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Fonder un monde commun sur une éthique de la liberté : la voie privilégiée de l'esthétique

Isabelle RIEUSSET-LEMARIÉ


Avant-propos

Comment réappréhender les enjeux, présents et à venir, de l'espace public, dès lors qu'on prend en compte l'horizon où il s'inscrit désormais, celui du "citoyen du monde" ?

Le mouvement "Esthétique de la communication", étroitement associé à l'organisation de ce colloque 1, a contribué à la dynamique de cet élargissement de trois façons : tout d'abord par la prise en compte de la dimension esthétique 2, excédant le domaine de l'art, en interaction avec le champ social, notamment par son incidence dans les nouvelles technologies de communication 3; ensuite par une démarche qui a appréhendé le caractère politique de l'articulation éthique/esthétique en termes d'espace et de territoires 4; enfin par l'ouverture à la nouvelle échelle planétaire de cet espace public à l'ère des nouvelles technologies et des réseaux 5.

Pour autant, bien avant que les réseaux internationaux de télécommunication ne rendent sensible cette ouverture des frontières, quelques précurseurs en avaient formulé l'exigence. L'un des premiers à avoir pointé l'incidence, essentielle, de cet élargissement qui nous conduit à réenvisager les enjeux politiques de l'espace public à l'échelle du citoyen du monde : c'est Kant. Et quel est le texte où Kant est allé le plus loin dans ce réexamen ? C'est sa troisième Critique consacrée au Jugement esthétique. Mais, plus encore, ce que nous montre Kant, c'est que l'esthétique est la voie privilégiée pour fonder un monde commun sur la liberté.

Un monde commun fondé sur la liberté, c'est déjà difficile à concevoir à une échelle régionale ou nationale. Comment dès lors appréhender cette exigence à une échelle mondiale ?

Notre hypothèse sera la suivante : l'horizon ouvert par Kant reste heuristique pour aborder les enjeux esthétiques et éthiques liés à l'émergence du "citoyen du monde" et à son inscription dans l'espace public, tant réel que virtuel.



1. L'horizon ouvert par Kant : fonder le "sensus communis" sur un plaisir libre.

1.1. Le jugement esthétique aux fondements du monde commun.

Selon l'intuition, pertinente, de Hannah Arendt, "les sujets abordés par la Critique de la faculté de juger" sont "tous d'une insigne portée politique 6".

L'élargissement du politique à l'international est indissociable, pour Kant, du rôle du jugement esthétique aux fondements du politique. Dans les deux cas, l'enjeu c'est la mentalité élargie :

"ce souci a prédominé dans les dernières années de sa vie, au moment où furent écrits presque tous ses essais rigoureusement politiques. Ils furent rédigés après 1790, lorsque parut la Critique de la faculté de juger, et, de façon plus significative encore, après 1789, année de la Révolution française : il était alors âgé de soixante-cinq ans. A dater de ce moment /.. le/ coeur de ses préoccupations devint plutôt ce que nous appellerions aujourd'hui le droit constitutionnel- le mode d'organisation et de constitution d'un corps politique, le concept de gouvernement "républicain", /.../, la question des relations internationales, etc.

La première indication de ce changement se trouve peut-être dans une note du & 65 de la Critique de la faculté de juger consacrée à la révolution américaine, à laquelle Kant s'était déjà beaucoup intéressé. Il écrit :

" /.../à l'occasion de la transformation récemment entreprise d'un grand peuple en un Etat, on s'est très souvent servi du terme organisation d'une manière très appropriée pour l'institution des magistratures, etc.., et même du corps entier de l'Etat. En effet, dans un tel tout, chaque membre ne doit pas seulement être moyen, mais aussi en même temps fin, et tandis qu'il contribue à la possibilité du tout, il doit à son tour, en ce qui concerne sa place et sa fonction, être déterminé par l'idée du tout 7".

Dans le beau, rien ne doit être réduit à n'être qu'un moyen au service d'une fin extérieure. C'est pourquoi Kant dit que le beau est "final en lui-même". Son essence est de ne rien réduire au statut instrumentaliste de moyen. Chez Kant, ce modèle du beau emprunté au vivant 8 transparaît en filigrane du modèle de la constitution du corps politique à échelle internationale : "dans un tel tout, chaque membre ne doit pas seulement être moyen, mais aussi en même temps fin". La conception kantienne d'un "Etat Cosmopolitique Universel 9" est celle de la synergie de singularités libres et autonomes qui seules peuvent former un tout libre : chacun est respecté comme une fin, mais chacun doit aussi respecter les autres comme des fins, et ne pas les instrumentaliser comme des moyens.

Repenser les fondements du politique à partir de la conception kantienne du jugement esthétique permet de fonder un modèle politique tant sur le respect de la liberté que sur la seconde maxime du "sensus communis", celle de la mentalité élargie : "penser en se mettant à la place de tout autre être humain 10". Cette posture, pour être mise en œuvre au sein du jugement esthétique dans l'isolement, ne s'en inscrit pas moins, note H. Arendt, dans un "espace public potentiel" :

"Le "mode de pensée élargie" joue un rôle capital dans la Critique de la faculté de juger. On y parvient en "comparant son jugement au jugement des autres, qui sont en fait" moins les jugements réels que les jugements possibles, et en se mettant à la place de tout autre". /.../Le penser critique n'est possible que là où les points de vue de tous les autres sont ouverts à l'examen. C'est pourquoi le penser critique, qui est pourtant une affaire solitaire, ne se coupe pas de "tous les autres". Il poursuit assurément son chemin dans l'isolement, mais, par la force de l'imagination, il rend les autres présents et se meut ainsi dans un espace public potentiel, ouvert à tous les points de vue : en d'autres termes, il adopte la position du citoyen du monde kantien. Penser avec une mentalité élargie veut dire qu'on exerce son imagination à aller en visite 11".

Potentiellement, l'espace public est en gestation dans l'espace délibératif du jugement esthétique. Cependant, "se mettre à la place de tout autre homme" ne signifie pas échanger son point de vue égocentré contre le point de vue égocentré d'un autre, mais s'affranchir des bornes de son point de vue 12. Un agrégat de préjugés échangés dans un espace public ne constitue pas un véritable espace public délibératif.

A ce stade de la démarche de Kant, on peut cependant formuler une objection. Si l'aliénation, l'égoïsme, l'instrumentalisme sont, de l'aveu même de Kant 13, le lot commun de l'humanité, pourquoi ne pas partir d'eux plutôt que de ces "belles" maximes pour fonder un "sensus communis" ? Kant serait-il aveugle ? Kant n'aurait pas lu Freud ni Bourdieu ("faute de goût", impardonnable..). Et pourtant.. Si tout cela semble "absurde", n'est-ce pas parce qu'on part du principe que pour construire un "monde commun à tous les hommes", on ne pourrait se fonder que sur la chose la mieux partagée, la plus commune. Or la démarche de Kant, n'est pas de cette nature.

L'enjeu ce n'est pas le plus grand dénominateur commun. L'enjeu, ce n'est pas de se plier à ce '"monde commun" dans lequel on est de toute façon "jeté", immergé comme dans une "nécessité" à laquelle on ne pourrait échapper. L'enjeu c'est de fonder ce monde commun sur la liberté. Pour Kant, le "monde commun" ne doit plus être de l'ordre d'une contrainte qui s'impose, ni même de l'ordre d'une "inclination", mais doit émerger de la mise en commun de ce qui, en chaque homme, constitue son activité la plus libre.

Dès lors le but, c'est de cerner quel est le commun dénominateur libre sur lequel pourrait se re-fonder un "monde commun". Or, pour Kant, ce dénominateur libre, commun à tous les hommes, c'est le jugement de goût a priori.

C'est parce que la satisfaction que procure le jugement de goût a priori résulte, non pas de l'objet, mais de ce jugement lui-même (en tant qu'il est libre, qu'il s'est affranchi de tous les conditionnements qui constituent les déterminations particulières de chaque sujet), qu'elle peut avoir prétention à être universelle :

"Le beau est représenté sans concept comme l'objet d'une satisfaction universelle. Cette définition du beau peut être déduite de la définition précédente, qui en faisait l'objet d'une satisfaction indépendante de tout intérêt. En effet : ce dont quelqu'un a conscience que la satisfaction qu'il en retire est chez lu- même indépendante de tout intérêt, cela ne peut pas être jugé autrement par lui que comme contenant nécessairement un principe de satisfaction pour tous. Dans la mesure, en effet, où cette satisfaction ne se fonde pas sur une inclination quelconque (ni sur quelque autre intérêt réfléchi), mais où, au contraire, celui qui porte un tel jugement se sent entièrement libre quant à la satisfaction qu'il attribue à l'objet, il ne peut dégager au principe de ladite satisfaction aucune condition d'ordre personnel et privé, dont le sujet qu'il est serait seul à dépendre; et il doit donc nécessairement regarder cette satisfaction comme fondée sur ce qu'il peut supposer exister en chacun 14"

Dans le jugement de goût, non seulement il y a postulation quant à l'universalité de cette satisfaction (le type de plaisir désintéressé ressenti dans l'exercice du jugement esthétique est donné en partage à tout homme) mais en outre, aux yeux de Kant, l'indice du plus haut degré d'une civilisation, c'est la valorisation du plaisir partagé. Partagé avec d'autres, le plaisir aurait encore plus de valeur : "l'idée qu'il puisse être universellement communiqué accroît infiniment sa valeur 15".

Partager la satisfaction désintéressée du jugement esthétique, c'est mettre en commun l'activité humaine la plus libre. Si l'universalité d'un monde commun peut trouver un fondement libre dans le jugement esthétique pur, portant sur le beau, c'est parce que les jugements de goûts a priori échappent à l'aliénation des déterminismes psychologiques et sociologiques, mais aussi parce que les jugements esthétiques purs échappent à tout impératif moral ("tu dois..") et à toute vérité qui s'impose. Le jugement esthétique pur procure un plaisir libre "car aucun intérêt, ni l'intérêt des sens ni l'intérêt de la raison, n'oblige à donner son approbation. /.../Un objet d'inclination ou un objet qu'une loi de la raison nous impose de désirer ne nous laissent pas la liberté de faire de ce que nous voulons un objet de plaisir pour nous-mêmes 16". Si le jugement esthétique est la voie privilégiée pour fonder un monde commun libre, c'est parce qu'il est un universel sans concept, autrement dit sans aucune loi que la raison imposerait. Nous touchons là au point nodal du jugement esthétique kantien : son irréductibilité à la loi.



1. 2. Le jugement de goût ou le seul fondement libre de la dimension morale.

Le lien fondamental que pose Kant entre le jugement esthétique et les jugements réfléchissants 17 est bien connu. A l'inverse des jugements déterminants qui se contentent d'appliquer une loi ou une règle connue à un cas particulier, les jugements réfléchissants statuent sur un cas singulier en l'absence de toute règle connue à laquelle pourrait renvoyer ce cas 18. Mario Costa a souligné en quoi le défi des arts numériques s'inscrivait dans cette "nouvelle ère esthétique 19" ouverte par la faculté de juger réfléchissante. Hanna Arendt, quant à elle, avait déjà su pointer l'incidence politique du jugement réfléchissant en lequel elle a su reconnaître un rempart contre le totalitarisme 20, dès lors que celui-ci se présente sous le masque de la loi 21. Mais ce qu'a su montrer Kant, de plus radical encore, c'est que la dimension morale est irréductible à la loi.

Dans sa troisième Critique, Kant se lance dans une démonstration, aussi fastidieuse que rigoureuse, sur un point précis : la possibilité de fonder l'intérêt moral sur la liberté. La notion d'intérêt relève de la dimension morale, pour Kant, en tant qu'elle met en jeu la prise en compte de l'existence de l'objet.

A ce point de son raisonnement, Kant tient à démontrer que le jugement esthétique pur peut se lier, dans certaines circonstances, à la dimension morale de l'intérêt pour l'existence de l'objet. Plutôt que de retracer les "lemmes" de sa démonstration, je me concentrerai seulement sur les enjeux fondamentaux qui la rendent, aux yeux de Kant, absolument nécessaire à ce moment de la 3ème Critique chez Kant en vertu de sa hiérarchie axiologique. Ce que nous y dit Kant c'est que la question de l'inclination de l'homme à la sociabilité apparaît comme "tout à fait négligeable 22" eu égard au problème sur lequel il veut se concentrer. Or, dans la démarche kantienne, cette question de la sociabilité est pourtant absolument cruciale 23. Est-ce à dire pour autant que Kant délaisse cette question qui sera réinterprétée par Arendt comme celle du monde commun dans ce détour qu'il nous impose ? Notre hypothèse de lecture, c'est que Kant, au contraire, nous permet de comprendre que la question fondamentale du "monde commun", ce n'est pas une affaire d'inclination empirique, pas même de sociabilité, c'est une affaire de liberté.

Les façons de construire un monde commun sont légions que ce soit autour de la sociabilité, de l'économie, du sacrifice... Mais l'exigence de Kant, ce n'est pas de faire émerger un monde commun, quel qu'il soit, c'est de fonder un monde commun sur la liberté. Pour se mesurer à cette exigence, la voie souveraine, c'est celle de l'expérience esthétique. L'exigence philosophique de liberté devient inséparable, dans la démarche de Kant, de la capacité à démontrer que le jugement de goût est le "maillon central des facultés humaines a priori", qui détermine le rôle crucial de la Critique de la faculté de juger à articuler de façon cohérente les trois Critiques 24. Or ce rôle pivot du jugement de goût a priori dépendrait de la capacité de la faculté de juger de passer de la jouissance sensible au sentiment moral 25.

Pour que la démonstration tienne, dans le respect de la rigueur kantienne, il faut s'en tenir uniquement à ce qui est en relation, ne serait-ce que de façon indirecte, au jugement de goût a priori, ce qui exclut de considérer le jugement de goût lorsqu'il n'intervient que comme "un moyen de réaliser ce qu'exige le penchant naturel de tout homme 26", à savoir la sociabilité. Exit, donc, à ce stade du raisonnement de Kant, l'intérêt d'ordre empirique suscité par le beau, qui n'intervient "que dans la société", entraînant à "considérer également le goût comme la faculté de juger de tout ce qui nous permet de communiquer à tout autre homme jusqu'à notre sentiment 27". Exit, aussi, cette qualité que Kant considère pourtant comme le critère d'une "civilisation parvenue à son apogée", à savoir que ce qui "accroît infiniment" la valeur du plaisir c'est "l'idée qu'il puisse être universellement communiqué 28". Tout ceci est fondamental aux yeux de Kant mais reste "négligeable" au regard de ce qui se joue dans ce passage de la jouissance sensible au sentiment moral, dès lors qu'il est lié, même de façon indirecte, au jugement de goût a priori.

