
deux établissements.
A la différence des structures citées ci-dessus,
ARTEC et le CICV Pierre Schaeffer se situent résolument en
marge des institutions pédagogiques traditionnelles, estimant
que leur rôle est d'offrir des lieux de formation, de
recherche, et de création, qui ne soient pas assujettis aux
systèmes d'évaluation et d'homologation de type
universitaire. Leurs programmes s'adressent à un très
large public, souvent à des acteurs exclus des endroits
privilégiés qui sont officiellement voués au
développement de l'activité culturelle. Certains
travaux créés par ces acteurs montrent avec force
combien leurs énergies créatives sont susceptibles
d'impulser de nouvelles formes d'expression artistique.
La position de V2 par rapport aux instances traditionnelles de
formation est à la fois précaire et dynamique -
position qui incombe sans doute à un lieu voué à
l'instabilité! Parce qu'il a longtemps fait preuve de
ténacité et d'intégrité dans sa
démarche, V2 jouit maintenant d'une crédibilité
bien méritée auprès des instances de
l'état néerlandais, voire auprès des
décideurs culturels européens. Mais cette
notoriété commence à lui coûter cher : si
l'on semble désormais accorder à l'organisme une grande
autonomie, certaines autorités souhaiteraient toutefois lui
confier des missions sociales et pédagogiques que les
responsables de V2 jugent incompatibles avec une recherche librement
artistique. Ainsi, ses nombreuses collaborations avec les instances
éducatives lui ont apporté une reconnaissance certaine
sur le plan de son action social. Mais cet acquis ne doit pas
entraîner une déformation de sa mission première,
qui est de maintenir un lieu d'expérimentation créative
avec les nouveaux médias, ce lieu étant
nécessairement un lieu d'interrogation, de mise en question,
voire de subversion de ceux-ci. En revanche, le Centre Ars
Electronica s'est donné pour mission d'assurer un rôle
pédagogique auprès du grand public: en tant que
"musée de l'avenir" il remplit une fonction sociale
précise, permettant au citoyen de prendre connaissance des
technologies de pointe dans un contexte les mettant culturellement en
valeur. A certains égards, on est tenté de comparer ce
Centre à des musées consacrés aux sciences et
aux technologies, mais un tel amalgame résulte du fait qu'il
existe aujourd'hui peu de lieux permettant d'aborder les nouvelles
formes d'expression. La spécificité du Centre de Linz
transparaîtra certainement avec plus de clarté dans un
proche avenir, lorsque Ars Electronica et les autres lieux culturels
prônant l'utilisation des nouveaux outils auront
constitué un véritable corpus de créations
artistiques, qui se démarqueront nettement des simples
démonstrations de découvertes techniques.
Les rapports à l'industrie
Parmi les différentes rencontres entre disciplines qui
aujourd'hui influencent le plus fortement la création
artistique, les collaborations avec des développeurs
industriels constituent un facteur déterminant : la
complexité technologique des nouveaux médias exige une
étroite complicité entre les artistes voulant s'en
emparer, et les ingénieurs les ayant mis en oeuvre. Certaines
structures de recherche et de production artistiques font valoir leur
expérimentation avec les nouveaux outils comme une
activité importante à l'égard des
développeurs, puisqu'elles leur offrent un banc d'essai
précieux, à l'abri de la production industrielle
poussée par des impératifs de rentabilité, de
réussite commerciale. Ces structures de recherche se
présentent alors comme des "sites alpha" où, en toute
impunité, les industriels peuvent tester les performances de
leurs prototypes, voire les perfectionner et les adapter en fonction
des défaillances révélées par les
artistes-expérimentateurs. Si des organismes comme CYPRES
tissent aujourd'hui des rapports de complicité avec des
roboticiens industriels, c'est que ces derniers voient dans la
création artistique une énergie d'investigation
porteuse : la "diagonale du fou" peut effectivement apporter un
éclairage exceptionnel sur le fonctionnement de dispositifs
techniques complexes.
Au ZKM, Jeffrey Shaw attache une grande importance aux
capacités de l'artiste à expliciter les qualités
expérimentales de sa recherche, en les traduisant dans des
termes susceptibles d'intéresser des partenaires
développeurs de technologies. Cet exercice ne revient
aucunement à abandonner ou à compromettre la
démarche proprement artistique, mais il permet au
créateur de bénéficier d'outils et
d'infrastructures qui resteraient sinon hors de sa portée. Par
ailleurs, son intervention sur ces dispositifs techniques au moment
de leur élaboration peut salutairement infléchir leurs
caractéristiques in fine, conservant un potentiel
expressif qui serait sacrifié, là où primerait
les seules exigences d'efficacité industrielle. En tant que
lieu majeur favorisant l'émergence d'une nouvelle
génération d'artistes/ scientifiques-programmateurs, le
ZKM joue un rôle de pionnier dans l'élaboration de
nouveaux protocoles d'échange entre l'art et l'industrie.
Cette situation soulève parfois des ambiguïtés,
tels les effets pervers entraînés par le rapprochement
des artistes avec des développeurs scientifiques et
industriels évoqués par Simon Penny, qui a
réalisé certains de ses travaux dans le cadre du ZKM
(notamment en collaboration avec des chercheurs en robotique à
l'université de Karlsruhe). Selon Penny, lorsque l'artiste
affine sa connaissance de certains concepts scientifiques, afin de
pouvoir y révéler des qualités
esthétiques, son rapprochement de la communauté
détentrice de ce savoir et de ses clés se fait parfois
au détriment du grand public, désormais incapable de
suivre des oeuvres devenues trop ésotériques. Penny
décrit l'émergence d'oeuvres qui peuvent paradoxalement
réjouir une communauté scientifique restreinte, capable
d'y reconnaître ses préoccupations conceptuelles, mais
qui en même temps peuvent paraître trop obscures pour un
public de non-initiés.
