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PIONNIERS ET PRECURSEURS > FRANK J. MALINA > ARTS > ARTICLES ET ESSAIS RELATIFS A F. MALINA
   




Introduction à l'oeuvre de Frank Joseph Malina

par Fabrice Lapelletrie




Conférence donnée le 7 février 2007 à la galerie Skolska28, à Prague; dans le cadre de la programmation du CIANT (Centre International des Arts et des Nouvelles Technologies).

Durant toute sa vie, Frank Joseph Malina (1912-1981) a partagé ses activités entre d’importantes fonctions dans le secteur de l’aéronautique et une carrière artistique internationale. La lecture, à l’âge de douze ans, du roman de Jules Verne « De la terre à la lune » qui raconte l’envoi d’une fusée habitée vers la Lune, détermine son orientation vers le dernier horizon non encore conquis par l’homme : l’espace intersidéral. Ses parents, Frank Malina et Caroline Marek, musiciens, espéraient voir leur fils se tourner vers une carrière artistique. Mais après avoir débuté ses études supérieures au Texas Agricultural and Mechanical University, il entre à Caltech (California Institute of Technology) où il obtient en 1940 un doctorat en aéronautique sous la direction du mathématicien Théodore Von Karman. Dans les années trente, les travaux sur la propulsion des fusées n’étaient pas très répandus et le simple mot « rocket » évoquait plutôt le roman de science fiction qu’un engin capable d’atteindre l’espace. L’équipe à laquelle appartenait Frank Malina est constituée d’Edward Forman, jeune mécanicien doué et de Jack Parsons, chimiste autodidacte. Ce trio fut rejoint par Amo Smith et Tsien Hsue-shen pour former un groupe d’expérimentateurs vite baptisé « suicide squad » (l’escadron suicidaire). Leurs recherches s’inscrivaient dans le cadre du projet GALCIT (Guggenheim Aeronautical Laboratory, California Institute of Technology), consacré à l’étude de l’aérodynamique et de la mécanique des fluides, et à la préparation d’une fusée de haute altitude propulsée par du carburant liquide. Frank Malina peut être considéré comme un des pionniers de la conquête spatiale grâce à ses travaux qui l’ont mené en 1945 à la conception, à la supervision et au lancement de la première fusée américaine de haute altitude : la WAC corporal. En 1942, Malina et Von Karman accompagnés de leurs collègues Martin Sommerfield, Jack Parsons et Edward Forman, s’associèrent pour créer la société Aerojet General Corporation dans le but de commercialiser leurs recherches sur les fusées. En 1944, ils fondèrent le Jet Propulsion Laboratory (laboratoire aujourd’hui rattaché à la NASA et dédié à l’exploration des planètes.) En 1947, Frank Malina entre à l’UNESCO en qualité de conseiller auprès du directeur adjoint du Département des sciences naturelles puis comme directeur de la Division de la recherche scientifique. Il a la charge de plusieurs missions comme le rapprochement entre les scientifiques du monde ou le développement des zones arides. Cependant, en février 1953, il quitte l’organisation car les fonds financiers manquaient pour satisfaire ses ambitions. Installé à Paris, il entame une carrière artistique qui fait de lui un des pionniers dans l’utilisation de la lumière dans l’art cinétique et dans le rapprochement entre l’art et la science.

