Élaborer
une typologie des interfaces artistiques implique deux postulats : d'une part
que les interfaces dans le domaine de l'art ont une singularité, qu'elles
relèvent de l'esthétique ou qu'elles conditionnent l'œuvre d'un point de vue
artistique et non uniquement technique ; d'autre part que l'on peut dégager des
critères objectifs et discriminants pour les classer. Ces deux sous-entendus
sont loin d'être neutres et innocents.
Posons
donc, dans un premier temps, quelques définitions et délimitons le champ
d'investigations.
En
physique, une interface est le point de rencontre de deux corps étrangers qui
ne se dissolvent pas l'un dans l'autre. L'huile et le vinaigre ont une
interface, le sucre et l'eau n'en ont pas.
Les
humains et les machines informatiques ne se fondant pas encore l'un dans
l'autre, une interface entre les deux est –de manière évidente- nécessaire.
La
singularité de l'interface artistique
La
première interface entre humains et machines est l'interface physique, l'objet
avec lequel nous sommes "en contact" ; la seconde englobe les
interfaces logicielles et graphiques. La première est souvent
"oubliée" dans la vie quotidienne car elle a été largement
standardisée (clavier, souris, écran) et intériorisée par les utilisateurs.
Elle ne reprend sa place que dans deux domaines : la recherche sur les
interfaces, précisément, et la pratique artistique.
La
relation dialectique entre interface physique et interface logicielle et
graphique, qui a perdu une partie de son importance dans les pratiques
utilitaires, reste essentielle dans l'art.
Dans le
domaine utilitaire, la fonctionnalité est prioritaire : il faut que "ça
marche", sans ambiguïté, sans défaillance et que cela soit le plus
confortable possible pour l'utilisateur d'un point de vue physiologique (éviter
les crampes des poignets et les maux de dos), psychologique et intellectuel
(organisation logique —intuitive— des menus par exemple). La question centrale
devient celle de l'ergonomie. L'interface, dans sa double acception, relève de
fait de la pure relation entre deux corps étrangers.
Dans
l'art, l'interface est une relation à l'œuvre, dont la machine et le dispositif
technique ne sont qu'un des éléments. La fonctionnalité univoque n'y est pas un
impératif. L'ambiguïté, l'apprentissage d'un "mode d'emploi" obscur
peuvent être au cœur même de l'œuvre : la recherche des points actifs dans un
hypermédia sur cd-rom ou sur Internet fait souvent partie de la construction du
parcours narratif. L'ergonomie est bien souvent secondaire quand elle n'est pas
délibérément rejetée dans un but de déstabilisation de l'utilisateur. Pour
écouter les messages diffusés par de petits hauts parleurs et prendre les
décisions adéquates, pour, en fait, appréhender et interagir avec l'œuvre,
Piero Gilardi dans son installation Nord versus Sud 1, oblige
le public à se déchausser et à se coucher sur une plate-forme de 65 cm de haut,
mue par un système hydraulique et dont l'inclinaison peut atteindre 13 degrés.
Si,
dans les pratiques utilitaires, l'interface est un simple moyen d'accès aux
machines et aux informations, elle relève, dans l'art, de l'aspect formel de
l'œuvre qu'il convient ici de préciser.
Au sein
de l'art technologique ou électronique, la question de l'interface ne se pose
que pour les œuvres dites interactives. Longtemps, la notion d'interactivité a
été abordée sous l'angle de la participation du public, de son degré de liberté
—ou, au contraire, sa soumission au système et à l'artiste—, d'une nouvelle
structure de construction de l'œuvre qui rompait avec la linéarité ou
l'appréhension globale et totale antérieures. Les œuvres interactives
constituaient une catégorie spécifique de l'art électronique. Cette typologie
s'effrite. L'interactivité ne peut plus être le discriminant principal quand
elle s'applique à des œuvres aussi différentes, du point de vue de la forme,
que des productions sur cd-rom ou Internet d'un côté et des installations de
l'autre.
L'art
donne une forme à une matière. L'œuvre est donc une certaine matière dans une
certaine forme. Les pratiques classiques —par exemple peinture et sculpture—
présentent une unité, une cohérence en ce domaine.
La
matière de l'art électronique est l'information 2, un
flux immatériel qui, pour les mêmes données, peut prendre différentes
"formes" selon le codage de restitution perceptible par nos sens 3.
