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DIFFERENCES ENTRE LA SCIENCE ET L'ART : QUELQUES REFLEXIONS

Leonardo, Vol. I, pp. 449-455 Pergamon Press 1968. Printed in Great Britain

PAR FRANK J. MALINA


I

Ces dernières années, il y a eu un afflux d’essais et de livres traitant du manque de compréhension entre la science et l’art, symbolisé par l’idée des deux cultures que Lord Snow a vulgarisée. La controverse qui oppose le savant à l’artiste est souvent des plus violente, surtout du côté de l’art; et elle n’est pas près de s’apaiser. La rupture entre les sciences de la nature et l’art, qui devint de plus en plus nette après la Renaissance grâce au succès croissant de la science moderne, commença à disparaître à l’époque où la photographie fut inventée en France par Nicéphore Niepce en 1829 et perfectionnée par le peintre Louis-Jacques-Mandé Daguerre.

Or, j’ai travaillé pendant plusieurs années dans les ‘sciences de l'ingénieur’, en astronautique principalement et dans les arts plastiques, spécialement en ‘art cinétique’ (lumière et mouvement) et mon expérience dans ces domaines m’amène à croire que cette incompréhension est encore loin d’être résolue. Cet état de choses est dû non seulement à une mauvaise interprétation de la part des artistes des objectifs de la science, mais aussi à l’échec des théoriciens de l’art, qui n’ont pas su dégager des hypothèses qui puissent être respectées par ceux qui pratiquent à la fois l’art et la science. (Cf. Note 1.)

En parlant d’art, je me limiterai aux oeuvres d’art de type pictural, faites par l'artiste seul pour le seul observateur, par opposition aux oeuvres d’art plastique de type spectaculaire, faites pour la vision simultanée par une grande assemblée. I1 est d’ailleurs important de souligner que le sens humain de la vision est tout aussi essentiel dans le domaine des sciences de la nature. En effet, pour l’étude des phénomènes que l’oeil humain ne peut percevoir, on a recours à des instruments qu’il faut lire, ainsi qu'assez fréquemment à des schémas qui facilitent la compréhension.


II

Le mot ‘Science’ couvre un vaste domaine de l’activité humaine : elle s’étend à toutes les connaissances relatives aux innombrables relations qui existent dans l'univers physique et dans le monde de l'homme, et à l’application de ces connaissances pour la satisfaction des besoins, des rêves et des désirs de l'homme. Ainsi, d’une part les ‘sciences pures’ ou ‘sciences fondamentales’ regroupent l’astronomie, la physique, la chimie ; la géophysique, la biologie, la psychologie, etc. ; et d’autre part, ‘les sciences appliquées’ comprennent l'agronomie, les ‘sciences de l'ingénieur’, la médecine, la sociologie, etc. (Cf. Note 2.)

Il est maintenant admis de manière générale qu’il n'existe aucune distinction véritable entre les sciences fondamentales et les sciences appliquées, en dépit du fait que d'aucuns parlent encore de la ‘Science pour la Science’. Jusqu’à une époque récente par exemple, les astronomes, dont le travail était d’observer la Lune et les planètes de notre système solaire, pouvaient penser que cela ne servait qu’à satisfaire la curiosité de l’homme et son envie insatiable de comprendre l’univers. Il se trouve maintenant que les ingénieurs font appel à eux pour les aider dans la résolution des problèmes pratiques qu’ils rencontrent pour envoyer un Terrien sur ces corps célestes, et ce, non seulement afin d'en savoir davantage sur ces questions, mais aussi pour les appliquer à la quête spatiale que l'homme se propose d’accomplir.

Il est compréhensible que dans le passé il ait fallu essayer de justifier l’étude de phénomènes et de problèmes qui semblent n'avoir aucun rapport avec la satisfaction immédiate des besoins de l'homme ; en effet, nous vivons dans un monde où l’on n’a pu encore satisfaire les besoins essentiels pour la survivance biologique de beaucoup d’êtres humains. Néanmoins, il est devenu pratiquement inutile de prendre la défense d’une recherche pure en sciences fondamentales, car il devient de plus en plus clair qu’il n'est pas possible de prédire, dans l’infinité de l’univers, laquelle de ces connaissances sera utile en sciences appliquées. On ne devrait pas non plus oublier que la part de puissance intellectuelle mondiale utilisée pour les sciences fondamentales est infime, même s’il y a actuellement en vie plus de savants qu’il n'en a vécu depuis que l'homme existe.

