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L'image esthétique

José JIMENEZ


Le mot glisse, ou s’envole, à la recherche de la matérialité. Les diverses manifestations de la poésie visuelle, car il s’agit là du point de départ choisi, surgissent, toutes ensemble, d'un rêve d'élargissement de la forme, d'une volonté de croissance du sens. Quelle est sa racine... ? D’emblée, le caractère corporel des lettres qui, moyennant ses formes abstraites, renferment une dimension représentative transcendée. Les pictogrammes, les écritures hiéroglyphiques, dévoilent les formes que les signes alphabétiques cachent.

Désormais le langage typographique restitue cette dimension : les caractères d’imprimerie sont des « corps ». Les signes élargis dans les supports les plus variés : le papier, la toile, la fresque ou l’écran électronique présentent une forme, et, parallèlement, ils concrétisent un sens. Le trait de l’écriture, la graphie, partage des entrailles communes avec la peinture. Cela s’observe clairement, par exemple, à travers les versions pictorialistes de la calligraphie japonaise, si proches, par ailleurs, des formes libres et gestuelles de l'expressionisme abstrait américain.

Cependant, même au sein de la culture occidentale, l’ascétisme formel de l’alphabet de signes ne supprime pas complètement sa dimension formelle, et, ainsi, les peintres et les poètes cherchent autour du signe la frontière ultime de toute expression, la visualisation du sens. Cette impulsion a animé, avec une intensité remarquable, l’horizon esthétique des avant-gardes du vingtième siècle. Par exemple, Paul Klee a accordé une consistance picturale au langage, en le transformant en un des axes de son œuvre, à travers ce qu'il a nommé des "tableauxpoèmes". Et, moyennant un processus convergent, Guillaume Apollinaire a reconstruit avec Fumées, en inversant ironiquement sa fluidité d’ascension, le rythme en forme de cascade de la fumée de la pipe :

Avec cet esprit de visualisation du mot, d’approche de transgression entre la poésie et les arts visuels, avec cette volonté de débordement des genres, de synthèse de l'écriture et de la visualisation, qui constitue un des axes esthétiques des avant-gardes que nous appelons de nos jours historiques, le langage devient corps. Et la vision reconstruit une empreinte formelle dans les entrailles mêmes de la graphie, des lettres, empreinte qui demeure invisible à travers les usages simplement communicatifs de la parole.

Par conséquent, nous avons fait un pas vraiment important : les lettres sont des corps, comme les formes de la peinture ou la sculpture. Mais allons plus loin : si les lettres et les formes sont comparables au niveau de leur matérialité, pouvons-nous alors parler d'une racine commune aux deux ? Le comment de la comparaison n'équivaut pas à identité, mais à ressemblance. La corporalité des signes linguistiques diffère de celle que revêtent les formes plastiques car, dans le premier cas, une normativité objective est présente, un code ou un système dont lesdits signes dépendent, tandis que dans le second cas, la genèse formelle est entièrement ouverte, indépendamment des conventions stylistiques.

Ce qui est déterminant dans la poésie visuelle, c’est le fait de posséder un sens, de le transmettre, en se limitant aux structures du langage naturel à travers lequel elle se formule. Et j’ajouterais même : son élargissement visuel, les formes desquelles elle accouche, sont indissociables des champs sémantiques et pragmatiques dudit langage. Nous nous heurtons donc à une limite infranchissable qui distingue la corporalité formelle de l’écriture de celle que nous pouvons trouver dans l’expression plastique. Cependant, malgré cette différence, je considère que nous sommes en mesure de parler d'une racine commune aux deux.

Cette racine commune est constituée du corps humain, structure biologique homogène de toute espèce et dépôt ultime de toutes les projections formelles et symboliques que l’être humain déploie moyennant sa dynamique culturelle. La poésie visuelle est un élargissement formel de la parole, c’est un corps et une matière, comme la forme plastique. C’est une image, dans un sens duel, de débordement, inscrite à la fois dans les signes linguistiques et dans leur expression formelle. C’est cette racine commune qui explique la convergence esthétique des divers arts, malgré leurs différences expressives ou sémiotiques. De même, elle permet la traduction, la communication des sens, aussi bien entre les divers arts qu’entre les différentes cultures humaines.

La pensée moderne, tant dans la philosophie, avec Nietzsche ou avec les formulations phénoménologiques d’Edmund Husserl et de Maurice Merleau-Ponty, que dans la psychanalyse, à partir de Sigmund Freud, a souligné ce rôle du corps comme dépôt des formes. Toute manifestation expressive s’enracine dans le corps.

