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Sur quelques phénomènes d'esthétisation dans les arts contemporains

Paolo D'ANGELO


La présence de traits d’esthétisation marqués dans la situation culturelle de notre époque est une observation qui n’est pas nouvelle. L’idée que notre monde est celui de l’esthétisation diffuse, c’est-à-dire celui où l’esthétique déborde au-delà des frontières de l’art, est devenue une sorte de refrain qu’il est même trop facile d’entendre dans les congrès d’esthétique. En particulier, la conviction s’est répandue que le post-modernisme a coïncidé justement avec une esthétisation diffuse, au point que postmodernisme et esthétisation ont fini par représenter quasiment les deux faces de la même médaille. Des écrits de Wofgang Welsch sur les Aesthetisierungsprozesse et sur les aesthetische Grundzüge im gegenwärtigen Deken jusqu’aux pages d’Yves Michaud sur l’Art à l’état gazeux, sur un art qui se volatilise mais qui ne disparaît pas, qui se détend plutôt comme un gaz impalpable mais omniprésent, il est certain que les auteurs et les textes à présenter pour confirmer cette interprétation ne manquent pas. Nous pourrions même facilement les multiplier.

Je n’entends en aucun cas contraster cette assimilation de postmodernisme et d’esthétisme. Dans un certain sens, je souhaiterais même la renforcer. Mais je voudrais, au même moment, éviter de tomber dans certaines observations un peu trop souvent et trop facilement réitérées sur la ‘globalisation esthétique’, sur la suprématie que l’esthétique exercerait aujourd’hui par rapport aux autres aspects, et en somme, sur le ‘triomphe de l’esthétique’. Je voudrais l’éviter non pas parce que ces affirmations sont trop répétées, mais plus simplement parce qu’elles ne me semblent pas vraies. Tandis qu’il me semble bien plus vrai, et par conséquent bien plus sérieux, de faire remarquer que de la proximité du post-modernisme et de l’esthétisme découlent certaines conséquences importantes pour le statut des arts aujourd’hui.

Pour ce faire, je souhaiterais tout d’abord rendre plus contraignant et convaincant le parallélisme entre postmodernisme et esthétisme, en l’extrayant d’un certain flou, d’un certain vague et en l’ancrant à quelque chose de solide. Ce qui signifie prendre le terme d’‘esthétisme’ tout d’abord dans sa signification historique : non pas l’esthétisme en tant que catégorie qui n’est pas mieux précisée, prétendument surtemporelle, mais l’esthétisme ainsi qu’il s’est effectivement manifesté lors d’une période importante de la culture européenne, entre 1880 et 1910, avec l’Aesthetic Movement en Angleterre et ses phénomènes parallèles sur le continent.

Franchir ce pas suscite immédiatement quelques méfiances que le discours sur les aspects génériquement esthétiques du postmodernisme, en revanche, ne fait pas naître. Pourquoi ? Parce que l’esthétisme ainsi qu’il s’est manifesté dans l’histoire est encore considéré avec suspicion. À présent, comprendre comment s’est produit ce discrédit nous conduit déjà dans une histoire qui concerne de très près notre discours.

En effet, c’est l’Avant-garde historique qui a jeté sur l’esthétisme le poids du discrédit qui le recouvre encore en partie. Parmi tous les ennemis contre lesquels s’est retournée l’Avant-garde, aucun n’a été aussi profondément contrecarré ni aussi radicalement écrasé que l’esthétisme. Les raisons de cette inimitié ne sont pas difficiles à découvrir. L’esthétisme est l’édulcoration de la vie à travers l’art. Il veut apporter, partout, l’attrait que l’art peut donner, si, justement, on l’interprète tout d’abord comme source de plaisir. Il ne veut rien bouleverser, il veut décorer, embellir. S’il devient à son tour agressif, c’est seulement pour réagir contre les attaques dont le moralisme le rend objet. L’Avant-garde veut l’exact contraire: amener la radicalité de l’art dans la vie et dans la société, en faisant de l’art le projet d’une réorganisation utopique du monde. Du point de vue généalogique, l’Avant-garde demeure plutôt dans le sillon du Romanticisme, dont elle hérite la très forte accentuation de la valeur de l’art et de sa fonction cognitive, que dans celui de l’esthétisme.