Il est peut-être utile de rappeler que les mathématiques ne sont pas une ‘science’ au même titre que la physique ou que les ‘sciences de l'ingénieur’. Eric Temple Bell l’a appelée ‘la Reine des Sciences’, il nous faut voir pourquoi. Le mathématicien, contrairement au savant, ne se préoccupe pas d’expérimenter ou d’appliquer ses théories. Son travail est théorie pure, et des résultats découlant logiquement des hypothèses qu’il a choisies, suffisent à le satisfaire. Il est heureux que les résultats obtenus par les mathématiciens soient si utiles aux savants dans leurs efforts pour comprendre le fonctionnement de l’univers, et à l’ingénieur pour réaliser des objets d’utilité courante.

Le mathématicien aide le savant à prévoir l’avenir. C’est la prévision du comportement futur de certains aspects définis de l’univers qui donne à la science moderne son autorité. On peut dire que c’est ce pouvoir de prévision qui a fait de la science l’activité humaine la plus éminemment respectée.

Certains, il est vrai, admettent difficilement que la science soit incapable de faire des prévisions dans tous les domaines qui les intéressent particulièrement, ce qui les amène à douter de la valeur de l’effort scientifique dans son ensemble. Ils proclament par exemple que la science est bloquée par le ‘principe d'incertitude’ sans se rendre compte que l’ingénieur a la possibilité d’appliquer maintenant ce principe en mécanique quantique pour concevoir des réacteurs nucléaires destinés à la production d'énergie mécanique utilisable.

Il y a aussi ceux qui. voudraient masquer les objectifs de la science en introduisant cette idée fausse que l’attrait émotionnel de l’élégance et de la beauté d’une expérience ou d’une relation mathématique se suffit en soi. On ne peut nier que les expériences d’un savant donnent des joies de ce type. Le physicien théoricien Paul Dirac a dit un jour : ‘Il est plus important que l’équation que l’on trouve soit belle que de la voir s’accorder avec l’expérience: Il semble que si l’on travaille en ayant pour but la recherche de la beauté dans ses équations et si l’on a un jugement sain, on est certainement sur la voie du progrès’. P. B. Medawar, dans sa critique du livre d'Arthur Koestler The Act of Creation 1fait remarquer que la partie-clef de la réflexion de Dirac est, ‘si on a un jugement sain !’ Si, dans les sciences exactes, une équation ne s’accorde pas aux faits dégagés par l'expérience, sa beauté ne la sauvera pas.

Un adage dit en aéronautique que, pour qu’un avion soit bon, il faut qu’il soit ‘beau’. Cependant pour celui qui dessine les avions, les considérations de beauté sont d’importance secondaire : la sécurité de l’avion, ses performances et son efficacité sont les facteurs les plus importants. Il est difficile de croire qu’on puisse qualifier un hélicoptère de ‘bel appareil volant’ et il est très douteux qu'on puisse faire quoi que ce soit pour le rendre moins disgracieux ; il est néanmoins seul capable d’accomplir de nombreuses tâches utiles dans le domaine du transport aérien.

Peu de gens auraient tendance, dans cette nouvelle spécialité qu’est l’astronautique, à trouver belles les combinaisons d’instruments et de matériel utilisées pour explorer l’espace. Lunik I, et après lui Ranger 7, ont réussi à prendre des photographies de la Lune en dépit de leur aspect bizarre.


III

Les buts principaux des arts plastiques sont de faire des œuvres d’art qui permettent de stimuler et de satisfaire les émotions humaines, et d’aider la pensée à saisir la connaissance et les idées fondamentales de l’univers et du monde des hommes, afin d’élargir et d’approfondir la perception émotionnelle d’éléments choisis dans l’environnement humain. (Cf. Note 3.)

C’est l'affaire de l’esthétique d’établir la hase théorique de l’art. Mais l’artiste réalisateur trouve cette branche de la philosophie à peu près ainsi utile que l’est actuellement la météorologie pour, prévoir le temps qu’il fera dans un mois. Cette remarque n’est pas faite dans l’intention de minimiser la très grande importance de ces deux entreprises qui se débattent dans des domaines extrêmement complexes. Mais elle explique pourquoi chacun se sent compétent pour critiquer l’œuvre des artistes. Cet état de choses confus est encore aggravé par les artistes eux-mêmes qui sont inconsciemment froissés de ce que beaucoup de fonctions, assumées par l’art dans le passé, ont été prises par la science. Les sciences fondamentales se sont montrées plus efficaces que la magie et que le mysticisme, auxquels l’art était intimement lié, pour permettre la compréhension de l’univers ; de plus, dans les sociétés hautement industrialisées. Les sciences appliquées ont fourni des moyens de communication et de reproduction qui ont pris aux arts visuels leurs objectifs traditionnels les plus élémentaires et les plus utiles.

