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PIONNIERS ET PRECURSEURS > TEXTES ET ESSAIS > DE L’ART CINÉTIQUE À L’ART VIRTUEL
   



De l’art cinétique à l’art virtuel

par Frank Popper


Conférence donnée le 6 août 2009, dans le cadre de l'exposition de la collection d'œuvres optiques et lumino-cinétiques de l'auteur au Centre d'art contemporain Frank Popper de Marcigny (Saône et Loire), exposition qui s'est tenue de juin à décembre 2009 et qui incluait également des œuvres numériques.

Pour vous faire part de mon travail d’historien et de critique d’art, qui va de l’art optique et lumino-cinétique à l’art virtuel, j’ai choisi de m’appuyer sur six grandes expositions que j’ai eu l’occasion de concevoir et d’organiser dans divers lieux muséaux. Ces expositions ont été précédées ou suivies par plusieurs ouvrages dont le premier, "Naissance de l’art cinétique", a paru en 1967 et le dernier, "De l’Art technologique à l’art virtuel", en 2007.

Avant de vous parler de ces quelques expositions et ouvrages conçus autour d’un thème général, celui des relations entre art, science et technologie, j’aimerais vous dire que je n’ignore pas pour autant la peinture traditionnelle, ancienne, moderne, contemporaine, abstraite ou figurative. J’ai eu, en effet, le privilège de voir et d’admirer beaucoup de très belles peintures dans ma vie, déjà très tôt à Vienne et plus tard à Rome. Ensuite, à Paris j’ai suivi une formation d’historien de l’art contemporain. J’ai eu maintes fois l’occasion dans mes cours, dans mes conférences ou dans certains de mes articles, de revenir sur des œuvres de la Renaissance italienne, et même bien avant, c’est-à-dire sur des artistes “primitifs” allemands et hollandais. Je me suis peut-être davantage intéressé au Symbolisme, à l’Expressionnisme, au Fauvisme, au Cubisme et au Futurisme.

Dans toutes ces différentes formes d’expression picturale, quatre éléments dominent toujours : ce sont la forme, la couleur, la lumière et le mouvement, exactement les mêmes que dans l’art optique et lumino-cinétique. Pour moi, il n’y a donc pas de véritable rupture dans le maniement de ces éléments plastiques et lors du passage d’une forme d’art à une autre. Il n’y en a pas plus chez les impressionnistes que chez les artistes d’aujourd’hui y compris chez les cinétistes. Pour chaque nouvelle génération d’artistes, il s’agit le plus souvent d’un désir de s’inscrire dans ce que faisaient leurs pairs - mais librement, avec des moyens de leur temps, et avec d’autres enjeux.

I) L’ART CINÉTIQUE

Ma propre évolution par rapport à mes études académiques sur l’art, survient au milieu des années 1950, lors d’une rencontre avec Frank Malina (dont une œuvre est présentée ici), qui était à la fois un peintre, au sens traditionnel du terme, mais aussi un ingénieur aéronautique américain ; Malina m’a demandé de rédiger un article le concernant, qui devait donc relier des éléments plastiques et scientifiques. C’est à partir de là que j’ai pris conscience du fait qu’en dehors des éléments strictement plastiques, il existait des phénomènes techno-scientifiques qui pouvaient enrichir la création artistique. J’ai alors rédigé pour le Courrier de l’UNESCO un premier article sur “Le mouvement et la lumière dans l’art” (1963) qui venait de mes travaux universitaires en cours sur “L’image du mouvement dans les arts plastiques depuis 1860”.

Tout au long de cette recherche, j’avais essayé de retracer l’utilisation du mouvement potentiel comme élément plastique par des générations d’artistes, depuis 1860 environ, jusqu’à la naissance de l’art cinétique, autour de1920, c’est-à-dire au moment où des artistes comme Tatlin, Gabo, Rodchenko, Duchamp et Man Ray, ont employé le mouvement réel comme principe de création. Ceci fut d’abord rendu possible par l’emploi de procédés optiques qui permettaient au spectateur de ressentir ce mouvement potentiel, puis par l’introduction d’un mouvement effectif ou “réel” dans l’œuvre. C’est à partir de là que j'ai pu vraiment évoquer un art cinétique.