L'œuvre prend un aspect ternaire : l'œuvre conçue (le programme, le concept,
l'idée), l'œuvre perceptible (sa physicalité, son "incarnation") et
l'œuvre agie ou perçue (autrement dit la perception par l'utilisateur de
l'œuvre conçue par l'intermédiaire de l'œuvre perceptible). L'interface est
l'élément essentiel de l'œuvre perceptible, elle est la forme donnée à
l'information/matière. Lors du colloque Expanding The Human Interface 4, Lev
Manovich demandait si, dans l'art électronique, la relation fonds/forme
—c'est-à-dire contenu/interface— n'est pas également unique, rejoignant ainsi
l'art traditionnel. Selon lui, la distinction entre un produit de design (que
nous appelons "utilitaire") et un produit artistique est que, pour le
premier, on peut distinguer entre le contenu (les "data") et
l'interface tandis que, pour le second, l'interface devrait être totalement
déterminée par le contenu. Nous laisserons la question ouverte.
Soulignons
simplement que dans l'art, l'interface peut également devenir le sujet, le
contenu même de l'œuvre. Et, si les artistes utilisent les interfaces usuelles,
ils en développent également de spécifiques, d'inhabituelles, voire
d'incongrues.
Par
ailleurs, l'interface —notamment logicielle et graphique— est aussi un langage,
préexistant à toute forme qui va s'exprimer par son intermédiaire.
Enfin,
l'art inclut une "fonction utilisateur" 5,
c'est-à-dire donne une place singulière au public au sein de l'œuvre
alors que les pratiques utilitaires le laissent toujours à l'extérieur
du programme.
Pour
une typologie "organique" : organes sensoriels humains et organes
sensoriels machines
La notion
d'interface, tout comme celle d'interactivité, implique un "point de
contact". Pour les humains, il s'agit de leurs sens incarnés dans des
organes ou des parties du corps ; les machines, quant à elles, ont des
"périphériques" d'entrée et de sortie, équivalents de nos organes
sensoriels. Dans un premier temps nous avons recensé et catégorisé les
interfaces en fonction des périphériques informatiques et des organes/sens
humains. On distinguera entre les interfaces qui ont un point de contact
"réel" avec le public (proches du corps) de celles qui ont un point
de contact "virtuel" (loin du corps).
* Les interfaces proches du corps
Montrer
du doigt, toucher, saisir : la main semble définir l'humain, elle est le
mode de "capture du réel" des très jeunes enfants. Aucune surprise
donc à ce qu'elle concentre le plus grand nombre d'interfaces et parmi les plus
stabilisées : souris, souris 3D (Televirtual Chit Chat, Jeffrey
Shaw, Imagina, 1993), joystick (Fruit Machine, Agnes Hegedüs, 1991),
joypad, trackball (dans T-Vision, 1995, Joachim Sauter fusionne globe
terrestre et trackball), clavier, gant de données, wand 6,
crayon optique (dont l'utilisation la plus remarquable est sans doute celle de
Masaki Fujihata dans Beyond Pages, 1995).
Notons
que ces interfaces "manuelles" sont toujours en relation avec
"quelque chose à voir" et engendrent, pour la plupart, un nouveau
rapport toucher/vision, main/œil.
Le
second type d'appareillage s'applique sur la tête qui supporte deux de
nos organes sensoriels majeurs : les yeux et les oreilles. Les
capteurs de position, de type Polhemus, sont généralement fixés sur la tête.
Les écouteurs sont la seule interface sonore proche du corps. Parmi les
interfaces visuelles citons le casque de réalité virtuelle -et ses dérivés- et
les lunettes 3D. Si celles-ci sont bien en contact avec la tête, elles ne le
sont pas avec l'œil lui-même. Dans la pratique artistique, la seule interface
existante qui établit un "contact" avec l'œil est le SLO (Scanning
Laser Ophthalmoscope) développé par le Docteur Robert Webb de l'Université de
Harvard et qui projette une image sur la rétine. Il a été utilisé dès 1990 par
Elizabeth Goldring dans ses créations et performances de poésie.
Enfin,
dans les interfaces en contact avec la tête, citons les capteurs d'ondes
cérébrales (Terrain 01, Ulrike Gabriel, 1993).
Le
troisième type d'interface s'applique soit sur une autre partie du corps,
soit concerne l'ensemble de celui-ci. Mentionnons les capteurs de fonctions
internes dont le pouls (Light Blaster, Christian Möller, 1993), le
costume de données ou les "combinaisons sensorielles" (Solve &
Coagula, Stahl Stenslie, Knut Mork & Karl Anders Oygard, 1996) ou
encore la plate-forme hydraulique où le poids et l'équilibre du corps servent
de base à l'interaction (Space Balance, Christian Möller, 1992).