Ce que Kant aspire à mettre au jour, c'est qu'il existe au moins un cas de figure où la dimension, morale, de l'intérêt, peut être liée au jugement de goût portant sur le beau, précisément en tant que celui-ci est libre, contrairement au jugement de goût portant sur l'agréable. L'inclination, dont dépend le jugement de goût sur l'agréable, est en effet appréhendée par Kant comme une forme d'aliénation, en tant qu'elle suppose une posture passive irrésistiblement attirée par le pouvoir de l'objet. C'est un goût "sous influence" où le sujet n'est pas libre d'aimer ou de ne pas aimer tant il subit l'attraction unilatérale de l'objet. En revanche, le jugement de goût portant sur le beau, tel que l'appréhende Kant, ne ressortit pas à l'inclination mais à la faveur 29 ("Gunst"), soit à quelque chose qu'on accorde, par une posture à la fois active et libre, sans être sous l'influence des "attraits" de l'objet, du seul fait de son libre arbitre. C'est donc au sein de ce jugement de goût ancré sur la liberté du sujet que Kant aspire à trouver un lien, fût-il indirect, avec l'intérêt, dont dépendra la possibilité de fonder, sur la liberté, la capacité de la faculté de juger de passer de la jouissance sensible au sentiment moral : "Nous avons maintenant à examiner si le goût, lorsqu'il est pur, ne serait pas pourtant à même de permettre cette transition 30".

C'est cet examen qui va conduire Kant à valoriser une situation, qu'il va juger exemplaire, parce qu'elle répond aux critères qu'il a définis, celle où le jugement de goût pur porte sur le beau naturel :

"J'accorderais volontiers que l'intérêt pour ce qui est beau dans l'art/.../ ne fournit aucune preuve d'une manière de pensée attachée au bien moral, ou même qui n'y ferait qu'incliner.. J'affirme en revanche qu'un intérêt immédiat pour la beauté de la nature/.../ est toujours caractéristique d'une âme bonne, et que si cet intérêt est habituel, il révèle au moins un état d'âme favorable au sentiment moral lorsque l'intérêt s'applique volontiers à la contemplation de la nature. /.../Celui qui dans la solitude (et sans intention de communiquer ses observations à d'autres) contemple pour les admirer et les aimer la belle forme d'une fleur sauvage, d'un oiseau, d'un insecte, etc., et regretterait qu'elles manquassent dans la nature en général,car loin d'y voir miroiter quelque avantage pour lui, il en subirait quelque dommage- celui-là prend un intérêt immédiat, d'ordre intellectuel, à la beauté de la nature. C'est à dire que lui plaisent non seulement la forme des produits de la nature, mais aussi leur existence, sans qu'y eût part une excitation sensorielle ou qu'il liât une quelconque finalité à ce plaisir 31".

Kant a pris soin de décrire cette situation, de telle façon que tous les critères qui lui semblaient nécessaires à sa démonstration, y soient manifestes. Il choisit donc un jugement de goût portant sur le beau (et non sur l'agréable) 32. Ce jugement relève bien de la "faveur" et non de "l'inclination". Il est donc libre. En outre, pour ne pas interférer, même avec cette inclination plus raffinée qu'est le "penchant naturel" de l'homme pour la sociabilité, Kant choisit un cas de figure où ce jugement de goût pur s'opère "sans intention de communiquer ses observations à d'autres" (mention capitale pour la démonstration de Kant, étrangement pourtant passée sous silence dans la plupart des commentaires de ce passage 33).

La satisfaction en jeu est donc bien celle du jugement de goût pur portant sur le beau : elle ne subit pas de "conditionnement" par l'attrait de l'objet, elle est libre de tout intéressement utilitariste envers l'objet et elle ne porte que sur la représentation de l'objet par la mise en jeu de l'imagination (soit la "forme"). Mais, à la satisfaction qui est intrinsèque à ce pur jugement de goût est liée, dans cette situation exemplaire, une posture en relation avec l'existence même de ces objets qui relève, pour Kant, de la dimension morale de l'intérêt : si ces belles formes manquaient dans la nature, "loin d'y voir miroiter quelque avantage pour lui, il en subirait quelque dommage". Il y a donc bien "un plaisir procuré par l'existence de cet objet (en quoi consiste tout intérêt)". On n'est plus dans le désir "conditionné" ou qui instrumentalise son objet à son profit : on est dans un plaisir analogue à celui procuré par l'existence libre de ce envers quoi on éprouve un amour oblatif.

Kant a donc bien trouvé un cas où, au sein même d'un jugement de goût pur, il a découvert la mise en jeu d'un "intérêt" qui lui est lié. Cet intérêt est lié, comme annoncé, de façon indirecte et non pas directe, au sens où il n'intervient pas en amont du jugement portant sur le beau naturel (qui reste, en tant que jugement de goût pur, libre de tout intérêt); mais il intervient comme un intérêt produit par ce jugement de goût, en tant que celui-ci reste libre. Kant a donc démontré, dans ce cas exemplaire, que "le fondement de l'intérêt pour le beau", reste libre. Ce jugement n'est pas soumis au déterminisme d'un dispositif qui viendrait altérer la pureté du jugement de goût; mais il n'est pas altéré, non plus, par l'application d'un concept et d'une loi, puisqu'il s'agit d'un jugement de goût pur. Or c'est bien le point crucial auquel Kant veut aboutir. Le sentiment moral vers lequel la mise en jeu de ce jugement de goût pur permet une "transition" (dans cette situation exemplaire où le jugement porté sur le beau naturel "révèle /.../un état d'âme favorable au sentiment moral"), n'est pas imposé par une loi morale mais fondé sur un intérêt accordé de façon libre. Parvenu au terme de sa démonstration, Kant commente "cette interprétation des jugements esthétiques qui leur attribue une parenté avec le sentiment moral 34", et précise :

"Or, premièrement, cet intérêt immédiat pour la beauté de la nature n'est vraiment pas commun /.../; et, deuxièmement, l'analogie entre le pur jugement de goût - qui, sans dépendre du moindre intérêt, fait éprouver une satisfaction et la représente en même temps, a priori, comme convenant à l'humanité en général - et le jugement moral, qui aboutit au même résultat en partant de concepts /.../, conduit à un intérêt immédiat du même ordre pour l'objet du premier comme du second; à ceci près que l'intérêt est libre, dans le premier cas, fondé sur une loi objective dans le second 35".

"A ceci près" : c'est toute la différence qui, précisément, importe à Kant... C'est une petite différence dont résultent des incidences majeures.

Kant a réussi à montrer que la dimension, morale, de l'intérêt pouvait se fonder de deux façons : soit comme application de la loi morale, en tant qu'elle est fondée sur des concepts (mais dans ce cas le fondement de cet intérêt moral n'est pas libre), soit comme étant lié au jugement de goût a priori (mais dans ce cas le fondement de cet intérêt moral est libre....). Kant est donc parvenu à un point capital, à savoir montrer qu'il est possible de fonder la dimension morale à partir de la liberté. L'autre fondement de l'intérêt moral qui dépend de la loi morale est possible, mais il n'est pas libre.

Tous les critères, complexes, exigeants (et qui paraissent parfois insupportables) que pose Kant pour définir le jugement de goût a priori, ne sont intelligibles que si l'on ne perd pas de vue ce qui est fondamental pour Kant : la valorisation de ce qui, en l'homme, manifeste une activité libre.

La limite que reconnaît Kant lui-même à sa démonstration c'est qu'elle porte sur une situation rare nécessitant quelques prérequis 36. L'objection que nous pourrions soulever, au regard des exigences contemporaines, c'est que cette situation se limite au dispositif de la contemplation 37. Pour autant, si la réduction de champ de cette posture spectatorielle fait problème, la contemplation, en tant qu'elle rappelle l'importance d'une posture subjective et privée qui s'opère à l'écart de l'espace public, n'en est pas moins fondamentale dans l'équilibre subtil qu'elle suggère entre espace privé et monde commun fondé sur la liberté.



2. Les deux tâches aveugles de la conception arendtienne du monde commun : la réduction du citoyen du monde au "spectateur du monde" et la hantise du privé.



2.1. En deçà du leurre du "spectateur impartial", le public comme espace en vue duquel les acteurs se produisent :

L'espace du commun s'éprouve aussi dans l'isolement. Cette position kantienne, Pierre-Damien Huyghe l'a revisitée au regard de sa pratique de peintre :

"Je n'avais jamais pensé à cette distinction entre être commun et être en commun que seul le présent travail m'a amené à formuler assez clairement pour moi-même. Or cette distinction justifie que l'on persiste à peindre : c'est un acte commun, susceptible en un sens d'intéresser au-delà de soi (c'est l'affaire du commun), le cas échéant en dépit du public ou en l'absence de demande. On peut ainsi faire quelque chose douée d'une valeur commune et pourtant non vouée à l'être en commun./.../ J'admets seulement qu'il y a du commun qui n'est pas immédiatement public /.../. Et il me semble que l'obstination du peintre à peindre - l'obstination de Braque par exemple- se comprend à partir de là 38".

Ce que nous suggère P. Damien Huygue d'essentiel, c'est que le "commun" est irréductible au "public". Non seulement il y a aussi du "commun" dans l'espace privé 39, mais les lieux de foule voire d'assemblée dans les espaces publics institués peuvent rater le commun authentique 40. Ce qui contribue à pervertir l'appréhension du "commun", dans notre société, c'est sa réduction à un agrégat d'unités dénombrables, comme s'il suffisait de faire nombre pour qu'émerge le commun d'une communauté :

"Sous cette notion apparaît l'idée d'une communauté réellement dispersée, diffuse et cependant comptée : /.../une quasi - assemblée qui se représente en un nombre (on compte les "entrées" dans un lieu virtuellement unique, on dénombre la quantité de suivis d'une même émission pour en déduire sa réussite ou son échec, etc.). Une telle audience est la majoration authentique du commun à notre époque, non l'authenticité même du commun à cette même époque. Celle-ci, précisément, ne se manifeste pas, n'est pas de cet ordre; elle ne se réunit en aucune unité, elle ne se mesure pas, elle est "ici et là" 41".

La dictature de l'audimat n'est qu'un symptôme de cette approche quantitative qui rate, non seulement la prise en compte des singularités en tant que leur qualia ne se réduit pas au statut de simple numéro, mais qui projette, en outre, le modèle cybernétique de la "boîte noire" sur l'espace public censé s'y conformer. Espaces virtuels ou réels, on se contente de compter les entrées et les sorties. L'espace public, passé au crible de la mesure (de l'audimat, de l'audience, des visiteurs) se réduit à une parodie de "boîte noire" : un espace dont on ne veut rien savoir, un espace qui n'intéresse qu'en termes de comptabilité d'entrées et de sorties. Cette métaphore de la "boîte noire" pour désigner le public trahit la peur à l'appréhender autrement que comme une masse informe dont on ne veut rien savoir des singularités qui la composent, si ce n'est leur nombre. Les réticences des institutions culturelles à prendre connaissance de leurs publics sont le lot d'une telle approche qui n'accepte de se soumettre à cette "épreuve" qu'au travers d'enquêtes quantitatives cherchant moins à informer, de façon fine, qu'à mesurer le public selon les macro-modèles du nombre. Le plus souvent, cette mise en nombre laisse le public dans l'ombre : elle le "n'ombre", le recouvre de "N" (haine), dans cette volonté à le tenir hors de la vue, hors de la lumière de la scène où les spectateurs n'auraient pas vocation à apparaître. Le public reste dans sa "boîte noire", dans sa salle obscure : celui dont on ne veut rien savoir si ce n'est la comptabilité de la billetterie. Dans cette volonté à ne pas le voir, le public est réduit à cette masse obscure et silencieuse dont on ne veut rien savoir que le nombre.

Dans cette visée, qui réduit le public à une masse, à un agrégat informe d'individus isolés, il est essentiel que ces spectateurs qu'on ne veut pas voir soient frappés, à leur tour, d'aveuglement, et qu'en outre ils soient tenus à l'isolement. La restriction de champ peut frapper les spectateurs, aussi bien que les acteurs, dès lors qu'ils sont enfermés dans les limites de leur point de vue égocentré. Ce qui produit l'aveuglement, c'est l'isolement d'un point de vue qui lui masque celui des autres. Arendt n'est pas sans le savoir, puisqu'elle cite la situation, exemplaire à ce titre, des spectateurs de la Caverne de Platon :

"Nous avons jusqu'à présent débattu du spectateur au singulier, comme Kant lui-même - et à juste titre- le fait fréquemment. Tout d'abord en raison du simple fait qu'un seul spectateur peut apercevoir un grand nombre d'acteurs /.../. Ensuite, vient tout le poids de la tradition, suivant laquelle le mode de vie contemplatif présuppose que l'on se tienne en retrait à l'écart de la multitude /.../. Vous vous souvenez que, dans l'allégorie de la caverne, Platon raconte que ses habitants /.../qui fixent le théâtre d'ombres en face d'eux sur la scène ont "les jambes et le cou pris dans des chaînes, en sorte qu'ils ne peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux; car les liens les empêchent de tourner la tête"; et par conséquent, ils ne peuvent pas non plus se communiquer les uns aux autres ce qu'ils voient 42".

Il faut reconnaître à Platon la force de cette allégorie qui nous décille sur le carcan dans lequel peut être prise, parfois, la position spectatorielle.

H. Arendt n'est pas dupe. Cependant, elle tend à forger le mythe d'un "spectateur idéal", qui échapperait aux bornes de ce spectateur "aveugle". Dans sa démarche, cette utopie est nécessaire dans la mesure où elle ne semble envisager comme possible la position de "citoyen du monde" que sous la forme d'un "spectateur du monde". Je ne reprends pas point par point sa démonstration, mais il en ressort que ne pourrait être "citoyen du monde" capable de se mettre à la place de "tout autre" que celui qui adopterait la posture d'un spectateur au regard réputé "neutre", par opposition au regard des acteurs dont l'implication dans l'action entraînerait des tâches aveugles. L'écueil méthodologique, c'est que Arendt entretient l'illusion d'un regard qui ne serait prétendument neutre et "objectif" que parce qu'il serait "insitué" et qu'il resterait extérieur à l'action. Or, les sciences humaines 43, et tout particulièrement la sémiologie, nous ont appris qu'il ne peut y avoir de regard ou de jugement que situé et que, même lorsqu'on tente la démarche d'un "se mettre à la place de l'autre", c'est précisément toujours à partir d'un point de vue et non pas de nulle part.