Apparemment, l’Avant-garde et l’esthétisme veulent la même chose. Ils veulent faire déborder l’art au-delà de lui-même, confondre l’art et la vie, dilater au-delà de toute mesure les limites de l’esthétique. Mais l’idée qu’ils se font de l’art est si différente, voire diamétralement opposée, que leurs projets sont absolument inconciliables. Pour l’esthète, l’art est plaisir, il est divertissement, il est luxe. Pour l’artiste d’Avant-garde, il est engagement sur la réalité, projet cognitif et politique, renouvellement du monde. La distance entre l’Avant-garde et l’esthétisme est clairement démontrée par le rôle différent et même opposé qui est attribué par l’une et par l’autre à l’idéal de la Beauté. Pour l’esthétisme, la beauté est une valeur-guide. L’esthétisme cherche la beauté dans ses manifestations artistiques, il en théorise le sens et la portée sociale. Il veut dilater la beauté, l’amener dans le monde, la faire vivre partout. La beauté signifie grâce, équilibre, harmonie, vie. En revanche, l’Avant-garde méprise la beauté et la raille. La beauté est superficialité. L’art ne sait que faire de la beauté. Il ne veut pas rasséréner, ni séduire, il veut secouer, non pas complaire. Les surréalistes diront que la beauté est une idée décrépite : la beauté sera convulsive ou elle ne sera pas. Hermann Broch verra dans le dessein de cibler la beauté, la trahison même du rôle de l’art. Avec l’Avant-garde, les arts ne sont plus des arts beaux.

Historiquement, tout ceci s’est exprimé notamment dans le dénigrement systématique que l’Avant-garde a exprimé contre les manifestations artistiques liées au mouvement esthétique, et en particulier, contre les tendances de l’art entre la fin du XIXe siècle et l’aube du XXe siècle: l’Art Nouveau en France, le Liberty en Italie, le Jugendstil dans les pays allemands. L’Avant-garde a vu dans l’Art Nouveau, la régression à partir de l’art comme expérience fondamentale, découverte du nouveau, révolution cognitive et sociale jusqu’à un art apprivoisé, réduit dans les paramètres tranquillisants du pur style.

Ce n’est pas par hasard que le point de distanciation maximal de l’Art Nouveau est représenté par ce que l’on appelle le Mouvement Moderne, à savoir par l’expression de l’esprit de l’Avant-garde dans le domaine architectonique. Derrière le Mouvement Moderne, il y a les critiques d’Adolf Loos contre la décoration, l’assimilation de l’ornement au délit, l’horreur pour la Verschönerung, c’est-à-dire pour l’embellissement comme fin en soi, immotivé. Ce sont justement ces aspects qui opposaient Loos à l’art et à l’architecture fin de siècle, à Van de Velde et à Olbrich, et qui l’éloignaient de l’esprit Art Nouveau.

Si tout ceci est vrai, s’il existe une inimitié traditionnelle entre Esthétisme et Avant-garde, si la crise historique du mouvement esthétique est liée à la naissance de l’esprit de l’Avant-garde, si, en somme, c’est l’Avant-garde qui a tué l’Esthétisme, alors il est naturel de se demander ce qu’il est advenu quand le projet de l’Avant-garde a connu la crise, quand l’Avant-garde a commencé à se répéter péniblement et donc à s’épuiser. Comme l’Avant-garde a signifié la fin de l’esthétisme, il est naturel de se demander si la fin de celle-ci n’a pas amené un retour de l’esthétisme lui-même. Voilà la légitimité de la thèse selon laquelle le post-modernisme s’est repositionné dans une continuité tout au moins idéale avec l’esthétisme. L’obsolescence de l’Avant-garde ne nous a pas reportés dans une condition qui présente beaucoup de traits de ressemblance avec l’esthétisme fin de siècle.

