Les signes d'un changement dans le domaine de la production esthétique, qui à présent sont évidents, commencent en réalité à apparaître dans quelques composantes fondamentales des avant-gardes des premières décennies du XXe siècle.
Je n'en donnerai que quelques exemples qui ont une importance particulière :
- en 1920 Naum Gabo écrit un " manifeste " où se produit un défoncement de la dimension artistique, dans laquelle on demande explicitement d'introduire l'esprit scientifique : " Le fil à plomb dans nos mains […] nous construisons notre œuvre […] - écrit-il - comme l'ingénieur construit les ponts, comme le mathématicien élabore les formules des orbites " (Manifeste du réalisme, 1920) ;
- chez Moholy-Nagy, dont le rôle dans la recherche esthétique devrait être reconsidéré et attentivement évalué, la tendance vers le savoir scientifique est précisée comme la conscience du caractère de fondement des matériaux et des technologies, et de leur activation esthétique expérimentale épurée de tout contenu symbolique ou imaginaire; l'expulsion d'Itten du Bauhaus en 1923, avec la conséquente élimination de toutes les inclinaisons mystiques et expressionnistes de l'école, et la nomination de Moholy comme directeur du Cours Préliminaire sont des événements qui marquent l'histoire de l'expérimentation esthétique occidentale ;
- le travail de Moholy, interrompu en Europe par le nazisme, reprend aux Etats-unis et est poursuivi par György Kepes, son élève et grand ami : le New Bauhaus, le Chicago Institute of Design, le Center for Advanced Visual Studies, prennent racines et répandent universellement un nouveau mode de concevoir et de procéder dans lequel la techno-science et l'expérimentation esthétique commencent à confluer et à se confondre donnant vie à un type de production substantiellement différent de toutes les productions attribuées au domaine traditionnel de l'artistique.
Ces produits ont été repris et assimilés à l'art pour des raisons absolument extra-esthétiques. En réalité des mouvements profondément différents ont été unifiés dans le terme d'" avant-garde ", c'est-à-dire :
1 - les mouvements qui de plusieurs façons ont poursuivi et tenté de renouveler la tradition,
2 - les mouvements qui ont manifesté une intention explicite de rompre avec l'art et de le détruire, et
3 - les mouvements qui ont travaillé pour le dépassement de l'art et pour une reconstitution de l'esthétique sur la base de l'avènement incontestable de la techno-science.
Tout a été exposé de la même manière dans les musées et considéré comme une œuvre d'art même si tout cela ne voulait avoir plus rien à faire avec l'art.
Apparemment il semble que cela a eu lieu pour la manière de fonctionner de la moderne " conscience esthétique ", très bien décrite par Gadamer 1, qui consiste dans le fait d'abstraire, d'uniformiser et d'abolir les différences ; Gadamer en attribue la responsabilité au musée mais il oublie de dire que, au moins à partir de la modernité, même le musée est sollicité par des pressions extra-esthétiques et que la véritable force unificatrice est celle du marché et de l'équivalence des marchandises qui ont, dans tous les cas, la même essence abstraite que l'argent.
Mais si l'histoire de l'art et celle de la réflexion esthétique correspondante, avec tout son ensemble de catégories fait de "intuition-expression", "personnalité artistique", "génialité", "apparition de l'absolu", "sentiment qui se fait image", "mise en œuvre de la vérité", "liberté de l'imaginaire" etc., doivent être considérées, à mon avis, épuisées et conclues d'un point de vue théorétique, la même chose ne peut pas être affirmée pour l'esthétique et pour ses nouveaux modes d'être.
Il faut simplement prendre acte du fait que la dimension de l'art est trop étroite, non appropriée à l'époque des ordinateurs et des réseaux, des manipulations génétiques et de l'unification de l'espèce qui est en train de se faire.
La question que Gabo pose en 1920, "Comment l'art contribue-t-il à l'époque présente de l'histoire de l'homme ?" est encore extrêmement et dramatiquement actuelle, et il faut répondre qu'il n'y contribue pas du tout : depuis des décennies l'art est un domaine séparé, une grande "machine du vide" qui simule le "plein" et qui réussit à le vendre grâce au fait que chacune des composantes qui l'actionnent fait bouger, et donc justifie et légitime, toutes les autres.
La dimension esthétique de l'époque qui s'ouvre sera de moins en moins celle de l'art, et de plus en plus celle, annoncée par les faits que j'ai cités, qu'il y a vingt ans j'ai commencé à indiquer comme sublime technologique.
En d'autres mots, je crois que l'histoire de l'art est historiquement conclue, mais je crois aussi que l'expérience esthétique ne peut pas encore être éliminée de la configuration actuelle de l'humain et qu'il faut la rechercher dans la mise en œuvre, au moyen des technologies, d'une nouvelle espèce de sublimité.