Durant les siècles passés, certaines des fonctions utiles de l’art, qui s'étaient maintenues depuis des millénaires, ont été prises ou réduites en importance par d'autres domaines de l'activité humaine. Mais cela ne devrait pas conduire l’artiste, avec l’énergie du désespoir, à rivaliser avec ces activités, mais plutôt à rechercher de nouvelles façons de donner à son tour à l’homme des satisfactions émotionnelles et une compréhension du monde dans lequel il vit.

Georges Kubler dit dans son livre très curieux : The Shape of Time 2 :

‘Les oeuvres d’art se distinguent des outils et des instruments par une signification inhérente riche. Les oeuvres d'art ne spécifient aucune action immédiate ni aucun usage restreint. Elles sont comme des portails, par lesquels le visiteur peut pénétrer dans l’espace du peintre ou dans le temps du poète pour connaître par lui-même, dans toute sa richesse, le domaine que l’artiste a façonné. Mais le visiteur doit venir préparé : s’il apporte une pensée vide ou une sensibilité déficiente, il ne verra rien. Une signification inhérente est, par conséquent, dans une grande mesure, une question d’expérience conventionnelle partagée, qu’il est du privilège de l’artiste de réarranger et d’enrichir dans certaines limites.’

La science procure aux arts plastiques de nouveaux outils d’une complexité et d’une variété bien plus grandes que les colorants chimiques et les surfaces plates statiques que le peintre a utilisés depuis l’âge des cavernes. De plus, les différentes branches de la science permettent à l’homme d'éprouver des sensations nouvelles et de prendre conscience de phénomènes universels inconnus auparavant. Peut-être n’est-il pas trop fort d’affirmer que c’est le devoir de l’artiste que d’aider l’homme, son compagnon, à vivre avec plus de joie dans le monde contemporain, en lui fournissant des oeuvres d’art auxquelles sont attachées des significations nouvelles, suffisamment complexes pour satisfaire la sensibilité croissante de sa perception 3.

J. Bronowski, dans Science and Human Values, livre dense et charmant 4, écrit :

‘Lorsque Coleridge essayait de définir la beauté, il revenait toujours à une pensée profonde : la beauté, disait-il, est "l'unité dans la variété". La science n'est pas autre chose qu’une recherche pour découvrir l'unité dans la variété incohérente de la nature, ou, plus exactement, dans la variété de notre expérience. La poésie, la peinture, les arts sont, selon Coleridge, une même recherche de l’unité dans la variété. Chacun, dans sa propre voie, cherche des ressemblances sous la diversité d’une expérience humaine.’

On consacre actuellement beaucoup d’études à la comparaison des ‘processus créateurs’ de l’art et de la science. (Cf. Note 4.) Comme autre exemple d’approche de cette question, je citerai la description d'un modèle possible de notre organe intellectuel, description faite par Golovin dans son essai intitulé The Creative Person in Science 5 :

Tout d’abord supposons (comme l'a fait par exemple Ashby) que le système nerveux central agit comme un système régulateur quasi-mécanique, capable de contrôler le corps entier, de sorte qu'il agit continuellement pour maintenir celui-ci en équilibre dynamique avec l'environnement. Les canaux sensoriels périphériques reçoivent et codent l'information caractérisant l'environnement extérieur. Cette information codée est recodée au cours de la transmission et de la réception par le système nerveux central. Là, elle est emmagasinée et ensuite traitée pour la comparaison avec des ensembles d’échantillons standard, codés de la même façon et préalablement emmagasinés, relatifs aux exigences physiques minimales pour la survivance de l'organisme. Ces comparaisons engendrent des signaux correctifs qui sont transmis à travers le corps (y compris le cerveau), sous forme d'instructions en vue de réactions compensatrices représentant la réponse de survivance nécessaire que le régulateur estime la meilleure, compte tenu de l’information reçue. Plus brièvement, le système nerveux central est une ‘calculatrice à mémoire’ dont les entrées sont les données codées fournies par le système nerveux à partir de l’environnement et par la mémoire, et dont les signaux de sortie sont des instructions codées aux divers organes du corps, y compris la calculatrice elle-même.