Ce mirage arendtien d'un spectateur impartial parce qu'insitué entraîne deux tâches aveugles : non seulement il dénie la capacité des acteurs à être ces sujets par excellence qui sont capables de "se mettre à la place de l'autre", comme l'avait bien repéré Platon, même si, à ses yeux, cette caractéristique motivait leur exclusion de la République 44; mais en outre il dénie les hors champs que peuvent entraîner la posture de spectateur, a fortiori quand il prétend se couper de toute relation à la position des acteurs.

On rappellera, qu'à l'inverse, Kant appréhendait les "spectateurs du monde" qui observaient l'incidence de la Révolution Française comme des sujets qui étaient non seulement touchés par l'onde de choc de cet événement, mais qui en transformaient la nature en en faisant, précisément, un événement mondial. Ce dont nous parle Kant, c'est de la naissance d'une opinion publique internationale qui se manifeste ici par la sympathie suscitée par cet événement bien au delà des frontières où il semble s'être inscrit. Mais il ne s'agit plus d'une conception de l'opinion publique comme d'un simple dire constatif. Cette adhésion à l'événement est elle-même un événement : elle fait d'un événement national un événement mondial. Elle est un faire. Elle est une forme d'action même si elle est différente de celle des révolutionnaires. Cette opinion publique internationale est performative : elle vaut comme acte et comme événement. Ces spectateurs étaient donc aussi acteurs, en ce sens que c'est la manifestation de leur enthousiasme qui a transformé cet acte national en un acte à portée mondiale. Leur enthousiasme était à ce point considéré, non seulement, comme un acte, mais comme un acte subversif, que sa manifestation, souligne Kant, les exposait à un risque 45. On est très loin du "spectateur impartial" de Arendt marqué par une sorte d'indifférence à l'action qui rappelle davantage le deuxième spectateur qu'était Socrate selon Nietzsche 46 et dont il critiquait, précisément, la posture, comme le grand éteignoir de l'enthousiasme.

Ce qui est donc à repenser, au delà des tâches aveugles de Arendt, c'est le lien entre ces postures d'acteur et de spectateur dès lors qu'on se situe à l'échelle du "citoyen du monde". Le monde commun à échelle planétaire n'est pas l'affaire d'un spectateur extérieur prétendument impartial. Il est affaire de liens qui se tissent à échelle mondiale entre des acteurs. Le monde commun à échelle du "citoyen du monde" est à repenser en termes de communautés d'acteurs.

Si la position de Arendt dans ses conférences sur la 3ème Critique de Kant tendent à idéaliser le point de vue du spectateur impartial aux dépens de celui des acteurs 47, ses propos dans la Crise de la culture sont loin d'être aussi manichéens à ce titre. Dans cet essai, le faire des acteurs est présenté par Arendt comme un mode d'action qui fait apparaître la liberté, et c'est à ce titre qu'il exhibe, à ses yeux, la raison d'être du politique. Le point essentiel, pour Arendt, réside dans cet "exhiber" qui permet à cet agir de s'exposer au public :

" les artistes qui se produisent - les danseurs, les acteurs de théâtre, les musiciens et leurs semblables ont besoin d'une audience pour montrer leur virtuosité, exactement comme les hommes qui agissent ont besoin de la présence d'autres hommes devant lesquels ils puissent apparaître; les deux ont besoin d'un espace publiquement organisé pour leur "œuvre", et les deux dépendent d'autrui pour l'exécution elle-même. Une telle scène où se produire ne va pas de soi partout où des hommes vivent ensemble au sein d'une communauté. La polis grecque était autrefois précisément cette "forme de gouvernement" qui procurait aux hommes une scène où ils pouvaient jouer et une sorte de théâtre où la liberté pouvait apparaître./.../Si, donc, nous comprenons le politique au sens de la polis, sa fin ou sa raison d'être serait d'établir et de conserver dans l'existence un espace où la liberté comme virtuosité puisse apparaître. /.../Tout ce qui arrive sur cette scène est, par définition, politique, même quand il ne s'agit pas d'un produit direct de l'action 48".

Pour Arendt, ce qui importe au monde doit apparaître publiquement et c'est dans cette fonction que "l'audience" revêt un rôle capital, dans la mesure où il n'est d'apparaître à ses yeux que pour un public. On retrouve donc bien la fonction essentielle qu'accorde Arendt aux spectateurs. Mais ces derniers, dans son approche, ne sont pas dissociables des acteurs :

"Nous sommes enclins à penser /.../que pour juger d' un spectacle, il faut d'abord qu'il existe, que le spectateur présuppose l'acteur; nous avons ainsi tendance à oublier qu'aucun individu jouissant de toute sa raison ne monterait jamais un spectacle s'il n'était assuré d'avoir des spectateurs 49".

Il ne s'agit donc pas, en définitive, pour Arendt, d'opposer acteurs et spectateurs mais au contraire de pointer le lien structurel qui les rend indissociables dans cette émergence d'un "espace publiquement organisé".

Pour Arendt, le politique est, d'abord, affaire d'espace public. Mais, à la différence de Habermas qui appréhende ce dernier par la topique du débat argumenté, Arendt conçoit l'espace public sur le modèle, théâtral, de la scène. Or, elle envisage cette scène non pas tant comme un spectacle que comme un espace où se "produire".

La référence à ce rite politique qu'est le théâtre grec dans la polis souligne la fonction de cette scène comme un espace où les citoyens sont appelés à "jouer". On est loin, à ce titre, de la posture d'une contemplation désimpliquée à laquelle Arendt semble réduire les spectateurs dans ses conférences ultérieures. C'est bien en tant qu'elle est liée au faire de ce "jouer", en tant qu'il est un mode d'action appréhendé comme "exécution", que la liberté s'incarne dans cet espace public et y fait résonner l'articulation fondatrice par laquelle s'instaure le politique.

La notion clé, pour Arendt, n'est donc pas tant celle de "spectateur" mais celle du public au sens où c'est l'audience qui concourt à mettre l'action en situation d'apparaître dans un espace public organisé. Ce faisant, on laisse advenir la liberté qui est au coeur de cette action comme la gestation du politique, en tant qu'il ne peut s'incarner, aux yeux de Arendt, que comme espace public.

Le public rend à l'action sa fonction politique. L'action est bien le fondement de la liberté mais seulement en tant qu'elle est publique et donc en tant qu'il y a un espace public organisé avec des acteurs mais aussi des spectateurs en vue desquels cet apparaître de la liberté de l'action se produit. Fonder le politique et laisser advenir la synergie de l'action et de la liberté se conjuguent, pour Arendt, dans une seule et même démarche à savoir "rendre public", laisser apparaître dans l'espace public.

Dans cette appréhension commune de la liberté politique et de l'espace public, Arendt se réfère à nouveau à Kant :

"Le mot "liberté" a chez Kant, nous le verrons, de nombreuses significations; mais la liberté politique est définie dans toute son œuvre de manière tout à fait univoque et cohérente comme ce qui consiste à "faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Et, "par usage public de sa raison, j'entends celui que l'on fait comme savant devant l'ensemble du public éclairé". Il y a des restrictions à cet usage, signalées par les mots "comme savant"; le savant n'est pas identique au citoyen; il est membre d'une communauté d'un genre très différent, à savoir d'"une société de citoyens du monde", et c'est à ce titre qu'il s'adresse au public 50".

Arendt met le doigt sur la figure paradigmatique du "citoyen du monde" pour Kant : celle du "savant". Mais le "savant", pour Kant, ce n'est pas seulement le scientifique ou le lettré, c'est tout être humain qui s'adresse au monde dans un espace public. La première figure du "citoyen du monde", pour Kant, n'est donc pas celle d'un spectateur. Est citoyen du monde pour Kant celui qui se produit dans un espace public. C'est l'adresse publique au "monde" qui constitue le citoyen du monde comme tel. Cette communauté transfrontière d'écriture et de lecture est un espace d'action critique. Ce n'est pas un hasard, à ce titre, si elle est évoquée dans un texte que Kant intitule "Qu'est-ce que les lumières ?". Ce qui lie le savant à cette communauté de lecteurs, c'est sa prise de risque qui consiste à soumettre ses écrits, dans un espace public, à l'examen de cette communauté critique à laquelle il s'adresse pour qu'elle mettre en œuvre sa faculté de juger. C'est cette possibilité de "soumettre librement et publiquement à l'examen du monde, en leur qualité de savants, leurs jugements et leurs idées, s'écartant, ici et là, du symbole reçu 51" qui fonde une société régie par l'esprit des Lumières. Les jugements critiques des "savants" s'y soumettent à la communauté délibérative des lecteurs et à leur propre faculté de juger.

Dans ce cas, le jugement critique ne se contente plus de postuler le regard de "tout autre homme", dans un espace public virtuel. Il s'ancre dans un espace public réel où la confrontation des jugements donne lieu à un examen critique et à une mise en débat. Ce qui émerge de ce passage d'un espace public virtuel à un espace public où la confrontation à l'examen des autres est réelle, c'est la constitution d'un public en lequel Kant voit les prémisses d'un "monde". Si celui qui pratique dans la solitude les maximes du sensus communis est, déjà, un citoyen, il devient un "citoyen du monde" grâce à cette liberté d'expression publique dont il use aux fins de se confronter à l'examen critique d'autres citoyens. L'espace public, en tant qu'il est un espace critique délibératif, porte en germe la naissance d'un monde commun et confère aux sujets qui s'inscrivent dans cet espace leur identité de citoyens du monde.

Le critère du "citoyen du monde" n'est donc pas, pour Kant, celui de la non implication d'un spectateur prétendument extérieur ou non situé. C'est au contraire l'actualisation de sa liberté à s'exposer, dans l'espace public, au jugement des autres, dans une démarche qui favorise la synergie de la faculté délibérative, qui construit un espace où s'inscrire en commun sous le signe de la liberté, soit un monde. Si Arendt exacerbe les déclarations kantiennes sur les spectateurs, au regard de valeurs héritées de Cicéron 52, elle pointe en revanche l'apport spécifique de Kant dans sa conception, politique, de la liberté, en tant qu'elle est indissociable de son actualisation dans un espace public. Si la posture de spectateur a un rôle à jouer à ce titre, c'est en tant que "public", en fonction duquel cette adresse est possible et exige, pour se réaliser, une inscription dans un espace, lui-même, public, qui garantit l'émergence d'un "monde".



2.2. L'incidence totalitaire de la "hantise du privé".

Nul plus que Kant n'a été, en effet, sensible, à cette démarche de la publicisation de l'écriture 53, en tant que s'y profile la potentialité de la liberté à fonder l'espace de la polis.

Le rôle fondamental qu'accorde H. Arendt à l'espace public dans sa conception du politique s'ancre sur ce "principe de publicité 54" cher à Kant qu'elle valorise jusque dans sa philosophie morale : "Chacun considère la loi morale comme quelque chose qu'il peut publiquement proclamer, mais il tient que ses maximes doivent être dissimulées 55". Ce principe de "publicité" doit être tenu hors champ des connotations contemporaines, anachroniques, de ce terme qui ne désigne pas, pour Kant, une forme de "propagande" mais, seulement, l'exigence à rendre publique une chose. Il témoigne, chez Kant, d'une stigmatisation des postures qui peuvent s'apparenter à de la dissimulation 56. Cependant, les conclusions qu'en tire H. Arendt peuvent apparaîtrent excessives :

"Les maximes privées doivent être soumises à un examen grâce auquel je découvre s'il m'est possible de les proclamer publiquement. La morale est ici la coïncidence du privé et du public. Mettre l'accent sur le caractère privé de la maxime, c'est être mauvais. Par conséquent, le retrait hors du domaine public est caractéristique du mal 57".

Si les deux premières phrases de ce commentaire sont fidèles à l'éthique kantienne, les deux dernières, pour en être présentées comme les simples prolongements, n'en induisent pas moins une exacerbation qui trahit davantage la "hantise du privé" propre à H. Arendt que l'horizon kantien du "principe de publicité". Alors que Arendt, sur les pas de Kant, semblait préserver un équilibre entre le public et le privé, elle opère une rupture radicale qui fait du "retrait hors du domaine public" la quintessence du mal.

Cette hantise du privé n'est pas accidentelle mais récurrente chez Arendt. C'elle elle qui fonde son incompréhension à la surdétermination du jugement esthétique comme jugement de goût. Le goût apparaît en effet à Arendt comme le moins propre à fonder une visée politique, précisément parce qu'il est, à ses yeux, un sens "privé" 58. Dans cette optique, pour Arendt, le sens du goût n'est pas adéquat à fonder le "sens commun" ni la mentalité élargie en lesquels elle pointe la portée politique de la Critique du jugement esthétique dans la mesure où, à ses yeux, la visée politique du "monde commun" passe par la valorisation de la publicité dans l'espace public et ne saurait s'ancrer sur ce qui relèverait d'un intime privé si idiosyncrasique qu'il serait incommunicable. Ce faisant, le point de vue de Arendt est soumis à deux taches aveugles. D'une part elle méconnaît les enjeux anthropologiques qui montrent à quel point le sens du goût, s'il est incontestablement lié par certains aspects à l'intime, a été également associé de façon privilégié au développement de rites citoyens dont la valeur est non seulement communautaire mais politique 59. Mais d'autre part, ce que refuse d'admettre, fondamentalement, Arendt, c'est l'importance de la prise en compte de l'espace privé et, plus généralement, de la dimension du privé, dans l'émergence d'un monde commun, dès lors qu'on prétend fonder celui-ci sur une exigence éthique de liberté.

Or cette visée politique qui oppose le monde commun au privé, voire à l'intime, n'en demeure pas moins problématique. De ce point de vue, la pensée de Arendt n'est pas heuristique pour appréhender les nouveaux enjeux contemporains dont la singularité est précisément d'avoir porté l'exigence d'une revendication de la prise en compte de l'intime au sein même de l'espace citoyen. Si cette nouvelle tendance s'est développée sous l'influence de l'interaction entre espace privé et public sur Internet, elle ne s'y réduit pas. A fortiori, elle est irréductible aux errements ambivalents de voyeurisme auquel on a trop hâtivement réduit cette irruption du privé sur Internet. Cette question du droit de cité de l'intime dans l'espace public a été au coeur de la démarche de nombreux artistes et de manifestations culturelles ces dernières années 60. Elle témoigne d'une exigence plus radicale qui se fonde sur la nécessaire prise en compte de l'expérience, y compris, sensorielle, du sujet, en laquelle réside sa singularité irréductible. Elle témoigne, en outre, d'une volonté de ne plus se plier à des modèles organiques du "monde commun" qui soumettraient chacun de ses membres à une instrumentalisation au service du tout, sous couvert que leur singularité n'a pas lieu d'être prise en compte dans cet espace commun.