Même d’un point de vue paléontologique, comme cela a été montré par André Leroi-Gourhan, la graphie et la forme visuelle présenteraient la même origine. La technicité bipolaire manifestée par de nombreux vertébrés se concrétise chez les anthropoïdes sous la forme de deux couples fonctionnels (main-outil et visage-langage), faisant intervenir au premier plan le mouvement de la main et du visage dans le moulage de la pensée, dans des instruments d’action matérielle et dans des symboles sonores.

Chez l’« homo sapiens », même si la main continue à fabriquer des instruments, elle est aussi utilisée pour les représentations graphiques, les signes et les formes, qui découleraient donc d'une même voie. D’après Leroi-Gourhan, à travers le processus évolutif de l'espèce, il finirait par se constituer un couple intellectuel de fonctions intégrées : phonation-graphie, racine du développement de deux langages distincts, l’auditif et le visuel.

La force expressive de ce que nous appelons aujourd’hui culture audiovisuelle résiderait précisément dans sa capacité à réunir, à travers la technologie, les éléments dispersés tout au long de la période dans laquelle l'indépendance de l'écriture a soutenu le mot abstrait, devenu indépendant du son. Un phénomène qui se présente sous une forme encore plus profonde et enrichissante dans les supports multimédia et dans les perspectives de synesthésie et d’élargissement des capacités sensitives et mentales qu’il rend possibles, évidemment non sans problèmes ou sans contradictions, la révolution cybernétique actuellement en cours. Tout indique qu’un horizon culturel de restauration de l'unité anthropologique des formes et des modalités expressives est de plus en plus proche.

Il existe en tout cas un arc expressif qui va du début à la fin, au telos de la modulation représentative : l’élargissement du sens jaillit du corps, mais acquiert une vie propre, forma. Afin de caractériser ce qui se trouve « en dessous », cette racine anthropologique commune aux arts et aux expériences esthétiques qui ne nie pas leur pluralité et ne l’élimine pas non plus, j'ai employé dans mes livres et mes écrits la catégorie d'image, considérée d'un point de vue philosophique. Je conçois les images comme des formes symboliques de connaissance et d’identité, qui se créent au sein des diverses cultures humaines avec l'objectif de structurer des espaces de sens, et qui circulent à travers diverses voies expressives ou « langages » (en utilisant en l’occurrence le terme avec un sens analogique). Dès le degré zéro, le balbutiement de l’expression, jusqu’à la richesse et la densité formelle les plus complexes, le monde humain est un monde de symboles, d'images.

Grâce à leur pouvoir représentatif, ce n'est pas la première fois que les images se situent au-delà de ce monde, au-dessus de la dimension sensible. Cependant, de cette radicalité du corporel d’où elles surgissent, les images constituent un pont unissant la fugacité de notre vie à son désir de pérennité. Les images, construites avec les résonances et les réverbérations de notre corps, lient ce qui est transitoire, propre à toute expérience humaine, fugace et unique, à un miroir de reconnaissance, de sens, qui intensifie cette expérience et la projette sur le chemin de la pérennité.

Les images prennent la forme d’une expérience de dépassement des limites, en utilisant comme matériel précisément ce qui présente le plus de contraintes : l’aspect charnel, le corps, les formes de ce monde fugace de réalités sensibles. C’est dans cet univers corporel et matériel, dans ce quasi insaisissable royaume de l’image, que l’on trouve réellement la transcendance du temps, l'unité de la vie et de la mort.

Si nous voulons dépister généalogiquement l’apparition d'une conception philosophique de l’image, nous sommes inévitablement tenus de faire appel à la culture de la Grèce antique, au contexte de surgissement et de développement de ce que les Grecs ont appelé mimesis, d'où jaillit toute la charge d’acceptation positive de l’espace de la représentation sensible en général, et de l'art en particulier, au sein de notre tradition de culture. Un processus que j’ai analysé en détail dans mon livre Teoría del arte (Jiménez, 2002, 53-86).

A travers toute une série d'étapes et de transformations historiques de grande portée, cet univers de la mimesis, de la production et de l'acceptation culturelle des images, de la représentation sensible, aboutirait finalement dans le monde moderne à la formation du système des arts, avec l'idée de spécificité et de convergence caractérisant ledit système, derrière lequel se situerait cette racine commune des formes dont on essaie d’appréhender le sens. Tout dans les arts nous parle de l’être humain, même la nature morte ou la machine : le registre artistique provoque toujours un mouvement d'insertion de l'individu dans un univers de sens, une transition du moi vers le nous, vers le monde artificiel construit par l'homme, et vers le monde naturel, perçu comme signification.