A l'IRCAM, les rapports avec l'industrie sont souvent
formalisés par de véritables contrats, par des
commandes de recherche aux débouchés fixés
à l'avance. Cela dit, si le Spatialisateur connaît
aujourd'hui des usages dans le design automobile et la
modélisation des architectures acoustiques, la
diversité de ses applications relève paradoxalement du
fait qu'il ait été élaboré au sein d'un
lieu de recherche fondamentale, plutôt que dans le contexte
dirigiste d'un laboratoire de production industrielle. Les
partenariats entre artistes, théoriciens, et industriels que
met en place le Centre Ars Electronica visent également
à doser et à concilier les apports de ces
différentes communautés afin de nourrir un climat de
réciprocité, base d'une nouvelle culture
technologique.
ARTEC considère l'implication d'une population plus large,
moins homogène, dans l'élaboration des outils
technologiques comme une critère indispensable à
l'élargissement et à la démocratisation de leur
emploi. Cette conviction se traduit d'une part par ses programmes de
formation et de placement d'artistes aux parcours peu orthodoxes, qui
sont donc intégrés comme une force vive au sein de
structures bien équipées et évolutives. D'autre
part, la mise en place et l'adaptation d'interfaces et de logiciels
plus simples à utiliser, et plus susceptibles de
véhiculer des formes d'expression provenant de lieux et de
milieux habituellement "muets" sur le plan culturel, demeure une
préoccupation clé pour des artistes-développeurs
comme Harwood. De même, les responsables artistiques du GMD,
comme la direction de la KHM, estiment que l'un des rôles des
artistes est d'assurer une plus grande ouverture des outils
techniques servant de moyens d'expression, en en créant si
nécessaire. La KHM entretient ainsi des relations très
vives avec ses fournisseurs de machines et de programmes, qui
comptent parmi ses sponsors lors de ses actions publiques, tout en
sachant que l'école aiguise le sens critique de ses
étudiants vis-à-vis des technologies trop
normalisatrices. Ainsi, tout en étant vue comme un lieu de
formation de futurs développeurs susceptibles d'être
employés par l'industrie, la KHM est également
appréhendée comme un lieu de formation de ses futurs
critiques, des déviants qui repousseront obstinément
les limites des nouveaux outils.
En publiant régulièrement ses analyses scrupuleuses
des nouveaux outils les plus fréquemment employés par
la communauté artistique, la CTIAD tente de rendre plus
discernant le regard que cette communauté porte sur les
infotechnologies. En éduquant ainsi les formateurs, elle
facilite leur capacité à dialoguer et à
négocier avec les industriels qui, de plus en plus, sont
censés devenir les partenaires des structures de formation et
de recherche artistiques. Par ailleurs, la CTIAD estime que ses
efforts pédagogiques en matière des nouvelles
technologies ne se limitent pas au monde artistique et culturel, mais
portent plus globalement sur l'intégration sociale de
l'individu. Indépendamment des activités
professionnelles futures des étudiants d'art, les responsables
de cette structure considèrent qu'ils doivent
nécessairement prendre en compte et prévoir la
dimension technologisée de la société naissante,
afin de remplir leurs responsabilités de formation.
Au CICV Pierre Schaeffer, les rapports à l'industrie se
traduisent en premier lieu par la volonté de mettre en place
un projet synergique de société, regroupant les
artistes, les citoyens, les entreprises. Au lieu de se focaliser sur
les modalités permettant de nouer des partenariats avec les
développeurs des technologies, l'équipe de
Montbéliard tente d'entretenir une vision plus large de
l'interaction entre différentes composantes de la
société. Cette position recoupe dans une certaine
mesure celle qui caractérise d'autres structures
étudiées ici, dont ARTEC, CYPRES et V2, constamment
soucieux que la réflexion sur les nouveaux médias fasse
partie d'une réflexion culturelle plus large, ouvrant sur de
nouvelles visions de société. En même temps,
cette position s'avère problématique dès lors
que la créativité artistique est trop directement
"happée" et exploitée par le secteur industriel. Entre
l'ostracisme de l'artiste (situation qu'il a souvent connu dans
l'histoire), et une position de marginalité bien
calculée, socialement utile et exploitable à des doses
contrôlées, il n'y a parfois qu'un pas à
franchir.
Ainsi, certains avocats de la puissance subversive de l'art, vu
comme une sorte d'inoculum qui maintiendrait en veille nos
défenses contre l'endormissement de l'imaginaire, craignent
qu'une association trop étroite entre artistes et fournisseurs
industriels n'entraîne l'affaiblissement de cette fonction
vitale. Le plaidoyer pour la liberté créatrice doit
pourtant être soigneusement formulé : parmi les gens qui
prônent le maintien d'un écart entre artistes et
industriels, on retrouve ceux qui voudraient que nos parcs
technologiques soient développés loin de tout influence
rebelle. Le musée technique pourrait éventuellement
servir de zone tampon aux deux communautés, permettant la
valorisation culturelle des découvertes scientifiques dans un
milieu "sûr", aux qualités pédagogiques
garanties. Il n'est nullement surprenant que les personnes qui
adoptent ce raisonnement ont souvent une vision très
réactionnaire de la création artistique.
Les rapports à la
société
La refonte de la donne sociale entraînée par les
technologies de l'information et de la communication est un sujet qui
revient constamment chez toutes les structures oeuvrant en faveur du
développement culturel et artistique. Ainsi, si les
manifestations potentiellement protéiformes des données
numériques impulsent de nouveau des rêves d'un art
synesthésique, et si l'imaginaire qui naît de la
cybernétique et de la vie artificielle réveille les
espoirs d'une union art-science, nous voyons également
renaître aujourd'hui le rêve d'une dynamique
art-société, renouvelée et promue par les
réseaux, par le libre accès aux informations, par la
mobilité de la pensée électronique. La
possibilité de court-circuiter les institutions
traditionnellement détentrices et conservatrices de l'art, en
mettant en place d'autres lieux nomades, des carrefours ou convergent
momentanément des visions et des volontés
créatrices, mobilise de nombreuses structures conscientes des
enjeux des formes artistiques naissantes, et conscientes de la
nécessité de mettre en place de nouveaux liens sociaux
pour les nourrir [1].