En 1953, Frank Malina se trouve à la croisée des chemins. Le renouvellement de son passeport lui a été refusé par l’ambassade américaine sous le motif que ses activités ne participent pas à la bonne image des Etats-Unis. Les activités de Frank Malina, comme celles de nombreux scientifiques et intellectuels de l’époque, sont suivies par la commission du gouverneur MacCarthy dans le cadre de la chasse aux communistes. Bien que Malina ne fût jamais partisan de ce parti politique, son brusque changement pour une carrière artistique alors qu’il avait une brillante carrière scientifique derrière et devant lui, avait attiré l’attention de la commission MacCarthy au point de surveiller ses activités. C’est ainsi que, bloqué sur le territoire français, il décide de reprendre le dessin pour lequel il avait déjà montré des aptitudes dans son enfance et qu’il pratiquait jusqu’alors en loisir. Il commence par prendre des cours de peinture à l’huile avec un peintre nommé Reginald Weston et un peintre néo-zélandais de l’académie Julian : Vic Gray. Les sujets de ses tableaux et dessins sont souvent empruntés au domaine de l’aéronautique, aux sciences, à des thèmes traditionnels comme le portrait, ou au jeu d’échec. Parmi les dizaines de dessins abstraits, une part non négligeable se rattache à l’abstraction lyrique en vogue dans les années cinquante. On voit également déjà naître un intérêt pour le thème de la lumière comme en témoignent quelques dessins représentant des ampoules à filament ou un personnage déviant les rayons lumineux à l’aide d’un prisme. Parallèlement, Frank Malina visite de nombreuses galeries pour prendre le pouls de la scène artistique parisienne et tenter de proposer ses œuvres dans l’espoir de les exposer. Cet « art game », comme il le nomme, ne lui plait guère, mais il réussit à montrer pour la première fois son travail à la galerie Henri Tronche à l’automne 1953 alors que sa carrière n’a débuté que 8 mois auparavant ! Il expose des œuvres réalisées à l’aide de cordes et de fils peints tendus entre le cadre du châssis sur un fond coloré. C’est également l’occasion pour lui de revenir sur l’évolution de ses œuvres dans un texte publié après l’exposition. Les fonds successifs sur lesquels se détachaient les figures ne le satisfaisaient plus. Il le supprima et suspendit au cadre du tableau un cheval de jeu d’échec découpé dans du carton. Puis, il ôta la figure, se contentant de tendre des ficelles peintes : « La liberté dans le choix et l’usage des matières et matériaux, l’indépendance dans l’espace de ses compositions à trois dimensions, le goût qui préside au choix de chaque élément, comme le caractère de tension dynamique ou cinématique dont il anime ses œuvres, l’audace innovatrice de ses réalisations méritent une attention particulière. 1 » C’est en ces termes qui annoncent l’orientation future de ses œuvres vers l’expression du mouvement que Georges Boudaille présente l’exposition dont la critique souligne par ailleurs l’originalité et la qualité d’œuvres prometteuses. Malina explique qu’il fut influencé par son expérience du dessin technique avec ses lignes droites et sa sensibilité pour la couleur. Citons pour l’exemple Cosmic Ray Shower dont le réseau de cordes tendues rappelle les photographies scientifiques des rayons cosmiques récupérés en laboratoire dans une atmosphère reproduite artificiellement. On retrouve ce type de photographies dans le livre de Gyorgy Kepes The New Landscape in Art and Science publié en 1956. Remarquons une nouvelle fois le thème de la lumière avec l’œuvre Light Globe qui représente une ampoule en corde peinte fixée à une grille recevant une composition géométrique et un motif d’ondes sinusoïdales souvent utilisé pour représenter le courant électrique.

Cependant, face au manque de malléabilité de la ficelle, il change pour le fil de fer, qu’il peut tordre et façonner à sa guise tout en restant malgré lui dépendant de la ligne. Ses recherches l’amènent à placer un grillage métallique qui devait servir de matrice à la peinture et de support aux fils, ficelles et autres cordes : « Les mailles de la grille suggéraient un système à deux dimensions susceptible de supporter la peinture. 2 » La texture de la peinture émaillée permet d’obstruer les mailles, créant ainsi des espaces à travers lesquels il est possible d’apercevoir par transparence un fond peint. Frank Malina introduit la notion de mouvement déjà latente dans la tension dynamique des cordes tendues entre le cadre du châssis en forçant l’œil à aller et venir entre les deux plans. L’étape suivante fut la création de tableaux constitués d’une succession de grillages peints et découpés. A partir de ces tableaux à grillages, Malina prend conscience de l’effet moiré, c’est-à-dire la sensation de formes mouvantes lorsque l’œil se déplace face à la superposition de deux trames ou par le glissement de la lumière sur celles-ci. Moving Fiels of Lines, datée de 1954, est la première œuvre à effet moiré. Au printemps 1954, dans sa quête du mouvement, il cherche à accentuer les moirures en disposant une ampoule de 50W derrière une de ses compositions à grillages mais une colonne de fumée apparue à l’arrière de l’œuvre met fin temporairement à ses espoirs d’améliorer l’effet visuel du moirage. Ce n’est que quelques mois plus tard, à Noël 1954, en contemplant une guirlande lumineuse, qu’il comprend son erreur : « Comment ai-je pu être aussi stupide pour ne pas penser à installer des ampoules de faible puissance ! 3 ». Cet « eurêka » artistique le conduit à disposer une guirlande de noël derrière une composition de grillages peints superposés ; le tout inséré dans un coffre en bois percé, cette fois-ci, de trous d’aération. Illuminated wire mesh moiré est le nom de la première œuvre avec de la lumière électrique. Pendant la première moitié de l’année 1955, Malina concentre son travail sur ce qu’il appelle désormais les "electropaintings".