‘Un tel système sera naturellement soumis aux principes généraux de la théorie de l’information. Il en résulte, par exemple, que le système nerveux central ne peut pas avoir une capacité de traiter, c'est à dire de modifier ou de supprimer l'information qu’il reçoit, qui excède sa capacité de fonctionner tout simplement comme un canal de transmission. En outre, si le flux d’informations venant de l’environnement excède massivement cette capacité de canal, alors un moyen efficace, utilisable par le régulateur pour assurer, à la longue, la survivance du système, est, de faire naître, par sélection naturelle par exemple, une capacité de réduire l’afflux effectif d’informations nouvelles en trouvant des redondances dans les données de l'environnement. Une telle capacité est, en principe, identique à l’aptitude à découvrir les lois naturelles jouant dans l'environnement. Ces lois permettent au système régulateur de remplacer de grandes quantités de données affluant par un volume relativement faible d'informations convenablement codées et emmagasinées.

‘Ce modèle suggère que la tendance intellectuelle humaine fondamentale à étudier et à comprendre ce qui l’entoure, et à réduire sa complexité par des corrélations et des lois naturelles, n’est peut-être pas autre chose que le résultat physique inévitable du besoin pour un système biologique de se régler lui même suffisamment dans un environnement si complexe, que l’arrivée de données nouvelles dépasse largement la capacité du canal d'information de son système nerveux central. En nous fondant sur ce modèle, nous pouvons regarder les variétés non scientifiques d’activité créatrice, par exemple, comme étant biologiquement justifiées par un besoin de jouer avec l’environnement, jeu que l’organisme entreprend de façon essentiellement involontaire pour maintenir son système de régulation et de traitement de l’information dans des conditions optimales de travail.’

Quoi qu’on puisse présumer que J. Barzun considérerait le modèle de Golovin comme une autre illustration de Science: The Glorious Entertainment. 6Golovin fait au moins, c'est mon opinion, un essai positif pour faciliter notre compréhension d’un processus extrêmement compliqué.

Mon travail dans les domaines des ‘sciences de l'ingénieur’ et des arts plastiques me conduit à soutenir l'idée que, dans ces deux domaines, le processus ‘créateur’ est foncièrement semblable, même si leurs objectifs sont différents. Il y a cependant des différences qui me semblent mériter considération.


IV

Il serait très intéressant de comparer les différences entre les méthodes d'éducation utilisées dans de bonnes écoles modernes post-secondaires pour former les mains et les esprits des scientifiques et des artistes créateurs. Je me limiterai cependant à décrire les différences que j'ai notées entre les artistes et les savants, en ce qui concerne les méthodes de travail et les perspectives d'avenir, une fois leur éducation terminée.

Références à un travail précédent

Il existe une bonne tradition dans les sciences selon laquelle, avant de commencer à travailler sur un problème ou sur un projet d'appareil, on doit étudier systématiquement la littérature technique disponible sur le sujet afin d’éviter les répétitions. Si, alors, le travail est entrepris, dans la mesure où il paraît avoir une importance suffisante lorsqu'il est terminé, fauteur écrira un rapport destiné à la publication, dans lequel non seulement il décrira ce qu’il a fait et comment il l'a fait, mais encore il citera, en référence, d'autres travaux qui s’y rapportent.

Dans les arts prévaut une situation toute différente. Non seulement un artiste n’étudie que rarement à fond, avant de commencer son oeuvre, les exemples des autres artistes, spécialement de ses contemporains, mais encore l'éthique de sa profession n'exige pas de lui qu’il rende honneur aux ouvres analogues antérieures. En partie pour cette raison, l’art est-t dit non-cumulatif et une réplique assume l’aura d’un original, puisque l’auteur ne met que sa propre signature sur ce qu’il a produit. 7

Compte-rendu verbal

Dans les sciences qui dépendent si fortement du sens de la vision, il est néanmoins prévu qu'un rapport écrit est fait par celui qui a exécuté un travail. Dans les arts plastiques, les artistes restent en général muets et, à leur place, une catégorie distincte de parleurs surgit, qui non seulement informe le public et les autres artistes du travail artistique en cours, mais même raconte ce qu’un artiste en particulier essaie de faire et comment il le fait. sans,., dans, la plupart des cas, consulter l’artiste intéressé..

Le nombre des artistes écrivant sur leur propre travail n’est pas très grand. C’est dans des lettres personnelles. des manifestes et des interviews qu’un peut glaner quelques informations venant directement des artistes. Si, à l'occasion d’une exposition de l’œuvre d’un artiste, on fart un catalogue, l’introduction en est rarement écrite par l'artiste. Lorsque les journaux d’art traitent l'ouvres contemporaines. ils se tournent rarement vers les artistes eux-mêmes, mais se procurent plutôt des articles de seconde main que les artistes n'apprécient guère, et ne prennent pas au sérieux.

