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PIONNIERS ET PRECURSEURS > LASZLO MOHOLY-NAGY > LE PROJET PÉDAGOGIQUE
   



Le projet pédagogique

par Sylvie Lacerte


La création du « Bauhaus d’Amérique »1

Souhaitant perpétuer « l’idéal du Bauhaus »2, Lazlo Moholy-Nagy fut très heureux de se rendre aux États-Unis, à l’invitation de Walter Gropius, en 1937, afin de mettre sur pied l’Institute of Design, Chicago, aussi connu sous le nom de New Bauhaus. Cette institution d’enseignement est née de l’initiative de Norma K. Stahle, qui avait récemment été nommée directrice de The Association of Art and Industries, organisme créé à Chicago en 1922. Stahle avait d’abord offert la direction de l’école à Walter Gropius. Il déclina la proposition, et se tourna plutôt vers son collègue Lazlo Moholy-Nagy afin qu’il prenne les rennes de cette nouvelle école. Ce dernier était ravi, puisque cette opportunité lui permettrait, malgré ses lacunes en anglais, de « travailler avec son vieil ami György Kepes » […] à la « seule tâche qui l’intéressait : établir rapidement un vaste programme d’enseignement. »3 En effet, ce qui importait à M.-N. à cette époque était de contrer la tendance « vocationnelle » du système d’éducation américain qui favorisait, selon lui, les demandes de l’industrie capitaliste assoiffée de spécialistes, permettant de répondre aux exigences de la production de masse. Il souhaitait que sa nouvelle école fût organiquement interdisciplinaire. Ainsi « Moholy-Nagy lançait un défi aux normes américaines » en matière d’éducation « et s’alignait sur les normes européennes. »4



La philosophie de Moholy-Nagy

« With growing industrial opportunities the entire educational system attained a vocational aspect. Schools lost sight of their best potential quality : universality. »5

La philosophie du projet pédagogique de M-N s’inscrivait en droite ligne avec la tradition platonicienne de la Grèce antique, où le corps et l’esprit étaient indivisibles, ainsi qu’avec la tradition médiévale dans laquelle l’éducation, bien que limitée à un groupe très sélect, portait son emphase sur « l’intégration de toutes les habiletés, incluant les sports, la musique, les sciences, la philosophie, l’histoire, la peinture, la sculpture et la littérature. »6 Cette tradition universaliste trouva son ancrage au cours de la Renaissance et se perpétua jusqu’au siècle des Lumières. Pour M-N., l’éducation avait pris un mauvais tournant au moment de la Révolution industrielle; période où l’éducation, bien qu’accessible à un plus grand nombre grâce à certains acquis de la Révolution française, perdit son esprit d’universalité au profit d’une pédagogie favorisant l’application des instructions qui valorisaient la bonne marche des machines et dont le but ultime était de remplir les goussets de la classe bourgeoise.

Bref, le progrès scientifique, adulé par la bourgeoisie, puisqu’il lui permettait de servir ses intérêts économiques au moyen de machines performantes, offrait aussi un autre tranchant redoutable à l’arme paradoxale qu’il était devenu, soit le risque qu’il suscitait à faire « exploser le statu quo » par le biais, entre autres, des théories de Karl Marx ou de Sigmund Freud.

« People are taught that the best way of living is to use other people’s energy, other people’s results. They buy not only material goods on the free market but also emotional commodities. Specialists in entertainment provide for a passive recreation. The industrial era marks the extinction of the amateur and the arrival of the carreerist, whose only aim is to commercialize the means of expression; that is, not to produce out of conviction, but merely deliver technical skills for whatever subject is asked. Art is taken not as elevation of individual effort through sincere expression of feelings or as evoking an intense range of emotional experiences, but as an escape or ersatz in a kind of spectator’s art. »7

Moholy-Nagy portait une critique acerbe à l’égard de l’éducation « libérale ». Malgré la faveur qu’elle obtenait de la majorité des intellectuels de l’époque, parce qu’elle allait à contre-courant de l’effet vocationnel, M-N soutenait néanmoins, que l’éducation libérale ne se limitait qu’à produire un autre genre « d’accumulation mécanique », soit celle de la « verbalisation ».

« Vocational education, without the brake of the newest technological information, often conditions the student to obsolete patterns of approach and execution; similarly, the classiscs of the liberal arts – without the brake of social thought – may condition the student to petrified forms of class determined thinking. »8

Ainsi, Moholy-Nagy considérait le New Bauhaus « comme un laboratoire fondé sur la vision d’une nouvelle éducation pour les artistes, les architectes, les photographes, les designers industriels et les enseignants »9. En revanche, Moholy-Nagy était aussi conscient qu’il était important de « moduler les principes et les méthodes pédagogiques du Bauhaus en fonction du contexte et des besoins »10 de l’Amérique.

Krisztina Passuth ajoute, dans l’ouvrage qu’elle consacre à ce visionnaire:

« Moholy-Nagy reste utopiste même lorsqu’il s’occupe des objets les plus utilitaires: il ne cesse jamais de penser à l’homme et à la modification de l’environnement dans son entier. De ce point de vue, il considère son école comme un modèle. Au Bauhaus, il devait tenir compte des opinions de Gropius; cette fois, il peut organiser une école entièrement à l’idée qui est de former des amateurs aux capacités multiples, ayant une conception indépendante et une habileté manuelle . »11



Le programme pédagogique

« […] It became evident that not the specialist but the man in toto, in all his vitality and potentiality, must become the measure of all educational approaches.

