Quelques réflexions sur l'art, l'utopie et l'interface
Michael F. LERUTH
Qu’en est-il de l’idée d’utopie dans l’art à l’époque des nouveaux médias ? La question est pertinente dans le cadre d’un colloque où l’on s’interroge sur « l’éthique, l’esthétique et la communication technologique » dans le sens où l’utopie représente l’expression suprême d’une certaine pensée éthique : l’image de la société parfaite, ou, en tout cas, une société plus harmonieuse, plus juste, plus éclairée et plus prospère ; soit, pour la civilisation occidentale moderne, une version laïque de l’idée du royaume de Dieu. Au risque d’exagérer l’enjeu civilisationnel de la question, il s’agit en somme de nous demander si l’utopie peut encore être une référence majeure dans la culture contemporaine et quelle pourrait être la contribution de l’art à en déterminer le sens.
En tant que paradigme culturel, l’utopie consiste de trois éléments essentiels. D’abord, il y a la figure littéraire et philosophique, qui reflète la double étymologie grecque du néologisme inventé par Thomas More en 1516 : l’utopie est à la fois un non-lieu et un lieu heureux, un lieu imaginaire où l’on met en scène une représentation de la société idéale. Cette représentation est par définition « irréaliste » puisque la société parfaite ainsi envisagée n’aura lieu nulle part dans notre monde réel. Or, l’utopie est aussi le corollaire d’un régime de visualité dominant en occident (comme dirait Norman Bryson 1), qui naît avec la perspective et la pratique de se projeter, depuis un point fixe dans la réalité concrète, vers un espace virtuel, où les imperfections du monde sont corrigées par la raison. C’est à ce titre que La cité idéale (1470) de Piero della Francesca peut être considérée un prototype de l’utopie dans l’histoire de l’art. D’après Zaki Laïdi, le « tournant perspectif » de la civilisation occidentale rend possible l’idée moderne du progrès, qui résulte de la temporalisation de la perspective, c’est-à-dire, d’une double projection dans un non-lieu et un autre temps (l’hétérochronie) : autrement dit, la société idéale qui a lieu dans un avenir transcendant. 2 Enfin, il y a la connotation plus scientifique et positiviste que l’utopie acquiert au XIXe siècle : le projet utopique se traduit par la mise en place et à l’essai d’un prototype expérimental de la société plus parfaite dont on rêve. Si la figure de l’utopie demeure, surtout en tant que référence à un idéal social « trop beau » pour être (un jour) vrai, la « condition postmoderne » a miné la crédibilité du paradigme culturel au sens large. On explique ce fait de plusieurs façons. D’après Lyotard, c’est parce que les « grands récits » de la modernité (les Lumières, le Progrès, la Révolution, etc.), dont le paradigme utopique dépend étroitement, ont perdu leur aura de légitimité 3 : nous sommes plus ambivalents à l’égard des « bienfaits » de la civilisation technique ; nous avons fait l’expérience des lendemains qui déchantent ; et nous nous empressons de désavouer tout ce qui a servi d’alibi à l’impérialisme occidental. Pour des penseurs comme Laïdi, Virilio et Taguieff, c’est aussi parce nous vivons sous l’emprise d’un présent tout-puissant, voire tyrannique. Autrement dit, il nous manque la foi et le temps que l’utopie nécessite. On peut aussi citer Baudrillard, d’après qui la source de notre incapacité utopique réside dans le fait que « l’espace perspectif » où nous avions jadis mis en scène la socialité du projet utopique a été remplacé par un « espace de la simulation », celui des réseaux et des écrans, où se déploie la socialité non-convergente de la connexion anonyme. 