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L'aventure latino-americaine de la géométrie

par Jacques LEENHARDT


INTRODUCTION : Le texte suivant est extrait du catalogue de l’exposition " Art construit, art cinétique d’Amérique latine " organisée en 1999 par la Galerie Denise René (Paris). Palatnik y exposa aux côtés de : Cicero Dias, Camargo, Soto, Le Parc, Cruz-Diez, Debourg, Demarco, Sobrino, Maria Simon, Tomasello, Garcia Rossi, Boto, Vardanega, Luque, Paternosto, Pérez-Florès, Andrade, Ramirez-Villamizar. Ce n’est pas la première fois que l’oeuvre de Palatnik est présentée dans la Galerie Denise René. L’exposition " Mouvement II " préfacée par Jean Cassou et organisée en 1964 donnait déjà à découvrir les célèbres appareils cinéchromatiques du Brésilien. Plus tard, en 1996, il participa également à l’exposition " Lumière et mouvement ". Le texte de Jacques Leenhardt analyse l’oeuvre de ces artistes débarqués à Paris dans les années 1950 et qui, chacun à leur manière, se lancèrent dans l’abstraction géométrique.

Nous remercions tout particulièrement la Galerie Denise René et Jacques Leenhardt de nous avoir permis de reproduire ce texte.


C’est une belle idée de rassembler tous ceux qui d’Amérique latine sont venus à Paris, dans les années 50-60 et jusqu’aujourd’hui, animer la scène de l’art issu de la géométrie et du mouvement. Cette histoire, trop complexe pour être racontée ici dans le détail, fait se croiser plusieurs fois les deux continents, dont on a souvent l’impression que les artistes n’ont eu de cesse, prenant la théorie de leur dérive à revers, de recoller, par leurs contacts réciproques, les morceaux épars.

Premier repère : Mondrian et Torres Garcia. Etabli à Paris depuis 1926, ce dernier rencontre Michel Seuphor et la peinture de Mondrian. Il en sortira un nouveau développement de sa peinture et la constitution du groupe et de la revue Cercle et Carré, dont Torres Garcia poursuivra la publication à Montevideo, entre 1936 et 1941, après son retour en Uruguay. Des idées d’universalisme et des images aux couleurs fermement définies circulent d’un côté et de l’autre de l’Océan. On est à la recherche d’un langage qui dépasserait les particularismes, d’un universalisme qu’exprimeraient les formes simples de la géométrie.

Deuxième impulsion : Marcel Duchamp, Naum Gabo et Moholy Nagy, pionniers du mouvement qui déplace les lignes. Le mouvement entre dans l’art, entre roue de bicyclette et projections lumineuses occupant l’espace.

L’après-guerre, ouvert à toute nouveauté puisque le passé était douloureusement mais absolument enterré, renoue avec les perspectives esquissées par les avant-gardes issues du cubisme et développées dans le constructivisme. Autour de Vasarely et bientôt du Salon des Réalités Nouvelles, un fort courant se constitue à Paris dont la galerie Denise René sera le point de rencontre. Max Bill reçoit le Premier Prix Etranger à la Première Biennale de Sao Paulo en 1951, tandis que la Deuxième honore Mondrian d’une salle spéciale (1953)

Dès le début des années 50, Vénézuéliens et Argentins débarquent à Paris en nombre, plusieurs dizaines d’artistes au moins, qui s’engouffrent dans la brèche ouverte par l’abstraction géométrique. Ils se retrouveront pendant des années à la rue La Boétie, formant au gré des expositions des regroupements divers autour de l’idée de géométrie, de lumière et de mouvement.

L’exposition Le Mouvement (avril 1955) marque le début d’une explosion créative dans laquelle les Latino-américains prendront toute leur place. On s’est souvent demandé pourquoi un tel afflux d’artistes du continent sud-américain dans ce secteur particulier de la création artistique. En vérité, il y en avait d’autres esthétiquement proches des surréalistes ou de l’abstraction gestuelle ou lyrique. Frederico Morais, critique brésilien ayant accompagné le groupe néo-concrétiste, a suggéré qu’à l’époque, l’esprit de géométrie apparaissait comme un recours à l’univers de la raison, l’accès à une réalité ordonnée, la forme plastique d’une utopie universaliste. Quoi qu’il en soit des causes de cet engouement, son effet sur les arts plastiques fut déterminant.

Les groupes qui se réunissent à Paris évoluent entre deux lignes de recherche qui se croisent régulièrement. Voyons d’abord la première. Cette recherche est attachée au mouvement, ce terme désignant soit le flottement des objets mobiles dans l’espace (Soto, Calderà) soit leur motricité activée par moteur (Rotoreliefs de Duchamp, murs animés de Tinguely).