Une idée étrange a pris racine dans les arts plastiques, selon laquelle ce n’est pas faire preuve de modestie de la part d’un artiste que d’écrire sur son propre travail, peut-être parce que les articles sur l’art ont tendance à être des déploiements de littérature exhortative plutôt que des exposés directs. Dans un rapport scientifique, la clarté et la concision sont considérées comme beaucoup plus importantes que la qualité littéraire, et l’on pense que plus un article scientifique se rapproche de l’art littéraire, plus il s’écarte de la vérité.

Une autre solide tradition qui s’est établie dans les sciences, est que les chercheurs qui ont de intérêts communs se réunissent et échangent leur points de vue. Cela se fait fréquemment, en dépit du fait que les savants ont des personnalités aussi diverses que celles des artistes, et de celui qu'à cette phase de l'évolution mondiale, une grande partie de la science est élaborée à l'ombre de diverses forme, de ‘secret’. Cette tradition est encore embryonnaire, chez les artistes. Ceux d'entre nous qui ont travaillé dans l'art cinétique vont jusqu'à montrer des exemples de leurs œuvres dans des expositions de groupe, mais les artistes qui y participent ne profitent jamais de ces occasions pour se réunir et pour discuter de leur travail.

Le travail d'équipe

Il y a néanmoins un danger pour les artistes d'imiter aveuglément les méthodes de travail de la science. Un exemple en est l'essai récent de former des équipes d'artistes pour faire des objets d’art cinétique. En science, qu’il s’agisse d'études expérimentales en physique nucléaire ou du projet et de la construction d'un véhicule-fusée pour explorer l’environnement spatial, la complexité des spéculations et la variété des talents exigés, qui dépassent ceux qu’un individu peut posséder, ont conduit à la formation d’équipes de spécialistes. Ces équipes peuvent être chargées de réalisations importantes.

Il est justifié d’utiliser une sorte d’équipe en art cinétique, lorsque l’objet d’art à créer est suffise riment complexe pour exiger des spécialistes de talents divers, comme, par exemple, le projet d’un dispositif d’art audio-cinétique, qui demande la résolution de problèmes d’électronique, d’éclairage électrique, d’entraînement mécanique et, évidemment, d’esthétique. Puisque le but de ce dispositif est d’être un objet d’art, il doit être conçu et exécuté par un artiste. Puisqu’il fait appel à la fois au sens de la vision et à celui de l’audition, le chef artistique de l'équipe doit avoir des talents similaires à ceux d’un compositeur d’opéras.

On peut mettre en doute la valeur d’équipes d'artistes accomplis, constituées pour exécuter des œuvres d'art de conception simple. L’atelier des peintres du temps passé n’était pas un groupement d'artistes éminemment créateurs, mais plutôt un système d'apprentissage pour l’enseignement et l’entraînement des peintres. Si, comme on essaie de le faire maintenant, on réunit une équipe d’artistes de talents similaires, simplement pour assembler un objet constitué d’une myriade de pièces semblables, il me semble alors que l’on fait un mauvais usage de la notion d’équipe. Si l’artiste qui a conçu l’objet ne peut pas exécuter lui-même tout le travail, il vaut mieux qu’il fasse appel à des artisans qui n’ont pas d’ambition artistique. Le travail d’équipe, que ce soit en science ou en art, est foncièrement inapproprié à des hommes dont la pensée est originale, aventureuse et non conformiste. Des tensions et des tiraillements se font bientôt jour dans de telles équipes, car il est difficile pour des individus ayant un tel caractère de travailler ensemble avec un but commun. (Cf. Note 5.)

Expérimentation

On fait des expériences scientifiques pour découvrir de nouveaux phénomènes, pour étudier le comportement de la matière sous ses différentes formes, pour vérifier la validité des hypothèses de départ, pour aider à la mise au point de nouveaux appareils utiles, etc. La validité d'un travail scientifique ou technique est finalement déterminée par l’expérience qui démontre que la vérité des faits n'est pas violée.

Le mot ‘expérience’ a fait son chemin dans le domaine des arts avec une signification particulière. Si le travail d’un artiste diffère notablement des objets d’art précédemment admis comme tels, il est fortement probable que le nouveau travail sera traité d’‘expérimental’. Ensuite un miracle peut avoir lieu, et sans que l’artiste modifie son oeuvre en aucune façon, après un certain laps de temps, Pauvre est reclassée comme chef d’oeuvre. Dans le monde des arts, il serait peut-être plus approprié d’appeler ‘expérimentateurs’ les consommateurs d’art puisque ce sont eux qui si souvent modifient leur point de vue sur Pauvre d'un artiste.