Ce
dernier exemple constitue une transition, un intermédiaire entre les interfaces
qui "s'accrochent" au corps de celles qui l'enveloppent ou le
détectent à distance.
* Les
interfaces loin du corps
Computer,
run the program "Geordi LaForge number 003".
L'holodeck de Star Trek, The Next Generation est le rêve d'un système de
réalité virtuelle parfait, "naturel", sans câble ni capteur. En
attendant son avènement, examinons les interfaces actuelles.
La plus
ancienne est certainement le thereminvox, l'instrument de musique créé par Léon
Theremin en 1919 et encore utilisé aujourd'hui. Il n'est cependant ni
électronique ni numérique.
Les
interfaces inventées depuis la seconde guerre mondiale peuvent se ranger en
trois groupes. Les premières s'adressent principalement à l'œil et à la vision
: imprimante et table traçante, qui peuvent sembler un peu archaïques pour les
jeunes générations, mais qui ont permis la réalisation d'œuvres de tout premier
plan comme celles de Vera Molnar ; écran ; capteurs oculaires (eye tracker)
apparus plus récemment, utilisés de manière très différente par Joachim Sauter
et Dirk Lüsebrink dans Zerseher (1992) et Seiko Mikami dans Molecular
Informatics (1996). Dans Zerseher, l'image se "détruit"
(par pixellisation) aux endroits où "portent nos yeux". Dans Molecular
Informatics, le regard sert à établir un contact, à "toucher"
l'autre (qui partage le même monde virtuel), en face de nous, alors même que
l'on est rendu "aveugle" à nos présences physiques par le casque de
visualisation.
Les
secondes concernent l'ouie et la parole : hauts parleurs, microphones (La
plume d'Edmond Couchot, 1988, Die Veteranen œuvre sur cd-rom du
groupe éponyme, 1994).
Les
troisièmes, enfin, détectent le corps (capteurs opto-électroniques divers) ou
le transforment en "souris" géante, généralement par le biais de
caméras (parmi les premiers systèmes citons Videoplace de Myron Krueger,
1974, le Mandala de Vincent John Vincent, 1985 ou encore le Very
Nervous System de David Rockeby, 1985).
Dans la
pratique, aucune œuvre ne repose sur une seule interface. Cette classification,
détachée du contenu et fondée sur la nature technique des interfaces d'une part
et les modes de perception sensorielle d'autre part présente un intérêt mais
rencontre aussi quelques inconvénients.
Son
apport principal est de mettre en lumière la redéfinition (re-configuration
pour employer un terme de l'informatique) de la notion d'œuvre d'art. Maintes
fois discutée, nous n'en rappellerons ici que les points essentiels :
multi-modalité, pluri-sensorialité, introduction du toucher dans les arts
plastiques, (ré)intégration du corps du public dans l'expérience artistique et
esthétique.
Une
telle classification trouve ses limites dans l'évolution —et son corollaire,
l'obsolescence— de l'instrumentation qui conduit à un esthétisme de la
technologie et, souvent, à mettre l'accent sur un élément qui apparaîtra comme
secondaire quelques années plus tard. Au moment où l'interface neuronale est en
expérimentation sur des rats dans les laboratoires américains 7, il
serait pour le moins imprudent de vouloir fixer les choses sur des bases aussi
mouvantes.
Pour une typologie "analytique"
La
qualité des œuvres de Vera Molnar n'est pas déterminée par la table traçante. Legible
City de Jeffrey Shaw ne peut être appréhendée uniquement par le biais de la
bicyclette. Dans la pratique artistique, l'interface ne peut être analysée que
dans sa relation et son adéquation au contenu, aux propos de l'œuvre.
Dans ce contexte, nous avons
défini quatre catégories d'interfaces : les interfaces "d'accès" aux
œuvres ; l'intégration esthétique des interfaces usuelles ; les interfaces
conçues pour l'œuvre ; l'interface comme contenu ou sujet de l'œuvre.