C’est à partir du moment où la forme et la couleur ne disposent plus d’une autonomie dépassée depuis les travaux de Cézanne et des cubistes, que la question du mouvement s’ouvre généralement à l’art. Non pas dans le domaine de l’image animée, appelée cinéma. Le mouvement naît en art du dépassement des concepts plastiques anciens. La ligne qui dessine les formes apparaît désormais comme une notion idéologique, une fiction engendrée par le choc de deux espaces colorés, un effet optique essentiellement instable. Elle n’est, du point de vue de la perception, que le résultat produit par les longueurs d’onde contraires, d’un bleu récessif et d’un rouge progressif par exemple.

Admirateur attentif de Cézanne et de Mondrian, Jesus Soto part en exploration dans le domaine des effets physiques de la couleur. Incidence de la lumière, mouvement propre de l’oeuvre et déplacement du spectateur, tout concourt à animer un théâtre de molécules colorées dont Baudelaire avait pressenti la magie, à l’époque où Daguerre commençait à faire jouer la lumière dans ses scènes de Panoramas.

" Supposons un bel espace de nature où tout verdoie, rougeoie, poudroie et chatoie en pleine liberté, où toutes choses, diversement colorées suivant leur constitution moléculaire, changées, de seconde en seconde, par le déplacement de l’ombre et de la lumière, et agitées par le travail intérieur du calorique, se trouvent en perpétuelle vibration, laquelle fait trembler les lignes et complète la loi du mouvement éternel et universel. (...) Les ombres se déplacent lentement, et font fuir devant elles ou éteignent les tons à mesure que la lumière, déplacée elle-même, en veut faire résonner de nouveaux. Ceux-ci se renvoient leurs reflets, et, modifiant leurs qualités en les glaçant de qualités transparentes et empruntées, multiplient à l’infini leurs mariages mélodieux et les rendent plus faciles, (...) Cette grande symphonie du jour, qui est l’éternelle variation de la symphonie d’hier, cette succession de mélodies, où la variété sort toujours de l’infini, cet hymne compliqué s’appelle la couleur. " Salon de 1846.

On retrouve alors des recherches qui tendent également à approfondir la nature optique de l’oeuvre d’art visuelle chez de nombreux artistes comme par exemple Carlos Cruz-Diez et ses Physiochromies. Celles-ci sont de véritables analyses des modulations de la surface par la lumière, des protocoles expérimentaux dans l’ordre de la couleur.

On voit bien à travers ces différents travaux comment s’établit la continuité d’une perspective inaugurée à l’aube de l’impressionnisme, à laquelle Soto tiendra toujours à rattacher son travail :

" Et pourtant je suis resté très lié à la peinture impressionniste et, de façon surprenante, il me semble que mon oeuvre la plus récente, les Courbes immatérielles ou les Pénétrables, ont d’une certaine manière, quelque chose à voir avec la peinture impressionniste dans sa recherche de vibration pure. "

Dans son dialogue du Timée, Platon avait lancé cette idée : " Le blanc décompose le visage tandis que le noir au contraire le rassemble. " Dès l’aube de la philosophie, le jeu des couleurs est ainsi appelé à exprimer le rapport entre la sensation, qui vient de l’extérieur, et l’intériorité que symbolise ici le visage, lui-même conçu comme une métaphore de l’oeil intelligent. L’opposition que Platon esquisse entre une blancheur, dont l’éclat diffracte et décompose, et le recueillement produit par le noir, qui rassemble ce que la lumière disperse, ajoute au processus chromatique une dimension symbolique et spatiale qui charge les recherches chromatiques d’un contenu sémantique trop souvent négligé.

Si, par nature de son support, la peinture s’exprime dans la bidimensionnalité, le jeu des couleurs instaure donc par lui-même une troisième dimension, à travers laquelle s’ouvre, derrière le plan, une profondeur perceptive aux multiples implications métaphysiques, ainsi que le montre l’évolution de la question chez des artistes engagés dans cette voie, de Mondrian à Rothko et de Soto à James Turrell.

L’autre versant de cette problématique s’ancre dans le mouvement même imprimé à l’oeuvre. C’est moins l’illusionnisme de la Demi-sphère rotative (1924) de Duchamp, devenue peu après Anemic Cinema, qui joue le rôle essentiel, que le théâtre d’ombres issu du Lichtraummodulator (1930) de Moholy Nagy. Ainsi, lorsque Soto fait prendre devant ses combinaisons de lignes et de couleurs des vergettes qui flottent au rythme des déplacements d’air, c’est non seulement une structure apparemment fixe qui bascule dans une mobilité sans fin, mais aussi l’ombre qui gagne une autonomie nouvelle, modifiant les couleurs et les formes. Sur fond blanc, noir ou rose, une scénographie de lumières, une théorie des corpuscules s’anime, détruisant et produisant à l’infini des impressions sensibles.