4 Ce qui reste de l’utopie dans ce contexte est l’image d’un espace virtuel se trouvant simultanément partout et nulle part, où la dissémination de l’information est totale, instantanée et économe, mais où le sens a tendance à dissoudre dans le flux des signes. Cette utopie « cybernétique » n’a rien à voir avec un projet puisqu’il s’agit d’un fait accompli – l’utopie « réalisée » de l’extase de la communication, qui fait désormais partie de notre quotidien. Pour revenir à la question de l’utopie par rapport à l’art des nouveaux médias de la communication technologique et de l’information numérique, ma réponse se fondera sur trois hypothèses. Première hypothèse : le fait que notre paysage quotidien est de nature pseudo-utopique dans la mesure où il est constitué de plus en plus d’espaces « abstraits » ou « virtuels » – les intervalles de la communication à distance, le cyberspace, les environnements de réalité virtuelle, etc. – mérite bien encore l’attention que des artistes pionniers y portent depuis déjà 40 ans. Travailler (sur) cette forme de virtualisation de l’espace n’est pas plus une mode passagère pour l’art que la perspective d’antan n’en a été une. On pourrait même dire que tout art qui tente de donner un sens à ce nouveau paysage hybride fait de lieux et de non-lieux est par ce fait même utopique d’une certaine manière. Deuxième hypothèse : l’utopisme d’aujourd’hui ne doit pas forcément ressembler à celui d'hier. Certes, on projette encore sur les non-lieux de l’information et de la communication technologiques nos attentes les plus exaltées … et angoissées : pour les uns, ils forment le cadre de l’avènement de « la noosphère » chère à Teilhard de Chardin ; pour les autres, celui du déferlement de « l’accident général » annoncé par Virilio. Or, l’art montre aussi la voie d’une révolution dans l’utopie, où il ne s’agit plus de se projeter hors du monde réel vers un monde virtuel qui représente son perfectionnement (ou sa désagrégation) ; mais d’effectuer des retours sur le réel, de le repenser, voire de le reconstituer, à partir des espaces virtuels de l’information faisant partie de notre environnement quotidien. C’est ce que l’on peut appeler l’utopie en sens inverse, ou l’utopie à rétroaction, qui est non moins un grand moyen d’expression de la pensée critique et de l’imagination sociale que l’utopie traditionnelle. Troisième hypothèse : la métaphore qui exprime le mieux cette nouvelle démarche utopique pratiquée par des artistes actuels est sans doute l’interface puisqu’il il s’agit bien souvent d’une problématisation esthétique et éthique des interfaces technologiques, d’une mise en communication du réel et du virtuel (et non de leur juxtaposition), du développement de dispositifs de perception augmentée pour traiter des données de l’expérience hors de la portée de nos cinq sens et de la production en temps réel de l’utopie (alors que l’utopie traditionnelle était définie par le temps différé de la réalisation du projet) par l’utilisation de ces dispositifs par le public – le rapport des utilisateurs au système étant caractérisé par la capacité d'autonomie relative des utilisateurs, de rétroaction significative du dispositif et d’évolution constante de l’utopie générée par le système. Autrement dit, la nouvelle utopie – utopie à rétroaction et non de projection – a « lieu » dans l’interface. Puisqu’il serait impossible de faire un inventaire complet de toutes les démarches que l’on pourrait considérer comme relevant de ce nouveau genre d’utopisme, je vais en évoquer brièvement trois catégories générales parmi les plus importantes. D’abord, il y a celle des œuvres qui utilisent des interfaces utopiques pour établir un autre type de contact avec l’habitat de l’homme. Il peut s’agir du milieu naturel comme dans Aspects of Gaia : Digital Pathways across the Whole Earth (1989) de Roy Ascott, mais le cas de figure le plus courant est le milieu urbain, un sujet riche en connotations utopiques étant donnée l’importance historique du concept utopique de la ville idéale. Or, il ne s’agit pas dans ce cas d’imaginer la ville idéale mais de s’ouvrir à des niveaux de sens inexplorés, à la complexité sociale occultée ou au potentiel relationnel latent de la ville telle qu’elle existe ici et maintenant. Un modèle