En réalité, les représentations artistiques revêtent toujours un caractère fragmentaire, elles ne comportent pas, par exemple, la prétention de cosmicité ni l'articulation dogmatique des religions. Elles sont comme un jeu : des fictions, des expériences. Il est donc aussi nécessaire de considérer que l'usage esthétique des images est plus large que l'usage spécifiquement artistique, avec lequel est introduite la dimension de fiction : ce caractère de « mensonge » accepté qui a toujours été accordé à l’art, dans notre tradition de culture.

L’univers conceptuel de la philosophie se constitue, précisément, en essayant de délimiter sa différence face à la mimesis, face à l'image. Et le foyer de cette différence se situe dans les divers usages du langage et dans la force spécifique de la métaphore dans la poésie. Aristote établit, en effet, trois usages du langage, qui sont la logique, la rhétorique et la poétique. La pensée logique s'oppose à la poésie, car, dans celle-ci, la métaphore remplit une fonction essentielle et elle renferme en elle-même l’énigme : « En général, à partir d’énigmes bien construites, on peut extraire des métaphores pertinentes, étant donné que les métaphores impliquent l'énigme » (Ret., 1405b 3-5). Et c'est pourquoi, inversement, si l’on compose tout « à base de métaphores », il y aura une énigme (Poét. 1458a 25).

Née de l’énigme, la philosophie cherche son profil en tant que rupture et opposition à la cette énigme, ce qui implique en outre une rupture avec la métaphore. Dans la Métaphysique, et dans un contexte où l’on discute le rapport entre idées et espèces, on rejette la valeur d’un argument comme quelque chose de vide ou de métaphorique-poétique : « Affirmer que les espèces sont des paradigmes et que le reste des choses y participent sont des mots vides et des métaphores poétiques » (991a 20-22). Ne nous trompons pas : il ne s’agit pas de nier la poésie, mais de la distinguer de la philosophie. Tandis que celle-ci est tenue d'éviter la métaphore, dans la poésie, « le plus important est de loin » sa maîtrise. Etant donné que, poursuit Aristote, ladite maîtrise est « la seule chose qui peut être tiré d'autre part, et constitue un indice de talent ; car construire de bonnes métaphores revient à percevoir la ressemblance » (Poét., 1459a 5-8).

Mais si elle n’est pas niée, nous pouvons toutefois percevoir dans la conception aristotélicienne de la poésie un manque de conscience de la plongée poétique dans l'image, une pénétration insuffisante dans la discontinuité du langage poétique. Cela est mentionné par José Lezama Lima (1968, 18) : « La poésie, telle qu’elle apparaît située dans le monde aristotélicien, cherche uniquement une zone homogène, égalitaire, où les substitutions soient possibles et acquièrent leur sens. »

La métaphore et la poésie vont au-delà de la capacité à « percevoir la ressemblance ». Elles sont le parcours que nous suivons afin de percevoir la même chose dans ce qui est constamment différent, mais elles sont aussi le saut vers l’image. « Le cheminement de ce discours poétique ressemble à celui du poisson porté par le courant, puisque chacune des différentiations métaphoriques se lance, et, parallèlement, atteint l'identité à travers ses différences, vers l’envie finale de l'image » (Lezama Lima, 1968, 11).

Moyennant ce saut à l’encontre de l’image, la poésie déborde de ce qui existe effectivement pour visualiser ce qui est possible, ce qui est virtuel. Et en ceci consiste la création : accoucher d’un monde à partir des matériaux sensibles, mais en allant au-delà et en deçà de ceux-ci. Expérience à la fois de la limite et de la métamorphose. Puisqu’il s’agit d’un déplacement qui, de la limitation corporelle, matérielle, de ce qui est vivant, croît tout au long d'un processus métamorphique, à travers une transmutation des éléments sensibles qui surgissent par le biais de l’agitation, dans le parcours perpétuel de la parole.

« Alchimie du verbe » : dans l’ouverture de sa saison infernale de la poésie moderne, Arthur Rimbaud nous offre l’expression la plus pertinente de cette transmutation des éléments sensibles. L’alchimie était un itinéraire de correspondances, un carrefour de chemins entre la matérialité du monde et la vie de l’esprit. La transmutation des minéraux, la recherche de la « pierre philosophale », représentait un écho, un dédoublement de la métamorphose : l’âme purifiée célèbre ses noces avec la matière valorisée.