Lorsqu’un artiste laisse sortir une oeuvre de son atelier, il sent qu’il a accompli une synthèse de l'unité dans la variété qui le satisfait. Il prend le risque de voir les autres êtres humains ne pas trouver son oeuvre satisfaisante du point de vue esthétique. La probabilité est faible pour qu'un artiste puisse achever une seule oeuvre dans sa vie, s’il considère qu’elle n’est qu’une ‘expérience’ lorsqu’elle quitte son atelier, et reste sujette à des modifications suivant la critique que l’on en fait.

On peut dire que pendant l'élaboration de Pauvre, l'artiste ‘expérimente’ avec sa propre sensibilité. Quand il atteint un point où il sent que Pauvre le satisfait, son ‘expérimentation’ a cessé.

Les résultats des expériences faites dans les domaines de la psychologie et de la physiologie sur les réactions des sens humains aux stimuli seront de plus en plus utilisés par l’artiste comme il a déjà, par exemple, utilisé les résultats des études menées en psychologie de la forme et dans le domaine de l’illusion d’optique.

Une intrusion récente, de caractère douteux, de la science expérimentale dans les arts plastiques, consiste en la présentation, par des artistes, comme des oeuvres d'art, de démonstrations de phénomènes de physique tels que le magnétisme, la polarisation de la lumière, la décomposition de - la lumière en un spectre coloré au moyen d'un prisme, l'écoulement d'un liquide, les mouvements de différentes sortes, etc., l’artiste ne procurant que le cadre ou le support d'un appareillage conçu en laboratoire. La méta-morphose d’un appareil produisant un phénomène en un objet d'art s'accomplit par le simple passage de l'appareil par la porte d'une galerie d’art.

Il n’y a aucun doute que ces divers phénomènes physiques, qui au cours des cent dernières années sont devenus aisément reproductibles et contrôlables, seront appliqués dans les arts plastiques pour élargir le champ de l’expérience esthétique. Le retard de leur utilisation par les artistes n’est peut-être dû qu'au manque de relations entre les arts et les sciences, état qui est maintenant en cours de lente amélioration.

Abstraction, invention et illusion

L’une des techniques les plus puissantes de l’arsenal de la méthode scientifique est le processus d’abstraction qui est aussi vieux que l’homme. On a trouvé que d'énormes progrès peuvent être faits dans la compréhension du fonctionnement de l’univers et dans la conception des objets utiles à l'homme, lorsque les problèmes complexes sont simplifiés. Les résultats obtenus en utilisant ce processus doivent être soumis à une vérification expérimentale pour déterminer si l'on serre d'assez près la réalité des faits pour que les résultats soient valables.

Dans les arts plastiques on ne peut éviter l’abstraction pour la simple raison qu’un objet d’art n’est pas fait des mêmes matériaux que le contenu significatif représenté. C’est une infortune linguistique que le mot ‘abstrait’ ait été attribué, dans le monde des arts, à une catégorie spéciale d’œuvres d’art. La confusion est plus complexe encore lorsque le mot ‘non figuratif’ est utilisé comme synonyme d’art ‘abstrait’.

Art ‘abstrait’ semble signifier pour certains artistes et écrivains un art sans relation aucune avec le monde réel de l'homme. Je ne me souviens pas d'avoir vu un objet d’art abstrait qui ne procède de quelque chose que l’œil ait déjà vu soit dans l'univers visible, soit dans la recherche scientifique à l’aide d’instruments. L’artiste, en utilisant son pouvoir d’inventeur et d’illusionniste peut faire que cette relation soit très mince. De plus, l’ignorance ou l’oubli peuvent aisément conduire certains à croire que le contenu d'un objet d’art n’est venu de nulle part ailleurs que de la pensée de l’artiste. Si, par exemple, à un homme faisant partie d'un groupe dont le niveau de culture actuelle est celui de l'âge de pierre, on montrait une peinture impressionniste représentant les Champs Élysées, il restera persuadé de contempler une invention de l’artiste ... jusqu’à ce qu’on l’ait mené à Paris.

Le processus d’abstraction a conduit des artistes à des affirmations surprenantes, comme, par exemple, Mondrian, qui disait en 1917, dans son essai Natural Reality and Abstract Reality 8 : ‘Les nouvelles idées sur la plastique ne peuvent, par conséquent, pas prendre la forme d’une représentation naturelle ou concrète, quoique cette dernière révèle toujours, jusqu’à un certain point l'universel, ou du moins le contient même si elle ne le montre pas ouvertement. Les nouvelles idées esthétiques veulent ignorer les particularités d’apparence, c’est-à-dire, la forme et la couleur. Au contraire, elles trouveraient leur expression dans l’abstraction de forme et de couleur, c’est-à-dire dans la ligne droite et la couleur primaire nettement définie’.