dans le genre est Hole-in-Space (1980) de Mobile Image (Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz), où, grâce à la télévision par satellite, des habitants de New York et de Los Angeles ont la surprise de se rencontrer sur de grands écrans installés dans des vitrines de magasins dans chaque ville. Les écrans ne sont pas seulement des moyens de communication à distance, mais des miroirs interactifs, où l’on peut se voir, et voire sa propre ville et les gens que l’on y côtoie tous les jours, sous les traits de l’Autre. On peut espérer – c’est un réflexe bien utopique – que les personnes ayant fait l’expérience de ces trous dans l’espace ont su par la suite aborder leur propre ville avec le même sens d’émerveillement éprouvé devant l’écran-portail. D’autres projets, à dessein plus épistémologique, se concentrent davantage sur la connaissance scientifique ou intuitive de la ville. Un bon exemple est fourni par l0_dencies (1997-1999) de Knowbotic Research (Christian Hübler, Alexander Tuchacek et Yvonne Wilhelm) : une réflexion collaborative sur l’urbain réunissant des chercheurs, des habitants de grands mégalopoles modernes (Tokyo, Sao Paulo, Ruhr) et le public des expositions, visualisée dans une série d’environnements cartographiques interactifs. Alors que le projet de Knowbotic Research relève le plus clairement le défi utopique d’urbaniser « la ville-monde en temps réel » formulé par Paul Virilio, 5 tous les projets de ce type – on pourrait aussi citer des projets de Karen O’Rourke et Art-Réseaux ou Sous-Terre (2000) de Grégory Chatonsky – ont en commun le fait de mettre en place une architecture de communication et d’information destinée à modifier notre perception et pratique de la ville, présentée comme un mélange de lieux propres et de non-lieux, une interface entre le territorial et le virtuel comprenant des itinéraires de la mémoire, des flux d’information, des systèmes d’échange et des rapports de forces qui débordent les édifices, les rues et les frontières géographiques du local. 6 Une autre catégorie d’œuvres « néo-utopiques » est constituée d’œuvres qui déconstruisent, détournent ou font la concurrence « déloyale » à des interfaces hégémoniques – celles qui sont tellement incontournables que l’on finit par considérer l’environnement communicationnel et informatique auquel elles donnent lieu « naturel », alors qu’il est plutôt « spectaculaire » au sens debordien. Ce type de pratique artistique et critique forme l’axe central de l’œuvre de Fred Forest depuis plus de trente ans. Il y a d’abord les espaces blancs perturbateurs (des utopies « blanches ») insérés dans le paysage de la communication de masse au début des années 70 : par exemple, le petit carré blanc qu’il fait paraître dans Le Monde en 1972 (150 cm2 de papier journal), que les lecteurs du journal sont invités à remplir avec leur propres pensées ou œuvres d’art (les transformant ainsi en des précurseurs de MySpace) et la manif aux pancartes blanches menée à travers les rues de Sao Paulo en 1973 (Le blanc envahit la ville), un acte de dissidence au degré zéro, vide de contenu mais non de sens ou de provocation politique. Dans les années 80, il y a le montage d’éphémères réseaux pirates avec l’aide de radio libres et la participation du public par téléphone visant, entre autres choses, la déconstruction du discours politique officiel que l’on pouvait entendre à l’émission « Club de la presse » sur Europe 1 (La conférence de Babel, 1983) ou le détournement du contenu de la télévision en superposant un audio alternatif (interpellant directement les spectateurs participant à l’exercice) sur le visuel normal (Apprenez à regarder la télévision avec votre radio, 1984) – une pratique que Forest appelle « le média sur le média ». Plus près de nous, il y a de beaux exemples d’actions parodiques qui se servent de la présomption de légitimité que semble conférer le passage par les médias reconnus pour lancer un défi que le pouvoir