A nous, orphelins de l’esprit, errants comme Rimbaud (1873, 106) dans l’enfer de la modernité, il reste l’alchimie du verbe : « Avec des rythmes instinctifs, je me félicitais d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les effets ». C’est le langage des images complètement libres, la voie de « l’hallucination simple », moyennant laquelle nous somme capables de voir l’un et l’autre dans toutes les choses.

Pourrons-nous ouvrir suffisamment la réflexion esthétique et les travaux de la théorie des arts à l’interpellation de l'image ? Dans le cas spécifique de la théorie de la littérature, et par opposition à la prédominance antérieure des méthodologies formalistes et structuralistes, à partir des années quatre-vingt, la plupart des courants et des propositions présentent une remarquable convergence en ce qui concerne le déplacement de leur centre d’intérêt. C’est le texte, et non pas le langage, qui constitue uniquement leur matériau, ce qui occupe progressivement le centre de gravité des analyses du phénomène littéraire.

C’est sur le texte, et sur les différentes stratégies d’analyse ou d’approche de leur(s) sens, que sont axées les diverses orientations méthodologiques de la théorie littéraire qui, pour moi, revêtent le plus grand intérêt. A partir de la crise et de la fascination/perplexité face au langage, il se serait opéré ainsi un tournant de grande portée, un changement dans l'horizon théorique, constitué désormais avant tout des processus de production et de transmission de sens que tout langage véhicule, et notamment le langage littéraire.

C’est probablement l'illusion du réalisme de la fin du siècle, la réduction du phénomène littéraire à un simple acte de reproduction de la réalité extérieure, qui a été à la base de ce besoin obsessionnel de prendre conscience du caractère verbal, linguistique, de la littérature, et de l'impulsion de l'expérimentalisme qui en découle. Et cette dimension, la nouvelle et intense conscience linguistique acquise par la littérature de notre siècle, doit être considérée comme une valeur à laquelle on ne peut pas renoncer. La littérature ne reproduit pas une réalité extérieure désormais donnée et définie.

En utilisant la matérialité du langage, la littérature produit une réalité propre, qui se distingue de ce que nous appelons communément réalité, et par ce biais, elle crée de nouveaux sens et expériences de vie. Comment y parvient-elle ? En configurant des textes, munis à la fois d'une articulation ou d’une structure propres mais requérant la réception du lecteur, sa collaboration interprétative.

De là découle le malaise que l’autoconscience linguistique introduit dans la littérature : l’écrivain, comme l’a signalé W. H. Auden, contrairement au peintre ou au musicien, sait que son instrument (le langage) n’est pas réservé à son utilisation exclusive. Bien au contraire, le langage est un produit social et peut être employé aux fins les plus diverses : « La gloire et la honte de la poésie résident dans le fait que leur moyen d'expression ne leur appartient pas en exclusivité, car un poète ne peut pas inventer ses propres mots et car les mots d'un poète ne sont pas des produits naturels mais sociaux, et utilisés pour remplir mille fonctions différentes » (Auden, 1963, 29).

Et par conséquent, comme l’affirme Maurice Blanchot (1959, 233), la littérature requiert un saut : « Nous disposons du langage commun et celui-ci met à notre disposition ce qui est réel, raconte les choses, il nous les offre, et lui-même disparaît à travers cette fonction, toujours nul et invisible. Mais, en se transformant en langage de fiction, celui-ci quitte son usage, devient rare ; et, sans aucun doute, nous croyons recevoir ce qu'il désigne encore comme dans la vie courante, et même plus facilement. » Le saut de la littérature est une opération de transformation des usages sociaux objectifs du langage en un usage fictif, ou, encore mieux, fictionnel, grâce à laquelle le langage littéraire articulé sous forme de texte revient à nous, en nous transmettant une expérience de la vie et des sens plus intense, plus élaborée, que celle qui serait atteinte à travers la matérialité immédiate de la vie.

Le saut de la littérature est, comme l’a écrit Lezama Lima, cet élan du poisson, ou la métaphore, dans l’envie finale de l’image. Vers le monde poétiquement imaginé, c’est-à-dire : construit avec des images, qui instaure la référence littéraire et qui, avec la dimension symbolique du langage, seraient, en dernier lieu, les clés ultimes du processus esthétique de la littérature. Et celles qui nous expliquent à la fois leur communication et leur proximité avec le reste des univers esthétiques. Car il est certain que les divers arts parviennent tous, en utilisant des supports expressifs divers, à un effet esthétique convergent grâce à leur capacité de production d’images humaines, vraisemblables et possibles, opposées symboliquement à l'apparente clôture du monde réel.