En même temps, la relative "désontologisation" des
oeuvres à laquelle nous assistons aujourd'hui, la
revalorisation de leur dimension temporelle, de l'action constante
des processus qui assurent leur perceptibilité, donne lieu
à une redéfinition de l'art, de sa fonction et de sa
place dans la société. La simulation et la mise en
forme du vivant à travers la robotique, le génie
génétique, la systémique, nous amène vers
une conception où l'oeuvre est posée comme un monde en
évolution parallèle au vivant "réel" qu'elle
éclaire. Lorsque les réseaux de communication
deviennent les supports de cette activité
herméneutique, ceux-ci deviennent intimement
mêlés aux projets créatifs. Dans ces conditions,
les interactions sociales à elles seules sont parfois
conçues et perçues comme des actes artistiques. Quelle
place alors convient-il d'accorder à l'intention et à
l'implication créatrices : l'art consiste-t-il à
révéler aux autres les qualités
esthétiques latentes du monde ? Si oui, jusqu'où
faut-il souligner et mettre en relief ces qualités, afin de
les rendre visibles/ lisibles/ perceptibles ?
Déjà posées par Duchamp, ces questions sont
redevenues brûlantes face à l'évolution des
outils informatiques qui chaque jour nous offrent de nouveaux mondes
de synthèse, "modélisés" avant même
d'être imaginés. Il faut alors redéfinir le
rôle de l'artiste comme herméneute, comme
interprète des faces cachées de l'existence, comme
bâtisseur de sens symboliques. L'accélération des
mouvements entre formations et disciplines, la multiplication
d'activités et de "postures" chez un même individu, les
revendications de créativité chez ceux qui sont
chargés de développer des outils et des systèmes
fonctionnalistes, appellent à revoir la place sociale de
l'artiste et de l'art. Il faut débattre de l'importance que
l'artiste doit accorder à l'acquisition d'une solide culture
technique - en tant que créatif, mais également en tant
que citoyen.
Les médias de communication agissent aujourd'hui comme un
révélateur dans le monde culturel, accentuant et
impulsant des pratiques auparavant contenues à
l'intérieur des différentes régions du globe.
Cette relocalisation des énergies créatrices selon une
carte géoculturelle neuve est déterminante pour les
formes artistiques naissantes. Cependant, en dehors des grands
consortiums des développeurs technologiques, qui tentent de
prévoir l'évolution des nouveaux marchés, peu de
gens parmi les décideurs culturels semblent avoir saisi les
implications de cette redistribution. Pire, ceux qui en ont pris
conscience ont souvent choisi de se réfugier dans un monde
culturel aux valeurs sûres, le monde du patrimoine, de la
valorisation et de la bonification du passé; cela au
détriment du monde contemporain et, à fortiori, du
monde de demain. Ainsi, à côté de structures
comme V2, dont l'action envers les pays de l'Est est en train de
forger une nouveau territoire culturel sur le "vieux continent", on
rencontre d'innombrables organisations bien loties qui, à
force de porter leur regard sur la seule création d'hier, ne
sont plus capables de reconnaître, encore moins
d'apprécier, la nature changeante de l'activité
artistique aujourd'hui.
A travers cette observation, nous ne cherchons pas à
amoindrir l'importance de l'arène d'activité qui a
récemment émergé autour des musées :
l'emploi des technologies de pointe pour analyser plus finement les
oeuvres d'art, pour mieux les conserver et les faire circuler
grâce à leurs avatars numériques, a permis
l'établissement de hauts lieux de recherche
transdisciplinaire. Ainsi, aux Laboratoires de recherche des
musées de France, des physiciens et des développeurs en
informatique travaillent étroitement en équipe avec des
théoriciens et des historiens d'art. Cette situation
exemplaire vise à mieux gérer et faire connaître
une oeuvre existante, mais le danger aujourd'hui réside dans
la volonté de faire d'identifier l'ensemble de
l'activité culturelle à ces seules recherches
muséologiques, en y allouant une part disproportionnée
des ressources disponibles. Si les lieux de l'activité
artistique du siècle prochain sont encore à
définir, il est toutefois urgent de débattre de leurs
modalités d'existence. La place de l'art dans la
société n'a jamais été figée, mais
les idées sur la place de l'art dans la société
le sont malheureusement trop souvent.
___________________________________________________________________________
1] "Il est
évident qu'un minimum d'intérêt et de
curiosité pour ce qui est extérieur, à
première vue, au domaine particulier de chacun est d'autant
plus une nécessité que les communications, les
échanges, les déplacements sont de plus en plus faciles
aujourd'hui (la problématique épistémologique
existant, elle, depuis un moment). Ce qui renvoie d'ailleurs à
une exigence "sociale" plus générale : la
décomposition des pratiques et des discours passés,
artistiques ou autres, nécessite que soient
redécouvertes de nouvelles "solidarités",
c'est-à-dire de nouveaux liens susceptibles de constituer les
bases d'un minimum de vision et d'existence communes." Jacques
Sauvageot, réponse au questionnaire.
6. CONCLUSIONS [sommaire]
Là où la transdisciplinarité peut être
aujourd'hui considérée comme un concept
opératoire, elle désigne essentiellement des rencontres
entre individus ayant mené des recherches dans un domaine
donné, soucieux de s'ouvrir sur d'autres champs de
réflexion afin de faire avancer ces mêmes recherches.
Leurs connaissances ne proviennent pas obligatoirement de formations
et d'instances de type académique (Roy Ascott estime que
certains bouchers feraient d'excellents enseignants dans le domaine
de la systémique, puisqu'ils connaissent bien les
articulations et les fonctions vitales d'un organisme), mais l'apport
d'une réflexion approfondie sur un sujet donné serait
la condition sine qua non de tout activité
transdisciplinaire.