Les interfaces "d'accès" à l'œuvre
Pour ces œuvres, il semble
qu'aucune réflexion esthétique ou formelle particulière n'ait été menée sur
l'interface, qu'elle soit physique, logicielle ou graphique. L'existant est
utilisé, comme pour n'importe quel produit informatique utilitaire, pour accéder
au contenu. Le "conditionnement" esthétique est alors laissé à
d'autres (programmeurs et concepteurs de logiciels ou techniciens). L'interface
préexiste à l'œuvre et définit un "moule", un format standard dans
lequel vient s'inscrire la création. L'appréhension de celle-ci repose sur une
culture partagée 8 entre
le public et l'artiste, qui se forge largement à l'extérieur du milieu
artistique stricto sensu. Beaucoup d'œuvres sur cd-rom et sur Internet
entrent dans cette catégorie. Bien souvent, l'intervention sur l'interface
graphique se limite à l'icône du curseur de la souris. Quant à l'interface
physique, pour des raisons de diffusion et, précisément, d'accès, elle reste la
plus commune possible. Mais, étrangement, c'est aussi le cas de toutes les
œuvres créées pour The Cave (sauf celles de Shaw et de Benayoun). Autant
créer au sein de la contrainte 9
logicielle, formelle et d'accessibilité peut être une dynamique dans le cas du
cd-rom ou d'Internet, pour The Cave qui offre une plus grande liberté,
cela nous semble une limite que s'imposent les artistes quand ce n'est pas tout
simplement une absence de conscience du rôle de l'interface physique dans la
forme de l'œuvre, un déséquilibre admis au profit de la puissance du système de
calcul, une soumission au dispositif technique.
Intégration esthétique
d'une interface usuelle
Par interface
"usuelle", nous comprenons aussi bien les interfaces habituelles et
largement répandues des pratiques informatiques que celles qui relèvent
d'objets familiers pour les utilisateurs et qui, de ce fait, n'engendrent aucun
apprentissage particulier ni aucune déstabilisation.
Ces interfaces sont utilisées
pour leur qualité propre au regard du propos tenu. Nous en avons identifié
trois groupes : les jeux vidéos, les "instruments de la vie
quotidienne" et la mise en scène de la techno culture informatique.
Les jeux vidéos
Une des
caractéristiques de l'art technologique et de la techno culture naissante est
la perméabilité réciproque entre culture populaire et culture savante. Le jeu
vidéo, dans sa structure et ses interfaces, a été repris dans certaines
créations artistiques comme Fruit Machine d'Agnes Hegedüs (1991) ou Utopia
de Max Almy et Teri Yarbrow (1994).
Fruit
Machine est un exercice de style sur le jeu, un clin d'œil au
bandit manchot revisité par la 3D des images de synthèse mais aussi une réponse
légère pour une "interactivité à plusieurs" à une époque où l'on
reprochait beaucoup aux installations interactives de n'accepter qu'un seul
participant à la fois. L'interface originelle était un joystick dans une
enveloppe de plastique en forme d'orange. Trois personnes, disposant chacune de
la "manette magique" devaient collaborer pour aligner sur l'écran les
3 objets numériques en 3D sur lesquels étaient mappés des images de fruits. Une
fois la tâche accomplie, ils gagnaient —dans un autre clin d'œil ironique— une
pluie de monnaie virtuelle.
Le propos d'Utopia de
Max Almy et Teri Yarbrow est la violence urbaine. Un pistolet sert à choisir
entre les modèles de société proposés en "tuant" des mots qui
apparaissent à l'écran, sur fond d'images de Los Angeles. L'interface renvoie à
la violence réelle des armes à feu dans la société américaine mais aussi à la
violence simulée des Shoot'em up qui ont fait les beaux jours de
l'industrie du jeu vidéo. Ce sont des mots qui servent de cibles,
symboliquement le signe de la culture et de la civilisation.
Instruments de la vie quotidienne
Le
moyen de transport, individuel ou collectif, a connu les faveurs de plusieurs
œuvres parmi lesquelles Le Bus de Jean-Louis Boissier en 1984, Legible
City de Jeffrey Shaw, 1989, A Linie (1991) de Christian Möller et
tout récemment Haze Express (1999, basé sur le Shinkansen, train à
grande vitesse japonais) par Sommerer et Mignonneau.
Pour Jeffrey Shaw, qui a
toujours intégré dans ses créations une réflexion artistique sur l'interface,
la bicyclette était le seul choix réellement possible pour déambuler dans sa
ville lisible. Le casque lui paraissait alors trop "exotique" et ne
permettait pas un déplacement "naturel", le tapis roulant avait une
connotation de salle de sport et engendrait également une situation artificielle.
La bicyclette est un des moyens de locomotion le plus répandu dans le monde et
permet un recouvrement de l'action physique et de sa résultante dans l'espace
virtuel. Au voyage virtuel, au parcours intellectuel dans l'éventail des
possibles de Legible City correspond un effort physique réel tel que
nous pourrions l'expérimenter dans la ville actuelle.