Grâce à cette capacité, à son pouvoir de formation, la littérature et le reste des arts interviennent, se présentent dans la vie humaine, et la modifient. Comme l’a affirmé Roland Barthes (1973, 59), « le livre fait le sens, le sens fait la vie ». Ainsi explique-t-on que, à travers le langage, la littérature soit beaucoup plus que le langage : interrogation et production de sens (des diverses dimensions que la vie et la mort posent tout au long du parcours humain). En conclusion, utilisation matérielle et transcendance : limite et métamorphose, à travers l'image, du langage dans le texte littéraire, qui, pour être compris dans toute sa richesse et toute sa portée, doit être appréhendé comme une réalité translinguistique. Comme une organisation/articulation symbolique de sens, agissant simultanément comme miroir et conditionnement de la réalité effective, en acte, dans laquelle se déroulent nos vies. Comme disait Antonio Machado : « Ce Narcisse-là ne se reflète plus dans le miroir car il est le miroir même » (Nuevas Canciones, 1917-1930, CLXI, Proverbios y cantares, VI).

De nos jours, tout notre univers culturel étant imprégné de l'élargissement enveloppant de la technologie, au sein d’une véritable révolution numérique, nous continuons à parler d' « art ». Mais aujourd’hui aussi, comme avant sa constitution au printemps de la modernité, il serait inadéquat d’en parler en faisant appel à « un système » qui n'existe plus, à un rassemblement académique d'activités et de pratiques de représentation autonomes et différenciées. Le terme « art », rempli d’une nouvelle vitalité, fait aujourd’hui référence à un mélange, une synthèse, un métissage. Comme le monde de plus en plus métis que nous habitons.

Au sein de nos sociétés, l'individu reçoit son mode de ressentir désormais structuré, et donc, son mode de penser et de connaître. La vie devient stylisée moyennant les flux incessants de représentation que produisent, comme une chaîne illimitée, les très grandes voies contemporaines non artistiques d'expérience esthétique : le design, à travers toutes ses manifestations, la publicité et les moyens de communication de masse. Si l’art, les divers arts, continuent d'être en vigueur dans notre monde, c'est précisément car grâce à leur pouvoir formateur, à leur force de représentation, ils mettent en œuvre des univers sensibles de sens, capables de rompre et de remettre en question l'homogénéité de la chaîne esthétique continue qui offre une médiatisation sans faille de l'ensemble des formes contemporaines de l'expérience.

D’un point de vue philosophique, l’art actuel s’oppose à la stylisation, à la configuration esthétisée de ce qui existe, comme la vérité s’oppose à l’apparence. De même que la différenciation, la capacité de discernement, de distinction, s’oppose à ce qui est indifférencié, à ce qui est globalement homogène.

Ce qui est perçu de façon de plus en plus accentuée dans l'art actuel, c’est une expérience à double sens. D’une part, l’art a irréversiblement perdu la position prédominante, hiérarchique, qu’il avait occupée dans l’univers de la représentation sensible depuis la Renaissance jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle. D’autre part, sa place dans l’univers actuel osmotique et transitif de la représentation est celle d'une intercommunication circulaire, d'appropriation et de distinction, par rapport à l'esthétique à caractère immédiat, à la simple utilisation pratique ou communicative de l'image.

Tout cela n’entraîne pas uniquement la transgression des limites sémiotiques des genres classique, comme cela a déjà pu être observé lors du déploiement de l’avant-garde classique. Dans les arts plastiques : dessin, peinture, sculpture... Il s’agit de quelque chose qui va bien au-delà : l’insertion de l’art, des diverses pratiques artistiques, à travers un processus de métissage, d'hybridation, dans une continuité global de la représentation, de l'image, dont elles font en quelque sorte partie.

Cependant, l’appartenance des divers arts à cette continuité de la représentation s’établit de manière spécifique, par la singularisation. L’œuvre d’art possède, de nos jours, le caractère principal d’une rupture, d’une différentiation dans la chaîne indistincte de signes qui constitue l’univers culturel des sociétés de masse. Face à la mondialisation communicative, l’art isole, coupe, arrête, ralentit, accélère, inverse et bouleverse. En somme : il distingue l’image, en établissant ainsi une règle d’autonomie de sens qui lui permet de continuer à être poíesis, production de connaissance et de plaisir, mise en œuvre de la vérité et de l'émotion à travers la synthèse de ce qui sensible et du concept.