Il écrivait plus loin :

‘Nous trouvons que dans la nature, toutes les relations sont dominées par une relation simple primordiale de manière précise, au moyen de deux positions qui forment un angle droit. Cette relation de positions est la plus équilibrée de toutes, puisqu’elle exprime dans une harmonie parfaite la relation entre deux extrêmes et contient toutes les autres relations’.

Mânes de Pythagore! Guy Métraux, secrétaire général du programme de l'Unesco pour une histoire culturelle et scientifique de l’humanité m’a fait remarquer que Hogarth, dans son Analysis of Beauty essayait de prouver que la ligne courbe était la base de toute beauté.

En science les abstractions ne prennent vie que lorsqu’elles conduisent à des résultats qui s’approchent utilement de la réalité de la nature. On se demande où sont la vie et l’unité dans la variété dans une oeuvre d’art plastique qui consiste en une toile monochrome. Les imitations d’abstractions géométriques utilisées dans les oeuvres d’art mathématiques sont-elles artistiques? On peut faire une série infinie de peintures ou de constructions statiques avec deux traits ou deux tiges en changeant simplement leur position. Cela vaut la peine de noter que les artistes de la Renaissance, pour lesquels le moyen de réaliser une illusion à trois dimensions sur une surface à deux dimensions était un souci majeur, ne considéraient pas leurs études de géométrie perspective comme un cadre approprié à cette recherche, étant donné qu’ils pouvaient faire plus dans leurs peintures et dans leurs fresques pour satisfaire leur sensibilité.

Dans les arts, la puissance d’invention est, dans une certaine mesure, plus libre que dans les sciences, car un objet d'art ne doit obéir à aucune loi de la nature. Un aérodynamicien ne se plaindra pas si une représentation picturale d’un avion viole les principes établis de l’appareil. Personne n’a de base valable pour critiquer Dali lorsqu’il peint l’image d’une montre différente de ce qu’elle devrait être pour être utile. On ne s’attend pas à voir une maison construite selon la représentation peinte qu’en a faite un cubiste ou un impressionniste.

La possibilité de faire naître des illusions et des significations multiples dans une oeuvre, offre à l’artiste une autre voie vers la liberté, tandis qu’en science, on prend le plus grand soin de réduire ces manifestations subjectives au maximum. L’une des plus dures leçons que la science ait reçues, c’est la tendance malheureuse qui pousse les êtres humains à se fourvoyer dans des sphères où l’erreur peut avoir de graves conséquences. De plus, le savant essaie de donner à ses mots et à ses symboles une signification univoque, ce qui n’est pas toujours facile lorsque l’on sonde l’inconnu.


V

Je me demande si la comparaison que j’ai établie entre l’état actuel de l’esthétique et celui de la météorologie, en ce qui concerne leur pouvoir de prévision, est juste. Les sciences de la nature reposent sur le principe fondamental que la nature est gouvernée par des lois, c’est-à-dire qu’il y a ordre, régularité et unité dans la nature, même si certaines des lois ne s’expriment qu’à l’aide de la méthode statistique lorsqu’elles régissent des phénomènes complexes, et des situations impliquant incertitude et hasard. Est-il possible de construire une théorie esthétique capable de prédire quel effet aura dans l'avenir une oeuvre d'art donnée sur des gens qui seront dans des conditions de vie prévues?

Thomas Munro, doyen des esthéticiens américains, écrit dans son Evolution in the Arts 9 : Cependant la tâche n’est pas impossible. Les gens et leurs réactions ne sont pas complètement différents ni imprévisibles. Dans le cadre d’une certaine culture du moins, on peut quelquefois prévoir, avec un certain succès, la réponse que feront, le plus couramment, des personnes d’un type donné. Les marchands, les éditeurs, les producteurs de films et autres doivent faire ainsi pour gagner leur vie. Le fait que la technologie esthétique préscientitique semble maintenant absurde, schématique et rigide, ne prouve pas qu'elle soit totalement fausse ou inexploitable. Elle semble avoir fonctionné assez bien tant que les artistes et leurs mécènes ont spontanément pensé et senti dans cette voie, tant qu’elle a coïncidé avec le climat général de la culture baroque. Les gens n’avaient pas encore acquis l'aversion romantique pour les règles et les systèmes mécaniques. Ceux-ci n'ont jamais été suffisants en eux-mêmes pour garantir un art de qualité, mais un Racine ou un Jean-Sébastien Bach pouvaient en faire un bon usage comme d'une partie de leurs ressources totales.