Le Bus de
Boissier explore un autre registre : celui de la perception de la fixité et de
la mobilité de l'image/paysage par rapport au moyen de transport et au
public/voyageur. Dans un "vrai" bus, le voyageur est immobile, le bus
bouge, mais l'impression est que c'est l'image du paysage, perçue dans
l'encadrement de la fenêtre qui en définit son champ, qui se déplace. Le
voyageur ne peut pas faire un "arrêt sur image" à sa convenance,
prendre une rue entraperçue. Il doit attendre l'arrêt officiel et suivre le
chemin convenu. Il est contraint également par les arrêts obligés que sont les
demandes des autres voyageurs. Boissier met en œuvre cette perception. Le bus
est bien "réel" (emprunté à la RATP 10) mais
il est immobile. L'image défile sur la fenêtre devenue écran, montrant un
"au dehors" qui ne correspond pas à l'environnement actuel. L'arrêt
est possible à tout moment, il permet de suivre un "chemin de
traverse", d'approfondir une histoire ou de changer de paysage. Trouble
des sens, voyage immobile.
A Linie (1991)
de Christian Möller est le projet d'une installation in situ dans le
métro de Frankfort. Elle n'a pas été réalisée. Le métro tout entier devenait
l'interface : entre deux stations, une animation (bâtie sur le principe du
cinématoscope), naïve et drôle, apparaît par la fenêtre. Hallucination. Mais
qu'est-on censé voir par la vitre du métro, hors station, dans les tunnels ?
Parmi les autres interfaces de
la vie courante intégrées dans des installations artistiques, citons la lampe
de poche de Phototropy de Mignonneau & Sommerer, 1994, source de
lumière et de vie, mais aussi instrument de mort pour les créatures
artificielles.
Mise en scène de la techno culture
informatique
Nous avons retenu deux exemples
très différents : User Unfriendly Interface, œuvre sur cd-rom de Leon
Cmielewski et Josephine Starrs, 1996 et Bar Code Hotel, installation
interactive de Perry Hoberman, 1994.
La première est une interface
"culturelle". User Unfriendly Interface reprend tous
les clichés de l'informatique et de la cyberculture pour en jouer, comme les
messages d'erreurs ("out of memory", etc.), tellement irritants ou le
"Kit de cybernaute" pour lequel la page est conçue comme celles du
célèbre magazine américain Wired, etc. L'œuvre, son contenu, son
interface et son mode de diffusion sont ainsi auto-référencés.
Bar Code Hotel, à
l'opposé, sort l'informatique de l'ordinateur et met dans les mains du
spectateur le crayon optique de nos supermarchés. Les cubes, sur le comptoir,
apparaissent comme des objets anonymes et interchangeables. Leur identité et
leur fonctionnalité n'est pas dans leur apparence physique ou dans une
étiquette lisible par les humains mais dans les codes barres qui les
recouvrent, déchiffrables uniquement par l'intermédiaire de la technologie :
d'aspect, un simple crayon. Leur existence, la nôtre, est dans le monde virtuel
qui vibre sur l'écran.
Interfaces conçues pour
l'œuvre
Elles sont, par définition,
toujours spécifiques. Il est parfaitement impossible —et inutile— d'en établir
une liste exhaustive. Nous en présenterons quelques exemples qui nous semblent
pertinents.
Certaines peuvent être singulières
comme les appareils photos utilisés par Maurice Benayoun pour World Skin
(dont le sous-titre est Safari photos au pays de la guerre) ou le
mannequin de dessin de Jeffrey Shaw dans (Re)configuring the Cave,
toutes deux créées en 1997 pour The Cave.
D'autres sont plus banales
comme le microphone de La Plume (1988) d'Edmond Couchot. Nous l'avons
intégré dans cette catégorie et non dans la précédente pour deux raisons. D'une
part, à l'époque, le microphone n'était pas une interface usuelle. D'autre part,
dans cette œuvre, l'interface est transparente. Elle ne se voit pas
matériellement mais surtout, il y a cohérence de l'action et du résultat : on
souffle sur une plume, elle s'envole. Le geste esthétique tient dans ce
déplacement ténu et énorme à la fois : on souffle sur l'image d'une
plume. L'objet et son image se superposent. Lequel a disparu ? Lequel a perdu
de sa densité, de son épaisseur, de sa véracité ?