La nouvelle dimension, telle qu'elle apparaît dans le travail des chercheurs en esthétique, se distingue ou diverge de celle de la tradition récente ou très récente de l'art dans les points suivants :
1 - la production et la jouissance, s'il est encore possible de distinguer ces deux moments, abandonnent l'esprit et apparaissent comme des faits substantiellement sensoriels ; la concentration intérieure, c'est-à-dire tournée vers les modifications de la conscience provoquées par l'exposition à l'art, est remplacée par une concentration toute externe et extérieure ; la sensation et les aspects sensoriels, de simple enveloppe ou moment préliminaire de l'expérience artistique, deviennent l'objet même de la recherche : les données sensibles du produit ne sont plus considérées comme un intermédiaire négligeable vers des expériences spirituelles supérieures, comme dans l'idéalisme de Croce, ne sont plus vues comme des " facteurs directs " préliminaires à dépasser en vue de la véritable expérience esthétique, comme dans les esthétiques de l'Einfülung 2, et la différence phénoménologique établie par Dewey 3 et par la phénoménologie sartrienne 4 entre le " produit physique " et l'"objet esthétique " ne peut plus être faite, simplement parce que l'"objet esthétique" correspond au " produit physique " et se résout complètement en lui : le corps tout entier ou une de ses parties ou fonctions spécifiques est introduit technologiquement dans une situation d'expérience nouvelle qui perturbe la situation habituelle ; ce n'est que l'expérience sensorielle qui est analysée et qui intéresse l'"artiste " producteur et ce n'est que dans cette dernière que s'achève et s'épuise l'expérience esthétique du bénéficiaire ; les chercheurs en esthétique semblent alors travailler pour analyser et mettre en œuvre des états et des équilibres sensoriels de perspective ;
2 - les productions ne sont plus caractérisées par le symbolique et par les suggestions nébuleuses qui en découlent, mais possèdent une essence cognitive indispensable et claire ; l'extranéité traditionnelle à l'art de la conceptualisation et des procédures techniques et scientifiques d'enquête disparaît, et le travail esthétique devient une véritable investigation intellectuelle ; la vieille notion de "personnalité artistique" est remplacée par celle d'un " sujet épistémologique à intentionnalité esthétique ", un sujet qui n'est pas nécessairement singulier et personnel et qui met en œuvre des dispositifs où toute distinction entre l' " artistique ", le " technique " et le " scientifique " devient impossible ; les investigations esthétiques et épistémologiques peuvent donc être exercées des façons les plus diverses : les appareils, la perception, la relation son-image, l'espace-temps, la relation entre l'organique et l'inorganique, les procédures de communication … ces éléments peuvent tous être analysés ;
3 - de l'expression du signifié, on passe à l'activation et à la primauté des signifiants ; le "signifié", catégorie dominante de l'esthétique au moins à partir de Hegel, qui a été brisée par notre actuel mode d'être dans le monde, perd toutes attractions et on n'y adresse plus aucune attention : on reconnaît aux productions technologiques un coefficient élevé d'" aséité " et leur nature non linguistique : le travail esthétique est ainsi défini comme une volonté résiduelle de " mise en forme " de signifiants, comme esthétisation de ces derniers ou comme leur simple activation incontrôlée ;
4 - on passe de la notion de " personnalité artistique " à celle de " chercheur esthétique épistémologique " ; la vie de l'artiste, ses émotions, sa vision du monde, ne sont plus des éléments indispensables de son travail et donc n'intéressent plus personne ; le style personnel devient une expression dépourvue de sens ; ailleurs j'ai écrit : " la loi d'Archimède, la lampe d'Edison, les équations d'Abel ou la courbe de Gauss n'ont rien des sujets auxquels ils appartenaient ou qui les ont conçus, elles ne savent rien de leur vie ou de leur mort, et pourtant elles appartiennent à eux pour toujours " 5; les produits du "sublime technologique" ont le même statut théorique de ceux qu'on vient de rappeler, avec la seule différence non négligeable qu'ils ont une intentionnalité esthétique ;
5 - mais c'est la notion même de sujet et d'appartenance au singulier qui, dans le sublime technologique, s'amenuise jusqu'à disparaître ; le dépassement du sujet individuel et la formation d'un hyper-sujet a lieu de deux façons fondamentales : l'Internet constitue actuellement un hyper-sujet technologique où toute subjectivité individuelle ne " surfe " plus guère mais se " noie " et se dissout, et pour cela il offre une possibilité inépuisable d'expérimentations visant à faire apparaître les nouvelles modalités du sublime ; mais l'hyper-sujet mûrit aussi à partir des réseaux : il ne s'agit guère de la banale interactivité homme/machine sur laquelle on continue de faire beaucoup de bruit, mais de cette formation qui mûrit à partir de la possibilité de " partager des projets " pour leur essence mentale et pour le fait qu'ils sont réalisés et s'achèvent par l'intermédiaire des " dispositifs technologiques de contact à distance " ;
6 - dans le sublime technologique une extraversion de l'extériorité a lieu : l'expérience esthétique se déplace de l'intérieur à l'extérieur, l'intériorité assume une existence extérieure, non pas dans le sens que l'esprit s'objective, comme il est affirmé dans l'esthétique d'Hartmann 6, mais dans le sens qu'il se présente comme un état des " choses " objectif et matériel : l'essence spirituelle du produit artistique est déniée et technologiquement transférée à l'extérieur par l'intermédiaire des " interfaces corps-machine ", " machines synesthétiques ", etc. ;
7 - finalement, dans le sublime technologique a lieu un affaiblissement de la "forme" : la forme, une catégorie forte de l'esthétique traditionnelle (histoire des formes, mise en forme, vie des formes…) se soustrait à la perception et s'identifie avec le concept ou le schéma de la mise en œuvre ou, davantage, cède à l'informe, à l'aléatoire, au casuel, à l'éphémère, au transitoire, c'est-à-dire au survenir du flux et de l'événement.