En revanche, les adeptes du dilettantisme qui passent parfois pour
de brillants transdisciplinaires dans des cercles mondains, mais qui
ne sont capables d'approfondir aucun sujet, donnent bien des armes
à tous ceux qui prôneraient la concentration sur une
seule discipline, sur un domaine exclusif d'activité. Par
conséquent, le "saupoudrage" qui caractérise certaines
manifestations à prétention transdisciplinaire, en
ralliant nonchalamment artistes et scientifiques, artistes et
industriels, artistes et sociologues, porte un préjudice
considérable à ceux qui militent pour un réel
dialogue entre disciplines, pour le décloisonnement des champs
de connaissances, la multiplication des "points de vue" (Pierre
Bongiovanni). De même, ceux qui chercheraient à
institutionnaliser la transdisciplinarité en parquant des gens
de provenances diverses dans un même lieu de façon
permanente, risquent d'être déçus : noyés
dans la masse des indéfinissables "transdisciplinaires",
ceux-ci perdraient vite les pouvoirs d'observation qu'ils ont
hérités de leurs mondes respectifs, pouvoirs dont
dépend la qualité de leur contribution au dialogue.
S'il paraît effectivement important d'identifier les lieux
susceptibles de promouvoir des échanges de savoir et de
sensibilités, il paraît tout aussi important de
conserver, dans ces lieux, des pôles d'activités
spécifiques, aptes à alimenter et à aimanter de
tels échanges.
En plus de la connaissance d'un domaine précis de
réflexion, les gens qui s'impliquent dans des échanges
entre et au-delà des disciplines doivent accepter d'être
confrontés à des types de raisonnement totalement
étrangers aux leurs. Quitter volontairement le terrain, la
terminologie, les concepts que l'on maîtrise, pour s'exposer
aux risques de la mise en question de ses postulats de travail,
suppose du courage intellectuel et une forte volonté d'aller
à la rencontre de l'autre. Cela impose l'emploi d'un langage
clair, dénué de la gangue du jargon mystificateur dont
certains chercheurs ne peuvent se passer. En même temps, cet
élagage ne doit pas entraîner une vision
réductrice des domaines qui sont ainsi confrontés.
Avant d'être un lieu de discussion des termes, la
transdisciplinarité se pose comme un lieu de
négociation et d'interprétation de ceux-ci. Le constat
de l'intraduisibilité de certains concepts peut nourrir autant
- voire davantage - la réflexion transdisciplinaire, que leur
libre circulation, leur transposabilité, leur
exportabilité. C'est justement dans cette
irréductibilité que réside la raison
d'être épistémologique des diverses disciplines
et modalités de la pensée [1].
A la lumière de ces critères, les chercheurs
susceptibles de nourrir et de catalyser des démarches
transdisciplinaires seraient sans doute peu nombreux, et rempliraient
leurs missions au sein de structures très différentes.
La possibilité d'échanges dépendrait donc de
leur mobilité. Il convient de concevoir cette mobilité
sous différentes formes et à différents niveaux:
indépendamment des déplacements physiques
effectués par des personnes voulant exprimer et confronter
leurs réflexions, ces idées peuvent aussi librement
circuler grâce aux voies électroniques (comme l'indique
aujourd'hui l'émergence des communautés virtuelles sur
Internet). Pas plus que le courrier classique, les nouveaux
médias de communication ne sauraient se substituer aux
rencontres traditionnelles, mais peuvent utilement les
préparer et les prolonger. Ainsi, un bon dosage est à
trouver entre les moments où est privilégiée
l'immédiateté physique des partenaires, et les moments
où l'échange peut emprunter des voies
immatérielles.
Certaines manifestations ponctuelles consacrées à
l'art et aux technologies, organisées par des structures de
type temporaire, nomade et/ou transnationale, jouent aujourd'hui un
rôle culturel important. Elles fonctionnent comme un point de
ralliement essentiel, ciblant une audience spécialisé
(communautés d'artistes et de théoriciens), et/ou
permettant au grand public de prendre connaissance des recherches
artistiques actuelles. ISEA et Cyberconf changent leur lieu
d'implantation lors de chaque édition, brassant ainsi un
public très large sur le plan géoculturel
[2]. Parmi les
manifestations qui adoptent une même ville d'ancrage (Artifices
à Paris, Imagina à Monaco...), certaines sont
financièrement contraintes à des résurgences
moins régulières, bien que cette
précarité peut paradoxalement devenir un atout : les
"Mutations de l'Image" (ASTARTI, Paris), sont
appréciées pour l'intégrité et
l'éclectisme de leur programmation, libre des
phénomènes de mode qui entâchent bon nombre de
festivals annuels.
Des forums créés sur Internet afin de mieux
préparer et ainsi optimiser le temps des rencontres
conventionnelles, tels ceux qui ont été établis
par l'Ars Electronica Center en amont du Festival, permettent
à des intervenants de provenances géographiques et
disciplinaires diverses de suivre et de participer à des
débats aux thématiques transdisciplinaires et
fédératrices (les conférences d'Ars Electronica
sur les thèmes de Memesis et de Fleshfactor
ont ainsi attiré un public - sur Internet comme à
Linz - remarquablement hétérogène). Des
dialogues établis au cours de tels forums préparatoires
ne s'éteignent nullement dès l'issue de la
conférence, mais continuent à s'approfondir grâce
aux voies électroniques. De même, les organisateurs
hollandais de la récente conférence intitulée
Towards a European Media Culture (Vers une culture
européenne des médias) ont pu établir et
affiner l'agenda de cette manifestation, grâce à une
discussion on-line [3].
D'autres formes de mobilité, moins spectaculaires que les
flux migratoires de conférenciers autour de manifestations
plus ou moins prestigieuses, peuvent également promouvoir
efficacement des échanges entre disciplines. La politique
adoptée par Zielinski à la KHM, en remplaçant
pour de courtes périodes des enseignants en art par des
scientifiques de haut niveau, fait ouvrir et avancer la
réflexion des étudiants, comme celle du corps
enseignant. Puisque la disponibilité de tels intervenants est
fort limitée, la mise en oeuvre de cette politique
dépend d'un engagement fort, de part et d'autre, de
décloisonner les approches intellectuelles et
créatives. Certaines structures sont en train de mettre en
place des protocoles novateurs pour stimuler des rencontres entre
différents secteurs d'activité - la collaboration des
éboueurs rotterdamois au travail de V2 sur la mémoire
de la ville, la venue de contrôleurs du trafic aérien
chez CYPRES pour débattre de la thématique du "lancer",
les débats avec des entrepreneurs ou des représentants
de la communauté rurale au CICV Pierre Schaeffer.