En avril, l’événement majeur dans l’histoire de l’art cinétique est l’exposition « Le mouvement » organisée à la galerie Denise René où sont présentés les pionniers de l’art cinétique et les nouveaux artistes émergents tels que Soto, Bury ou Vasarely... Au même moment, Malina produit On and Off, première œuvre à introduire la suggestion du mouvement par l’intermédiaire d’un interrupteur thermique qui permet l’allumage et l’extinction des ampoules. En juillet de la même année, Frank Malina présente ses electropaintings dans trois lieux parisiens en prenant le soin de montrer un choix d’œuvres significatives de ses recherches couvrant la période des six derniers mois. D’abord, il expose au Salon Comparaisons avec le groupe musicaliste d’Henri Valensi, deux œuvres dont les titres renvoient à la musique : Flourish (fanfare ; flourish of trumpets : sonner une fanfare) et Fugue in White Overtones (Fugue en variations de blanc). Ces deux tableaux à grillages ont été réalisés peu de temps avant la première electropainting ; ce qui indique son désir de montrer l’évolution de ses recherches à partir d’œuvres charnières dans l’évolution de ses recherches. Ensuite, il montre deux œuvres au Salon des Réalités Nouvelles : Color Bars in Transformation, dernière œuvre avant la première electropainting, et One + Two Triangles, une electropainting dont les lumières clignotent. Il faut noter qu’à ce salon, Malina n’est pas seul à présenter des œuvres avec de la lumière électrique. L’espagnol Eusebio Sempere et sa compagne cubaine Lolo Soldevilla exposent respectivement Relieve con Illuminacion Positivo-negativa et Relief Lumineux n°1 et 2. Nous ne connaissons que l’œuvre de Sempere qui se compose d’un caisson en bois percé, en retrait du cadre, de quatre formes géométriques simples rétro-éclairées. Quelques années plus tôt, en 1951, Roger Desserprit avait réalisé des sculptures géométriques à caissons contenant une ampoule pour accentuer les couleurs peintes sur une surface semi transparente. Confrontés aux coûts exorbitants de telles œuvres, Desserprit et Sempere stoppèrent très vite leurs productions. Seul Sempere reprit entre 1959 et 1961 la construction de quelques sculptures en bois constituées d’une succession de strates biomorphiques rétro-éclairées. Mais c’est à la galerie Allendy, dans le cadre d’une exposition personnelle du 6 au 19 juillet 1955, que Malina proposa dix-neuf electropaintings dont deux intégrant le système à interrupteur thermique. C’est ainsi qu’il montre à la vue du public tout un pan de sa production qui marque un tournant dans sa carrière mais aussi dans l’histoire de la lumière dans l’art cinétique à Paris. Contrairement aux essais de ses contemporains d’introduire la lumière dans l’œuvre d’art, le mérite de Frank Malina est d’avoir systématisé à partir de 1954 l’utilisation de la lumière dans sa production artistique et d’avoir opiniâtrement poursuivi l’amélioration des effets visuels des œuvres en intégrant petit à petit le mouvement réel. Une des pièces majeures de cette époque est l’œuvre intitulée Jazz. Outre la référence à la musique, cette œuvre est composée de 11 lampes qui s’allument de manière aléatoire. Il existe 2048 combinaisons possibles. Il est donc quasiment impossible pour un être humain de voir se répéter une composition deux fois de suite.