L'horizon contemporain est celui du partage des expériences singulières comme fondement de l'émergence d'un monde commun.

Or ce n'est pas un hasard si les précurseurs de ce nouveau paradigme expérientiel ont été conduits à valoriser les sens du goût et de l'odorat, contrairement à Arendt. Telle serait la position de Tellenbach, selon R. Lellouche :

"Il y a ainsi une phénoménologie de Hubertus Tellenbach qui analyse "l'atmosphère" relative au goût et à l'olfaction. La dialectique de la gustativité et de l'odorat comme facteurs du "sens commun" (sensus communis) dans lequel fusionnent les communautés, parce que seule la mise en commun de ce qui est le plus privé engendre les vraies communautés. L'atmosphère - à la différence de l'espace de la visibilité où chacun peut mutuellement être vu et voir, s'entre apparaître, mieux que l'"ambiance" sonore ou musicale, et avant la caresse réversible du tact et l'étreinte des corps- communise le plus privé, le jugement de goût (Urteil des Geschmacks) dérive du partage de ce qui est relatif à chacun - privé (la cavité interne). Le parfum "exprime" le corps propre et crée en même temps la communion en enveloppant dans une "atmosphère" commune, plus profonde que tout échange linguistique. Parce que ce sont des sens de la proximité 61".

Cette maxime formulée par R. Lellouche est fondamentale : "seule la mise en commun de ce qui est le plus privé engendre les vraies communautés". Et c'est pourquoi la hantise du privé, chez Arendt, n'est pas seulement problématique, d'un point de vue moral : elle mine la construction même du "monde commun" auquel elle aspire.

Cette conception, avant même d'être reprise par Tellenbach, trouve des échos antérieurs dans les réflexions menées par les membres du "Collège de Sociologie" et, tout particulièrement, par Roger Caillois : "La valeur essentielle du dionysisme résidait en effet sur ce point précis qu'il unissait en le socialisant, par ce qui plus que toute autre chose, sépare quand la jouissance en est individuelle 62". Ce que pointe R. Caillois comme danger, c'est l'effet, paradoxal, d'isolement et de séparation, qui fragmente le monde commun dès lors qu'on exclut ces éléments de jouissance intimes de toute reconnaissance symbolique et qu'on les stigmatise comme un déchet, un "abject", indigne d'être pris en compte dans le "commun", tout en prétendant que ce "hors champ" honni serait le fait, non de l'exclusion où on le tient, mais d'un "retrait" qui masquerait des activités "coupables". Le goût et l'odorat relèvent, en effet, de l'intime, de la jouissance comme du dégoût. Sur ce dernier versant, ils ressortissent au "sacré gauche", toujours menacé d'être exclu de l'espace public et de ses normes, a fortiori dans les sociétés rationnelles qui abandonnent ce terrain de la "souillure" à la sphère individuelle privée, aux côté des angoisses de mort, que plus aucun rite ne permet plus de socialiser dans le monde commun, contrairement aux rites dionysiaques auxquels faisait référence R. Caillois. La mort dont W. Benjamin dénonçait la mise hors champ dans l'espace public, sous couvert d'avoir été reléguée au "domaine privé", deviendrait elle-même le mal en tant que s'y profile ce "retrait du domaine public". Il a fallu, récemment, une canicule, pour qu'elle fasse retour comme un remords dans l'espace public dont elle a mis en lumière les lignes de fracture, qui pour s'opérer à l'intérieur même de l'espace, réputé privé, des familles, n'en éclairent pas moins les forces d'exclusions qui fragmentent le lien social échouant à constituer un "monde". Non pas que l'exigence soit celle d'un mourir dans l'espace public d'un hospice plutôt que dans le lieu privé de son habitation, quand on a la chance d'en avoir un. Mais la question est celle de la reconnaissance symbolique du "commun" qui se joue dans ces moments intimes de l'humain, fussent-ils vécus dans l'isolement physique.

Ce n'est pas un hasard si c'est dans son texte intitulé "Chronique nietzschéenne" que G. Bataille pose la mort comme partie intégrante fondamentale du "commun" des hommes, en écho aux propos de R. Caillois publiés dans la même revue, Acéphale, dans laquelle tous deux ont tenté de repenser l'incidence de La naissance de la tragédie comme un contre-pouvoir dionysiaque à la montée du nazisme 63. Le théâtre grec, à l'origine, auquel Arendt elle-même fait référence comme aux fondements de la mise en espace du politique, donnait droit de cité à cet intime qui n'était pas encore clivé par la coupure entre le "commun" et le "privé", entre la Cité et l'individu, entre l'acteur et le spectateur.

En fait peut-être que l'intime échapperait à la stigmatisation de Arendt dès lors, précisément, qu'il se produit dans l'espace public de la scène. Cependant, Arendt ne semble pas suffisamment tenir compte de l'exclusion qui frappe certaines dimensions singulières de l'expérience dans l'espace public. Elle dénonce un "retrait de l'espace public" comme s'il était le fruit d'une dissimulation, volontaire et coupable, lors même qu'il s'agit le plus souvent d'une exclusion de l'espace public qui voue ces enjeux singuliers à un hors champ les réduisant à un statut désymbolisé et privé de sens social. En outre, tout dans l'intime, n'a pas vocation à être partagé ni, a fortiori, mis en scène comme l'ont montré les excès de la culture Internet à ce titre.



3. Expériences partagées d'un plaisir libre dans l'espace public réel ou virtuel (parcours dans les cultures urbaines franciliennes).

Le nouveau paradigme expérientiel.

Ce qui a changé l'horizon du monde commun, ces dernières années, c'est le développement du nouveau paradigme expérientiel. A l'aune de ce nouveau paradigme, il ne semble plus concevable de tisser les fondements d'un monde commun sans tenir compte de l'expérience, y compris dans sa dimension subjective la plus intime, la plus singulière.

L'incidence de la culture Internet a été déterminante dans le développement de ce nouveau paradigme expérientiel. Pour autant, ce dernier, comme tout paradigme en passe de devenir dominant, n'est pas exempt d'ambivalences. On connaît, par exemple, le voyeurisme de l'intime, des "web cams" aux blogs, auquel les mass media ont tenté de faire écho par la "téléréalité". On connaît moins le rôle, pourtant plus insidieux encore, du "marketing expérientiel" qui a su, très vite, récupérer la puissance de ce nouveau paradigme à son profit, en faisant d'Internet un outil de recueil de données personnelles inégalé, pour mieux traquer le profil des nouveaux consommateurs et les inonder de produits réputés "sur mesure" conçus à l'aune de ce marketing "personnel", "one to one 64", "esthétique 65", quelle que soit la façon dont on le nomme. Sous couvert de flatter le désir des nouveaux "citoyens-consommateurs" de devenir acteurs, on les a fait collaborer à leur mise en fiche : le "privé" s'expose dans l'espace public des réseaux réputés "sociaux" qui ont fait le triomphe de "Facebook", exemplaire de cette récupération de l'expérientiel partagé mis sous "surveillance informatique" 66. On n'a pas échappé, non plus, aux tentatives de récupération de ce désir des citoyens d'être traités "au singulier" par le "marketing politique" qui s'y est englué dans le "pathos", confondant le partage des expériences personnelles avec l'espace commun de la "plainte", livré à l'expression stérile de la mise en spectacle du dolorisme, réduisant l'empathie à une compassion plus encline à se mettre en scène qu'à passer à l'acte.

Pour autant, il demeure, dans les signes de ce paradigme expérientiel, des éléments, irréductibles à ces modes de récupération, qui tracent des voies nouvelles et s'avèrent vecteurs de communautés moins enclines à instrumentaliser leurs membres au service du "commun" qu'à refonder celui-ci sur la base du partage de plaisirs libres.



3.1. En deçà du spectaculaire médiatique : les "images expérientielles partagées" issues des cultures urbaines.

Ces signes positifs nous viennent de l'espace même que les mass media nous ont habitués à voir comme un "no man's land" de la citoyenneté, incapable de tisser quelque lien social que ce soit : ces "cultures urbaines" qui n'auraient connu que "l"exclusion" en lieu et place d'un "monde commun" et où la seule "activité commune" possible se réduirait, censément, à l'émeute, pour le plus grand profit des médias venus orchestrer le spectacle de la peur.

Pourtant, à l'écart des réseaux de diffusion médiatiques, des images ont été créées et partagées pour témoigner que ces banlieues, loin de se réduire à l'engrenage du dispositif qui conduit de l'exclusion à l'émeute, étaient aussi le lieu d'une nouvelle culture urbaine où la mise en partage du commun se joue au travers d'une création esthétique, si libre qu'elle ne se croit pas obligée de "coller" au réel pour le réinventer.

Entre documentaire et fiction critique : Sabah

Sabah 67, fiction en leurre de documentaire : l'histoire fictive d'un projet de film "tué dans l'oeuf" faute de subvention, mais inscrite dans la dynamique, réelle celle-ci, d'un film qui est allé au bout de sa logique de partage, celle de l'émotion esthétique.

Premier acte : Sabah, une responsable d'association artistique d'une banlieue francilienne, insiste auprès des jeunes du quartier pour qu'ils ne se laissent pas piéger par les journalistes de télévision en leur donnant ce qu'ils attentent, soit cette mise en scène spectaculaire de la misère de l'exclusion qui, de bégaiements agressifs en voitures brûlées, fera d'eux, au pire, les anti-héros provoquant chez les bourgeois le délicieux "frisson de la peur" ou, au mieux, ces "victimes analphabètes" incapables de culture devenues objets de pitié.

Second acte : la logique impitoyable du dispositif menant de l'exclusion à l'émeute s'impose. Les subventions promises depuis un an pour un projet de film mené dans l'association de Sabah sont brutalement interrompues. Les médiateurs culturels de l'association craignent le pire : la réaction, violente, de tous ceux qui s'étaient investis dans ce projet, suite à cette promesse non tenue des politiques. Sabah prêche la non violence mais la pression du dispositif est trop lourde. Des policiers sont envoyés dans la cité pour un contrôle anti-drogue. Cette intervention, couplée à l'information (propagée dans la cité déjà "échauffée" par l'affaire de la subvention) qu'un jeune en scooter a été renversé par une voiture de police, déclenche l'émeute. Sabah se démène en vain pour ramener le calme. C'est alors que des jeunes venus de la zone pavillonnaire au volant d'une voiture volée, paniquant après avoir aperçu une voiture de police, fauchent accidentellement Sabah dans une embardée. La rumeur se propage que Sabah a été renversée par la police. Entre le lieu de l'accident et les voitures de secours, il y a la zone de l'émeute : bilan, vingt minutes de blocage des secours qui seront fatales à Sabah. Sous le choc, la communauté, se rassemble en pleurs autour de celle qui a été la victime de cela même qu'elle pourfendait : la violence stérile. Sabah prend figure de martyre : les liens de la communauté se tissent autour de son "sacrifice".

A ce stade, le spectateur est englué dans cette émotion qui joue de la violence et du sacré, non sans l'ancrer sur la culpabilité. Le paradigme, religieux, semble régir les lois de cette communauté qui ne peut dépasser l'agglutination de l'émeute que par l'expérience commune du recueillement devant le martyr.

Troisième acte : où se révèle que, ce scénario, dont l'émotion ambivalente a contaminé le spectateur, n'était que la manipulation d'une fiction. Sabah n'est pas morte. Le projet de film interrompu, faute de subvention : lui aussi, une fiction. Mais se découvre, en revanche, la vraie histoire de ce film qui s'est ancré sur cette fiction critique pour déjouer les pièges, tant des dispositifs sociaux de l'exclusion que de la manipulation, spectaculaire, de l'émotion. La vraie histoire, c'est celle de ce projet de film qui, lui, aboutit. Il a choisi le parti pris d'une vraie création esthétique, jouant de l'espace virtuel de la fiction comme d'un contre-pouvoir aux images médiatiques des banlieues, pour que pointe enfin, de la culture urbaine, ce qui s'y joue, à l'écart des émeutes, dans des logiques de création artistique où l'on déconstruit les pièges de l'émotion spectaculaire, fût-ce celle du martyr.

Ce dont témoigne ce film, une fois décrypté l'effet en retour de ce dénouement critique qui rend sa capacité de distanciation au spectateur, c'est le chemin qui conduit de l'émeute à l'émotion esthétique. En français, un des premiers sens du mot émotion était, précisément, "émeute" 68, cette "agitation populaire qui précède une sédition, et quelquefois la sédition elle-même" 69.

Le film de Farid Lozès, "Sabah", c'est précisément le chemin de l'"émotion-émeute" à "l'émotion esthétique", lorsque celle-ci devient la chose partagée de l'expérience d'une communauté et qu'elle s'ouvre aux autres.

S'y découvre la puissance de l'expérience esthétique à tisser du lien social dans la mise en œuvre d'un projet artistique. Au recouvrement des cultures urbaines par la saturation du spectacle médiatique qui prétend tenir lieu d'espace public, s'y oppose un espace d'images expérientielles partagées qui s'ouvre à la puissance virtuelle de la fiction pour décaper le réel de sa glu spectaculaire.

Ce film est issu de la rencontre positive entre des jeunes franciliens et un réalisateur qui a fait naître, dans le plaisir, quelque chose de nouveau qui métamorphose le réel. Plaisir et expertise critique conjugués y fondent l'expérience d'une œuvre dont la dynamique de partage permet à d'autres ouvertures de se créer. Plaisir en forme de contre expertise qui congédie les leurres de ce qui tient lieu de "commun" : l'agglutination de la violence stérile de l'émeute ou le repliement identitaire religieux de la communauté autour de ses martyres.