L'écoute de l'autre étant le préalable à
tout dialogue, ce genre d'initiative est finalement aussi efficace
que les (salutaires) ruses des cursus académiques pour
catalyser une réflexion transdisciplinaire.
Toujours afin de faciliter la mobilité des acteurs
engagés dans la création et la recherche artistiques -
c'est-à-dire, ceux qui passent à l'acte, plutôt
que ceux qui font des discours - certains projets porteurs viennent
d'être avancés dans le cadre d'un débat sur
l'activité artistique européenne en rapport avec les
nouveaux médias. Parmi ceux-ci, les propositions
récemment publiées sur Internet par le Finlandais Tapio
Mäkelä, coordinateur de Muu Media Base à Helsinki,
portent sur la création d'un fonds consacré à
"L'Art et la Mobilité des Médias" ("Media Art &
Mobility"). Organisateur de nombreux événements et
ateliers-rencontres internationaux, Mäkelä souhaiterait que
les artistes voulant transmettre leur expérience des nouveaux
médias à d'autres créateurs moins
expérimentés, ne bénéficiant pas d'un
environnement de formation et d'expérimentation adéquat
dans ce domaine, puissent être aidés
financièrement pour leurs déplacements.
Mäkelä propose également la création d'un
relais de résidences pour artistes, regroupant de multiples
petites structures d'accueil, afin de nourrir la
complémentarité et l'échange entre ces
différents lieux [4].
De telles propositions, à la fois modestes et
concrètes, seraient effectivement susceptibles de
générer de nouvelles énergies multiculturelles
et transdisciplinaires au sein de la communauté
européenne. La philosophie de Mäkelä et de ses amis,
qui favorisent le rapprochement de structures "légères"
capables d'interagir selon diverses modalités, offre un
contrepoids aux "grands projets" transdisciplinaires, qui ont
tendance à privilégier la mise en place d'un lieu
physique - parfois aux dimensions monumentales - en oubliant les
gens, les énergies humaines qui devront le faire vivre.
Cette situation paraît d'autant plus paradoxale à la
lumière de l'historique des différentes structures
étudiées dans le cadre de ce rapport. Ainsi, par
exemple, le ZKM est aujourd'hui cité - à juste titre -
comme l'un des fleurons culturels européens par ceux qui
ambitionnent la création de lieux comparables. Mais "oublier"
que ce Centre a fonctionné pendant près de dix ans dans
des locaux de fortune, et que cette activité a permis de
constituer et consolider l'expérience, les ressources humaines
et idéologiques, ayant pu investir le gigantèsque
Hallenbau le 18 octobre dernier, c'est schématiser
dangereusement, en déformant et en dévalorisant
l'acquis qui fait du ZKM ce qu'il est aujourd'hui. De même,
l'ouverture du Centre Ars Electronica en 1996 a marqué un
tournant après dix-sept ans d'exploration artistique
acharnée et courageuse. Si le musée peut maintenant
être considéré comme une structure
transdisciplinaire exemplaire, il importe de ne pas sous-estimer le
capital d'activité, laborieusement acquis, qui lui a permis de
voir le jour.
* * *
Depuis toujours, les mises en garde contre les périls d'une
transdisciplinarité superficielle ont alterné avec les
refus d'une hyper-spécialisation stérile (Platon estime
que les artisans ne doivent pas errer en dehors de leurs
métiers, tout en conseillant aux gouvernants-philosophes de
maîtriser l'ensemble des branches du savoir afin
d'accéder au divin !) [5]. Pour
l'époque actuelle, en ce qui concerne la mobilité entre
et au-delà des champs de recherche, l'attention semblerait
désormais être portée sur les processus cognitifs
et symboliques qui sous-tendent les rencontres entre disciplines,
plus que sur les contenus de ces disciplines. Ce déplacement
du pôle d'intérêt, la conception des savoirs
"constitués" cédant devant celle des savoirs "en
devenir", des savoirs évoluant au cours de processus
itératifs de confrontation, touche l'activité
artistique à de multiples endroits. Il explique, du moins
partiellement, l'attrait exercé sur les artistes par la
systémique, les sciences cognitives,
l'épistémologie. De même,
l'expérimentation énergique dans le domaine de l'art
interactif semblerait traduire cette préoccupation. Si la
notion de "disciplines" a soulevé des réticences chez
certains de nos interlocuteurs, la dynamique propre au préfixe
"trans-" a néanmoins accueilli l'unanimité : la
mobilité de la pensée, la mobilité des acteurs
sociaux, la mobilité créatrice propre à
l'artiste herméneute n'a jamais été mise en
question.
Dans un petit texte intitulé "Propédeutique de la
réalité" (1968), Bernard Dort livre sa réflexion
sur l'émergence de nouvelles formes théâtrales.
En remplaçant le mot "théâtrale" par le mot
"artistique", on y trouve une belle analyse de cette mobilité,
de ce déplacement du pôle d'intérêt, qui
motive et caractérise l'activité artistique actuelle :
"Le centre de gravité de l'activité
théâtrale a changé : il n'est plus sur la
scène ou dans l'oeuvre seule; il se situe en quelque sorte au
point d'intersection de la scène et de la salle ou, mieux
encore, à la jointure du théâtre et du
monde." [6]
L'activité artistique se manifestant au point
d'intersection de l'oeuvre et du monde, il incomberait sans doute aux
mouvances transdisciplinaires de sonder cette jointure.
___________________________________________________________________________
1] Citons sur cette question
Ysabel de la Roquette (CYPRES) : "Il faut un champs commun (une
topique) défini comme un nuage de points plutôt que
comme une droite pour prendre une métaphore
mathématique. Il faut que les acteurs soient capables
d'associer librement vers d'autres modes de faire et de
réfléchir à partir de domaines de
compétence et de connaissances qui sont les leurs. Il faut en
somme qu'ils soient capables d'interpréter plutôt que de
traduire." (réponse au questionnaire).