Avec le déclin de l’Avant-garde, c’est aussi une idée forte d’art qui décline. Paradoxalement, l’Avant-garde, justement, qui voulait faire exploser l’art au-dehors de soi, en faire l’instrument pour le renouvellement du monde, a été le dernier grand asile de l’idée d’autonomie. Après l’Avant-garde, l’art s’est toujours davantage livré à la dimension du divertissement. Un observateur hypothétique, étranger à notre monde ne pourrait pas ne pas relever comme le domaine de l’art coïncide toujours plus avec celui de la distraction ou de l’amusement. Ses « hauts » emplois, par exemple son rôle dans l’éducation ou dans l’identité d’une communauté, reculent en faveur d’une dissémination dans les loisirs. D’où l’énorme prolifération de produits artistiques moyens ou médiocres, qui assurent cependant au bénéficiaire l’expérience esthétique dont il a subjectivement besoin. D’ailleurs, l’art qui se refuse au plaisir immédiat, qui requiert une attitude plus attentive et méditée, finit par être vécu non pas comme expérience d’instauration de sens mais comme indicateur de goût et critère de distinction. L’art, en somme, apparaît toujours plus nettement engagé dans la dimension qui est propre à l’esthétisme. Si nous ne le voyons pas, c’est que nous sommes encore liés à une idée banalisée de l’esthétisme, qui voit en lui une raréfaction et une exténuation du plaisir esthétique, une tendance à faire de l’art une chose pour peu d’élus au goût raffiné, et tend par conséquent à penser que l’art de masse et l’esthétisme sont deux déterminations qui s’excluent l’une l’autre. Mais nous savons que le contraire est vrai, et il est vrai tant du point de vue théorique, car l’esthétisme signifie faire de l’art une expérience de l’agréable, tant du point de vue historique, car les protagonistes de l’âge de l’esthétisme ont été les précurseurs de l’idée d’un art pour tous, d’un art dilaté et introduit dans la vie quotidienne. L’esthétisme, comme vulgarisation de l‘art (dans un sens non pas nécessairement appréciatif, mais descriptif) est la réalité de l’art d’aujourd’hui.

Un regard sur certains phénomènes de la contemporanéité peut nous engager à le comprendre.

Architecture

Peut-être est-il bon de partir justement de l’architecture, comme territoire sur lequel, nous l’avons vu, l’opposition entre l’esthétisme et le modernisme a été déjà très forte. Et c’est de nouveau dans le domaine architectonique que s’est manifestée pour la première fois dans toute sa clarté, l’obsolescence du projet d’Avant-garde et que s’est enregistrée l’impasse de l’impératif de la nouveauté à tout prix. La contradiction consistant dans le fait d’ériger en règle la nécessité d’enfreindre les règles a produit la réaction post-modern. Le post-modernisme marque la fin de l’Avant-garde car il représente la libération de la nécessité d’être absolument moderne, c’est-à-dire plus avancés que nos prédécesseurs. De nombreuses exigences sont entrées naturellement dans le post-modernisme architectonique et de nombreux caractères s’y sont manifestés, caractères qui ne peuvent pas être reconduits comme tels à une matrice esthétique : le premier d’entre eux étant l’intolérance pour le langage dépourvu d’histoire et délocalisé de l’international style et par conséquent, la récupération de la tradition, jusqu’au vernacularisme. Mais il existe également des aspects qui semblent exiger, pour leur compréhension, un rappel à l’esthétisme. En premier lieu, évidemment, la complète réhabilitation de l’ornement. Less is bore, la devise de Robert Venturi, n’est pas seulement un contrepoint ironique au principe modernistique selon lequel less is more ; il semble aussi un contre-chant à la méfiance loosienne pour l’ornement et une délivrance du décorativisme art nouveau. Souvent même le postmodernisme architectonique sera accusé d’hypertrophie de l’ornement et de pure décorativité, comme dans les polémiques suscitées par la Strada Novissima à la Biennale de 1980. De même, l’accusation d’hédonisme a été récurrente, d’une certaine façon légitimée ab origine par le titre de l’une des œuvres de Venturi, Learning from Las Vegas. Les tendances déconstructivistes successives aussi ont vidé de leur sens l’opposition moderniste de structure et d’ornement, de même que l’identification d’esthéticité et de fonctionnalité. Le résultat est que la forme de l’édifice récupère sa propre liberté, se prêtant à des significations symboliques ou simplement à la beauté de la forme « libre », considérée comme produit plastique, assimilable à la sculpture.

Littérature

La littérature également nous montre de nombreux exemples intéressants de ce ‘retour’ à l’esthétisme.