En filigrane, ce message, adressé en pointillé comme un avertissement aux médias : on ne fonde pas un monde commun sur la mise en spectacle de la violence ou du sacrifice. Mais le message n'a pas été suffisamment décrypté, y compris par les journalistes qui ont fait un effort de dialogue. Dans son entretien avec le réalisateur du film, Arlette Chabot, en toute bonne foi, rappelle le modus operandi de sa profession : ""Vous savez ce que sont les journalistes, c'est à dire qu'on va toujours quelque part quand ça va pas/.../On est toujours allé en banlieue parce que la banlieue c'est là où se passent des choses, des violences etc.., on n'y va jamais autrement. 70" Des liens qui se tissent dans des démarches de création, du plaisir partagé qui fonde une expérience commune : hors champ de cet espace médiatique qui, tel un nouveau Moloch, exige sa part de sacrifice pour se repaître de chair humaine.

Sabah, conçu et réalisé bien avant les émeutes qui se sont répandues en France en novembre 2005, mais diffusé très discrètement un mois après, n'a pas pu mener alors son travail de prévention ni suffi à en opérer la catharsis 71. Mais, trois ans après, la culture du partage des images sur les réseaux électroniques propage le bouche à oreille et ouvre un autre horizon du "commun" aux spectateurs dont Sabah décille le regard saturé par l'amalgame médiatique entre violence et cultures urbaines. La polémique autour de la vidéo "Justice -Stress" réalisée par Romain Gavras témoigne que cet amalgame ne va plus de soi 72, non plus que réduire l'émotion cinématographique au traitement de ce matériau brut que serait la violence urbaine, censément "esthétisé" en "diamant", sous couvert qu'un réalisateur y appose sa griffe.

La diffusion internationale du parkour : le rôle des vidéos en réseau.

Même si la diffusion partagée des images sur Daily Motion ou You Tube reste encore très marquée par ce code de la violence-spectacle, ce paradigme dominant commence à se fissurer et laisse filtrer, dans les réseaux, le flux de nouvelles images expérientielles qui visent à partager, non plus la puissance séparatrice 73 de l'"im-monde" spectaculaire, mais l'ébauche de micro mondes communs fondés sur l'expérience d'un plaisir libre.

Au spectaculaire qui livre en pâture des corps coupés de leur expérience, s'opposent des vidéos qui tentent de faire partager le nouveau regard sur la ville que posent les traceurs dans la pratique de ce nouvel "art du déplacement" baptisé "parkour" 74.

Ce terme fait écho à la culture du parcours qui, des hypertextes à Internet, a permis le passage des citoyens-spectateurs à la génération des interacteurs explorant l'espace public virtuel des réseaux par un jeu de déambulations ouvert à des choix multiples.

Mais cette dénomination fait également signe du côté de la parenté qui lie, de façon indissociable, la dimension de l'expérience à celle du parcours, cristallisée par la notion benjaminienne d'"Erfarhrung" 75. Les traceurs recroisent la démarche de W. Benjamin, soit réveiller le sens littéral de l'expérience comme parcours et l'explorer comme déambulation à travers un paysage urbain. S'ils préfèrent échapper aux chemins préformatés par une course trépidante plutôt que par la cadence benjaminienne du flâneur, ils retrouvent la capacité à sortir des posture standardisées transformant l'habitant des grandes villes en "automate", dépossédé de son corps autant que de l'expérience qu'il permet 76.

Réapprendre à être son corps pour être dans sa ville au lieu de se contenter d'y jouer les figurants d'un dispositif préformaté par le mobilier urbain guidant la foule grégaire dans des défilements standardisés. L'enjeu du parkour, c'est d'abord de réinventer la ville en trois dimensions. Les traceurs rebondissent de trottoirs en façades, de toits en parapets, dans un mouvement fluide et rapide qui ne nourrit des obstacles 77 du mobilier urbain comme d'autant de tremplins pour frayer un chemin. S'y retrouvent d'anciens pratiquants des arts martiaux, du skate, de l'acrostreet. La déambulation dans l'espace public urbain y devient un art de glisse et de sauts ouvert aux figures de style où le design du mouvement prouve son efficace par son élégance. Le rapport à la cité n'y est plus celui d'un déplacement linéaire au ras de la chaussée mais l'exploration d'un territoire qui s'arpente, s'escalade, s'éprouve dans ses vides traversés par le saut autant que dans ses formes pleines qui, d'obstacles, se transforment en occasion de rebonds. Avant même que le territoire ne devienne un monde commun possible, encore faut-il qu'il puisse être appréhendé comme un monde à explorer par la dynamique expérientielle d'un parcours.

C'est dans cette nouvelle pratique culturelle initiée à Lisses que des centaines de jeunes franciliens ont réinvesti leur territoire local non sans le subvertir par la culture endogène qu'ils ont contribué à y développer. Cependant, l'enracinement dans un territoire local n'y est pas un repli identitaire mais s'y articule avec des communautés transfrontières où s'ébauche les contours d'un monde commun à échelle du citoyen du monde. Cette ouverture internationale s'opère par des blogs et par les vidéos des pratiquants diffusées sur Internet en tant qu'espace d'images expérientielles partagées. Les traceurs savent utiliser Internet comme un espace public virtuel international ouvert au partage des expériences singulières. Cette mise en commun de l'expérience y est celle de communautés d'acteurs qui confrontent leurs jugements de pratiquants dans un espace public virtuel délibératif à échelle internationale. Bien au delà de Lisses, la culture du parkour s'est en effet propagée en quelques années dans de très nombreux pays grâce aux nombreuses vidéos diffusées sur You Tube et Daily Motion. Les pratiquants du parkour, du "free run" ou du "free move", pour avoir réinventé une nouvelle façon d'investir l'espace de leur cité, n'en sont pas moins conscients qu'ils sont "citoyens du monde", par ce lien privilégié qui les lie à une communauté internationale. Les débats des blogs consacrés à ces nouveaux arts urbains du déplacement s'y prolongent parfois par des rencontres physiques.

Dans cette banlieue francilienne où les Français continuent, sous l'influence de leurs médias, à ne voir qu'une zone désertée par la culture et incapable de produire autre chose qu'un repliement identitaire en lieu et place d'un lien social, Lisses et Evry font figure, aux yeux de milliers d'étrangers, de capitale culturelle internationale du parkour où les traceurs du monde entier viennent en "pèlerinage" pour voir la fameuse ""Dame du Lac 78" qu'ont escaladée les premiers traceurs franciliens.



3.2. Le parkour : une expérience privilégiée de la liberté comme plaisir à l'écart de la règle.

Si les vidéos qui ont contribué à la notoriété internationale de ce nouvel art du déplacement ne sont pas toutes exemptes d'effets spectaculaires ou d'héroïsation des pratiquants, elles déjouent à tout le moins le modèle médiatique dominant qui réduit les jeunes des banlieues à n'être que les anti-héros de la violence. L'émeute a fait place à l'émotion esthétique du mouvement des corps dans l'expérience d'un plaisir libre. L'impératif catégorique des mass médias (montrer, seulement, ce qui va mal, ce qui explose dans la violence) est congédié. Ce qui est digne d'être filmé, les images qui valent d'êtres partagées et, pourquoi pas, de nourrir un nouvel art du spectacle, ce ne sont plus les images de la violence censées porter le blason identitaire des cultures urbaines. Ce qui mérite qu'on "se bouge" pour le filmer, avec amour, pour l'exposer dans un espace virtuel international commun, ce sont des images où la culture urbaine se réinvente par la pratique d'un art sans règles où s'éprouve un plaisir libre décuplé d'être partagé.

Une nouvelle articulation entre espace réel et virtuel

Cette pratique de la culture urbaine a généré des relations nouvelles entre espace réel et espace virtuel. Non seulement l'espace virtuel public international d'Internet y prolonge l'espace public réel de la ville, mais il y a des passerelles entre les modes de déplacement dans les architectures réelles et virtuelles. "Beaucoup de jeux vidéos se mettent à utiliser les mouvements des traceurs 79". Mais, le phénomène le plus marquant, c'est le passage, pour cette génération de "kids" marquée par les jeux vidéos, de l'espace virtuel à l'espace réel. Loin de se suffire des sauts et autres déambulations trépidantes dans ces architectures virtuelles en 3D, ils ont osé le passage à l'acte de ces mouvements dans l'espace réel urbain.

A telle enseigne qu'on peut se demander si la catharsis, que pointait W. Benjamin, ne s'est pas inversée. Alors que Benjamin voyait dans l'espace virtuel des "images-choc" du cinéma une catharsis face aux différents chocs auxquels la société taylorisée soumettait le sensorium humain 80, on peut se demander si la génération des traceurs ne trouve pas, dans l'espace réel de la ville, une catharsis aux courses poursuites vécues dans l'espace virtuel des jeux vidéos qui leur a tenu lieu, pendant l'enfance, de "monde réel".

Cependant, l'espace urbain réel se "virtualise" par la capacité de l'imagination à le transformer en un vaste espace de jeu. Les "free runners" insistent sur la liberté de mouvement qui leur permet de sortir des chemins standardisés et de réinventer la ville en trois dimensions, comme un terrain de jeu où l'imagination anticipe leurs sauts dont le passage à l'acte s'apparente davantage à la liberté d'un vol.

L'accès à la liberté comme plaisir : la voie kantienne privilégiée.

Si l'on devait ne retenir qu'une chose parmi les apports fondamentaux du parkour, c'est sa capacité à avoir réinscrit la liberté comme un plaisir du corps au sein de l'espace public urbain. La chose commune de la communauté internationale des traceurs, ce n'est ni l'émeute, ni le sacrifice, c'est l'expérience partagée d'un plaisir libre.

Qu'est-ce que c'est que ce plaisir libre dont le jugement esthétique kantien nous fait une "promesse" implicite, comme s'il valait, à lui seul, tout ce cheminement nécessaire à se déprendre de ses idiosyncrasies sous couvert d'échapper à nos addiction ? Est-ce que ce n'est pas payer trop cher le prix de notre liberté ? Les sujets contemporains doutent. Ne vaut-il pas mieux renoncer, dans un même geste, à l'universalité et à la liberté, et profiter de nos plaisirs, forcément aliénés, plutôt que de poursuivre le mirage de ce plaisir libre au prix de sacrifices insensés ? Veut-on vraiment être libre ? Le sujet contemporain, du sein de ses addictions chevillées à chacune de ses idiosyncrasies identifiées comme autant de "niches" dans la cartographie du marketing, ne veut pas de cette liberté accessible au prix d'un trop grand sacrifice.

Cependant, la liberté dont parle Kant dans le jugement esthétique n'est pas cette chose obtenue à coups de renoncements et de sacrifices. Et celle qui en a peut-être eu l'intuition, dans les dernières phrases de sa dernière œuvre, inachevée, c'est Hannah Arendt : encore elle, toujours elle. Car que nous dit H. Arendt suite à ce cheminement de pensée qui n'a cessé de l'obséder depuis qu'elle a dû, comme tous ses contemporains, faire face à l'horreur de la shoah, à l'horreur de ces hommes qui, sur le banc des accusés, n'ont opposé comme argument que le rappel qu'ils s'étaient contentés d'obéir à des ordres, de se conformer à des lois ? A la recherche du dernier rempart qui pourrait éviter ça, chez l'homme, Arendt revisite, avec Socrate, l'activité dialogique de la pensée qui permet, ne serait-ce que de ne pas "agir" quand tant d'autres calquent leurs actions selon les mots d'ordres atrocement fragmentés de la division cynique des tâches qui a concouru à la shoah. H. Arendt est à la recherche du "juste" qui échapperait, par sa liberté manifestée dans son activité de penser, à cette robotisation des hommes prêts à conformer leurs actions à toute loi, quelle qu'elle soit, sans examen, parce que c'est la loi, plutôt que de risquer que leur liberté n'entre en conflit avec cette posture de la facilité où il n'est que d'obéir. Mais H. Arendt désespère. Lucide, elle constate que notre volonté ne penche pas, pour l'essentiel, du côté de la liberté. Et si tel est son bilan, c'est qu'elle constate que la liberté est vécue, par l'humanité, comme un paradoxe :

"Ce sont là des raisons suffisantes pour se détourner avec désespoir du domaine des affaires humaines et pour dédaigner la faculté de liberté qui, en produisant le réseau des relations humaines, en empêtre apparemment si bien le producteur que ce dernier semble subir ce qu'il fait, en être la victime beaucoup plus que l'auteur et l'agent 81".

En naissant, nous serions tous "condamnés" à la liberté. Le lot commun de la liberté, parce qu'il est indissociable du sentiment de la responsabilité, nous serait un fardeau, insupportable. Voilà ce que touche du doigt H. Arendt après une vie entière de philosophe consacrée à la liberté. Arendt butte sur cette impasse. Mais alors qu'elle voit l'horizon de la liberté se refermer, elle entrevoit, en une intuition fulgurante, la réponse qu'a donnée Kant, qui permet de frayer, à nouveau, cet horizon :

"Je me rends bien compte que ce raisonnement, même sous sa forme augustinienne, est loin d'être clair, qu'il paraît tout juste dire que nous sommes condamnés à la liberté du fait de notre naissance, que nous aimions la liberté ou ayons en horreur son caractère arbitraire, qu'elle nous "satisfasse" ou que nous choisissions d'échapper à la responsabilité effrayante qu'elle implique en adoptant une forme quelconque de fatalisme. Cette impasse, si c'en est une, ne peut-être dégagée qu'en faisant appel à une autre faculté mentale, aussi mystérieuse que la faculté de commencement, celle de Jugement, dont l'analyse devrait au moins nous révéler ce qui est en jeu dans nos plaisirs et nos déplaisirs 82".

L'interprétation de cette dernière phrase de Arendt qu'elle nous lègue comme un "testament" énigmatique reste ouverte. Arendt ne dit pas, explicitement, ce qui, dans la faculté de juger, serait de nature à "dégager" cette impasse de la liberté. Mais une des lectures possibles, en partie pointée par Ronald Beiner 83, pourrait être la suivante : l'apport singulier le plus radical du jugement esthétique kantien, ce ne serait pas d'être la x-ième tentative philosophique de valoriser la relation de l'homme à la liberté, ce serait de pointer un accès possible à la liberté, pour tout homme, par l'expérience d'un plaisir.

Ce qu'apporterait Kant de plus fondamental, qui réouvre l'horizon de la liberté, c'est de pointer que, dans le jugement esthétique, la liberté n'est plus un fardeau, elle est l'expérience d'un plaisir. Là où l'accès des hommes à la liberté par la volonté butte sur une impasse, Kant nous pointe le chemin du jugement esthétique où l'homme, parce qu'il ne se positionne plus comme sujet d'un vouloir au service de son désir, rencontre la liberté comme un plaisir.