Osmose de
Char Davis (1995), unanimement et légitimement acclamée, constitue un vrai cas
d'école. Les interfaces y sont encombrantes (le casque est particulièrement
lourd) et emprisonnent l'utilisateur dans une toile d'araignée de câbles et de
connexions. Simultanément, elles le libèrent de la pesanteur terrestre. Plus
exactement elle, au singulier, la veste, l'emporte dans un autre
monde, dans cette réalité virtuelle parallèle si souvent commentée. Le génie d'Osmose
réside dans l'interface qui mesure, discrètement, les variations d'envergure de
la cage thoracique de l'utilisateur. Sans son interface qui, bien que
totalement artificielle, est perçue comme "naturelle", Osmose
perdrait une grande partie de son sens, de sa puissance. Osmose est la
démonstration par excellence que l'interface fait partie de l'œuvre, en définit
et en conditionne sa forme.
Les interfaces matérielles sont
aisément repérables. En revanche, les interfaces logicielles et graphiques
peuvent passer d'autant plus inaperçues qu'elles sont "réussies" et
en parfaite adéquation avec le contenu de l'œuvre. La tendance alors est bien souvent
de les "oublier". C'est le cas avec Rehearsal of Memory de
Graham Harwood (1995) qui a non seulement développé un programme informatique
spécifique mais a conçu une présentation visuelle qui renforce la sensation
d'enfermement, de tête-à-tête avec les personnages dans un double jeu de
surveillance/miroir, d'éclatement et de fragmentation de la personnalité.
Difficile, a contrario,
de ne pas remarquer le graphisme d'IDEA-ON>! de Troy Innocent
(1994/96) ! Un des aspects essentiels de cette œuvre est en effet l'élaboration
d'un langage et d'une grammaire visuels issus de —et ancrés dans— la techno
culture aussi bien populaire que savante.
Things
Spoken d'Agnes Hegedüs (1998) est, visuellement, beaucoup plus
discret. Sa force repose sur le choix de la base de données comme
support à la structure narrative au lieu de l'hypertexte classique. Par
définition, la consultation d'une base de données est non linéaire,
fragmentée. L'adéquation entre le propos et son appréhension est
parfaite : non-linéarité de la structure du contenu et de la lecture,
fragmentation des informations et de la mémoire (humaine et de l'ordinateur),
association d'idées —quelquefois d'apparence incongrue— entre des objets
différents dont le point commun réside dans les souvenirs de celle qui les a
sélectionnés et dans ce qu'ils évoquent pour celui ou celle qui les
"écoutent". La base de données ne "raconte" rien. La
narration (le sens) se construit, ou plus exactement se reconstruit, dans la
mémoire du lecteur, hypothèse émise par la littérature expérimentale
contemporaine, magistralement démontrée et maîtrisée ici, dans une cohérence
totale entre le fonds et la forme de l'œuvre.
Interface comme contenu
ou sujet de l'œuvre
Les
artistes sont face à trois attitudes possibles par rapport aux interfaces : les
ignorer —volontairement ou non— ; les intégrer comme constituantes artistiques
et esthétiques essentielles de l'œuvre et les rendre ainsi, d'une certaine
manière, transparentes ; les mettre en exergue, les prendre comme sujet, comme
contenu même de la création.
Cette
troisième position rejoint certaines pratiques antérieures de l'art
technologique que nous avons intitulées "le medium est le message".
Les premiers travaux de Paik et de Vostell qui manipulaient, mettaient en scène
le moniteur de télévision, hors de son fonctionnement normal, en font partie.
Mais le courant le plus important dans ce registre a sans doute été celui de
l'esthétique de la communication, principalement à travers les travaux de Fred
Forest.
Ces
œuvres avaient notamment pour but de faire prendre conscience de la présence
de la technologie, nouvelle matière que l'on peut modeler, travailler mais qui
nous "forme" en retour. Elles s'inscrivaient dans un discours sur les
systèmes de pouvoir et prenaient une position marquée aussi bien dans l'ordre
du politique que du social ou de l'artistique. On la retrouve aujourd'hui chez
les artistes du net art comme Jodi, Vuk Cosic ou Alexei Shulgin qui prennent le
formatage informatique (à différents niveaux selon les artistes, du code ASCII
au design des navigateurs) comme matière même de leurs créations. L'œuvre est
entièrement réflexive, le contenant est le contenu, la forme est le fond, le
signifiant est le signifié —et réciproquement, tautologie parfaite et
brillante.