Ces transformations profondes, intenses, ne doivent pas provoquer un scandale. Les arts vivent et meurent, leurs limites changent, à l’instar des fonctions et du lieu qu’ils occupent dans le cadre spécifique de la culture. Les divisions changeantes entre différents types d’arts, ou entre arts « mineurs » et « majeurs », dont on pourrait donner tant d’exemples dans l’histoire de notre culture, sont finalement arbitraires et sont soumises à un processus de changement continu, par ailleurs semblable à celui qui est subi dans la vie et dans les cultures humaines, dans un sens général. Arbitraires : dans le sens d'un arbitraire qui surgit, dans son plan le plus profond, du propre univers de la représentation, de l’image, formant sa racine commune.

Ce point est décisif. Car ce serait en fait l’arbitraire de l’image, son caractère conventionnel, celui qui constitue le lien entre les différents types de mímesis, des diverses disciplines artistiques, qui permettrait de concevoir l’unité anthropologique des arts, sans la faire dépendre d’une unique racine expressive ou de l'idée de système, avec la forte charge métaphysique que ces deux dernières possibilités supposent. Il serait ainsi possible de nous insérer dans une chaîne de transmission culturelle qui, avec des nuances et des variations, accepte dès la Grèce antique la validité universelle du processus mimétique, assurant l’unité institutionnelle, culturelle, des arts, sur la base de l’unité de leur effet. L’effet esthétique que génère la fiction vraisemblable d’une ou plusieurs images de plénitude (ou de contre-plénitude : pensez, par exemple, aux univers esthétiques de Samuel Beckett ou de Fernando Pessoa) auxquelles nous nous trouvons confrontés à travers nos sens et notre cognition.

Dans mes livres et mes écrits, j’ai insisté maintes fois sur le caractère conventionnel, culturel, du processus de production d’images, ce qui doit être compris, aussi, comme une démonstration de sa présence et une circulation sur tous les plans ou sphères de l’univers des représentations d’une chaîne culturelle déterminée. Il n’y a pas de domaines privilégiés dans le processus de production d'images, puisque la scène sur laquelle les images permettent la compréhension et la connaissance est l'ensemble de la vie, et la vie est pluralité et diversité, uniquement réductible d'un point de vue spéculatif à une unité homogène.

A travers cela, nous serions par ailleurs en mesure d'offrir une explication anthropologique aussi bien de la force de pérennité des images que de la présence de mêmes images dans des sphères différentes, sur divers supports sensibles ou modes de représentation. Comme des cristallisations de l’expérience vitale, les images constituent un parcours symbolique des sens de la vie et de la mort qui, dans le déroulement d’une tradition de culture déterminée, sont transmises d’une génération à une autre. De là naît leur pérennité, le sentiment d'éternité qu'elles créent en nous.

Comme je l’ai déjà indiqué, je parle d’images dans un sens anthropologique, et non pas rhétorique : comme des formes symboliques de connaissance et d'identité, produites culturellement et pouvant se présenter sur divers supports sensibles : linguistiques, visuels, sonores... Il serait ainsi possible d’expliquer l’intercommunication entre les arts, parallèlement à leur différence expressive, sans avoir recours à un fondement idéaliste de l'art et de l'expérience esthétique.

Mais en ce qui concerne son processus de constitution, ce parcours symbolique possède une configuration pré-linguistique ou préalable au signe, et il s’agit là du volet expliquant l'unicité de sons, de formes visuelles et de mots, de la musique, des arts plastiques et de la littérature. De tous les arts composés et des processus de métissage et d’hybridation. Jusqu’à aboutir au nouvel horizon artistique multidimensionnel ou multimédia, caractérisant notre présent, cet horizon complexe qui établit, à partir de l'art, la réplique face au caractère également complexe de la culture audiovisuelle des sociétés de masse.

La racine commune secrète des images est l’expérience du corps, et à travers son appropriation symbolique, qui commence dans le langage et se prolonge moyennant les formes visuelles et les sons, nous, les êtres humains nous atteignons une matrice unitaire permettant d’établir tout un jeu dynamique de correspondances entre le moi, la communauté, l’univers culturel et le cosmos. Et cette dynamique est celle qui unit, en se déployant, les divers arts. En prenant comme point central de référence le dépôt de significations constituant notre corps, les arts produisent un processus continu d'élaboration et de transmission d'images humaines possibles ou fictives.