Après mon premier article pour le Courrier de l’UNESCO, j’ai consacré un essai à un autre aspect de l’art cinétique représenté par Julio Le Parc, (dont une œuvre est ici exposée), et les autres membres du Groupe de Recherche d’Art Visuel auquel il appartenait et dont la préoccupation principale était déjà la participation physique du spectateur, ce qui deviendra l’une des composantes essentielles de l’art cinétique.

J’avais rencontré le Groupe de Recherche d’Art Visuel, constitué de plasticiens français et sud-américains, chez Denise René, une galerie qu’ils fréquentaient régulièrement. Ils venaient tous d’une formation plus ou moins constructiviste et admiraient Vasarely qui était l’artiste privilégié de la Galerie. Toutefois, ils étaient bien décidés à se démarquer, voire à se “libérer” de ce dernier, notamment en sortant de l’idée même du tableau au profit de propositions itinérantes installées au cœur de la ville, dans des rues passantes, sous forme de parcours accidentés ou de labyrinthes qui impliquaient la participation physique et mouvementée du public et non plus sa seule participation visuelle devant le tableau, fût-il à effets optiques.

A la fin de ma thèse de doctorat, en 1965, j’étais donc de plus en plus intéressé par les rapports entre individus et groupe en ce qui concerne leurs visées esthétiques, et principalement par la participation active du spectateur en lieu et place de “participation contemplative”.


Première exposition : "Kunst Licht Kunst"

En 1966, j’ai été chargé d’organiser une première exposition internationale intitulée "Kunst Licht Kunst", (l’art de la lumière artificielle), au Musée d'Eindhoven en Hollande, avec des artistes comme Schöffer, Malina et Agam (ce dernier présent ici dans l’exposition). Les œuvres de ces trois artistes pouvaient encore passer pour relativement “classiques” mais dans le même temps j’ai fait également appel à des groupes d’artistes dont, en premier lieu, le Groupe de Recherche d’Art Visuel que j’ai déjà évoqué.

Pour concevoir l’exposition d'Eindhoven, je m’étais appuyé sur mes recherches universitaires déjà très avancées mais j’avais aussi écrit à une centaine d’artistes à travers le monde pour recueillir des informations récentes sur leurs travaux. Au moment de l’installation de l’exposition, la rencontre de nombreux artistes venus de partout, et que je ne connaissais pas avant, a grandement enrichi ma compréhension du phénomène lumino-cinétique, à travers leurs œuvres et ce qu’ils en disaient. Le gros travail que j’ai dû faire pour établir le catalogue concernant une cinquantaine d’artistes, m’a servi à préciser ma pensée. Parmi l’ensemble, cinq ou six artistes m’ont particulièrement aidé à y voir plus clair grâce à leur personnalité et à leur œuvre. Je citerai un artiste important, américain d’origine danoise, Thomas Wilfred, qui a fait le voyage des Etats-Unis jusqu’à Eindhoven un an seulement avant sa mort. J’ai rencontré également un autre artiste important, Otto Piene, un membre du Groupe allemand Zero pour lequel la lumière était utilisable grâce à ses qualités énergétiques, expansives et immatérielles.

Piene ne se limitait pas à la mise en valeur de ce qu’il appelle “l’élément lumière” ; il a aussi créé des œuvres à l’aide d’air et de feu incorporées à des environnements sous forme de structures gonflables monumentales. Mes relations amicales et professionnelles avec Otto Piene se sont poursuivies longtemps après cette rencontre autour de notre intérêt commun pour les propositions multi-sensorielles et multiartistiques et, plus tard encore, autour des nouvelles technologies lorsqu’il est devenu le directeur du CAVS/Center for Advanced Visual Studies (Centre pour les études avancées en art visuel) de l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT), à Cambridge aux Etats-Unis.