Les
installations mettent, semble t-il, plus l'accent sur le rapport à l'histoire
de l'art, au regard que l'on porte sur les œuvres, à nos attitudes envers
l'objet d'art, sacré mais ... marchand.
Zeseher de
Joachim Sauter et Dirk Lüsebrink (1992) est la destruction du tableau par le
regard, destruction symbolique et mentale pour les œuvres classiques 11,
simulation –visualisation- de la destruction ici, par la pixellisation générée
en fonction du mouvement des yeux.
Un
objet posé sur un socle devient de facto une œuvre d'art. Une œuvre
d'art est un objet qui a acquis, par sa nature même d'œuvre d'art, une
valeur non seulement marchande mais également sacrée. L'objet de Golden Calf
de Jeffey Shaw (1994) est un ordinateur portable, nouveau récipiendaire
de valeur monétaire et symbolique dans nos sociétés, élevé ici au rang
artistique. Le veau d'or en 3D s'affiche sur son écran, au sein même de la
simulation de la pièce dans laquelle on se trouve et évolue en fonction de la
position dans laquelle on met le portable. L'interface est l'ordinateur
lui-même, qui donne à voir notre propre attitude face à la technologie, à l'art
et à l'image.
Le corps "disloqué" et le corps "retrouvé"
Un des
apports essentiels des technologies contemporaines aura été, dans une première
phase, de nous faire prendre conscience de notre corps, de nous amener à
réfléchir sur nos modes de perception, de nous interroger sur la nature de
l'espace dans lequel nous sommes, en bref de nous redéfinir en tant qu'humain.
Les interfaces, comprises comme organes sensoriels, ont d'abord engendré une
dé-construction de nos modes perceptifs habituels, une sorte de
fragmentation/disloquation du corps. Ceux qui ont appris à se servir d'un
ordinateur à l'âge adulte savent la désorientation que l'on éprouve au début
pour utiliser la souris. La relation main-œil/action-résultat de l'action n'est
plus en cohérence avec notre expérience acquise.
Un
certain nombre d'œuvres ont joué sur ce corps, puzzle sensoriel à recombiner :
voir avec ses doigts dans Handsight d'Agnes Hegedüs (1992), toucher avec
ses yeux dans Zerseher de Joachim Sauter et Dirk Lüsebrink et dans Molecular
Informatics de Seiko Mikami, écouter avec ses os pour Laurie Anderson dans The
Handphone Table (1978).
D'autres
œuvres explorent maintenant la concordance entre l'objet physique et l'objet
virtuel, réunifiant notre corps mais troublant quand même notre esprit.
L'interface de Survival de Piero Gilardi (1995) se présente sous la
forme de grands cônes en polyester que l'on peut déplacer dans la pièce. À
chaque cône correspond son "double" virtuel qui permet la
transformation et l'évolution du monde simulé, projeté sur un grand écran. System
Maintenance de Perry Hoberman (1998) duplique le même environnement dans
l'espace physique et dans l'espace numérique, mais les lois des deux mondes ne
sont pas strictement identiques. Avec Impalpability, publié dans le
numéro 5 d'Artintact (1999), Masaki Fujihata pousse à sa limite le
rapport toucher/vision et le questionnement sur le nouveau statut de l'image.
Dans l'environnement informatique, le lien entre vision et toucher est
médiatisé par une interface, généralement la souris de notre ordinateur.
Celle-ci n'a ni la même texture, ni la même forme que "l'objet"
manipulé. Elle renvoie une sensation identique quelque soit ce dernier. Elle
nous permet, sans effort, de saisir des objets sans poids et sans chaleur, en
contradiction quelquefois avec la vision que nous en avons —et donc avec ce que
nous en savons.
Dans le
monde virtuel, le toucher n'existe que dans une réminiscence de notre cerveau
et non dans sa réalité de pression sur la peau, qui au-delà de la surface,
atteint l'intériorité de notre corps. Le monde virtuel est impalpable.
Par
ailleurs, cette interface médiatisante est désormais acquise, la rupture des
sens ne nous perturbe plus. Nous ne réagissons plus à la consistance de la
souris.
Fujihata
nous demande de l'utiliser d'une autre manière : en la soulevant et en faisant
tourner sa boule sous nos doigts au lieu de la faire rouler sur la table. Par
ce simple geste, il réintroduit l'interface et nous fait prendre conscience de
sa présence. La boule de la souris est ronde, comme l'image à l'écran, elle est
douce, comme nous savons l'être la peau qui recouvre la boule virtuelle.