Toutefois, la tâche artistique consiste non seulement à accoucher de la fiction, mais aussi à délimiter, à assumer le travail de configuration des supports sensibles : formes visuelles, mots, sons, constituant « la chair », la matière corporelle des arts. Dans « L’éloignement et les images », une de ses Ombres brèves, Walter Benjamin a écrit (1929-1933, 153) : « Le plaisir du rêveur consiste [...] à mettre un terme à la nature dans le cadre d’images délavées. La conjurer sous un appel nouveau est le don du poète. »

Cet appel nouveau de l’image que les artistes rendent possible suppose un faire, un processus de production : poíesis, où s’enracine le passage du libre jeu d’images, opérant dans tout être humain, à l’autonomie de l’œuvre artistique. De la simple rêverie à l'œuvre d'art, il n'y a pas, par conséquent, une présupposée pénétration privilégiée ou inspirée du « génie » dans les mystères ou les fondements de « la réalité », mais un processus de manipulation de matériaux sensibles visant à former des images de plénitude ou contre-plénitude humaine, formes symboliques de connaissance et d’identité.

En dernier lieu, ce processus de manipulation aboutit à une matérialisation, une réverbération sensible, de la capacité de projection de l’être humain. A une période comme celle que nous vivons actuellement, où le développement des nouveaux supports électroniques et cybernétiques permet d'établir une ligne de nouvelle articulation de mots, de formes visuelles et de sons, nous entrons dans un nouveau territoire, quasiment encore vierge, de concrétisation de la tâche artistique. Au point que l’avenir de l'art avance, d’une façon de plus en plus définie, vers des procédures d'expression multidimensionnelle ou multimédia. Dans celles-ci, la machine numérique, avec sa souplesse et sa force de projection, agit non pas comme une « coupure » ou un substitut, mais comme une prolongation de l'esprit et du corps humains.

Dans cette nouvelle frontière technologique et artistique de notre civilisation, l'interrogation à propos du mot et de la forme visuelle devient plus intense et nécessaire que jamais. Car, en raison de leur radicalité, ils peuvent être considérés comme un laboratoire de la représentation. Comme le foyer primaire de concrétisation de cet univers de l’image dans lequel les artistes matérialisent la fiction.

En tout cas, ce que font les artistes n’est pas exempt de risques. Les images produites sont une nouvelle élaboration du passé, un retour au sein de la mémoire, vers les racines des sens de vie et de mort, à partir duquel la projection de mondes sensibles est possible. Uniquement une forte impulsion de vie, un souffle clairement érotique : Platon situait dans l’éros l’échelle qui nous mène à la beauté, qui permet de faire face à cette plongée dans les racines des sens, qui enlève à celui qui le réalise ses défenses face au vide, nu face à la mort. Car la tâche qui consiste à instaurer un sens à travers la production d'images ne pourrait pas s'effectuer sans une expérience continue des limites de ce qui est humain, de la négativité.

L’expérience esthétique est donc un saut dans le vide, un risque que l’on assume. Et l’appropriation de l’image, tant par celui qui la produit sensiblement et mentalement que par celui qui la reçoit dans tout son être, ne peut être réalisée que moyennant un impératif. Même s’il est effacé, même si souvent son reflet plonge dans l’étang, comme affirme Rainer Maria Rilke, il est nécessaire de se lancer vers l’image, d’oser en faire l’expérience, la « connaître ». Wisse das Bild.

Le poète nous laisse ainsi entrevoir la composante d’enrichissement anthropologique, d’expansion de la connaissance, et la sensibilité, découlant de ce saut esthétique : sa dimension émancipatoire. Puisque l’on pourrait parvenir à lire le vers de Rilke comme une correction ou un élargissement de osez penser, du sapere aude, le grand aphorisme des penseurs des Lumières. Puisqu’il existe peu de cas comme celui de l’expérience esthétique dans lequel les êtres humains atteignent cette autonomie représentative et opérationnelle, qui a constitué la moelle du projet des Lumières. En fait, le contact avec les images est toujours bouleversant. Elles sont une voie de transgression du réel, de la façon dont il est culturellement constitué.

Les images nous reflètent et nous prolongent. Elles nous disent non seulement ce que nous sommes, mais aussi ce que nous pourrions peut-être devenir si nous osions et si les conditions matérielles existaient. Productivité ou créativité, connaissance ou savoir. Risque. Mais aussi plaisir. L’expérience esthétique est un carrefour continu de niveaux favorisés par l’image. Plaisir que nous éprouvons comme exaltation du corps, comme expérience de sa plénitude et puissance quand la corporalité est projetée sur l'image. Et le corps que nous sommes primairement arrive à se percevoir transfiguré en un corps collectif et un corps naturel.