Deuxième exposition : "Lumière et Mouvement - l’Art cinétique à Paris"

En 1967, la Conservatrice du Musée d’art moderne de la ville de Paris, qui avait entendu parler de mes travaux sur le mouvement dans l’art me charge d’organiser une exposition à partir de Vasarely qui était déjà très connu à l’époque mais que l’on a très vite décidé d’entourer d’autres artistes non seulement optiques mais lumino-cinétiques. Ma première préoccupation en organisant cette exposition, que j’intitulai "Lumière et Mouvement", était de créer un contexte global ou un environnement qui suivrait, comme toute forme de discours écrit ou oral, un plan avec une introduction (en l’occurrence historique) et différentes parties. C’est ainsi, en effet, qu’une grande exposition me paraît devoir être pensée et structurée.

La première salle introductive présentait des œuvres de précurseurs de l’art du mouvement (Baranoff-Rossiné, Man Ray, Raoul Hausmann) ; elle était destinée à faciliter l’entrée du public dans une nouvelle logique de création ; après quoi le spectateur pouvait pénétrer dans une salle de peintures cinétiques qui restaient proches de l’idée de tableau dans la mesure où elles en conservaient le cadre ou les dimensions et pouvaient encore, pour certaines, être accrochées au mur (comme celles de Cruz-Diez, de Malina et de Calos - ces trois artistes représentés ici dans l’exposition). Ensuite, le public pouvait se diriger vers une salle réservée aux œuvres luminocinétiques tridimensionnelles (comme celles de Demarco et de Garcia-Rossi -également représentés ici) ou vers une autre salle entièrement consacrée aux œuvres luminodynamiques de Nicolas Schöffer. Enfin, après être passé par une salle dédiée aux reliefs lumino-optiques de Vasarely, le spectateur en arrivait aux œuvres individuelles du Groupe de Recherches d’Art Visuel, les plus inattendues et les plus mouvementées, pour finir par une œuvre collective du Groupe, intitulée Parcours à volume variable, qui demandait de la part du visiteur-participant une sorte d’intelligence, voire une sorte de “créativité musculaire” qui lui permette d’effectuer ce parcours en pliant et dépliant son corps selon les situations plus ou moins surprenantes imaginées par le Groupe de Recherche d’Art Visuel.

Afin de vous rassurer, si besoin était, j’ajouterai que l’on n’était pas obligé d’emprunter ce ”parcours créatif” et que l’on pouvait contourner cette œuvre collective et pour le moins sportive, en se dirigeant droit vers la sortie.

Les premières réactions du public à ces propositions totalement inédites dans un lieu muséal pouvaient faire penser à celles des visiteurs d’une fête. On me l’a d’ailleurs beaucoup reproché, au prétexte que l’art est une chose sérieuse mais, selon moi, la fête ne l’est pas moins. De toute façon, après le premier effet de surprise et d’amusement, on a pu voir les visiteurs se familiariser avec une œuvre plutôt qu’une autre, chercher à les examiner sous différents angles, essayer de comprendre d’où venait leur mouvement et surtout se décider à entrer dans le jeu de participation requis non seulement par le Groupe de Recherche d’Art Visuel mais par certains artistes comme Nicolas Schöffer et son grand Prisme kaléidoscopique dans lequel le spectateur pouvait s’immerger et se voir démultiplié dans les miroirs réfléchissants. Dans la même exposition (Lumière et Mouvement), l’œuvre d’Agam, intitulée Que la lumière soit, permettait au spectateur de déclencher un flot de lumière, plus ou moins intense, soit en utilisant sa voix criée, parlée ou chantée, soit en faisant claquer ses mains plus ou moins fort.

Ce qui m’a personnellement le plus satisfait et enrichi avec cette nouvelle forme d’exposition, c’est de découvrir les qualités transcendantes des œuvres luminocinétiques réunies dans un vaste espace ainsi que le comportement libre et joyeux du public. A l’époque, bon nombre d’amateurs d’art, ou qui se prenaient pour tels, et même certains collègues critiques d’art affichaient un grand mépris pour ces œuvres qu’ils considéraient comme des jouets d’enfants, ce qui, encore aujourd’hui, m’apparaît comme une qualité et ce que ni Picasso ni Calder n’auraient démenti, me semble-t-il.