Trouble des sens. Sensualité du toucher de la boule de la souris, sensualité de
la peau et de la caresse. Mais que touchons-nous vraiment ? L'impalpabilité du
fonctionnement de notre cerveau qui puise dans notre expérience de sensations
pour mettre en adéquation des informations contradictoires.
Le
retournement de l'espace : l'humain réconcilié ?
Aimerais-tu
vivre dans la Maison du Miroir, Kitty ? Je me demande si l'on t'y donnerait du
lait ? Peut-être le lait du Miroir n'est-il pas bon à boire ? 12
La
chose est bien certaine, même si la minette blanche n'y aura été pour rien,
nous sommes passés de l'autre côté du miroir d'Alice. Nous en sommes sûrs dans
les œuvres immersives, nous l'expérimentons dans les œuvres de téléprésence
qui, plus qu'une fenêtre, ouvrent un vortex dans l'interespace, entre l'espace
physique et le cyberespace. Mais nous butons encore sur le moniteur tour à tour
écran et miroir liquide comme dans Liquid Views de Monika Fleischmann
(1994), interprétation contemporaine du mythe de Narcisse. L'écran est une
surface qui permet la projection. Il est aussi obstacle. Is There Anybody
Out There 13?
demande Igor Stromajer, explorant les solitudes derrière les moniteurs que le
courrier électronique parvient cependant à briser.
Nous
apprenons à en finir avec la dualité cartésienne, à habiter un espace à
plusieurs dimensions, à l'étendre à notre propre corps par des interfaces qui
ramènent à la surface notre intériorité, retournement de l'espace. Nous
commençons enfin à réellement percevoir en 3 dimensions, dans une architecture
et non plus dans les limites bi-dimensionnelles du cadre, qu'il soit celui de
la page du livre ou de l'écran du cinéma. Le moniteur, objet hybride, crée un
espace transitionnel, véranda moderne, appartenant à la fois au dedans et au
dehors, devenus interchangeables 14.
Conclusion
Des
petits robots sont répartis dans une aire fermée. Ils bougent, communiquent
entre eux par un code sonore. Le public arrive, s'agite, tape dans ses mains,
saute sur place. Les robots s'immobilisent, silencieux. Le public s'arrête,
dépité car rien ne se passe.
Alors,
dans le calme et le silence retrouvé, les robots recommencent leur ballet.
Listening de Félix Hess (1991) n'a d'autre interface que notre capacité à
nous taire et à ne pas nous faire remarquer.
© Annick Bureaud & Leonardo/Olats, mai 2002
Notes
En cliquant sur les numéros, vous
reviendrez sur le texte que vous étiez en train de
consulter.
1 - Créée pour la deuxième édition
de la manifestation Artifices qui s'est déroulée à Paris/Saint-Denis en
1992.
2 - Au sens de la théorie
mathématique de l'information.
3 - C'est la notion de
"variabilité" telle que définie par Lev Manovich.
4 - Colloque qui s'est tenu au Japon
au printemps 1999, organisé par Itsuo Sakane dans le cadre de son exposition Interaction'99.
5 - Nous reprenons ici la notion de
"fonction lecteur" telle que définie par Philippe Bootz.
6 - Système pour The Cave.
7 - Une équipe de chercheurs du MCP
Hahnemann School of Medecine (Philadelphie) et de la Duke University (Caroline
du Nord) a réussi à brancher directement sur le cerveau de rats un bras à
commande électrique. Le contrôle du bras est subordonné non plus à la pression
sur un levier mais directement à un message cérébral. Il suffit de
"penser" que l'on veut appuyer sur le levier pour que l'action ait
lieu. cf. Le Monde Interactif du 30 juin 1999.
8 - Que les anglophones qualifient
de "computer literacy", terme quasiment intraduisible en français.
9 - Au sens oulipien du terme.
10 - Régie Autonome des Transports
Parisiens
11 - Et, pourrions-nous dire, double
destruction : la première est qu'une œuvre "vue" une première fois ne
pourra plus jamais être "revue" avec un regard vierge; la seconde
est plutôt l'absence de regard qu'induit les quelques secondes de moyennes
passées devant chaque tableau dans les expositions et les musées.
12 - De l'autre côté du miroir,
Lewis Carroll, Editions bilingue Aubier Flammarion, Paris, 1971.
13 -
http://www2.arnes.si/~ljintima1/help/
14 - Voir les travaux actuels de
Marcos Novak sur l'eversion.