En vertu de la force de l’image, l’expérience esthétique : à la recherche de ce qui lie les mots, les formes visuelles et les sons, elle nous ouvre à une appréciation intense d'unité. Unité de ce que nous éprouvons en nous comme divisé : sentiment, plaisir, raison, sens... Mais aussi unité avec les autres êtres humains et avec l’univers naturel dans son ensemble.

Et cependant, si elle désire rester fidèle à sa racine matérielle et humaine, l'expérience esthétique de l'image ne peut se protéger derrière l'illusion d'éternité que sa puissance de configuration rend possible. Le « mensonge » artistique, la fiction des arts, pour rester fidèle aux matériaux dont il se nourrit, doit encourager la reconnaissance de la temporalité et la contingence de la vie, en faire la louange au lieu de se réfugier derrière l’illusion d’éternité.

L’unité symbolique atteinte à travers l'utilisation esthétique des images, si elle ne veut pas faire de cette expérience une voie d’aliénation ou de dissimulation du parcours de la vie, est obligée de se dessiner sur le chemin de la différence, de la diversité, de la singularité de chaque expérience humaine de vie. Unité sur la différence, exaltation de ce qui est fragmentaire comme l’appel à une expérience de communauté anthropologique qui ne soit ni fétichiste ni axée sur la réconciliation. C’est là que nous porte l’expérience esthétique : mots, formes visuelles, sons, quand on l’assume pleinement. Comme l’affirme Gottfried Benn (1979, 16) : « L'art est formation et rupture, c’est un jeu fatal de forces naissantes, en passe d’être résolues, fragmentaires. » Dans un monde qui se consacre de plus en plus à l'uniformité, à ce qui est homogène, l'art est peut-être le meilleur chemin pour la découverte de la singularité, de l'individualité. Pour une croissance du moi qui ne soit pas simplement narcissique. L’art ne fixe pas, il remet en question l’identité (individuelle, collective) et force celle-ci à devenir, à se configurer.

Apprentissage de la solitude : il s’agirait là de son dernier registre, de sa dimension la plus profonde, de la raison pour laquelle il nous enrichit comme êtres humains. Parallèlement à d’autres formes, rares, de l'expérience humaine de la limite, comme la mystique ou l'érotisme, l'art nous conduit dans ses moments de plénitude maximale vers la connaissance du fil fin et quasiment insaisissable qui sépare la vie de la mort. C’est pourquoi l’artiste authentique est toujours un solitaire. Comme disait Léonard de Vinci (1651, 356), et je conclurai sur ces mots : « Afin que la prospérité du corps ne dessèche pas celle du génie, le peintre ou le dessinateur doit être solitaire. » C’est pourquoi l’art est difficile. C’est pourquoi il est incontournable.


Références bibliographiques

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  • Walter Benjamin (1929-1933): "Ombres brèves, in: Discours interrompus-I [Suhrkamp Verlag], tr. esp. de J. Aguirre; Taurus, Madrid, 1973, pages 141-155.

  • Roland Barthes (1973): Le plaisir du texte; Seuil, Paris. Trad. esp. de N. Rosa et O. Terán; Siglo XXI, Mexique, 1982.

  • Gottfried Benn (1979): Das Gottfried Benn Brevier, hrsg. von Jürgen P. Wallmann; Ernst Klett Verlag, Stuttgart. Tr. esp. de A. Fernández; Península, Barcelone, 1991.

  • Maurice Blanchot (1959): Le livre à venir; Gallimard, Paris. Trad. esp. de P. de Place; Monte Ávila, Caracas, 1969.

  • Léonard de Vinci (1651): Traité de peinture, édition préparée par Ángel González García; Editora Nacional, Madrid, 1979.

  • José Jiménez (2002): Teoría del arte; Tecnos/Alianza Editorial, Madrid.

  • José Lezama Lima (1968): Tratados en La Habana; Universidad Central de las Villas, La Habana. Reéd. : Ediciones de la Flor, Buenos Aires, 1969.

  • Arthur Rimbaud (1873): Une saison en enfer, in : Oeuvres Complètes. Editon réalisée, présentée et commentée par Antoine Adam; Gallimard (“Pléiade”), Paris, 1972, pages 91 -117 et 949 - 972.



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