Ce plaisir libre serait, en outre, universellement communicable, et comme tel, il serait potentiellement un plaisir accru d'être partagé.

On n'a pas assez commenté cet apport absolument fondamental de Kant. La liberté, ce n'est plus une affaire de devoir moral, une affaire de Bien qui vaudrait toutes les peines, tous les "sacrifices", tous les renoncements. La Liberté, c'est un plaisir!

La liberté reste vaine tant qu'on la considère comme une suite d'obstacles à dépasser, par toute une série d'épreuves et de sacrifices. Ce qui s'ébauche, en revanche, dans le parkour, c'est un monde commun où chaque obstacle est un chemin potentiel où le sujet trace sa voie à la rencontre de la liberté qui s'y éprouve comme un plaisir.

Un jeu libre sans règle ressortissant à la faculté réfléchissante.

Restent les limites du monde que s'inventent les traceurs comme un terrain de jeu. Dès lors que ces "kids" sont soumis, en tant qu'adultes, aux contraintes du dispositif social, les chemins qu'ils avaient ouverts se murent parfois et font écran au principe du plaisir partagé, sous couvert de mieux s'adapter au principe de réalité.

Au jeu, sans règle prédéfinie, qui se vivait, toujours, comme un cas singulier ouvert à l'imprévisible, succède l'espace autorisé de la figure morale ou rationnelle de la Loi. La liberté n'est plus un plaisir. Elle devient une résistance de plus en plus lourde qu'on n'a de cesse de troquer contre les addictions, douces ou dures, des marchands de pub qui font pleuvoir le rêve comme le sable sur les paupières.

L'avenir des traceurs nous dira ce qu'il reste de la mémoire de ce jeu dont leur corps gardera, peut-être, la liberté, malgré la puissance des dispositifs toujours prêts à la juguler.

Ce plaisir libre, au delà des frontières qu'il met en question entre pratiques culturelles sportives et artistiques, se joue dans l'entre deux entre art et jeu. Pour autant, le jeu ne s'y réduit pas à la modalité ludique d'un divertissement qui serait trop "léger" pour prétendre se positionner à hauteur symbolique des rites ou de l'art.

Cette fonction symbolique forte qu'inscrit la pratique du parkour, en tant que jeu, tient au fait que c'est un jeu quasiment sans règles prédéfinies. L'appréhension d'un parkour par le traceur se vit toujours comme un cas singulier ouvert à l'imprévisible et c'est pourquoi c'est une activité libre. C'est à ce titre qu'on peut y déchiffrer une pratique qui s'inscrit dans la dimension de la faculté réfléchissante où la liberté s'éprouve à l'écart de l'empire des règles connues. On y retrouve la capacité mentale que cette pratique développe chez les traceurs à appréhender à chaque fois le même espace, prétendument connu, sous un angle nouveau, permettant d'y faire de nouvelles découvertes. Le pratiquant du parkour, à la recherche d'un nouveau tracé dans un espace déjà connu, mobilise sa faculté de jugement quant à la faisabilité de ce nouveau tracé qu'il évalue en mettant en œuvre ses facultés d'imagination et d'entendement pour appréhender le réel comme une forme imageante en y projetant la trace de son inscription subjective.

Loin d'être esclave des perceptions immédiates et de subir l'attraction de la disposition des objets réels, il opère un processus de discernement qui "intellectualise" ses perceptions par la médiation de l'imagination et qui lui permet d'accorder sa faveur à ce nouveau tracé qui redonne une nouvelle forme à cet espace.

Plus encore que dans l'élégance ou le style de tel ou tel mouvement, c'est dans ce type de jugement, impliquant une évaluation mentale fondée sur l'activité libre de l'imagination, que le parkour ressortit à la faculté réfléchissante esthétique.

Au delà de Kant : repenser le monde commun à partir d'une esthétique de la déambulation.

Cette relation à l'espace-temps, qui s'opère par la médiation d'une forme, ressortit bien à l'expérience esthétique. Mais elle opère, par rapport à l'expérience du jugement esthétique kantien, un déplacement, en ce sens qu'elle ne relève plus d'une simple contemplation mais qu'elle appréhende cet espace formel d'image sous le mode dynamique d'une projection de déplacement exploratoire.

Le tracé actif du regard tend à s'y actualiser comme tracé exploratoire du corps tout entier. Non seulement le regard n'est plus une opération passive de réception contemplative, il opère une déambulation mentale dans cet espace d'image. Mais le corps se projette par anticipation dans le tracé ouvert par la déambulation du regard.

En d'autres termes, on passe du paradigme d'une esthétique fondée sur la contemplation au nouveau paradigme d'une esthétique de la déambulation.

Or, comme l'a bien montré W. Benjamin, le dépassement de la contemplation ne réduit pas la distance critique mais, au contraire, l'exacerbe. Pour éviter que la contemplation ne soit une posture passive soumise à l'attraction de l'objet, Kant est obligé de concevoir tout un appareil de distanciation extrêmement contraignant. En revanche, Benjamin propose comme émancipation du risque d'immersion dans l'image que constitue la contemplation ce contre-pouvoir qu'offre la relation à l'architecture, précisément en tant qu'elle a partie liée avec la pratique de la déambulation génératrice d'une distance critique. Cette distance critique opère non seulement par l'interaction qu'elle met en jeu entre le tactile et le visuel mais également par la dimension collective qu'induit la représentation de l'espace commun ouvert par l'architecture 84.

Cet horizon, en deçà de Benjamin, c'est celui de la philosophie péripatéticienne d'Aristote, où la pensée parce qu'elle s'opère, non pas dans l'immobilité contemplative, mais dans la dynamique de la déambulation, ne s'opère plus dans la coupure d'avec le corps. Elle relève, précisément, de la dynamique non dualiste de l'expérience dont la modalité privilégiée s'éprouve sous le mode du parcours.

Au delà des particularités de sa pratique, ce que nous donne à penser le parkour, c'est un approfondissement des capacités privilégiés d'une esthétique de la déambulation à refonder un monde commun sur une activité où se combine la distance critique de l'expertise et le plaisir libre 85.



Notes

1 Le colloque "Artmedia X" a été co-organisé en décembre 2008 par Fred Forest et Mario Costa, les deux co-signataires du Manifeste "Esthétique de la communication". A partir de la suggestion de la thématique générale Esthétique et Ethique, ils ont choisi de laisser aux conférenciers de ce colloque une totale liberté dans le choix de leurs interventions.

2 cf. Pierre Restany, "De l'art sociologique à l'esthétique de la communication, un humanisme de masse", in Fred Forest, 100 Actions /Art sociologique, Esthétique de la Communication, Z'Editions, 1995, p. 55 : "Le passage de l'art sociologique à l'esthétique de la communication, qui se concrétisera chez Fred Forest vers les années 1983, pose la barre de la réflexion à un niveau supérieur. Je dis bien supérieur parce qu'il n'y a aucune fracture, il n'y a aucune rupture dans l'évolution de la pensée de Fred Forest, mais seulement une suite logique, une adaptation fondamentale à la communication qui, d'une part se caractérise dans les années 80 comme un moyen d'investigation du réel de plus en plus complexe et de plus en plus fluide et aussi comme un territoire de plus en plus sensible à l'humain dans le social. Quand Fred Forest parle d'esthétique de la communication, il en parle dans un sens qui est certainement aussi moral qu'esthétique, et en fait il pose le problème d'une véritable morale, c'est à dire d'une philosophie de l'action qui serait conçue en termes esthétiques."

3 cf. Préface de Pierre Restany, Paris, le 18 décembre 1999 (http://www.fredforest.org/proces/Mac/Word4/1-Preface.doc) : "Le glissement de terrain conceptuel chez Fred s'est produit encore une fois sans fracture, dans la fluidité évolutive des structures de la communication télématique. Art sociologique, esthétique de la communication et aujourd'hui anthropologie postindustrielle, la pensée morale de Fred Forest évolue en parfait synchronisme avec l'extension planétaire des réseaux télématiques de la culture globale : l'anthropologue et l'artiste, la main dans la main."

4 cf. notamment la performance artistique de Fred Forest le "territoire du mètre carré" (in Fred Forest, 100 Actions /Art sociologique, Esthétique de la Communication, Z'Editions, 1995) dont il a rejoué la démarche, non sans la déclarer, dans l'espace virtuel d'Internet (http://www.monaco.mc/exhib/territories/0.html)

5 cf. notamment l'installation de Fred Forest "Les robinets planétaires" (Machines à communiquer, Cité des Sciences et de l'Industrie, Paris, 25 octobre /12 juillet 1992) et son dispositif "Les miradors de la paix" (in Fred Forest, 100 Actions /Art sociologique, Esthétique de la Communication, op. cit., pp. 184, 186)

6 cf. H. Arendt, "Conférences sur la philosophie politique de Kant", in Juger, Le Seuil, coll. "points", 1991, p. 32.

7 Ibid., p. 34.

8 cf. le commentaire de la conception kantienne in Hegel, Cours d'Esthétique I, Aubier, 1995, p. 83 : ""Troisièmement, le beau a selon Kant la forme de la finalité pour autant que la finalité est perçue dans la représentation d'une fin./.../Dans la finalité finie, fin et moyen restent extérieurs l'un à l'autre, dès lors que la fin ne se trouve pas dans une relation intérieure essentielle au matériau de sa mise en œuvre. Dans ce cas la représentation de la fin se distingue pour elle-même de l'objet où la fin apparaît comme réalisée. Or le beau existe au contraire comme final en lui-même, sans que le moyen et la fin se présentent comme des côtés distincts. La fin des parties, des membres de l'organisme par exemple, est cette même vie qui existe comme effective dans les membres eux-mêmes; une fois détachés, ils cessent d'être des membres. Car dans le vivant la fin et le support matériel de la fin sont si immédiatement unis que l'existence est uniquement pour autant que sa fin lui est inhérente. Envisagé sous cet aspect, le beau ne doit pas porter en soi la finalité comme une forme extérieure, mais, au contraire, la correspondance finale entre l'intérieur et l'extérieur doit être la nature immanente du bel objet".

9 cf. Kant, "Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique", 8° proposition, p. 42 (cité in H. Arendt, Juger, op. cit., p.77) : "l'espoir qu'après maintes révolutions et maints changements, finalement, ce qui est le dessein suprême de la nature, un Etat cosmopolitique universel, arrivera un jour à s'établir : foyer où se développeront toutes les dispositions primitives de l'espèce humaine".

10 Kant, "I. Analytique du sublime, 40", "Le goût est une sorte de sensus communis", in Critique de la Faculté de Juger, in Œuvres philosophiques II, "Bibliothèque de La Pléiade", NRF/Gallimard, 1985, pp 1073-1074 : "Les maximes suivantes du sens commun /.../peuvent/.../ être utiles à l'explication du principe de cette critique. Voici quelles sont ces maximes :

1. penser par soi-même;

2. penser en se mettant à la place de tout autre être humain;

3. penser toujours en accord avec soi-même.

La première est la maxime de la pensée sans préjugé, la deuxième celle de la pensée ouverte, la troisième celle de la pensée conséquente.

La première est la maxime d'une raison qui n'est jamais passive. Le préjugé est la tendance à la passivité /.../c'est la superstition. L'Aufklärung, c'est se libérer de la superstition/.../

En ce qui concerne la deuxième maxime /.../c'est ce qui révèle l'ouverture d'esprit d'un homme /.../lorsqu'il réfléchit sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut déterminer qu'en se mettant à la place des autres).

La troisième maxime, celle de la pensée conséquente /.../on ne peut y parvenir qu'en liant les deux premières et après les avoir pratiquées assez souvent pour en avoir acquis la maîtrise".

11 cf. H. Arendt, Juger, op. cit., p. 72.

12 Ibid., p. 72 : "Je dois vous mettre en garde contre un malentendu très courant et dans lequel on risque de tomber facilement. Le "truc" du penser critique ne réside pas dans une empathie démesurément étendue grâce à laquelle on pourrait savoir ce qui se passe vraiment dans l'esprit de tous les autres. Penser conformément à la compréhension que Kant a des Lumières signifie Selbstdenke , penser par soi- même, "qui est la maxime d'une action qui n'est jamais passive. On appelle préjugé la tendance à la passivité", et les Lumières signifient tout affranchissement à l'égard des préjugés. Admettre ce qui se passe dans l'esprit de ceux dont le point de vue (c'est à dire le lieu où ils se tiennent, les conditions auxquelles ils sont soumis, qui varient toujours d'un individu à l'autre, d'une classe ou d'un groupe comparés à un autre) n'est pas le mien, reviendrait à accepter passivement leur pensée, autrement dit, à échanger leurs préjugés contre les miens. "La pensée élargie" provient d'abord de ce que l'on fait abstraction des bornes qui, de manière contingente, sont propres à notre faculté de juger".

13 cf. Kant, "Fondements de la métaphysique des moeurs", in Œuvres philosophiques II, op. cit.," Ceux qui ont toujours devant leurs yeux leur moi bien-aimé, unique objet de leurs efforts, et pour qui l'intérêt personnel est comme un axe autour duquel ils voudraient tout faire tourner, ceux-là sont les plus nombreux".

14 cf. Kant, Critique de la Faculté de Juger, "I. Analytique du beau, 6", op. cit., p. 967.

15 cf. Kant, Critique de la Faculté de Juger, "I. Analytique du sublime, 41", op. cit., p. 1077.

16 cf. Kant, Critique de la Faculté de Juger, "I. Analytique du beau, 5", op. cit., p. 966.

17 cf. Kant, Critique de la Faculté de Juger, op. cit., :

- "VIII De l'esthétique Du pouvoir appréciatif de juger", pp. 875 - 881.

- "XI Introduction encyclopédique de la critique de la faculté de juger dans le système de la critique de la raison pure", p. 906, 908 : "c'est une faculté de juger que l'on qualifie d'esthétique, parce qu'elle ne rapporte pas la représentation d'un objet aux concepts, ni par conséquent le jugement à la connaissance (parce qu'elle n'est aucunement déterminante, mais seulement réfléchissante) /.../il ne faudra donc nécessairement tenir pour la faculté de juger esthétique, comme pouvoir particulier, aucune autre faculté que la faculté de juger réfléchissante"".

18 cf. Kant, Critique de la Faculté de Juger, "IV De la faculté de juger en tant que faculté légiférante "a priori"", op. cit., p. 933 : "Si l'universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger, qui subsume le particulier sous l'universel, est déterminante /../. Mais si seul le particulier est donné, pour lequel la faculté de juger doit trouver l'universel, alors la faculté de juger est simplement réfléchissante."