Avec l’exposition "Lumière et Mouvement", je crois avoir démontré qu’il existait une nouvelle distribution entre les statuts de l’artiste, de l’œuvre et du spectateur qui étaient en train de devenir interactifs. Je ne saurais dire si tous les visiteurs l’ont compris mais néanmoins je pense que tous l’ont ressenti sauf, bien entendu, les récalcitrants à toute forme d’art non traditionnel. Tout le monde pouvait s’apercevoir dès l’entrée qu’il n’était pas question d’aller de tableau en tableau dans le respect et l’admiration dus à un chef-d’œuvre ou à un objet sacré. Les photos du public, prises sur le vif dans l’exposition, montrent bien que le comportement expressif et “mouvementé” des uns et des autres diffère radicalement de celui des visiteurs d’une exposition traditionnelle.

A ce point, vous risquez de vous demander ce qu’il y avait de commun entre les artistes lumino-cinétiques, encore relativement proches de l’œuvre picturale ou sculpturale et, d’autre part, ceux qui n’exposaient quasiment plus d’œuvre ou seulement une petite ampoule à actionner ? Eh bien !, je pourrais vous dire que le point commun entre tous les représentants de l’art lumino-cinétique se situait dans le fait de ne plus représenter ni objets ni sujets mais de présenter dans l’œuvre, voire à la place de l’œuvre, du réel ou des manifestations du réel, en l’occurrence la lumière (naturelle ou artificielle), le mouvement physique (naturel ou mécanique) jusqu’au mouvement corporel du spectateur.

Comme je vous l’ai dit d’entrée, j’ai traité de l’ensemble des caractéristiques de ce courant artistique dans un ouvrage intitulé Naissance de l’art cinétique, publié en 1967 en même temps que l’exposition Lumière et Mouvement.


2) L’ART PARTICIPATOIRE

Dans les années qui suivirent, j’ai écrit de nombreux articles, donné des conférences et dispensé mes cours à l’université de Paris-8-Vincennes où j’ai eu l’occasion d’échanger des idées avec les étudiants et les collègues enseignants-artistes. Cependant, le plus important pour moi restait et reste encore la conception et l’organisation d’une exposition où l’on est confronté directement aux artistes, où l’on peut manipuler physiquement des œuvres qui vous deviennent ainsi très proches et qui vous tiennent encore une autre forme de discours, sans parler des réactions du public. Ainsi, déjà ma première exposition Kunst Licht Kunst, puis Lumière et Mouvement, dont je viens de vous parler, m’ont conforté dans l’idée que la participation active du public était, de fait, incluse dans le lumino-cinétisme. Toutefois, c’est l’organisation d’une troisième exposition qui m’en a définitivement convaincu.


Troisième exposition : "Cinétisme, Spectacle, Environnement"

En mai 1968, en pleine contestation étudiante, j’ai présenté cette troisième exposition intitulée "Cinétisme, Spectacle, Environnement", à la Maison de la Culture de Grenoble conçue par l’architecte André Wogenscky ; la principale originalité de cet édifice était de comporter une salle de théâtre munie d’un plateau tournant. Comme participants à cette nouvelle exposition, j’avais fait appel à des artistes déjà présents dans « Lumière et Mouvement », qui était composée d’artistes vivant en France ; mais, à Grenoble, étaient venus s’ajouter des artistes allemands et italiens. Pour des raisons pratiques, j’avais confié la moitié du plateau mobile au Groupe de Recherche d’Art Visuel et l’autre moitié aux groupes de Milan et de Padoue. Tous ces jeunes artistes étaient des cinétistes mais ils allaient plus loin dans le sens de la participation corporelle et sensorielle du spectateur. Tout le monde s’est aperçu, et moi le premier, que la prestation de ces trois groupes provoquait un maximum de réactions dynamiques de la part des spectateurs qui se pressaient sur le plateau mobile pour côtoyer les artistes et emprunter leurs dispositifs.