Denise René a réuni dans sa Galerie les trois pôles latino-américains liés à la géométrie. Au Brésil, Cicero Dias s’échappe le premier de l’expressionnisme pour confier sa sensibilité à une peinture aux formes et aux couleurs très épurées, puriste pourrait-on dire en référence à la palette d’Ozenfant. Plus près de nous, Augusto Piza et Sergio Camargo optent au contraire résolument pour le volume. Parler de ces deux artistes ensemble, c’est souligner combien le rapport du volume à la surface du mur ou du tableau reste chez eux une préoccupation constante. Piza semble arracher au cuivre, d’un burin décisif, l’ébauche d’un volume, un bas-relief presque. Dans la ligne de Fontana, il tranche parfois dans le papier un espace abyssal. Sergio Camargo aboutit souvent aux mêmes effets, lorsqu’il abandonne les structures épurées de ses marbres. Il y parvient toutefois par un cheminement contraire. C’est comme si, parti du volume autonome, il rejoignait le plan, à force d’y accumuler une poussière de volumes minuscules qui en animent la surface. En cela, et on voit bien les limites de toute tentative de regroupement sur une base " nationale ", les Brésiliens Camargo et Piza se retrouvent très proches de l’Argentin Luis Tomasello, installé quant à lui à Paris depuis 1957.

Venezuela, Colombie, avec la tradition qui va de Negret à Eduardo Ramirez Villamizar, Argentine, Brésil, il semble bien que chaque pays a produit des groupes fluctuants, informels, ayant une autonomie esthétique réciproque assez grande. Même si souvent ils se retrouvaient à Paris.

Dès les dernières années de la guerre, autour de Fontana et du groupe Arte Concreto Invencion, s’écrit le Manifeste spatialiste et se constitue le groupe Madi. C’est la frontière entre le tableau orthogonal et les formes libres de la sculpture qui intéresse surtout Carmelo Arden Quin qui, avec Gyula Kosice et Rhod Rothfus, fondent le groupe Madi. Buenos Aires est, en cette fin des années 40, un centre puissant de création d’où émergent entre autres Tomas Maldonado, Gregorio Vardanega et Martha Boto, lesquels émigrent bientôt vers Paris, tandis qu’Alfredo Hlito, Enio Iommi restent à Buenos Aires. Plus tard viendront Cesar Paternosto et Maria Simon.

Aux côtés de Vardanega et Boto, le lumino-cinétisme d’origine argentine atteint, dans les années 60, avec Julio Le Parc et Hugo Dermaco, le sommet de son inventivité. Ils démultiplient le jeu des ombres et des lumières essentiellement dans le registre ombreux du noir et blanc.

De fait, après une période consacrée à des travaux sur les séquences, de valeur ou chromatiques, Le Parc explore de façon merveilleusement poétique les modulations de l’espace sous l’effet de mouvements de projections lumineuses. Mettant à profit, dans des combinaisons multiples, des plans statiques ou mobiles, il parvient à dépasser le caractère expérimental du Modulateur de Moholy Nagy.

Hugo Demarco commence par des formes objectales jouant dans la lumière, qu’il réalisera également comme multiples, conformément à l’esprit " social " qui régnait fortement à l’époque. Son oeuvre prend cependant alors le tournant de la couleur et de la lumière qui seront ses matériaux dans la suite de son travail. L’Espagnol Francisco Sobrino, qui s’intégrera dans les années soixante au Groupe de Recherche d’Art Visuel (GRAV) participera à son tour à ce travail qui prendra parfois une allure collective, tentera de descendre dans la rue et d’investir les espaces industriels ou publics, comme feront aussi Cruz-Diez et Soto.

Cette histoire qui tresse ensemble des destins et des continents pourraient bien entendu être écrite encore de multiples manières complémentaires. Il aurait fallu y trouver une place personnelle pour tous ceux qui ont apporté leur contribution à cette aventure, Garcia-Rossi, Palatnik, Luque, Andrade, Asis, Pérez-Flores et Debourg. J’aurais pu suivre aussi la trace de Soto du côté du Groupe Zéro (Zéro, Edition, Exposition, Démonstration, Düsseldorf 1961), avec lequel il partagea aussi bien l’esprit de la couleur, poussé à ses extrêmes par les Monochromes d’Yves Klein, que celui des constructions mécaniques où excelle son ami Tinguely. On pourrait relire les tableaux appelés Vibrations au début des années 60, comme une réponse à l’énergétique débridée d’un Pollock et aux extrêmes gestuels de l’action painting new yorkaise. On pourrait parler du Musée d’art géométrique, créé par Soto à partir de sa collection personnelle dans sa ville natale de Ciudad Bolivar comme on place un point rouge dans le paysage végétal équatorial. Il y aurait aussi des histoires qui parleraient de musique et de peinture, faisant vibrer les lignes des tableaux comme des cordes de guitare. Il y aurait encore cent façons de raconter l’incroyable aventure dont le pôle d’attraction fut sans nul doute la Galerie Denise René entre 1944 et 1999. Il y aura...

Jacques Leenhardt




© Galerie Denise René
Références du catalogue : Art construit, art cinétique d’Amérique latine, Paris, mars-mai 1999. pp. 3-5.
   



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