19 cf. Mario Costa, Le sublime technologique, IDERIVE, 1994, p. 25 : "Les technologies numériques /.../ inaugurent une nouvelle ère esthétique : l'ère du sublime technologique. Dans celle-ci, la tâche qui incombe aux artistes n'est pas tant l'extériorisation de leur subjectivité que le développement de cette extraordinaire ère nouvelle déterminée par la "satisfaction" "de la faculté de juger esthétique réfléchissante", expression par laquelle (entre autres) Kant définit le sublime*. (* cf. Kant, Critique de la Faculté de Juger, "I. Analytique du sublime, 24", op. cit., p. 1013 : "En effet, dans la mesure où elle est jugement de la faculté de juger esthétique réfléchissante, la satisfaction procurée par le sublime, comme celle que procure le beau, doit être universellement valable du point de vue de la quantité, désintéressée du point de vue de la qualité")

20 cf. H. Arendt, Juger, op. cit., pp. 160-161 :"Par exemple, il a été difficile à ceux qui étaient accoutumés à la brutalité ordinaire [...]des régimes despotiques et des dictatures, de reconnaître dans le totalitarisme du XXème siècle quelque chose de radicalement nouveau. Discerner ce à quoi nous sommes habitués de ce qui est vraiment inédit et différent requiert une qualité particulière de jugement. Ceux qui ont du goût, qui distinguent dans les choses le beau du laid, le bien du mal risqueront moins d'être pris au dépourvu en temps de crise politique. Selon Arendt, /.../la démarche critique du penser se défait de l'emprise des /.../préceptes généraux rigides et donne ainsi au jugement la liberté de s'exercer dans un espace ouvert à la distinction et au discernement moral ou esthétique".

21 cf. H. Arendt, Responsabilité et jugement, Payot, 2005, p. 263 : "Plus typique hélas est l'avocat (et ex aide de camp à l'arrière du front Est) Emil Finnberg, qui cite encore Himmler en l'approuvant et annonce non sans orgueil : "Pour moi un ordre du Führer était la loi."

22 cf. Kant, Critique de la Faculté de Juger, "& 41 L'intérêt empirique du beau", op. cit., p. 1077 : "Cet intérêt indirect pour le beau, où intervient la médiation d'un penchant pour la société, cet intérêt empirique donc est pour nous tout à fait négligeable, car nous avons à nous concentrer uniquement sur ce qui peut-être en relation, ne fût-ce qu'indirectement, avec le jugement de goût a priori. En effet, si dans cette forme nous devions découvrir un intérêt qui lui soit lié, le goût nous révèlerait que notre faculté de juger peut passer de la jouissance sensible au sentiment moral; non seulement ce serait pour nous une meilleure voie que de doter ainsi le goût d'une activité conforme à une fin, mais on pourrait aussi présenter comme tel un maillon central de la chaîne des facultés humaines a priori, facultés dont toute législation dépend nécessairement".

23 Ibid., p. 1076 : "Le beau ne suscite un intérêt d'ordre empirique que dans la société, et si l'on accorde que l'instinct qui le pousse à former une société est naturel chez l'homme, mais que l'on considère l'aptitude à y vivre et le penchant pour elle, c'est à dire la sociabilité, comme une nécessité propre à l'homme en tant que créature destinée à vivre en société, donc comme une caractéristique de l'humanité, on ne manquera pas également de considérer le goût comme la faculté de juger de tout ce qui nous permet de communiquer à tout autre homme jusqu'à notre sentiment, donc comme un moyen de réaliser ce qu'exige le penchant naturel de tout homme".

24 cf. Kant, "De la critique de la faculté de juger comme moyen de liaison des deux parties de la philosophie en un tout", in "Critique de la faculté de juger", op. cit., p. 930.

25 cf. Kant, Critique de la Faculté de Juger, "& 41 L'intérêt empirique du beau", op. cit., p. 1077 : "Cet intérêt indirect pour le beau, où intervient la médiation d'un penchant pour la société, cet intérêt empirique donc est pour nous tout à fait négligeable, car nous avons à nous concentrer uniquement sur ce qui peut-être en relation, ne fût -ce qu'indirectement, avec le jugement de goût a priori. En effet, si dans cette forme nous devions découvrir un intérêt qui lui soit lié, le goût nous révèlerait que notre faculté de juger peut passer de la jouissance sensible au sentiment moral; non seulement ce serait pour nous une meilleure voie que de doter ainsi le goût d'une activité conforme à une fin, mais on pourrait aussi présenter comme tel un maillon central de la chaîne des facultés humaines a priori, facultés dont toute législation dépend nécessairement".

26 cf. Kant, "L'intérêt empirique du beau", & 41 "Critique de la faculté de juger", op. cit., p. 1076.

27 Ibid., p. 1076.

28 Ibid., p. 1077.

29 Kant, "Comparaison des trois sortes /.../de satisfaction", & 5, in Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 966. "On peut dire que parmi les 3 sortes de satisfaction,celle du goût pour le beau est la seule et unique qui soit une satisfaction désintéressée et libre; car aucun intérêt, ni l'intérêt des sens ni l'intérêt de la raison, n'oblige à donner son approbation./...Car la FAVEUR est la seule satisfaction libre. Un objet d'inclination ou un objet qu'une loi de la raison nous impose de désirer ne nous laissent pas la liberté de faire de ce que nous voulons un objet de plaisir pour nous même. Tout intérêt suppose un besoin ou bien il en produit un et, en tant que principe déterminant de l'approbation, il ne laisse plus le jugement sur l'objet être libre".

30 cf. Kant, "L'intérêt empirique du beau", & 41 "Critique de la faculté de juger", op. cit., p. 1078.

31 cf. Kant, "L'intérêt intellectuel pour le beau". &42 "Critique de la faculté de juger", op. cit. , p. 1079.

32 Ibid., p. 1079 : Pour éviter toute confusion à ce titre, il prend soin de préciser "il ne faut pas perdre de vue qu'ici je parle seulement des belles formes de la nature, et que j'écarte les attraits, qui d'ordinaire y sont si liés, parce que l'intérêt pour eux est sans doute lui aussi immédiat, mais il reste empirique."

33 Un des apports essentiels de la Critique de la faculté de juger de Kant, qui est resté fort peu commenté dans les débats français, concerne la possibilité de fonder l'intérêt moral sur la liberté. Ce point crucial apparaît cependant dans un passage unanimement jugé difficile, voire "obscur" (cf. Brian Sawyer, "Beauty as the Symbol for Morality : Moral Feeling in Kant's Aesthetic Judgement and Practical Reason", in The Grape Press, 2004), ce qui n'a pas empêché la critique anglo-saxonne d'en mettre en débat les différentes interprétations possibles tant elle en a perçu, à juste titre, l'enjeu fondamental. Cependant, ni Sawyer ni Johnson ne pointent l'importance de cette "restriction" de Kant, essentielle à sa démonstration.

34cf. Kant, "L'intérêt intellectuel pour le beau". &42 "Critique de la faculté de juger", op. cit., p. 1081.

35 Ibid., pp. 1081-1082.

36 Ibid., p. 1081 : "Or, premièrement, cet intérêt immédiat pour la beauté de la nature n'est vraiment pas commun, mais propre uniquement à ceux dont la manière de penser est soit déjà formée en vue du bien, soit particulièrement réceptive à cette formation".

37 Ibid., p. 1079 : "J'affirme /.../ qu'un intérêt immédiat pour la beauté de la nature /.../est toujours caractéristique d'une âme bonne, et que, si cet intérêt est habituel, il révèle au moins un état d'âme favorable au sentiment moral lorsque l'intérêt s'applique volontiers à la contemplation de la nature."

38 cf. Pierre-Damien Huyghe, Du Commun /Philosophie pour la peinture et le cinéma, Editions Circé, 2002, pp. 9-10.

39 Ibid., p. 77 : "la particularité de l'expérience dite commune /.../est aussi bien, en un sens "privée", en tout cas privée d'une procédure instituée de la mise en commun, procédure qui donne ce que l'on nomme en général "le public".

40 Ibid., pp. 117-118 : "Le commun ne se passe pas là où il se trouve disposé -appelé, convoqué - à la manifestation : il n'est jamais authentiquement dans l'architecture de son propre manifeste original. A titre d'exemple pour cette architecture non du commun, mais de sa représentation en assemblée : les lieux de foule possible, les lieux d'audience, un stade par exemple. Malgré l'apparence la plus manifeste, le commun en fait se manque là : une stase s'opère, l'être en commun se trouve remplacé par un effet de programmation et de convocation, un être en commun manifeste se substitue au commun authentique".

41 Ibid., p. 118.

42 cf. H. Arendt, Juger, op. cit., p. 95.

43 Comme l'ont montré certaines approches des sciences cognitives, l'empathie a partie liée avec la capacité à envisager un autre point de vue que le sien, à passer "d'un référentiel égocentré à un référentiel allocentré : "Se mettre à la place de l'autre, adopter son point de vue, se transposer à son point zéro d'orientation, rien de tout cela n'a de sens si le sujet est incapable de troquer un système de référence centré sur lui-même contre un système centré hors de lui-même et notamment sur autrui" (cf. L'Empathie (ss la dir. de Alain Berthoz et Gérard Jorland), Editions Odile Jacob, 2004, p. 14)

44 Platon reconnaît à l'acteur (mimos en grec) la capacité par excellence de la mimesis :"Or se conformer à un autre, soit par la parole, soit par le geste, n'est-ce pas imiter celui auquel on se conforme ?" (cf. Platon, La République, livres I-III, Les Belles Lettres, coll. Budée, 1947, 393c; p. 103.). Mais c'est précisément pour cette capacité à "se mettre à la place de l'autre", en se dédoublant, que l'acteur est banni de la République : "il ne convient pas à notre gouvernement, parce que chez nous il n'y a pas d'homme double ni multiple, attendu que chacun n'y fait qu'une seule chose. /.../Il semble donc que si un homme habile à prendre toutes les formes et à tout imiter se présentait dans notre Etat /.../nous lui dirions qu'il n'y a pas d'homme comme lui dans notre Etat et qu'il ne peut y en avoir". (Ibid., 397 e, 398 a; pp. 109-110.)

45 cf. Kant, Conflit des facultés, deuxième section, II. 6 :p. 100-103 (cité in H. Arendt, Juger, op. cit., pp. 75-76) : "Que la révolution /.../réussisse ou échoue - qu'elle amoncelle la misère et les crimes affreux au point qu'un homme sage /.../ se résoudrait cependant à ne jamais tenter l'expérience à ce prix- cette révolution, dis-je, trouve néanmoins dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas engagés dans ce jeu) une sympathie d'aspiration qui touche de près à l'enthousiasme et dont la manifestation même expose à un péril, qui par conséquent ne pouvait avoir d'autre cause qu'une disposition morale du genre humain".

46 cf. F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, idées/Gallimard, 1949, pp. 81, 82, 83, 89 : "Euripide /.../se sentait comme poète supérieur à la masse, mais non pas à deux de ses spectateurs : /.../De ces deux spectateurs, l'un n'est autre qu'Euripide, Euripide penseur et non poète. /.../Mais la masse, et les meilleurs avec elle, n'avaient pour lui qu'un sourire méfiant; /.../. Et dans cette angoisse intérieure, il inventa le deuxième spectateur qui, ne comprenant pas la tragédie, ne la respectait pas. Avec l'appui de ce deuxième spectateur, il pouvait se risquer /.../à mener sa lutte inouïe contre les œuvres d'Eschyle et de Sophocle /.../. Socrate était ce deuxième spectateur que la tragédie ancienne ne concevait pas et dont elle ne tenait pas compte; allié à lui, Euripide osa être le héraut d'un art nouveau. Si cet art a détruit la tragédie ancienne, le socratisme esthétique en a été le virus meurtrier".

47cf. H. Arendt, Juger, op. cit., p. 84 : "Le spectateur, parce qu'il n'est pas impliqué, peut percevoir ce dessein de la providence ou de la nature, qui reste caché aux yeux de l'acteur. Aussi avons-nous d'un côté le spectacle et le spectateur, et de l'autre les acteurs, tous les événements singuliers, et tout ce qui arrive de façon contingente et fortuite".

48 cf. Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, "folio essais", 1972, pp.199-201.

49cf. H. Arendt, Juger, op. cit., p. 98.

50 Ibid., p. 67.

51 cf. Kant, "Qu'est-ce que les lumières ?", in Œuvres philosophiques II, "Bibliothèque de La Pléiade", NRF/Gallimard, 1985, p. 216.

52 Le"désintéressement" du spectateur que semble valoriser Arendt n'est pas celui de Kant mais celui de Cicéron :

"pour lui, seuls les philosophes /.../approchaient les choses en simples "spectateurs", sans désir d'acquérir quoi que ce soit pour eux-mêmes; et il pouvait comparer les philosophes à ceux qui, pendant les grands jeux et les fêtes, ne cherchaient ni "à gagner la glorieuse distinction d'une couronne" ni à faire "de l'argent par l'achat et la vente", mais étaient attirés "par le spectacle et regardaient de près ce qui se faisait et comment cela se faisait". Ils étaient, comme on dirait aujourd'hui, désintéressés, et pour cette raison les mieux qualifiés pour juger, mais aussi les plus fascinés par le spectacle lui-même. Cicéron les nomme maxime ingenuum, les plus nobles d'entre les hommes libres, pour ce qu'ils faisaient; regarder rien que pour voir, c'était la plus libre, liberalissimum, de toutes les occupations". (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture, op. cit., p. 280)

53 cf. E. Kant, "Qu'est-ce qu'un livre ?", in Œuvres philosophiques, t. 3, coll. "La Pléiade", Gallimard, 1986, p. 551 : "c'est un discours au public, c'est à dire que l'auteur parle publiquement par l'intermédiaire de l'éditeur".

54 cf. Kant, "Projet de paix perpétuelle", in Œuvres philosophiques III, "Bibliothèque de La Pléiade", Gallimard, 1986, pp. 377-378 : "nous aurons une formule transcendante du droit public; la voici : "Toutes les actions relatives au droit d'autrui, dont la maxime n'est pas susceptible de publicité, sont injustes". /.../Car une maxime que je n'ose publier, sans agir contre mes propres fins, qui exige absolument le secret pour réussir, et que je ne saurais avouer publiquement, sans armer tous les autres contre mon projet : une telle maxime ne peut devoir qu'à l'injustice dont elle les menace cette opposition infaillible et universelle dont la raison prévoit la nécessité absolue."