Le Groupe de Recherche d’Art Visuel avait prévu un parcours en mouvement continu et les Italiens un parcours à passages programmés. La proposition du Groupe de Recherche incluait un point de départ visuel d’investigation, une volonté de contrôler les propositions plastiques y compris les phénomènes dits aléatoires (contingences extérieures, etc.) ainsi qu’une mise en valeur des phénomènes “naturels” dont, en premier lieu, le mouvement et la lumière. Sur le plan technique, le Groupe de Recherche avait exposé des œuvres déjà existantes et des œuvres créées pour l’occasion, parmi lesquelles des barres de bois mobiles suspendues selon des inclinaisons différentes, des tiges de métal à inclinaison asymétrique que le spectateur devait déplacer s’il voulait poursuivre le parcours.

Si le groupe de Milan avait également souhaité faire porter l’accent sur l’activité du spectateur, il se servait principalement de propositions optiques, stroboscopiques, magnétiques et mobiles tandis que le groupe de Padoue recherchait la participation active du spectateur à l’aide principalement de la lumière et de la couleur.

Au moment de l’exposition de Grenoble, j’ai été impressionné et influencé par un artiste milanais indépendant qui s’était joint au groupe pour l’occasion. Il s’agit d'Enzo Mari, célèbre designer italien, également artiste, pour qui répondre aux nouvelles conditions esthétiques en architecture, dans le dessin industriel et même dans les arts plastiques, demandait à ce que l’artiste-médiateur emploie des méthodes de programmation avec des éléments préfabriqués “modulaires”, qui permettent au spectateur de progresser phase par phase dans l’environnement.


Quatrième exposition : "L’Atelier du spectateur"

Après l’exposition de Grenoble, j’ai été nommé, en 1968, enseignant à la nouvelle université de Paris 8-Vincennes où j’ai fondé, avec le Professeur Jean Laude, le premier département universitaire d’arts plastiques en France. L’année suivante, en 1969, j’y ai formé une petite cellule de réflexion avec des collègues artistes comme Jean-Claude Moineau, Pierre Baqué, Asdrubal Colmenarez et d’autres. Notre réflexion était à la fois critique et positive. Y étaient mises en cause les notions d’œuvre et d’artiste ainsi que les critères de sélection. Un groupe anonyme et ouvert s’est ensuite constitué autour d’un thème principal : la créativité du spectateur. Le public devait disposer de matériaux qui solliciteraient son activité dans les domaines sensoriel et intellectuel. L’artiste devait se borner à un rôle d’intermédiaire. Il était cependant anonymement présent dans la salle pour favoriser l’activité du public. La salle, ouverte sur l’extérieur, était prévue pour subir des mutations constantes au fur et à mesure que le spectateur réalisait des propositions fréquemment modifiées par les autres visiteurs. La mobilité de cet espace était ainsi liée au principe de l’action libre. On nous attribua la salle centrale du Musée Galliera. Le jour du vernissage, nous avons dû faire face à un raz-de-marée humain qui était bien décidée à “participer” au-delà de nos espérances. Toutefois, je tiens à dire que toute agressivité était absente de la manifestation et les quelques dégradations matérielles qui ont suivi ne relevaient pas d’une volonté de “casser” de l’art mais plutôt de s’essayer joyeusement au jeu de la création. Nous avions intitulé cette exposition vraiment nouvelle “L’Atelier du spectateur”.

La Conservatrice du Musée Galliera cria au scandale et porta plainte le lendemain à cause de son parquet taché de peinture. De son côté, le critique d’art Michel Ragon, qui ne s’attendait pas à ce genre de manifestation, écrivit tout le mal de ce qu’il appelait mon “action démagogique” ; de même, un autre collègue critique d’art, Jean-Raoul Moulin, m’accusa de défaire le travail de culture pour lequel j’avais été engagé à l’Université et au Musée.