est contraint de prendre au sérieux malgré leur « manque de sérieux » apparent : par exemple, la candidature « utopique et nerveuse » de l’artiste au poste de président de la télévision bulgare en 1992, ou la pseudo Grève générale des artistes plasticiens qu’il lance sur le Web en 2005. En fait, Forest avait déjà mis au point cette démarche lors de son action Le mètre carré artistique (1977) en mettant de très sérieuses réclames publicitaires dans des journaux et revues importants pour annoncer la mise en vente de ces minuscules parcelles déclarées « artistiques » afin de critiquer comment l’inflation artificielle des valeurs artistiques et immobilières est le fait du même type de manipulation de l’information, conjuguée à la spéculation. Ce type de démarche s’épanouit aujourd’hui sur le Web sous forme d’actions relevant du hacktivisme comme le célèbre Toywar (1999-2000) d’etoy ou Zapatista Tactical Floodnet (1998) d’Electronic Disturbance Theater. Il trouve également un écho dans le grand nombre d’interfaces alternatives d’artistes qui dé-familiarisent le Web que l’on connaît surtout sous forme d’une suite ordonnée de pages que l’on parcourt à son aise : par exemple, les navigateurs « dysfonctionnels » de Mark Napier, tels The Shredder (1999), qui broie les pages visitées par l’utilisateur pour en revenir à la matière brute de l’information numérique ; ou Riot (1999), qui viole la souveraineté quasi-territoriale des domaines sur le Web et la souveraineté présumée de l’internaute seul maître de sa navigation en mélangeant au site recherché par ce dernier des fragments de pages visitées récemment par d’autres utilisateurs. On peut penser aussi à La machine à travailler le temps (1998) de Forest, qui met les internautes en concurrence les uns avec les autres pour contrôler la vitesse du temps réel en cyberspace en cliquant sur des boutons d’accélérateur et de frein. 7 Ces œuvres ont certains points en commun avec ce que Craig J. Saper appelle des « intimate bureaucraties ». 8 Selon Saper, l’art des bureaucraties intimes (par exemple, Fluxus et l’art postal) utilise les attributs et les procédures des systèmes bureaucratiques dans des œuvres-réseaux critiquant l’aspect absurde et aliénant de la société bureaucratique et, en même temps, produisant une sociabilité plus intime et ludiques dans les communautés de participants qu’elles réunissent. Il ne s’agit ni d’une parodie pure ni d’un prototype expérimental de nouvelles formes d’organisation destinées à être généralisées à l’échelle de la société, mais de quelque chose entre les deux, que Saper considère de la « social science fiction. » Autrement dit, il s’agit d’un travail de recherche utopique. Or, dans les cas cités plus haut, on sort de la sphère de l’intimité du réseau des initiés pour installer l’œuvre au cœur de la sphère publique, où on vise une participation massive qui ferait de l’œuvre un évènement médiatique, politique ou social et non seulement un évènement artistique ; et le rapport aux cadres institutionnels et techniques du pouvoir médiatique et informatique (chaînes de télé, navigateurs dominants, géants du cybercommerce, etc.) est plus parasitique que parodique dans le sens où on ne se contente pas d’imiter ces cadres afin de créer des alternatives plus ludiques ou « authentiques » : on cherche à les infiltrer insidieusement pour mieux les déstabiliser de l’intérieur. La dernière catégorie d’œuvres néo-utopiques que je voudrais évoquer est constituée d’œuvres « liminales », où il s’agit de jouer (à) l’utopie ; où celle-ci est un état atteint dans le geste collectif, un état dans lequel on se jette plutôt qu’une image que l’on projette ou un prototype que l’on essaie. D’une certaine manière, toute œuvre d’art sous forme d’action comportant un élément de participation collective revêt un certain caractère « liminal » dans la mesure où il s’agit de franchir un seuil pour passer dans un espace-temps interstitiel, où, selon l’anthropologue Victor Turner, l’on s’exprime à la « voix subjonctive » du comportement social. 