55 Traduction par Arendt de Eine Vortesungen Kants über Ethik, ed. Paul Menzer (Berlin, Pan Verlag Rolf Heise, 1924), cité in H. Arendt, Juger, op. cit., p. 81.

56 cf. Kant, "Sur un prétendu droit de mentir par humanité", in Œuvres philosophiques III; "Bibliothèque de La Pléiade", Gallimard, 1986, pp. 435 & al. .

57 H. Arendt, Juger, op. cit., p. 81.

58 Ibid., pp. 101-102 : "Le plus surprenant, dans cette affaire, c'est que le sens commun, la faculté de juger et de discerner le vrai du faux doivent reposer sur le sens du goût. /.../L'odorat et le goût procurent des sensations intérieures, entièrement privées et incommunicables /.../ ? On a l'impression que ce sont, par définition, des sens privés. /.../En revanche, ils sont manifestement les sens discriminants : on peut suspendre son jugement sur ce que l'on voit et il en va de même, quoique plus difficilement, sur ce que l'on entend ou que l'on touche. Mais en matière de goût ou d'odorat, le ça-me-plaît-ou-ça-me-déplaît est instantané et irrésistible. Et, encore une fois, le plaisir et le déplaisir sont entièrement idiosyncrasiques. Dans ces conditions, pourquoi le goût - et cela ne commence pas avec Kant mais on le trouve avec Gracian - devrait-il devenir le véhicule de la faculté mentale du jugement - pourquoi devrait-il être élevé à ce rang ? Et le jugement à son tour /.../la faculté de discerner le vrai du faux- pourquoi devrait-il reposer sur ce sens privé ?"

59 cf. à ce titre les études des historiens faites sur le rôle politique des banquets grecs et, tout particulièrement, du symposion (pour une analyse plus approfondie du rôle citoyen des "manières de coupe" et du lien qu'elles permettent entre la "commensalité élargie" et la mentalité élargie cf. I. Rieusset-Lemarié, "L'hospitalité des manières de coupe à l'épreuve de l'imprévisible", in Culture & Musée n° 15, 2009).

60 cf. à ce sujet les analyses de A. Gentes, en particulier dans son article paru dans le dossier "Esthétiques intermédias", in Synesthésie n° 16, juillet 2006.

61 Raphaël Lellouche : "Peut-on ne pas être "Lévinassien" ?, Jeudi 19 mai 2005 (

62 Roger Caillois, "Les vertus dionysiaques", in Acéphale, juillet 1937, repris in Acéphale, Ed. Jean-Michel Place, 1980.

63 cf. I. Rieusset-Lemarié, Le Sphinx sociologique, Atelier National de reproduction des thèses, Université de Lille, 1989.

64 cf. R. Rochefort, Le Consommateur entrepreneur, Editions Odile Jacob, 1997. (Pour une analyse critique de ce "marketing sur mesure" cf. ma communication au Congrès mondial de l'ISA organisé en juillet 1998 à Montréal : "Savoir sur mesure et culture des réseaux : nouveau standard social ou fin de la standardisation ?")

65 cf. J. Corneloup, "Pour une autre approche du management du sport", Revue Gestion 2000, revue internationale Belge, Mai-juin 1999, pp. 33-60 : "Les décideurs du Gymnase Club insistent sur la mise en place d'une communication personnalisée avec le client /.../. Aujourd'hui, la différence se fait sur les compétences relationnelles et organisationnelles, qui nécessitent de posséder un bagage sociologique et une expérience de terrain, relatif à un sens du contact et de l'échange. Tout cela nous incite à parler d'un marketing corporel et ethnographique, relatif à une esthésie praxique avec le public. Très peu d'études évoquent ce niveau infraliminaire du marketing. Pourquoi celui-ci a le "feeling" avec le public alors que celui-là "ne passe pas", à compétences techniques équivalentes ? On perçoit l'intérêt d'une prise en compte des émotions dans la formation et des "choses" qui passent par "le corps à corps" et l'affectuel. Bref, le marketing esthétique qui participe à la création d'une ambiance adhésive ne peut être oublié."

66 cf. Guillaume Belfiore, "Les réseaux communautaires peuvent compromettre la vie privée" (publié le Lundi 2 janvier 2009 sur "NetEco/Le rendez-vous des acteurs du e-business" (http://www.neteco.com/250372-google-reseaux-communautaires-vie-privee.html) : "Monica Chew, Dirk Balfranz et Ben Laurie, trois ingénieurs travaillant chez Google, viennent de publier un rapport sur les réseaux communautaires et principalement leurs dangers vis-à-vis de la vie privée des utilisateurs. Les chercheurs mettent en évidence trois principaux problèmes à savoir : un contrôle réduit sur le flux d'activités, la prolifération de liens entrants indésirables et un anonymat réduit par le fusionnement des environnements sociaux. /.../Les chercheurs prennent l'exemple de l'initiative Facebook Beacon au travers de laquelle des sociétés tierces telles que Blockbuster, eBay ou Travelocity insèrent des événements à caractère publicitaire directement dans le flux de l'utilisateur./.../Les chercheurs mettent aussi en cause le lecteur de flux RSS Google Reader dont la fonctionnalité de partage permet aux éditeurs de contenu de savoir qui a lu leurs articles en identifiant le lien du flux personnel du lecteur./.../Enfin, depuis quelques temps les réseaux communautaires se tournent vers une stratégie d'ouverture avec notamment des interfaces de programmation ouvertes -Facebook Connect, Yahoo Open Strategy..) permettant de migrer les données facilement d'un site à l'autre. Au final, ce sont véritablement les données personnelles de l'utilisateur qui, rassemblées en un seul endroit, peuvent être utilisées pour dresser un portrait précis de la personne".

67 Sabah, film réalisé par Farid Lozès. (cf. le site de l'association "As de Pic" lié à l'analyse des incidences de ce film : http://www.asdepic.fr)

68 Symétriquement, le sens premier du mot émeute était "émoi", comme l'atteste le Nouveau dictionnaire étymologique et historique (Librairie Larousse, 1971) : " émeute 1155,Wace (esmote), anc. part. passé de émouvoir, substantivé au fém. (lat. pop.*esmovita); il a d'abord le sens de émoi, puis au XVIIIe s., le sens actuel."

69 cf. Petit Littré, Gallimard Hachette, 1959.

70 cf. la vidéo réunissant Jamel Debbouze, Arlette Chabot et Farid Lozès diffusée sur Dailymotion.

71 Sabah a été diffusé pour la première fois le samedi 3 décembre 2005 dans le cadre du festival Imag'essonne à Viry-Chatillon. Les émeutes se sont déclenchées en Île de France suite à la mort de deux garçons dans la nuit du 27 octobre 2005 (alors qu'ils essayaient d'échapper à la police à Clichy-sous-Bois) puis se sont répandues dans un grand nombre de banlieues pauvres à travers la France. L'état d'urgence a été déclaré le 8 novembre 2005, puis prolongé pour une durée de 3 semaines. Si ce contexte a marqué la réception de Sabah, l'article publié dans Le Parisien le lundi 5 décembre 2005 prenait soin de préciser que cette œuvre avait été "conçue et réalisée bien avant les émeutes du mois dernier".

72 cf. ce commentaire, exemplaire, dans un blog : "1 NightHunter a dit, ça faisait longtemps qu'on n'avait pas vu de vidéos cultivant autant de haine, de stérilité, et de bêtise que ce clip. R. Gavras /.../aligne tous les clichés bourgeois de la "racaille", les renforce, fait de son clip un véritable plaidoyer sarkoziste sans le vouloir". (http://fistup.wordpress.com/2008/05/02/justice-stress-by-romain-gavras-kourtrajme/)

73 cf. la critique de la "séparation" par Guy Debord dans son ouvrage La société du spectacle.

74 cf. la définition du Parkour donné par l'encyclopédie Wikipédia : "Le parkour dont l'origine provient de la pratique de l' "art du déplacement" (ADD) est une pratique sportive (peut-être considérée comme sport extrême à haut niveau) consistant à transformer les éléments du décor du milieu urbain en obstacles à franchir par des sauts, des escalades. Cette discipline créée en France, à Sarcelles, à Lisses et à Evry /.../s'est répandue ensuite à travers le monde par la filmographie qui lui a été consacrée, des reportages télévisuels et des vidéos amateurs sur Internet."

75 cf. I. Rieusset-Lemarié, La société des clones à l'ère de la reproduction multimédia, Actes Sud, 1999, p. 364 : "L'expérience (en allemand Erfahrung) apparaît déterminante dans la démarche de W. Benjamin. Or, J.M. Gagnebin rappelle "que le mot Erfahrung vient du radical fahr - utilisé encore en vieil allemand dans son sens littéral de parcourir, de traverser une région durant un voyage". Ce que n'a cessé de faire W. Benjamin tout au long de son œuvre, c'est de réveiller le sens littéral de l'expérience comme parcours et de l'explorer comme tel dans la pratique déterminante de la déambulation à travers un paysage urbain."

76 cf. I. Rieusset-Lemarié, "L'homme transformé en automate (W. Benjamin face à la reproduction mécanisée), in La société des clones à l'ère de la reproduction multimédia, op. cit..

77 cf. "Le Parkour - un art de vivre" : "Le parkour c'est l'art du déplacement, la science du franchissement, se nourrir des obstacles, partir du principe qu'il n'existe pas de forteresse imprenable" (Aldehir (http://forumpub.forumactif.com/discussions-serieuses-f43/le-parkour-un-art-de-vivre-t3627.htm)

78 "La dame du lac" (1975), sculpture en béton (béton projeté sur une armature en acier, ce qui était une première pour cette technique) du hongrois Pierre Szekely, mesure 17 mètres. Elle est une des premières structures artificielles dédiées à l'escalade en France. Pendant plus de vingt ans, elle a accueilli des grimpeurs. Depuis qu'elle ne garantit plus une pratique en toute sécurité, elle est interdite aux escalades. Elle reste quand même un défi pour une nouvelle génération de grimpeurs qui vient le soir (ou la nuit) tenter de l'escalader". ( http://evry-daily-photo.blogspot.com/2007/07/le-parc-du-lac-4-la-dame-du-lac-de.html)

Le lac auprès duquel se trouve cette sculpture est le lieu de promenade des Evryens et des Courcouronnais.

79 Déclaration d'un pratiquant, Bastien LAURENT, qui a écrit un mémoire de MASTER dont une partie est consacrée au parkour (cf. Mémoire "Pratiques culturelles sportives et artistiques : un parcours d'expérience (De la connaissance de soi au monde commun)", ss. la direction de I. Rieusset-Lemarié, Master SACIM, UVSQ, septembre 2008)

80 Pour une analyse plus approfondie, cf. I. Rieusset-Lemarié, "L'homme transformé en automate (W. Benjamin face à la reproduction mécanisée), in La société des clones à l'ère de la reproduction multimédia, op. cit..

81 H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, coll. "Agora", 1983, pp. 298-299.

82 H. Arendt, La vie de l'esprit, PUF, 2005, p. 543.

83 cf. R. Beiner, "Hannah Arendt et la faculté de juger", in H. Arendt, Juger, op. cit., p. 169 :"L'idée que nous sommes nés pour la liberté sous-entend d'une manière ou d'une autre que nous sommes simplement destinés ou, pire, "condamnés" à être libres. Le jugement, en revanche, nous permet d'éprouver un sentiment de plaisir positif dans la contingence du particulier. La pensée d'Arendt est ici que les êtres humains ont communément ressenti la "responsabilité effrayante" de la liberté comme un poids insupportable, auquel ils ont tenté d'échapper à l'aide de diverses doctrines, comme le fatalisme ou l'idée de processus historique. Selon elle, le seul moyen d'affirmer véritablement la liberté humaine est de porter au jour, par la réflexion et le jugement, le plaisir que les humains prennent à agir librement;"

84 Cf. Walter Benjamin, "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée" (1936), in Ecrits français, Gallimard, 1991, p. 168 : "Les constructions architecturales sont l'objet d'un double mode de réception : /.../le toucher et la vue. On ne saurait juger exactement la réception de l'architecture en songeant au recueillement des voyageurs devant les édifices célèbres. Car il n'existe rien dans la perception tactile qui corresponde à ce qu'est la contemplation dans la perception optique. La réception tactile s'effectue moins par la voie de l'attention que par celle de l'habitude. En ce qui concerne l'architecture, l'habitude détermine dans une large mesure même la réception optique. /.../Or ce mode de réception, élaboré au contact de l'architecture, a dans certaines circonstances acquis une valeur canonique. Car : les tâches qui, aux tournants de l'histoire, ont été imposées à la perception humaine ne sauraient guère être résolues par la simple optique, c'est à dire la contemplation. Elles ne sont que progressivement surmontées par l'habitude d'une optique approximativement tactile".

W. Benjamin perçoit le mode de réception tactile comme un contre-pouvoir à cette relation cultuelle fondée sur la contemplation. C'est à ce titre qu'il voit dans l'architecture le premier art fondé sur une esthétique de la distraction qui aurait ouvert la voie, à ce titre, aux développements spécifiques du cinéma :

"Distraction et recueillement forment une antithèse que l'on peut formuler ainsi : qui est recueilli devant une œuvre d'art s'absorbe en elle ; il entre dans l'œuvre, comme le rapporte le conte d'un peintre chinois regardant son tableau achevé. A l'opposé les masses qui se distraient absorbent l'œuvre d'art. Les architectures en sont le cas le plus évident. Depuis toujours l'architecture a offert le prototype d'une œuvre d'art dont la réception s'opère distraitement et collectivement". (Cf. Walter Benjamin, "L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique", traduction française par Christophe Jouanlanne, in Sur l'art et la photographie, Editions Carré, coll. "Arts & esthétique", 1997, pp. 62-63.)

W. Benjamin valorise le mode de réception collectif des œuvres qui s'adressent aux masses dans la mesure où il s'opposerait à ce risque d'absorption dans l'œuvre que génère la contemplation. Cette absorption abolirait la distance, y compris comme distance critique.

85 Cf. Walter Benjamin, "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée", op. cit., p. 161 : "dans tout comportement progressiste, le plaisir émotionnel et spectaculaire se confond immédiatement et intimement avec l'attitude de l'expert. C'est là un indice social important. Car plus l'importance sociale d'un art diminue, plus s'affirme dans le public le divorce entre l'attitude critique et le plaisir pur et simple."



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