Frank Malina n’est pas pour autant satisfait des premiers effets qu’il obtint et souhaitait un mouvement plus complexe et moins quantifiable. Un jeune étudiant en électronique, Jean Villmer, qui l’assistait dans la conception des circuits électriques, lui suggéra d’utiliser un système électromécanique constitué d’une partie mobile, animée par un moteur électrique permettant un mouvement réel en continu, et d’une partie fixe. Ensemble, ils développent le système Lumidyne composé d’un fond en bois où sont fixés les ampoules et le(s) moteur(s) ; d’une partie mobile (le rotor), en plexiglas peint relié au moteur par un axe ; d’une partie fixe également en plexiglas peint (le stator) ; d’un écran diffuseur, le diffusor ; et, dans les premières œuvres Lumidynes, on retrouve un grillage placé à l’avant de l’œuvre. Dans le brevet qu’il dépose en 1958, le système était présenté comme un « tableau d’aspect changeant 4. » On y retrouve un schéma technique dont l’esquisse à la main, datée du 15 avril 1956, montre un croquis éclaté de la succession des éléments constitutifs du système. Dans le brevet, Malina se contente d’un exposé technique et n’aborde pas le cadre auquel sont destinés ces tableaux luminocinétiques dont on imagine toutefois l’usage à l’échelle domestique. Parmi ses contemporains, l’ingénieur et artistes Nicolas Schöffer avait devancé Malina de quelques mois en déposant un brevet pour un système de projection de faisceaux de lumières colorées à travers des sculptures spatiodynamiques qu’il réalisait depuis la fin des années quarante. L’appareil de Schöffer se destinait à un usage exclusivement collectif et social, sur des surfaces très grandes : « Ces projections peuvent être utilisées dans toutes sortes de spectacles comme décors, ou constituer à elles seules un spectacle complet ou un élément de spectacle, dans le cinéma, dans la mise en couleur murale de l'architecture, sur les surfaces à l'intérieur ou à l'extérieur, dans la publicité de tous genres, dans la décoration, dans la sculpture, en prolongeant la vision de la sculpture par son ombre projetée en noir, en gris ou en couleurs, en arrêt ou en mouvement sur des écrans de toutes sortes définis dans le chapitre 2° du présent mémoire descriptif. Ces projections peuvent également être conçues pour former en quelque sorte des peintures mobiles 5. »

Frank J. Malina, à l’image de l’ingénieur qui cherche sans cesse à améliorer ses inventions, poursuivit ses recherches dans le but d’obtenir de nouveaux effets visuels. Il développe notamment une variante du système Lumidyne en rassemblant le diffusor et le stator en un unique élément, ramenant ainsi le système à seulement trois composants. Dans ce type d’œuvre, le dessin est directement découpé dans le stator-diffusor pour former une fente à travers laquelle passent les rayons de lumière. La première œuvre à adopter ce système est Orbits VI.

En 1963, il réalise sa première œuvre basée sur un nouveau système, baptisé Reflectodyne. Comme son nom laisse le suggérer, ce système utilise la réflexion de la lumière sur un écran. Placées dans un caisson en bois, des colonnes de miroirs ou de métal fixées à des axes reliés à des moteurs, réfléchissent les faisceaux lumineux vers un écran en plexiglas ou en verre dépoli. Dans le brevet de 1958, il avait déjà mentionné la possibilité d’utiliser des surfaces réfléchissantes comme des cristaux, des miroirs ou des prismes pour augmenter le panel des effets visuels. L’effet obtenu ici est similaire à celui produit par le Clavilux de Thomas Wilfred, un des pionniers dans l’histoire des machines luminocinétiques. Malina avait d’ailleurs vu pour la première fois une œuvre de Wilfred en 1959 au Museum of Modern Art de New York. Les formes lumineuses y sont légères, vaporeuses et plus complexes. L’année suivante, il créa le système Polaridyne où la lumière est polarisée à travers des matériaux biréfringents. Les faisceaux lumineux sont déviés de manière à créer des formes géométriques bien découpées.