9 L’on y est libre de jouer avec les normes sociales, momentanément suspendues ; l’on y fait l’expérience d’une fluidité du geste dans le temps présent concentré du jeu (concentré sur soi-même, sur l’aire de jeu et sur l’instant à saisir) ; et l’on y découvre, dans les meilleurs cas, la convergence conviviale et égalitaire de la « communitas », le mode extatique de la communauté. Bref, une œuvre d’art liminale est un court instant d’utopie en performance collective. Cette dimension liminale est particulièrement sensible dans les œuvres qui font de l’interface un seuil à franchir en conférant une dimension rituelle à son utilisation. Cette approche n’implique pas forcément une forme de culte ni la création d’une ambiance métaphysique. Il peut s’agir d’une simple mise en œuvre en forme de fête. Un bon exemple est fourni par The World in 24 Hours (1982), conçu et organisé par Robert Adrian X. Pour ses participants – des groupes d’artistes dans 16 pays sur 3 continents s’étant réunis à distance pendant une période fixe de 24 heures afin de créer et d’échanger des œuvres en se servant des technologies de télécommunication disponibles à l’époque – cet événement festif (comme d’ailleurs La plissure du texte : un conte de fées planétaire de Roy Ascott, 1983) donne lieu à un moment intime de communitas trans-local que l’on ne saurait retrouver dans les grandes messes télé-spectaculaires du village global : obsèques de princesses, cérémonies d’ouverture des JO, mises-en-scène « opératiques » de l’actualité sur CNN, etc. Le rapport au temps y est tout aussi important que celui à l’espace parce que le temps réel s’immobilise en un éphémère « instant éternel » (comme dirait Maffesoli 10), arraché au rythme pressé habituel de la vie. Un motif récurrent – déjà présent dans le projet d’Adrian X - est celui du parcours rituel. Celui-ci peut être le fait solitaire de quelques individus, que d’autres suivent à distance, ou bien un évènement sollicitant un grand nombre de participants. Par exemple, pour le projet alpha 3.4 réalisé par tsunamii.net pour la Documenta XI (2002), les artistes (Tien Woon et Charles Lim) effectuent une sorte de pèlerinage de la salle d’exposition à Kassel à la ville de Kiel, à l’endroit exact où se trouve le serveur qui héberge le site de la Documenta – un double parcours, physique et virtuel, que l’on peut suivre sous divers aspects en temps réel sur des écrans à l’exposition : cartes, coordonnées GPS, sites Web visités au long du parcours grâce au logiciel de navigation « webwalker », etc. Par comparaison, dans Le centre du monde (1999), Fred Forest associe le concept de pèlerinage avec un contexte plus explicitement rituel en nous proposant de visiter soit en personne soit en ligne (grâce à des webcams) une installation à l’Espace Pierre Cardin à Paris, où est localisé momentanément l’ultime avatar du centre du monde. Alors que l’artiste compare son installation plus volontiers à un centre d’agence de presse ou à un plateau de journal télévisé, on peut la décrire aussi en termes de sanctuaire : au milieu de l’installation se trouve une espèce d’autel abritant la relique du « centre » du monde, un concept « territorial » destiné à disparaître à l’ère des réseaux informatiques selon l’artiste. Pour accentuer l’aspect hypothétique et instable de la vieille notion du centre géographique, la « relique » est une simulation numérique, une forme abstraite changeant en fonction du trafic sur le réseau. Alors que dans Le centre du monde les formes rituelles sont détournées de la même manière ironique que les formes bureaucratiques le sont dans des œuvres de bureaucratie intime, elles peuvent aussi être employées avec beaucoup plus de solennité. C’est le cas notamment avec Le techno-mariage (1999) de Forest et Sophie Lavaud, qui est à la fois une vraie cérémonie de mariage civil, doublement mise en scène et