Prenons comme exemple le principe de l’hybridation des langages, de leur amalgame et de leur mélange. Il s’agit certainement d’une donnée centrale de la culture la plus récente. Les méthodes critiques en vogue dans les années soixante se basaient sur une nette démarcation entre l’objet artistique et le discours critique. Ils se nourrissaient d’une confiance inconditionnée dans la séparation nette entre l’œuvre d’art et le travail interprétatif. On ne sentait même pas le besoin de remarquer cette distinction car elle paraissait garantie ab origine, simplement auto-évidente. La critique successive, en revanche, a fait complètement sauter ces certitudes. Entre le texte primaire et le texte secondaire, le passage est devenu continu tant parce que la croyance dans la clôture du texte primaire a disparu, tant parce que le texte secondaire, ou que l’on présumait tel, a infiniment dilaté ses propres fonctions. La critique ne s’est plus sentie obligée de respecter une « objectivité » du texte, simplement parce qu’elle l’a niée de toutes les manières possibles. Mais cela a signifié également une extension, auparavant inimaginable, de ce qui peut être considéré comme un discours interprétatif.

Mais ce n’est pas seulement dans le domaine artistique que les rôles se sont mélangés et que les distinctions se sont confondues. C’est aussi la séparation entre histoire et invention, histoire et fiction qui a effectivement vacillé. On souligne les caractères stylistiques et rhétoriques qui conditionnent tout autant les écrits historiques que l’écriture littéraire et qui font des écrits historiques un genre littéraire. Théorie et interprétation se superposent continuellement car la première également semble vivre presque seulement dans la seconde, par exemple justement dans le domaine de la philosophie. La même opposition entre théorie et narration apparaît complètement abandonnée : théoriser et raconter sont souvent les occupations de la même personne, au même moment. Elles ne sont plus perçues comme expériences non communicantes, mais plutôt l’une comme la continuation et l’intégration de l’autre.

Tout ceci a des parallèles circonstanciés dans l’esthétisme historique. Le Critique comme artiste de Wilde est probablement la première affirmation de l’absolue perméabilité des limites entre discours primaire et discours secondaire. Comme plus d’un de nos contemporains partisans du déconstructionnisme littéraire, Wilde est convaincu que l’activité critique possède une complète autonomie par rapport à son propre objet, qu’elle peut chercher librement ses propres parcours. Créativité et interprétation ne se laissent séparer par aucun fossé parce que l’interprétation n’est pas plus contrainte par son propre objet que la création artistique ne l’est par une obligation imitative. Les limites de la critique se dilatent jusqu’à faire de la littérature créative une sorte de cas spécial de l’activité plus générale de l’interprétation. Mais aussi en dehors du milieu littéraire, l’esthétisme reporte dans la pratique critique toutes ces opérations de traduction, de mise en scène, de transmission, de reformulation dans un autre langage qui apparaîtraient à un critique « puriste » ou formaliste comme de simples opérations de soutien ou des procédures de genre totalement différent de la véritable critique. Parmi les opérations créatives de Wilde, les comédies, le roman ou les récits, et ses écrits théoriques, il y a beaucoup plus qu’une simple proximité. Il y a identité de langage et de ton. Le cas de Wilde n’est certes pas isolé. Les Portraits imaginaires de Pater rendent vaine toute tentative de séparer histoire et invention. Un prince des peintres de Cour est une critique d’art sous la forme d’un document fantastique, Sebastian van Storck est un roman historique et une divagation littéraire. Dans l’utilisation du mythe, l’esthétisme abandonne toute foi dans la capacité cognitive et intaurative du patrimoine mythique, propre de la conception romantique du mythe et il se meut à travers la mythologie comme dans un répertoire d’images qu’il contamine et coupe à sa propre convenance, mettant sur le même plan, mythologie antique et histoire chrétienne, sagas nordiques et mythes produits par les grandes personnalités artistiques.