2] Pour des
descriptions des principales manifestations internationales
consacrées aux arts électroniques, voir CHAOS, Art
et technologie : la monstration (op.cit.).
3] Voir le chapitre V2
ci-dessus; notons que six des dix structures étudiées
dans cette étude ont été officiellement
représentées à la conférence d'Amsterdam
(Ars Electronica, ARTEC, IRCAM, KHM, V2, ZKM), et que les travaux
effectués chez le CICV Pierre Schaeffer ont été
explicitement reconnus comme ayant inspiré la
thématique de cette manifestation.
4] Il s'agit de la
conférence "P2P" citée ci-dessus.
5] Voir le Livre IV de
La République. Nous remercions Mike King d'avoir attiré
notre attention sur ce passage.
6] D'abord
publié dans Les Temps modernes (n°263), ce texte
figure dans l'ouvrage de Dort intitulé Théâtre
réel, Paris, Editions du Seuil, 1971, pp.7-27 (citation
p.26)
ANNEXE 1 [sommaire]
Extrait du projet initial
TRANSDISCIPLINARITE ET GENESE DE NOUVELLES FORMES
ARTISTIQUES
Avant-propos
Les arts électroniques naissants mettent en oeuvre des
champs de connaissance les plus divers pour engendrer des
représentations porteuses de vies et de sens nouveaux. La
modélisation comportementale, les algorithmes
génétiques, la robotique, les nanotechnologies, et
surtout la numérisation, omnivore et ubique, sont aujourd'hui
en train d'infiltrer, voire d'infléchir de nombreuses
pratiques artistiques.
Cependant, la "transdisciplinarité" sonne parfois comme un
alibi en vogue chez les avocats du dilettantisme culturel.
Plutôt que de rechercher les franges d'interférence les
plus fertiles entre les disciplines, franges souvent élusives,
ceux-ci s'arrêtent expéditivement aux manifestations les
plus patentes d'un commerce trans-, inter-, multi-, ou
pluri-disciplinaire. Ainsi sont érigées en exemple
certaines oeuvres pouvant tout juste témoigner d'une
anecdotique mise en relief de l'Art et de la Science, d'une maigre
illustration de l'interaction entre l'Art et la Technologie,
conformément aux grandes traditions allégoriques de
l'Académie du dix-neuvième siècle.
Or, à l'aube du vingt-et-unième siècle,
réunir les conditions propices à des pratiques
réellement et profondément transdisciplinaires
constitue un enjeu capital pour le monde artistique. Il importe, il
est même urgent, d'étudier les vraies franges
d'interférence qui existent à la charnière des
disciplines, où naissent de nouvelles façons de voir et
de savoir. Entre le monde scientifique et technologique avec ses
propres modes de conceptualisation, et l'art avec sa
singulière dynamique aporétique, l'équilibre est
aussi vitale que précaire. Les chemins reliant ces secteurs
d'activité doivent toujours être
renégociés et tracés de nouveau, puisqu'ils
traversent des paysages changeants. La vraie
transdisciplinarité n'est pas forcément là
où l'on compte la trouver, elle n'est pas forcément
là où elle a été désignée,
elle n'obéit pas aux directives d'une quelconque
hiérarchie. Elle prend germe à travers des
échanges entre individus, souvent grâce à des
initiatives modestes. La transdisciplinarité commence par une
volonté de dialogue et de confrontation, un désir de
développer un langage commun. Forger un langage entre
différentes disciplines suppose disponibilité, rigueur,
et audace. C'est à ce prix seulement que pourront naître
de nouvelles formes artistiques, en phase avec l'homme du prochain
millénaire.
ANNEXE 1 [sommaire]
Extrait du projet initial
Objectifs
Ce projet a pour objectif l'étude de diverses conceptions
et pratiques "transdisciplinaires", à partir des
expériences acquises et des volontés exprimées
par plusieurs structures axées sur la formation et la
recherche dans le domaine de l'art et des nouvelles technologies. La
diversité des structures choisies reflète celle des
lieux où s'instaurent des échanges entre disciplines.
Seront plus particulièrement étudiés, les modes
d'imbrication et d'interaction entre praticiens et théoriciens
provenant de domaines différents (rencontres grâce
à des énoncés dans un contexte formel de
débat ou de publication, travail sur des réalisations
communes, établissement informel de terrains d'entente et
d'échanges en fonction d'affinités...). Le rôle
joué par les instigateurs de ces échanges, comme celui
des infrastructures autorisant leur concrétisation
éventuelle, seront également analysés.
Les protagonistes participant à ces échanges seront
interrogés afin de cerner l'importance qu'ils y attribuent au
sein de leurs propres recherches. Entre la "fertilisation
croisée" résultant d'une quête intellectuelle
commune, garante d'une vitalité singulière, et
l'assemblage de disciplines disparates sans souci de
véritables échanges, les situations aujourd'hui
qualifiés de "transdisciplinaires" recouvrent effectivement un
large spectre. On tentera donc de déceler les situations les
plus dynamiques, et d'en identifier les forces motrices. Les
principales entraves au développement de recherches
transdisciplinaires, qu'elles soient d'ordre matériel,
culturel, ou institutionnel, seront également
recherchées. Ce projet devrait permettre de mieux identifier
et définir les enjeux de la transdisciplinarité dans la
création de nouvelles formes artistiques ; il devrait
permettre de mieux comprendre le pouvoir catalytique, voire
transformationnel, qu'exercent les technologies naissantes sur les
oeuvres d'art d'aujourd'hui et de demain.