célébrée à la mairie d’Issy-les-Moulineaux et sur le Web, et un évènement associé avec la Fête de l’Internet en France, conçue comme une célébration nationale et citoyenne de la culture du Web d’après le modèle de la Fête de la Musique. Encore une fois, ce que ces projets très variés ont d’utopique n’est pas à trouver dans des images de communauté idéale qu’ils projettent ni dans leur potentiel de servir comme prototypes pratiques, mais dans l’être-ensemble d’un moment d’uchronie au ralenti – une parenthèse (« sacrée ») ouverte dans le temps frénétique (« profane ») des flux d’information à travers le monde – qu’ils rendent possible. On n’est pas loin de ce que Pierre Lévy dit dans son livre L’intelligence collective : « L’imaginant collectif naît de prendre le temps d’inventer la cérémonie qui l’inaugure ». 11 Pour récapituler, le nouveau type d’utopisme dont j’ai essayé de tracer ici les grandes lignes n’est pas exclusif. Il n’exclut ni d’autres nouvelles formulations de l’utopie, ni la forme traditionnelle de l’utopie comme figure de la société idéale (ou son contraire dystopique). Mais il prend acte de l’incapacité de l’utopisme traditionnel de fonctionner aujourd’hui comme un grand paradigme culturel et se fonde sur l’idée que l’utopisme ne doit pas se limiter à la projection d’un non-lieu idéalisé (ou honnie) – une voie à sens unique allant du « réel » au « virtuel. » Il peut aussi prendre comme point de départ les « pseudo-utopies » qui sont désormais au cœur de notre paysage quotidien – les non-lieux de la communication technologique et du cyberspace, qui ne sont pas pour lui l’objet d’une projection du meilleur ou du pire – et retourner vers tout ce qui constitue le réel (l’espace physique et mental, le temps, le corps, l’urbain, la communauté, les échanges économiques, la technique, les médias eux-mêmes …), qu’il nous présente sous un nouveau jour par moyen d’interfaces utopiques. Pour quelqu’un qui regarde ces choses de l’extérieur du monde de l’art, ce nouvel utopisme – utopisme en sens inverse ou à rétroaction, utopisme de l’interface, utopisme liminal – représente une grande opportunité pour l’art : sinon celle d’être à l’instar d’un nouveau tournant civilisationnel à l’égal du « tournant perspectif » (celui de l’interface ?), au moins celle d’être de nouveau un foyer de l’imagination éthico-morale, pourvu qu’il continue d’investir les utopies auxquelles il donne lieu avec une réflexion critique à la fois rigoureuse et insolite. © Leonardo/Olats, Artmedia X, Michael F. Leruth, 2009
Notes
1 - Norman Bryson, Vision and Painting : The Logic of the Gaze (London, Macmillan, 1983).
2 - Zaki Laïdi, Le sacre du présent (Paris: Flammarion, 2000).
3 - Jean-François Lyotard, La condition postmoderne : rapport sur le savoir (Paris: Minuit, 1979).
4 - Jean Baudrillard, A l’ombre des majorités silencieuses, ou la fin du social (Paris : Denoël-Gonthier, 1982) : 87-88.
5 - Paul Virilio, Cybermonde, la politique du pire (Paris: Textuel, 1996) : 41.
6 - Sur ce point, voir Michel de Certeau, L’invention du quotidien 1 : Arts de faire (Paris : 10/18-UGE, 1980).
7 - Pour des explications des œuvres de Fred Forest citées dans ce texte, voir Fred Forest, De l’art vidéo au Net Art : Art sociologique et esthétique de la communication (Paris : L’Harmattan, 2004).
8 - Craig J. Saper, Networked Art (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2001).
9 - Victor Turner, « Frame, Flow, and Reflection : Ritual and Drama as Public Liminality », Performance in Postmodern Culture, dir. Michel Benamou et Charles Carmello (Madison, Wisconsin: Coda Press, 1977) : 33-55.
10 - Michel Maffesoli, L’instant éternel : le retour du tragique dans les sociétés postmodernes (Paris: Denoël, 2000).
11 - Pierre Lévy, L’intelligence collective : pour une anthropologie du cyberspace (Paris : La Découverte, 1997) : 125.
© Leonardo/Olats, Artmedia X, Michael F. LERUTH, 2009
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