Habituellement, le discours sur l’esthétisation diffuse se sert de ces phénomènes pour en extraire quelques conséquences de portée générale qui sont cependant bien loin de constituer des certitudes. Par exemple, on soutient que nous nous engagerons vers l’indistinction entre la réalité et la fausseté, quitte ensuite à être démentis par les dures répliques de l’histoire, ou l’on affirme que la forme de la marchandise fait désormais complètement prime sur ses qualités fonctionnelles, quitte ensuite à ne pas réussir à expliquer pourquoi celles-ci continuent de drainer une quantité énorme de ressources ou encore l’on suppose que le poids des activités esthétiques dans la vie de l’homme moyen est important quand les trois cinquièmes de l’humanité en sont exclus et même dans les pays avancés, celles-ci continuent de concerner une minorité.

Si nous nous interrogeons en revanche sur les conséquences générales pour le monde de l’art de ces phénomènes et de ces attitudes, je crois que nous pouvons mettre au point une série de transformations concrètes, qui donnent un sens bien différent, beaucoup plus solide, au discours sur l’esthétisation globale.

Je les résumerais selon les points suivants: 1) constitution des arts dans un univers auto-référentiel ; 2) orientation prédominante sur la jouissance ; 3) identification de l’œuvre et de l’effet et par conséquent, annulation tendancielle de l’œuvre en faveur de l’expérience ; 4) proximité du Kitsch.

Je résumerais le sens global de ces phénomènes dans la perte d’exemplarité de l’art.

En premier lieu, je voudrais noter que, bien qu’il soit probablement peu fondé de dire que dans notre monde, on annule la distinction entre la réalité et la fiction, il est en revanche beaucoup plus vrai que l’art, entendu dans le sens large qu’il assume inévitablement aujourd’hui, tend toujours davantage à constituer un univers auto-référentiel qui n’a pas besoin de se mesurer avec une réalité extérieure parce qu’il constitue un monde parfaitement autonome, qui se génère et se soutient par lui-même et renvoie toujours exclusivement à lui. Mais, on peut se demander, qui a commencé ce jeu sinon les protagonistes de l’esthétisme ? Ce sont eux qui ont non seulement étendu au-delà de toute limite traditionnelle la sphère artistique, mais qui l’ont entendue, les premiers, comme absolument dégagée de toute nécessité de rendre raison d’elle-même. Ce sont eux qui ont entrevu les premiers que l’art devenu de masse exerce son propre effet social en ne prenant pas position par rapport à la réalité, mais en constituant une réalité parallèle qui n’a besoin d’aucun renvoi à quoi que ce soit d’autre en dehors d’elle-même et qui exerce au contraire sa propre force d’attraction sur les comportements effectifs. La célèbre affirmation wildienne sur la vie qui imite l’art est seulement prima facie le simple renversement d’une croyance aussi traditionnelle que rassurante : dans la substance, c’est l’affirmation de la valeur toujours plus « indépendante » de l’activité artistique, dans sa constitution d’un univers de sens capable de s’auto-soutenir, voire d’exercer une fonction conditionnante sur la « vraie vie ».

Dans cet univers fictif mais effectif, les composantes de l’expérience esthétique modifient profondément leurs rôles respectifs. Si le projet romantique pose en son centre l’auteur, l’artiste, le créateur et si la logique de l’Avant-garde, mais également celle de la critique moderniste, conduisent nécessairement à la centralité de l’œuvre, du produit, de la chose, aujourd’hui, l’expérience esthétique se constitue préférentiellement dans l’espace existant entre l’œuvre et le bénéficiaire, le spectateur, le public. Le poids se déplace entièrement vers le moment de la réception. L’auteur, en l’absence de catégories avec lesquelles penser sa fonction, se vide, tandis que le lecteur ou l’observateur, sectionnés, analysés, classifiés en mille formes et à travers mille distinguos subtils, se déplacent toujours plus vers le centre de la scène ; ils ont même pour eux la scène entière. L’exaltation esthétique du moment de l’impression dans l’art célèbre ici sa revanche tardive mais substantielle. L’anathème moderniste à l’égard de l’affective fallacy, par rapport à la considération de ce qu’un texte ou une œuvre fait au lieu de ce qu’une œuvre est, devient complètement dépassé. Il faut au contraire se concentrer sur le moment de la passivité dans le processus artistique pour montrer combien d’action il y a dans ce fait d’« être » passifs, c’est-à-dire dans quelle mesure le destinataire et l’interprète coopèrent à la création de l’expérience esthétique, justement comme le critique wildien – qui était avant tout un lecteur et un bénéficiaire – devenait artiste à travers sa passivité.