Faut-il préciser que je ne voulais nullement en “finir avec la culture” comme certains révolutionnaires. Mais, à cette époque, les accusations de démagogie s‘adressaient pour un oui et pour un non à tous ceux qui essayaient de faire preuve d’un état d’esprit un peu optimiste. Heureusement, j’ai reçu de nombreux témoignages de compréhension et certaines personnes m’ont prodigué des encouragements, par exemple le grand critique d’art Michel Seuphor, Jacques Lassaigne (Conservateur en chef du Musée d’Art Moderne) et Pierre Gaudibert (Conservateur d‘une section d’avant-garde de ce même Musée), tous des gens au-dessus de tout soupçon !

"L’Atelier du spectateur" au Musée Galliera m’a décidé à écrire un nouvel ouvrage intitulé Art, Action et Participation, qui développait mon idée d’un art démocratique à venir sinon déjà existant. Cet ouvrage a été publiée en 1980 par Klincksieck. Ce même éditeur en a republié une nouvelle édition en 2007.


3) L’ART TECHNOLOGIQUE

Maintenant, vous vous demandez peut-être comment et pourquoi je me suis après le cinétisme consacré à l’art technologique ?

Entre 1980 et 1981, l’Electricité de France avait demandé au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris qui abrite la grande composition picturale de Raoul Dufy, intitulée La Fée Electricité (de 1937), s’il serait possible d’imaginer, à partir de ce tableau, une exposition destinée à commémorer le centenaire de la Société française des électriciens et des électroniciens. Or, la Conservatrice du musée, avec qui j’avais déjà travaillé en 1967 pour "Lumière et Mouvement", m‘incitait depuis un certain temps à concevoir une exposition de la même ampleur sur le thème de "Art et Science". La proposition de l’Electricité de France, accompagnée d’importantes subventions, a permis au Musée de réunir les deux projets en un seul.


Cinquième exposition : "Electra"

Ainsi, ma cinquième grande exposition, intitulée "Electra", a été conçue autour de deux grands axes : le premier, intitulé “Electra-Mémoire”, était un parcours historique qui comportait des œuvres et des documents provenant des avant-gardes qui vont de 1910 à 1945 jusqu’à leurs suites technologiques dans les années 1960, ce qui nous faisait aller des Compénétrations iridescentes de Giacomo Balla aux œuvres luminocinétiques japonaises de Katsuhiro Yamagushi, en passant par les Boites de Marcel Duchamp ou encore par la Chaise électrique d’Andy Warhol. “Electra-Mémoire” réunissait également des œuvres, déjà présentées lors de "Lumière et Mouvement" comme le Prisme de Nicolas Schöffer, les Alternances instantanées de Martha Boto et Brain Waves (que je traduirai par “pensées originales”) de Frank Malina.

Le deuxième axe de l’exposition, intitulé “Actuel Electra”, réunissait des œuvres toutes récentes, électroniques, informatiques, numériques.

Avec mes précédentes expositions, j’avais plus ou moins déjà démontré qu’il fallait désormais compter sur un nouveau rôle de l’artiste et une participation accrue du spectateur. Avec "Electra", en dehors de répondre à la demande du mécène (l’E.D.F.) en mettant en valeur des œuvres fonctionnant à l’électricité, je comptais soulever surtout de nouvelles questions d’ordre esthétique, socio-esthétique ou plastique concernant l’articulation entre art, science et technologie.

Je voulais également vérifier de visu où en étaient les jeunes artistes par rapport à leurs aînés et surtout par rapport aux années 1980 au cours desquelles de formidables avancées technologiques ne cessaient de se produire. Avec "Electra", je me suis effectivement rendu compte que nous étions parvenus à une situation où l’artiste ne pouvait plus éviter de commenter, rejeter, assumer, critiquer ou, au contraire, célébrer l’apport technologique avec ce que cela impliquait d’enjeux esthétiques, sociologiques, voire politiques.