The Institute of Design, Chicago, building on these foundations, tries to stimulate the student’s energies in their totality. The curriculum relies strongly on the creative potentiality. The main intention is to produce an adequate rythm between the biological capacities of the student and the contemporary scene. […] By now technology has become as much a part of life as metabolism. »12

La première année de la formation était constituée du « cours de base » (Basic course) et représentait aux yeux de Moholy-Nagy « the backbone of the educational program » 13. En effet, M.-N. considérait que ce tronc commun permettrait aux étudiants de se diriger de façon plus éclairée vers une spécialisation dans les années ultérieures de leur formation. La première année était divisée comme suit :

  1. Technologie
    • Les éléments de base du travail en atelier
    • La compréhension des matériaux et de leurs propriétés
    • Les formes, les surfaces, les textures, le volume, l’espace et le mouvement.
    • Formation des éléments fondamentaux du design.
  2. Art
    • Les éléments de base de la représentation plastique
      a) modèle vivant, b) travail en couleurs, c) photographie, d) dessin technique, e) calligraphie, f) modelage, g) littérature, (poésie de groupe).
  3. Sciences
    • Mathématiques
    • Physique
    • Sciences sociales
    • Humanités 14
  4. Donc, si l’étudiant décidait, après cette première année de formation, de se spécialiser, la spécialisation ne signifiait pas qu’elle menait vers un objectif vocationnel mais représentait plutôt le choix d’un atelier, « puisque le designer industriel se doit d’être versatile, il doit être formé dans la plus grande variété de champs. »15 Moholy-Nagy, était cependant conscient du danger que représenterait un trop grand éparpillement qui n’acheminerait pas l’étudiant à la maîtrise d’un domaine particulier mais risquerait, au contraire, de le mener au dilettantisme. Un but que M.-N. ne recherchait nullement.

    Intégration était le mot clé de la philosophie du projet pédagogique de Moholy-Nagy. Par intégration, il voulait dire la recherche des liens qui existent entre les sphères artistiques, technologiques et scientifiques, mais aussi l’intégration intellectuelle des modes d’expérimentation fondés tant sur l’intuition que sur des données empiriques.

    « The policy is first, not to dominate the student; second to provide him with the opprotunity to become conscious of the world and himself through execises which simultaneously train the intellectual and the emotional spheres .16»

    Mais, le New Bauhaus connaîtra un vie très brève. En dépit d’une très grande popularité manifestée, en 1938, par l’inscription de 35 étudiants au premier trimestre et 25 au deuxième, les administrateurs du Conseil d’administration de l’Association of Arts and Industries s’entendirent, à l’insu de Moholy-Nagy, pour fermer les portes de l’Institut. Le motif de cette fermeture soudaine, une supposée banqueroute financière. 17

    Malgré une pétition des professeurs, afin de permettre à l’école de rester ouverte et d’une course effrénée et fructueuse que M.-N. entreprît auprès de divers chef d’entreprises, pour recueillir les sommes nécessaires au maintien de l’école, le couperet tomba sans nul autre recours.

    En janvier 1939, ne baissant pas les bras à la suite de ces déboires, Moholy-Nagy ouvrit une autre école : la School of Design. Il avait bien pris soin, dans l’appellation de sa nouvelle école de ne faire, en aucun cas, référence à l’Allemagne, dont il voulait se dissocier à cause du facisme et du nazisme qui y sévissaient alors.18 Elle connu un succès au-delà des espérances de son instigateur. Plusieurs étudiants s’y inscrivirent. Mais, le financement étant très difficile à obtenir, de sources extérieures, M.-N. utilisa ses propres fonds et y travailla sans rémunération, mais non sans passion, à l’instar de tous les professeurs qui l’avaient suivi dans cette aventure.

    En conclusion, il est incontestable que Moholy-Nagy eut une influence considérable sur la philosophie des projets pédagogiques de nombreuses écoles ou facultés d’art dans les décennies qui suivirent ses expériences. Le projet pédagogique de Moholy-Nagy était à la base même de sa démarche artistique, imbue d’une grande curiosité qui le conduisit, à travers ses maintes expérimentations avec les nouveaux médiums et les technologies nouvelles, plus près de son désir d’universalisme auquel il a souscrit de manière indéfectible tout au long de sa vie. L’on pourrait même affirmer que le projet pédagogique de Moholy-Nagy fut sa plus grande œuvre.

     

    © Sylvie Lacerte & OLATS, 2000


    1 Moholy-Nagy, Krisztina Passuth, Flammarion, 1982, p. 68
    2 op. cit. p. 68
    3 op. cit. p. 68
    4 op.cit. p. 70
    5 Vision in motion, Moholy-Nagy, Paul Theobald and Company, 1947, p. 15
    6 op.cit. p. 17
    7 op.cit. p. 20
    8 op.cit. p. 21
    9 op.cit. p. 63 (traduction libre)
    10 op.cit. p. 63 (traduction libre)
    11 Passuth, 1982, p. 71
    12 Moholy-Nagy, 1947, p. 64
    13 op.cit. p. 64
    14 op.cit. p. 64
    15 op.cit., p.65
    16 op.cit., p. 65
    17 Passuth, op.cit., p. 69
    18 Passuth, op.cit. p. 69

   



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