L’orientation vers la jouissance est un trait largement dominant dans la théorie littéraire et dans l’esthétique des dernières décennies. Elle est centrale non seulement dans les différentes formes de critique pensée de la part du lecteur, de reader-oriented criticism, non seulement dans la Rezeptionsaesthetik de Jauss, non seulement dans la phénoménologie de la lecture d’Iser, non seulement dans l’extension de ce type d’approche aux arts figuratifs, comme dans Kemp ou Shearman, mais aussi, plus en général, dans l’esthétique de matrice herméneutique

Prenons ce qui, selon Jauss lui-même, constitue « le point de départ de l’esthétique allemande de la réception » : le principe de l’identification de l’œuvre et de l’effet. Une position aussi radicale, comme celle qui dissout l’œuvre dans l’effet suscité, n’est pas pensable sans le postulat esthétique en vertu duquel si l’on veut savoir comment une œuvre est effectivement faite, il faut regarder non pas l’œuvre mais notre impression de l’œuvre. C’est l’esthétisme qui a comparé pour la première fois l’œuvre et l’effet produit par l’œuvre et qui a transformé l’œuvre dans son effet. Ou bien, prenons l’autre point fondamental, du caractère co-productif de l’activité du bénéficiaire. Nous en sommes encore à l’idée que la passivité du récepteur est en réalité une forme de production assimilable à celle du créateur : autre idée naturaliter esthétique. En effet, une grande part de l’esthétique de la réception se construit justement sur l’accentuation de ce qui lie la production, qui est à l’origine de l’œuvre, au comportement du récepteur, en invertissant cependant le cours auquel on s’attendrait et en projetant le second sur la première, ou plutôt en trouvant la première dans le second.

En se basant sur des concepts comme celui d’« effet » et de « plaisir », on manipule des engins dangereux. Effet et plaisir sont à la base du Kitsch également, cette forme de « mauvais art » qui ne consiste pas tant dans le populaire et dans le trivial que dans la fiction ou l’affectation d’un art « élevé » obtenu par des moyens subreptices. Le Kitsch est l’un des phénomènes connexes à l’art de masse, quand ce dernier singe les procédés de l’art d’élite en offrant à bon marché et sans peine des modèles qui semblent nobles et élevés mais qui en réalité substituent à la recherche et à la conquête de sens la pure simulation de ces derniers. Mais l’espace du Kitsch est justement celui qui s’ouvre entre l’œuvre et le bénéficiaire, l’espace de la réception. Plus le rôle du bénéficiaire augmente, plus le danger du Kitsch est grand. Il y a indubitablement un lien constant, décelable à des époques diverses, entre l’esthétisme et le Kitsch. L’esthétisme, comme exhibition de raffinement, est toujours disponible à se transformer en son contraire, dans la trivialisation de l’art. Effectivement, l’esthétisme compte sur l’effet et il ne possède pas de valeur forte de l’art qui fasse obstacle à la simple fiction de valeur qui est propre au Kitsch.

Je souhaiterais conclure en cherchant à éclairer dans quel sens, il est possible d’utiliser le concept d’esthétisme en relation avec la situation d’aujourd’hui. Ce qui advient et ce qui permet vraiment de parler d’« esthéticité diffuse », est à mon avis, une perte d’exemplarité de l’œuvre d’art. C’est l’art comme « art autonome » qui perd du terrain en faveur d’une superficialisation de l’art. L’art tend à devenir divertissement, embellissement, décoration. C’est comme si tous les arts devenaient, d’une certaine façon, des « arts mineurs ». L’esthétisme voulait délivrer the lesser arts, les arts de la vie de tous les jours, à partir du mobilier jusqu’à la tapisserie et aux porcelaines. Il y est parvenu même trop bien et le type de jouissance justement des prétendus arts mineurs s’est étendu à tous les arts. Ce n’était certes pas le projet de l’Avant-garde qui confiait, au contraire, à l’art un message de renouvellement, de connaissance, d’ouverture à la nouveauté. Entre l’Avant-garde et le post-modernisme, c’est l’exemplarité de l’art qui a été perdue.



© Leonardo/Olats, Artmedia X, Paolo D'ANGELO, 2009
   



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