J’avais, au moment de la préparation d’"Electra", fait envoyer à tous les artistes pressentis un questionnaire leur demandant : 1°) dans quelles circonstances avez-vous introduit l’électricité ou l’électronique dans votre démarche ? 2°) Pouvez-vous décrire et commenter le rôle technique et esthétique que l’électricité ou l’électronique joue dans l’œuvre que vous avez l’intention de réaliser pour Electra ? 3°) Quelles sont, selon vous, les implications du mariage entre l’art et la technologie ?

Leurs réponses et, bien entendu, leurs œuvres, m’ont conduit à poursuivre ma propre réflexion sur le sujet, dans un nouvel ouvrage, publié en 1993 chez Hazan, "L’Art à l’âge électronique". En fait, ce livre m’a demandé presque dix ans de travail car je menais en même temps mon enseignement à l’université, ce qui, d’ailleurs, est le cas, ou devrait l’être, de tout “enseignant chercheur”.

J’en arrive maintenant, et pour finir, à


4 - L’ART VIRTUEL

Comme pour les précédentes phases de ma démarche, c’est encore une fois l’organisation d’une exposition, suivie d’un ouvrage de synthèse, qui m’a conduit à élargir ma réflexion jusqu'à la notion d’art virtuel. En effet, après la sortie du livre que je viens de citer ("L’Art à l’âge Electronique"), l’Attaché culturel de la Municipalité de Boulogne-Billancourt m’a proposé d’organiser une autre exposition d’œuvres technologiques qui inaugurerait leur nouvel espace de monstration, l’Espace Landowski, en décembre 1998.


6e exposition : "Art virtuel : créations interactives et multisensorielles"

En acceptant la proposition du Centre culturel de Boulogne, en 1998, j’ai pensé, dans un premier temps, à des artistes dont les travaux figuraient déjà lors de ma précédente exposition "Electra", puis à d’autres inclus dans "L’Art à l’âge électronique" mais, depuis 1993, j’avais de nouveau rencontré de plus jeunes artistes comme Miguel Chevalier, Grégory Chatonsky, Jean-Pierre Giovanelli, Sophie Lavaud et MarieHélène Tramus qui travaillaient avec le numérique. Vous pourrez voir ici plusieurs CDRom de ces artistes qui avaient été conviés à participer à l’exposition de Boulogne, une exposition que nous avons intitulée “Art virtuel - Créations interactives et multisensorielles”.

A propos du terme même d’“art virtuel”, sans doute faut-il que je m’explique. Quand je parle d’art lumino-cinétique, il est facile de comprendre qu’il s’agit d’œuvres intégrant le mouvement réel avec des moyens naturels (comme l’air et le vent pour les Mobiles de Calder), ou avec des moyens mécaniques (comme pour les machines de Tinguely) ou électriques (comme pour les tableaux de Malina). Si je parle d’art technologique, il est toujours assez facile de comprendre qu’il s’agit d’œuvres réalisées avec des techniques contemporaines (vidéo, photocopie, hologramme, laser, ordinateur, etc.). En revanche, lorsque j’arrive à l’art virtuel, on peut se demander de quoi il s’agit, le terme ayant plusieurs significations. Avant de vous en proposer une définition possible, je vais tenter de vous décrire deux ou trois œuvres d’art dit virtuel qui figuraient dans l’exposition de Boulogne-Billancourt. Néanmoins, je suis conscient qu’il s’agit d’un exercice périlleux étant donnée la technicité du sujet.