Au cours du premier tiers des années soixante, Frank Malina s’intéresse aux liens entre la couleur-lumière et le son au point de commanditer deux études à Frank Popper et Jacques Bergier respectivement sur les aspects esthétiques et psychologiques de la lumière en mouvement associé à du son, à de la musique ou à un discours ; et sur les instruments produisant à la fois du sons et des couleurs. Frank Malina établit un compte rendu dont le propos est d’entrevoir les possibilités d’une production de masse d’appareils audio-cinétiques en partenariat entre Electro-Lumidyne International 6 et la compagnie General Electric. Ces premières investigations donnent naissance à deux prototypes : Chromie n°1 et n°2. En 1965, la première œuvre audio-cinétique accomplie, Entrechat I, est présentée à la galerie Furstenberg dans le cadre d’une exposition personnelle regroupant ses travaux des deux dernières années.

D’origine tchèque, Malina possède de nombreuses attaches avec ce pays et l’exposition personnelle qui s’ouvre à la galerie Karlove Namesti à Prague en 1966 nous rappelle la place importante dans l’art cinétique de certaines figures de l’Europe de l’est comme Zdenek Pesanek avec son ouvrage Kinetismus publié en 1944. Les premiers contacts avec le commissaire de l’exposition Frantisek Smejkal apparaissent en septembre 1964 lorsque celui-ci se rend chez Frank Malina à Boulogne-sur-Seine. F. Smejkal souhaite une exposition rétrospective contenant des œuvres de la période cinétique, c’est-à-dire 1955-1966. Au final, l’exposition contient 32 œuvres représentatives de toute sa carrière y compris des dessins datés d’avant ses débuts officiels dans l’art en 1953.

A partir de 1967, Frank Malina est de plus en plus occupé par la création de la revue Leonardo. Bien que sa production artistique diminuât, sa présence aux grandes expositions consacrées à l’art cinétique augmentait. Son intérêt de toujours pour l’influence du mouvement et de la lumière sur le psychisme le conduit à revenir à l’étude de l’effet esthétique du moirage. Il réalisa ainsi durant les années soixante-dix plusieurs œuvres Lumidynes à effet moiré. Au cours du XIXè siècle, on utilisait déjà des projections colorées couplées à la diffusion de musique pour soigner les troubles mentaux. On pensait que la fascination des mouvements et de la musique permettait de capter l’attention du patient et, ainsi, d’entrer en communication avec celui-ci. Cet usage médico-psychologique est également proposé dans un des brevets déposés par Thomas Wilfred (pseudonyme de Richard Edgar Lovstrom) dont Malina possédait un exemplaire daté de 1925. Il prit également connaissance d’autres exemples de machines produisant des formes colorées en mouvement lorsqu’il breveta son système Lumidyne en 1958. Parmi les brevets, certains spécifiaient l’impact psychologique positif du mouvement sur le psychisme des personnes atteintes de troubles mentaux ou visuels. Quelques années plus tard, en 1961, Malina rendit visite au psychologue expérimental Albert Michotte à l’Université de Louvain où il fut stupéfait de voir qu’une machine fondée sur le principe du rotor et du stator des œuvres Lumidynes, était utilisée pour étudier les réactions des sujets à différents mouvements. Les œuvres à trois composants décrites plus haut offrent une ressemblance troublante avec la machine à disques de Michotte.