Tout cela semble être le nouveau sens que la recherche esthétique est en train d'assumer sous la poussée des technologies électroniques et numériques du son, de l'image, de la communication, de la spatialité, de la mémoire…
Mais les résistances à l'avènement accompli de ce qui est nouveau ne manquent pas. Personne, au fond, n'aime les changements : non seulement ils impliquent la remise en discussion des statuts sociaux et des rôles de pouvoir déjà acquis, mais ils troublent les équilibres profonds que les personnes ont atteints. Mais le moment que nous vivons fait époque et même ses aspects dramatiques doivent être vécus dans la conscience de leur inéluctabilité ; mais tout le monde n'y réussit pas, notamment dans le domaine de la recherche esthétique, ce qui n'est pas justifiable. Le danger est encore et toujours celui d'un " déguisement " : le système de l'art est bien disposé à accueillir les nouvelles productions, mais à condition que ces dernières s'uniformisent à sa logique vieillie et désuète. Beaucoup d' " artistes " et de " critiques " trouvent utile d'acquiescer et, au lieu de forcer les structures à se transformer et à s'adapter au nouveau en tant que tel, forcent le nouveau vers une logique qui lui est étrangère. Les dégâts, en synthèse, sont produits par deux types de procédés :
1 - le procédé qui oblige les nouveaux media à faire le travail des anciens médias, et qui montre des poétiques épuisées mises en œuvre par de nouveaux instruments, et
2 - le procédé qui transfère dans le domaine des pratiques artistiques traditionnellement modernistes des suggestions mimétiques tirées de la nouvelle esthétique et du sublime technologique.
Les exemples de cette double forme de déguisement, qui est d'autant plus insinuant et dangereux quand il est de type théorique, sont sous nos yeux et je ne les rapporterai pas.
Au contraire, les chercheurs esthétiques doivent réaliser un autre type de travail. Il ne s'agit pas d'assumer des attitudes anachroniques et improductives contre le marché, il faut plutôt éviter de se soumettre à ses archaïsmes et le forcer à se transformer, à acquérir plus de souplesse, à adopter des critères de mise en valeur et de vente adaptés à ce que la recherche esthétique la plus significative est en train de produire.
En Europe, et notamment dans mon pays, tout semble encore immergé dans une sorte de léthargie théorique/pratique qui, de façon un peu optimiste, on pourrait, avec Freud, appeler "dé-négation" (Verneinung) : on s'obstine à ne pas vouloir voir. La responsabilité de la théorie est grande : jusqu'à quand l'esthétique voudra-t-elle continuer à nous parler d'absolu et de mise en œuvre de la vérité ? Quand s'apercevra-t-elle que désormais l'art est vraiment " une chose du passé " (Hegel), que nous continuons à aimer comme un passé et que le présent est tout autre chose ?
Mais le marché et les institutions de l'art ne représentent qu'un des territoires à forcer. En effet, la production technologique offre aux chercheurs en esthétique l'opportunité d'intervenir à nouveau et avec force dans d'autres domaines beaucoup plus vitaux de la vie civile : la recherche esthétique et technologique peut, de ce point de vue, redevenir ce qu'était l'art à l'époque des cathédrales : l'architecture et l'urbanisme doivent apprendre à ne pas se passer du chercheur esthétique et technologique et à demander son intervention dans leurs conceptions.
L'enjeu de ce colloque, qu'il faudra mettre en évidence et discuter, est la reconfiguration générale de l'esthétique, de son utilisation et de sa destinée dans les années à venir.
© Mario Costa, décembre 2000.
Notes
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consulter.
1 - Hans Georg Gadamer - Verità e metodo (1960), Milan, Bompiani, 1983, pages 114/118
2 - Victor Basch - L'estetica e la scienza dell'arte (1934), en Idem - Due saggi di estetica, Palerme, Aesthetica, 1998, pages 64/67
3 - John Dewey - L'arte come esperienza (1934), Florence, La Nuova Italia, 1973, page 259
4 - Jean-Paul Sartre - Immagine e coscienza (1940), Turin, Einaudi, 1948, pages 227/286
5 - Mario Costa - Il sublime tecnologico, Salerne, Edisud, 1990, page 59 (traduction française Lausanne, 1994, page 41, et traduction brésilienne Sao Paulo, 1995, pages 64/65) maintenant en Idem - Il sublime tecnologico. Piccolo trattato di estetica della tecnologia, Rome, Castelvecchi, 1998, page 88
6 - Nicolai Hartmann - Il problema dell'essere spirituale (1933), Florence, La Nuova Italia, 1971, pages 535/545