‘Si les artistes et les critiques regardent à nouveau plus favorablement vers la science, ces essais d'une technologie esthétique datant du 18ème siècle peuvent être corrigés, développés et raffinés’.




NOTES :


I. A mon avis, l’éloignement qui sépare les sciences de la nature et l’art n’est pas tellement causé par les scientifiques, car les objectifs de leur travail sont beaucoup plus clairs, et, quoique beaucoup d'entre eux soient insensibles aux oeuvres d'art, ils ne sont pas radicalement opposés à ceux qui jouent avec les émotions humaines.

2. Le terme de ‘sciences appliquées’ tel qu’il est employé ici se rapporte aux activités comportant une mise au point d’appareils, de techniques ou de procédés nouveaux qui peut exiger des connaissances allant au-delà de celles que les sciences fondamentales ont accumulées. Ces activités diffèrent de façon notable de celles de la technologie, de la culture, de la médecine clinique et de la politique pratique, qui sont essentiellement répétitives, mais non moins importantes pour la société que les sciences fondamentales et appliquées.

3. Le terme d’‘art plastique’, tel qu’il est employé ici, se rapporte aux activités comportant la fabrication d’objets qui sont nouveaux du point de vue du sujet, de la manière de présenter et du symbolisme et des conventions généralement admis. Ces activités diffèrent de façon importante de celles qui consistent à faire, avec des variations mineures, des répliques d’objets d’art-prototypes, ou à adapter ces prototypes à des buts pratiques, comme dans la publicité par exemple.

4. Dans Creative America, Mark Van Doyen a exprimé le point de vue suivant 10 : « Avant que l’esprit créateur puisse être communiqué aux jeunes, ou à ceux de tout âge qui ne l’ont pas encore, il doit être défini avec tout le soin possible, de peur qu’il ne soit mal interprété dès le début. Le malentendu, dans ce cas, peut être grave : il peut, en effet, être fatal à l’esprit en question. Et la forme la plus commune de méprise consiste à supposer que l'homme crée toujours quelque chose c’est-à-dire lui donne de l'existence, la conduit à être, ou lui donne naissance. L’homme n'a tout simplement pas ce pouvoir, quoiqu’il semble parfois le penser.

Son génie et sa gloire résident dans un tout autre domaine : c’est un imitateur, et non un créateur.

... Le savant et l’artiste se ressemblent en ce qu’ils partent de ce qui existe et passent de là à des imitations et des reconstructions qui, par leur éclat, peuvent nous rendre aveugles sur le fait que rien finalement n’a été créé. Tout ce qui est arrivé est que ce qui existait est devenu pour nous plus clair et plus beau qu’il ne, l’était auparavant. C’est un exploit magnifique, et l’homme n’est pas diminué en déclarant qu’il en est capable. Nous devons plutôt voir là sa distinction extrême, incomparable. »

5. F. W. Baughart et H. S. Spranker, dans un exposé sur ‘Group Influence on Creativity in Mathematics’ 11 concluent que ‘la contribution du groupe a été largement surestimée. Dans aucune des cinq études achevées, ce facteur n’a contribué à la résolution du problème. Il semble, au contraire, y avoir un réel avantage, même s’il est minime, à résoudre les problèmes seul’.




BIBLIOGRAPHIE :


1. P. B. Medawar, Koestler’s Theory of the Creative. Act, New Statesman, 19 June, p. 952, 10 July, p. 50 (1964).

2 - G. Kubler, The Shape of Time (New Haven: Yale University Press, 1962), p. 26.

3 - C. H. Waddington, The Scientific Attitude, 2nd ed. (Harmondsworth: Pelican Books, No. A 84, 1948), pp. 24-35.

4 - J. Bronowski, Science and Human Values (London: Hutchinson, 196 1), p. 27.

5 - Scientific Creativity: Its Recognition and Development, sous la direction de C. W. Taylor et F. Baryon (New York: John Wiley, 1963), p. 12.

6 - J. Barzun, Science: The Glorious Entertainment (London: Seeker & Warburg, 1964).

7 - Essays on Creativity in the Sciences, sous la direction de M. A. Coler (New York:: New York University Press, 1963) pp. XV-XVIII.

8 - M. Seuphor, Mondrian. Life and Work (London: Thames & Hudson, 1957), pp. 142-3.

9 - T. Munro, Evolution in the Arts (Cleveland : The Cleveland Museum of Art, 1963), p. 401.

10 - M. Van Doyen, Creative America (New York: The Rich Press, 1962), p. 89.

11 - F. W. Baughart et H. S. Spranker, Group Influence on Creativity in Mathematics, J. Exp. Educ. 31, 157 (1963).



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