Dans l’histoire de la conception des machines luminocinétiques couplées ou non avec du son, la science, au travers de la technique et des recherches en psychophysiologie, est omniprésente. Son importance dans l’œuvre de Malina ne s’arrête pas à la simple stylisation de sujets issus du monde scientifique ; sa démarche elle-même relève du chercheur. Pour s’en convaincre, il suffit de lire ses textes relatifs aux rapports qu’entretiennent l’art et la science. Pour lui, les liens avec l’art se sont rompus lorsque les progrès de la science s’accélérèrent très fortement après la Renaissance. Avec l’avènement de la photographie, de nouveaux liens apparaissent car la production d’images réalistes réservée jusque là aux artistes, est concurrencée par la science, grâce à la maîtrise technique du procédé d’enregistrement du monde tel qu’on le voit à partir de la lumière. Ce vol par les sciences appliquées des fonctions réservées à l’artiste provoqua non seulement une explosion des formes mais aussi une révision du concept même de forme. En revanche, reprenant l’idée de Samuel Coleridge selon laquelle la beauté est l’unité dans la variété, il affirme que la science partage un même but en cherchant à expliquer la nature à partir lois communes. Suivant cette idée, l’œuvre d’art est l’expression synthétique de la diversité des expériences humaines dont l’expressivité doit permettre « d’élargir et d’approfondir la perception émotionnelle d’éléments choisis dans l’environnement humain 7 ». Frank Malina distingue toutefois plusieurs différences qui appartiennent exclusivement à la démarche scientifique. Un regard global sur sa carrière artistique nous montre que ces méthodes n’étaient pas totalement incompatibles avec la création artistique. Evoquant ses premières tentatives d’introduire la lumière dans ses œuvres, il déclare que contrairement à ce que lui dictait sa raison, il s’impose d’ignorer volontairement l’histoire de l’électricité dans l’art, préférant une démarche intuitive et personnelle. Pourtant, prendre connaissance des résultats des expériences passées est la première étape préalable à toute recherche. Au début de l’année 1968, il matérialisa cette démarche en lançant la revue Leonardo qui fête en cette année 2007 ses quarante ans d’existence et se décline aujourd’hui sur l’Internet et dans une variante dédiée à la musique (Leonardo music). Dans ses propositions initiales, Leonardo est une tribune offerte aux changements dans les Beaux-arts, les nouveaux matériaux et les nouvelles technologies qu’utilisent les artistes contemporains tout en restant ouverte aux apports d’autres disciplines telles que l’architecture, la psychologie, l’esthétique, la philosophie, la physique etc. Pour Malina, les artistes ne doivent pas laisser uniquement aux critiques et aux historiens de l’art le soin d’expliquer leurs travaux, mais bien plutôt écrire eux-mêmes. Cette revue devait permettre aux artistes d’ouvrir leur champ de réflexion aux émergences artistiques reliées aux nouvelles technologies.