ANNEXE 1 [sommaire]
Extrait du projet initial
QUESTIONNAIRE
TRANSDISCIPLINARITE ET GENESE DE NOUVELLES FORMES
ARTISTIQUES
Les questions qui suivent, envoyées aux
représentants d'une douzaine de structures européennes,
correspondent à une première tentative pour instaurer
un dialogue sur la transdisciplinarité. Les réponses
seront collectées et mises en forme pour
ré-expédition auprès des personnes
interrogées, afin de relancer la discussion et faciliter des
contacts entre artistes et théoriciens européens
impliqués dans des activités et des champs
transdisciplinaires. Nous souhaiterions que ces informations soient
diffusées le plus largement possible auprès des
personnes et des structures intéressées ; tout
conseil et toutes coordonnées que vous pourriez nous fournir
seraient donc les bienvenus.
Le rapport rédigé à la suite de cette
enquête (qui devra se réaliser au cours des trois
prochains mois) sera publié sur Internet à l'automne,
en français et en anglais.
Pour vous, que recouvre le terme
"transdisciplinarité" ?
- Si ce terme vous rebute, expliquez pourquoi.
- Si vous préférez employez un autre terme
pour désigner les interactions et les échanges entre
différentes disciplines, précisez.
Quelle importance attachez-vous à ce concept (plus
spécifiquement dans le contexte culturel, ou de manière
plus générale, dans la société
contemporaine) ?
Quels sont pour vous les dangers inhérents
à la transdisciplinarité, ou aux approches/
démarches de ce type ?
En ce qui concerne votre lieu de travail, des
échanges transdisciplinaires sont-ils explicitement
recherchés ou préscrits, ou ont-ils plutôt
tendance à se produire de manière "naturelle" et
spontanée ?
Comment caractériseriez-vous une situation offrant un
échange optimal entre disciplines ?
ANNEXE II [sommaire]
Bibliographie sélective
N.B. : Cette bibliographie regroupe une sélection de
publications "traditionnelles" sur papier. Elle ne reproduit pas les
titres des ouvrages édités par les structures
étudiées dans le cadre du rapport, les listes
exhaustives de ces publications étant disponibles sur les
serveurs desdites structures.
Badler, N., Phillips, C.B., Webber, B.L., Simulating
Humans, New York - Oxford, Oxford University Press, 1993
Barlow, H., Blakemore, C., Weston-Smith, M., (éd.),
Images and Understanding, Cambridge - New York, Cambridge
University Press, 1990
Bateson, G., La nature et la pensée, traduit de
l'anglais par A.Cardoën, M-C.Chiarieri, J-L.Giribone, Paris,
Seuil, 1984
Beaune, J-C., Les Spectres mécaniques, Seyssel,
Champ Vallon, 1988
Benedikt, M.(ed.), Cyberspace : First Steps, Cambridge,
Massachussets, MIT Press, 1991
Boden, M. (éd.), The Philosophy of Artificial Life,
Oxford, Oxford University Press, 1996; The Philosophy of
Artificial Intelligence, Oxford, Oxford University Press,
1990
Boissière, J-B., Warusfel, B. La nouvelle
frontière de la technologie européenne, Paris,
Calmann-Levy, 1991
Borillo, M., et Sauvageot, A. (éd.), Les Cinq sens des
la création. Art, technologie et sensorialité,
Seyssel, Champ Vallon 1996
Bougnoux, D.(éd.), Sciences de l'information et de la
communication, Textes essentiels, Paris, Larousse, 1993
Burnham, J., Beyond modern sculpture, New York, George
Braziller, 1968
Cadoz, C., Les réalités Virtuelles, Paris,
Flammarion, 1994
CHAOS, Art et technologie : la monstration,
Délégation aux Arts Plastiques, Ministère de la
Culture, 1996
Duguet, A.-M., Klotz, H., Weibel, P., Jeffrey Shaw - a user's
manual. From Expanded Cinema to Virtual Reality, Edition ZKM,
1997
Featherstone, M., et Burrows, R. (éd.), Cyberspace,
Cyberbodies, Cyberpunk. Cultures of Technological Embodiment,
Londres, Sage Publications, 1995
Feyerabend, P., Against Method, Londres - New York, Verson
(3ème éd.), 1993
Foresta, D., Mergier, A., Serexhe, B., Le Nouvel Espace de
Communication. Interface avec la Culture et la
Créativité artistique, étude
réalisée pour le Conseil de l'Europe (septembre
1995)
Francastel, P., Art et Technique, Paris, Denoël/
Gonthier, 1956
Gaudin, T., 2100, Odyssée de l'Espèce, Paris,
Payot, 1993
Giedion, S., Mechanization Takes Command, New York, Oxford
University Press, 1948
Girard, C., Architecture et concepts nomades. Traité
d'indiscipline, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1986
Gregory, G., Mind in Science, Harmondsworth, Middlesex,
Penguin Books, 1984 (première édition 1981)
Hables Gray, C. (éd.), The Cyborg Handbook, New York
& Londres, Routledge, 1995
Haraway, D., Simians, Cyborgs, and Women. The Reinvention of
Nature, Londres, Free Association Books, 1991
Haskell, L., Plugged In. Multimedia and the Arts in London,
London Arts Board Report, 1996 [ISBN 0 947784 32 2]
Hillaire, N., L'Art, le Temps et les Technologies, projet
de recherche du CICV pour la Délégation des Arts
Plastiques, Ministère de la Culture (France)
Holton, G., Thematic Origins of scientific thought. Kepler to
Einstein, Cambridge, Massachusetts, 1988 (première
édition 1973)
Kr+CF, Nonlocated online, Territories, Incorporation
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Kuhn, T., The Essential Tension, Chicago - London,
University of Chicago Press, 1977 ; La Structure des
révolutions scientifiques, traduit de l'américain
(nouvelle édition augmentée de 1970), Paris,
Flammarion, 1972
Langton, C., Taylor, C., Doyne Farmer, J., Rasmussen, S.,
(éd.), Artificial Life II, Santa Fe Institute Studies
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Addison-Wesley, 1992