Parmi les artistes du virtuel je citerai donc Grégory Chatonsky, un jeune vidéaste qui produit également des œuvres sur ordinateur, des sites internet et des CD-Rom. Il a créé une œuvre interactive, intitulée Incident of the last century, (que je traduirai librement par « un événement survenu à la croisée du XIXe et du XXe siècles »). La narration confronte deux temps, celui de la rencontre d’un homme et d’une femme, à celui de la rencontre des deux siècles. Dans cette œuvre, le visiteur est immergé dans une vidéo-projection sonore. Un trackball, c’est-à-dire une manette de commande utilisée pour les jeux vidéo, lui permet de naviguer à travers des fragments d’images, de textes et de sons qui apparaissent dans un ordre rendu aléatoire par la programmation. Ce sont en quelque sorte des collages éphémères qui juxtaposent des images pixellisées à des photographies documentaires de format panoramique. L’œuvre de Chatonsky se veut l’anatomie d’une époque et d’une histoire des manifestations de la conscience humaine au temps passé et présent. Féru des théories optiques mais ennemi du formalisme, persuadé que le multimédia permet de générer de nouvelles formes d’écriture, l’artiste utilise les outils de sa génération pour revenir sur la genèse d’un monde qui a enfanté le cyberespace.

C’est précisément sur la notion et la pratique du cyberespace que se fonde l’art virtuel. Le terme de cyberespace a été forgé, en 1983, par l’écrivain William Gibson dans son roman Neuromancien. Il désigne des espaces virtuels et plus particulièrement l’espace des réseaux. Ainsi le cyberespace se retrouve dans les nouvelles technologies (l’ordinateur et l’Internet) et non pas dans la réalité physique. Néanmoins, de nombreux artistes créent des environnements qui jouent à la fois sur la virtualité du cyberespace et sur la réalité de l’espace physique. C’est, entre autres, le cas de Jean-Pierre Giovanelli qui était également présent dans l’exposition de Boulogne et dont vous pourrez voir ici un CDRom.

Jean-Pierre Giovanelli, après s’être intéressé à l’architecture et à la peinture et après avoir collaboré à différents groupements artistiques comme l’art corporel, le lettrisme et l’art sociologique, a réalisé des installations avec vidéo projection sur images de synthèse, comme celle intitulée Stable-mouvant. Dans cette installation, les sens visuel et auditif du spectateur sont sollicités. Un courant d’air fige dans l’espace un vol de papiers réels auxquels est juxtaposé un vol de papiers de soie, issus d’images de synthèse. Ces dernières sont projetées sur un écran et rejoignent le vol de papiers réels, l’ensemble formant alors un arc de cercle où l’œil du spectateur fait difficilement la distinction entre la réalité et la représentation. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas pour l’artiste de réaliser un tour d’illusionniste mais de montrer que le monde, grâce aux nouvelles technologies, s’ouvre à un nouvel espace-temps affectant notre perception et notre imaginaire.

Après ces deux exemples, je peux peut-être vous proposer une courte définition de l’art virtuel : L’art virtuel est un jeu formel, dialectique et paradoxal qui, loin d’opposer les mondes réel et virtuel, les unit en une symbiose parfaite. L’art virtuel est devenu l’un des aspects les plus pratiqués de l’art technologique. Compte tenu de sa position esthétique et philosophique entre le réel et le virtuel, il représente la quintessence de l’art technologique. Dès années durant, l’art informatique a été l’unique aspect de l’art virtuel et, de fait, il demeure la principale source de réalités virtuelles dans le champ cybernétique mais l’art virtuel proprement dit a désormais dépassé ce cadre. Grâce à ses techniques à mesure d’homme, à son usage de l’interactivité entre œuvre et spectateur et grâce à son caractère “multisensoriel”, l’art virtuel, dans la suite de l’art lumino-cinétique puis de l’art technologique, représente un nouveau départ. Je donne, évidemment, davantage d’explications et d’exemples sur ce sujet dans un ouvrage intitulé De l’art technologique à l’art virtuel, publié en 2007, en anglais dont il y aura une version française prochainement.

Tout au long de cette conférence, vous aurez sans doute remarqué que mon travail de théoricien, c’est-à-dire d’historien d’art et d’esthéticien, marche toujours de pair avec mon expérience pratique d’organisateur d’expositions, même si, pour finir, ce n’est pas moi qui ai organisé celle-ci mais Franz Späth et Georges Silva qui méritent mes remerciements et toutes mes félicitations.


Frank Popper - Paris, juin 2009.

   



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