La recherche scientifique est généralement menée par des groupes de travail réunissant plusieurs chercheurs ; contrairement à l’art qui est essentiellement une activité individuelle. Durant sa carrière, il s’entoura malgré tout d’artistes (Nino Calos, Vic Gray, Caloutsis…) ou de techniciens (Jean Villmer, Didier Boucher, Dominique Bouffier…) pour l’aider dans la construction et la mise au point de ses œuvres. Il préférait s’entourer d’assistants plutôt que d’intégrer un groupe 8. L’expérimentation est très certainement le caractère principal que l’on associe généralement aux sciences. De même, l’artiste Frank Malina doit être perçu comme un expérimentateur à la recherche de l’impact esthétique juste et efficace dont témoignent la diversité des procédés techniques et la richesse des effets produits par ses peintures cinétiques. En s’appuyant sur un ouvrage de Golovin, Frank Malina prit à son compte l’idée que l’art et la science relèvent du modèle cybernétique de fonctionnement du cerveau. Fondamentalement, les sciences organisent la nature à partir de lois que l’homme découvre ; et l’artiste ordonne la vision chaotique qu’il a de son environnement en un langage formel qui s’adresse aux sens. Golovin montre que les scientifiques et les artistes agissent à l’image du fonctionnement de leur cerveau. Le système nerveux central est un système autorégulateur à mémoire qui réagit à son environnement afin d’assurer son homéostasie. Cependant, les limites biologiques imposent à l’organisme de canaliser les flux trop importants d’informations en régulant le flux des données : « Ce modèle suggère que la tendance intellectuelle humaine fondamentale à étudier et à comprendre ce qui l'entoure, et à réduire sa complexité par des corrélations et des lois naturelles, n'est peut-être pas autre chose que le résultat physique inévitable du besoin pour un système biologique de se régler lui même suffisamment dans un environnement si complexe, que l'arrivée de données nouvelles dépasse largement la capacité du canal d'information de son système nerveux central. En nous fondant sur ce modèle, nous pouvons regarder les variétés non scientifiques d'activité créatrice, par exemple, comme étant biologiquement justifiées par un besoin de jouer avec l'environnement, jeu que l'organisme entreprend de façon essentiellement involontaire pour maintenir son système de régulation et de traitement de l'information dans des conditions optimales de travail 9 ». Ici, l’activité artistique est donc comparable aux sciences dont le caractère légiférant fait d’elle un instrument de modélisation du monde. A rapprocher l’art et la science, Malina en vient à se demander si la fonction de l’esthétique ne serait pas équivalente pour l’art à ce que la recherche de lois universelles est pour la science : « Est-il possible de construire une théorie esthétique capable de prédire quel effet aura dans l’avenir une œuvre d’art donnée sur des gens qui seront dans des conditions de vie prévue ? 10 » C’est pourquoi, dès les débuts de Leonardo, une place importante fut accordée aux esthéticiens comme Etienne Souriau ou aux psychologues tels que Rudolph Arnheim et Richard L. Gregory. Les dernières œuvres Lumidynes baptisées Kinetic-Op paintings opèrent un retour à l’effet moiré grâce aux mouvements de trames superposées qui plongent le spectateur dans un état de contemplation fascinatoire. Les tableaux cinétiques à effet moiré de la dernière période permettaient à Malina d’imaginer qu’un jour, un système contrôlable pourrait produire une sensation programmée.




Notes :


1 - Boudaille, Georges, L’actualité artistique, 24 octobre 1953.

2 - Malina, Frank J., « Quelques réflexions personnelles », publié dans un fascicule regroupant des extraits de presse et un texte de Robert Vrinat, np.

3 - Malina, Frank J., « Electric light as a medium in the visual fine arts : a memoir », Leonardo, Vol. 8, n°2, summer 1975, p. 110. “How stupid I had been not to have thought of installing lamps of low wattage in the picture!”

4 - Malina, Frank Joseph, « Tableau d’aspect changeant ». Brevet n° 1.200.489. Demandé le 26 juin 1958, à Paris. Délivré le 29 juin 1959. - Publié le 22 décembre 1959.

5 - Schöffer, Nicolas « Système et dispositif de projection optique pour la réalisation d'images projetées mobiles ». Brevet n° 1.168.155. Demandé le 14 décembre 1956, à Paris. Délivré le 25 août 1958. - Publié le 4 décembre 1958.

6 - Société créée par Malina en 1959 pour produire en série et vendre le système Lumidyne.

7 - Malina, Frank J., « Différences entre la science et l’art : quelques réflexions », Leonardo, Pergamon Press, 1968, pp.450. (Texte publié initialement in DATA (Direction in Art/Theory/Aesthetics) sous la dir. Anthony Hill, London, Faber and Faber, 1965, p.136.

8 - A cette époque, plusieurs groupes d’artistes se sont formés, notamment, en France, le GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel).

9 - N.E. Golovin, "The Creative Person in Science." Sous la dir. Taylor, C. W., and Barron, F. Scientific Creativity: Its Recognition and Development, New York, John Wiley & Sons, 1963, p.12.

10 - Malina, Frank J., « Différences entre la science et l’art : quelques réflexions », Leonardo, Pergamon Press, 1968, pp.450. (texte publié initialement in DATA (Direction in Art/Theory/Aesthetics) sous la dir. Anthony Hill, London, Faber and Faber, 1965, p.143.



© Leonardo/Olats & Fabrice Lapelletrie, août 2007



   



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