Latour, B., La Science en action, Paris, Editions La
Découverte, 1989 (1ère éd. américaine,
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Le Moigne, J.-L., Le Constructivisme, Paris, ESF, 1994
Leroi-Gourhan, A., Le Geste et la parole: I. Technique et
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Leroi-Gourhan, A., Milieu et technique, Paris, Albin
Michel, 1945
Lévy, P., Les Technologies de l'intelligence, Paris,
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Moles, A., Art et ordinateur, Paris, Blusson, 1990
(première édition 1971)
Morin, E., Science avec conscience, Paris, Fayard, 1982
Moser, M.A. (éd.), Immersed in Technology. Art and
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Noyer, J.-M. (éd.), Les Sciences de l'information,
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Penny, S. (éd.), Critical Issues in Electronic
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Poissant, L. (éd.), Esthétique des arts
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Popper, F., L'Art cinétique, Paris,
Gauthier-Villars, 1970 (2e éd. revue et augmentée);
L'Art à l'âge électronique, Paris, Hazan,
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Prigogine, I., Stengers, I., La Nouvelle alliance, Paris,
Gallimard, 1986 (1ère éd. 1979)
Quéau, Philippe, Metaxu. Théorie de l'art
intermédiaire, Paris, Champ Vallon - INA (coll. milieux),
1989
Rabardel, P., Les Hommes & les technologies. Approche
cognitive des instruments contemporains, Paris, Armand Colin,
1995
Randolph, J., Psychoanalysis and Synchronized Swimming,
Toronto, XYZ Books, 1991
Sayre, H.M., The Object of Performance, Chicago - London,
University of Chicago Press, 1989
Simondon, G., Du Mode d'existence des objets techniques,
Paris, Aubier, 1958
Stiegler, B., La technique et le temps, 1. La faute
d'Epiméthée, Paris, Galilée, 1994; 2. La
désorientation, Paris, Galilée, 1996
Stiles, K., et Selz, P., Theories and Documents of Contemporary
Art, Berkeley et Los Angeles, University of California Press,
1996
Stone, A.R., The War of Desire and Technology at the Close of
the Mechanical Age, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1995
Thompson, D'Arcy Wentworth, On Growth and Form, Cambridge,
University Press, 1917
Varella, F.J., Autonomie et connaissance, traduit de
l'américain par P. Bourgine et Paul Dumouchel, Paris, Seuil,
1989
Virilio, P., Guerre et Cinéma 1. Logistique de la
perception, Paris, Editions de l'Etoile, 1984; La Machine de
vision, Paris, Gallimard, 1988
Art/Photographie numérique, Aix-en-Provence,
CYPRES/Ecole d'art, 1995
Art/Cognition, Aix-en-Provence, CYPRES/Ecole d'art,
1994
In from the Margins, Conseil de l'Europe, 1997.
L'Oeuvre d'art total, études réunies
par Denis Bablet, coordonnées et présentées par
Elie Konigson, Paris, Editions du CNRS, coll. Arts du spectacle,
1995.
Our Creative Diversity, UNESCO, 1995.
Recherche et création. Vers de nouveaux territoires,
Paris, IRCAM/ Centre Georges-Pompidou, 1992
ANNEXE III [sommaire]
Remerciements
Pendant la réalisation de cette étude, nos
interlocuteurs ont fait preuve d'une grande
générosité intellectuelle et humaine. Les
personnes interviewées nous ont très ouvertement fait
part de leurs projets et de leurs préoccupations. Certaines
informations ainsi récoltées figurent explicitement et
textuellement dans ce rapport (essentiellement celles émises
par les représentants des organismes qui figurent ci-dessous).
Une masse de données obtenues au cours d'autres
échanges moins formels a également joué un
rôle capital dans la génèse et la mise en forme
de cette étude, sans que leurs auteurs aient été
individuellement nommés dans ces pages. Que tous ceux qui ont
enrichi notre réflexion en nous apportant leur concours en
soient ici sincèrement remerciés.
Les interviewés représentant les organismes
étudiés :
ARS ELECTRONICA : Gerfried Stocker, Jutta Schmiederer
ARTEC : Frank Boyd, Graham Harwood, Jane Placca
CICV Pierre Schaeffer : Pierre Bongiovanni, Isabelle Truchot
CTIAD : Sue Gollifer
CYPRES : Claude Gudin, Ysabel de la Roquette
GMD : Monika Fleischmann, Wolfgang Strauss
IRCAM : Jean-Baptiste Barrière
KHM : Georg Fleischmann, Knowbotic Research, Siegfried
Zielinski
V2 : Alex Adriaansens, Andreas Broeckmann
ZKM : Jeffrey Shaw, Annika Blunck
Nos tenons également à remercier :
Roy Ascott, Steven Bode, Frédéric Botter, Joel
Boutteville, John Bowers,
José Bragança de Miranda, Andreas Broeckmann, Chris
Brown, Heath Bunting,
Annick Bureaud, Claude Cadoz, Patrick Callet, Luc Courchesnes,
Kitsou Dubois,
Tessa Elliott, Marie-Anne Fontenier, Gabriel Gauthier, Josephine
Grieve, Lisa Haskell,
James Hemsley, Pierre Hénon, Norbert Hillaire, Erkki
Huhtamo, Mike King, Maria Klonaris,
Rafael Lozano-Hemmer, Christian Lahanier, Annie Luciani, Tapio
Mäkelä, Lev Manovich,
Alain Mongeau, Margareta Niculescu, Evgeny Patarakin, Simon Penny,
Philippe Quéau, Susie Ramsey, Tom Rodden, Jacques Sauvageot,
Christine Schöpf, Jill Scott, Thecla Schiphorst, Bill Seaman,
Helen Sloan, Larry Stark, Barbara Stevini, Bernard Stiegler, Sandy
Stone, Yngve Sundblad, Katarina Thomadaki, Sigolène Valax,
Jakub Weichert, John Wyver
Rapport d'étude à la Délégation
aux Arts Plastiques
Ministère de la Culture
TRANSDISCIPLINARITÉ
ET
GENÈSE DE NOUVELLES FORMES ARTISTIQUES
Jacques Sirot Sally Jane Norman
Responsable du Responsable
programme de recherche scientifique de l'étude
Novembre 1997
[sommaire]
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