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Musiques, Arts, Technologies, pour une approche critique


Barbanti Roberto, Lynch Enrique, Pardo Carmen, Solomos Makis (eds.), Musiques, Arts, Technologies, pour une approche critique, Paris, L’Harmattan, 2004, 420 p.

Compte-rendu : Renaud Meric


Les relations entre musique, et plus généralement entre arts et technologies – « nouvelles » technologies – sont, la plupart du temps, axées autour du matériau, c’est-à-dire essentiellement fondées sur l’aspect technologique. Des questions plus théoriques concernant ces relations sont plus rares, et se limitent, la plupart du temps, à des remises en cause assez rétrogrades des technologies.

Le recueil d’articles Musiques, Arts, Technologies, pour une approche critique, sous la direction de Roberto Barbanti, Enrique Lynch, Carmen Pardo et Makis Solomos, né d’un colloque qui s’est tenu à l’Université Montpellier 3 et l’Instituto de Cultura de Barcelone du 12 au 15 décembre 2000, aborde théoriquement plusieurs questions et problèmes posés par l’utilisation des technologies dans l’art et plus particulièrement dans la musique. Les articles qui composent cet ouvrage – en français pour la plupart, en espagnol et en anglais – ont été écrits par des musicologues, des compositeurs, des philosophes, des historiens, des sociologues, des informaticiens, des artistes, ou des théoriciens de l’art.

Ce recueil, organisé autour de cinq grands thèmes – l’effrangement des arts, les relations entre technique-technologie et idéologie, les mutations des sens et le rapport réel-virtuel, le devenir de la division habituelle entre musiques « savantes » et « populaires », ainsi qu’un thème abordant certaines questions compositionnelles et formelles spécifiques – nous semble être sous-tendu par une question : les technologies ont-elles modifié notre perception de l’art et de la réalité ?

La disparition du médium – c’est-à-dire, comme le précise Roberto Barbanti dès le début de l’ouvrage, « l’élément intermédiaire entre le sujet et l’objet, la médiation entre l’être humain et l’étendue du mon de qui le contient » 1 et, plus précisément, « l’objet technique, la matérialisation concrète du phénomène technique » 2 – se dévoile comme un aspect essentiel de la relation arts/technologies. En effet, cette relation engendre logiquement un lien nouveau pour l’art, entre le sujet et l’objet, autrement dit entre le spectateur et l’œuvre. Cette relation que Pierre Schaeffer avait décrite, en ce qui concerne la musique, comme « situation acousmatique » – où l’on entend sans voir – fut ainsi l’un des fondement de son Traité des objets musicaux 3 et notamment de notions essentielles comme « l’écoute réduite ». Les œuvres semblent donc sortir ex nihilo ou plutôt semblent avoir leur vie propre, autonome. La technologie est discrète, presque imperceptible : par exemple, les haut-parleurs ne se manifestent que de manière sonore, un écran vidéo ne s’entend pas. Ces nouvelles techniques sont spectaculaires – font spectacle – uniquement dans leur domaine. Par exemple, le Poème électronique à l’intérieur du Pavillon Philips, « "objet multimédia" avant l’heure » 4, qui, alors, réunit Le Corbusier, Edgar Varèse et Iannis Xenakis, « visait une somme des arts plutôt qu’une synthèse » 5. Ainsi, « le Pavillon Philips est une réalisation où immatérialité architecturale et technologie sonore vont de pair. Face à la commande de la société Philips, le Pavillon devait nécessairement accueillir l’appareillage de diffusion du son et des images. L’appareillage, rendu très peu visible dans l’espace architectural du Pavillon, laisse place à la part artistique de l’œuvre tridimensionnelle » 6

Cette discrétion des technologies et l’impression d’autonomie de chaque sens qu’elles créent laissent le spectateur-auditeur devant une œuvre, vécue comme un monde inconnu et protéiforme, presque inouï ou invisible jusqu’alors, un monde de mobiles qui viennent créer un espace, qui invitent ou obligent l’auditeur à le faire sien. « Le dispositif technique autonome [qui] reproduit le monde tout en le formant » 7 a introduit une situation nouvelle pour l’art en enveloppant le spectateur directement d’un monde, sans l’intervention d’un intermédiaire humain, d’un colporteur d’œuvre, d’un messager, sans un « ménestrel-interprète » récitant la parole d’un « troubadour-compositeur ». Ainsi, « au cours du XX° siècle, la musique s’est imposée comme un art de l’espace sonore, architecturé et généré par la multidimensionnalité de ses échelles sonores, congédiant la linéarité discursive et narrative du temps musical traditionnel. » 8 Les technologies dissiperaient donc la relation duelle, en face en face et statique, propre aux arts traditionnels : l’auditeur face à l’interprète et à la scène, le spectateur face à un tableau ou une sculpture. Plus qu’un art de l’espace – ou plutôt avant cela – la musique s’est métamorphosée en un art du mouvement autonome : la technologie a engendré des arts de la mobilité. Claire Fagnart parle ainsi, en ce qui concerne les arts plastiques, d’une « dématérialisation » 9 de l’art « qui s’accompagne d’une "musicalisation", d’une "théâtralisation" voire d’une "cinématisation" des "arts plastiques" dont la dimension temporelle devient un facteur déterminant. » 10 Ainsi, « toutes les approches idéologiques et esthétiques de l’émergence de l’art vidéo dans le champ des arts plastiques mettent en évidence une même volonté critique d’échapper à une conception traditionnelle selon laquelle l’artiste produit un objet "unique, achevé, autonome" destiné à la contemplation et à l’interprétation du public. » 1 1 Et, comme le souligne Makis Solomos, ceci semble s’insinuer dans le domaine des « arts populaires » où pourtant la dimension scénique et la présence de l’artiste-instrumentiste étaient primordiales : « il est assez manifeste ici que les musiques électroniques populaires redécouvrent, à leur manière, l’expérience schaefférienne : l’expérience qui a conduit à émettre l’hypothèse que, si l’on se focalise sur le son, "l’écoute" devient plus importante que le "faire". L’oreille même devient l’instrument du musicien, même si ses doigts continuent à bricoler. En quelque sorte, on quitte l’univers du geste au profit d’une certaine abstraction. » 12 Laurent Pottier, en abordant le contrôle gestuel de la synthèse sonore, confirme cette dernière affirmation : « il n’y a donc plus de relation nécessaire entre le mouvement qui produit le son et le résultat perçu par l’auditeur. » 13

La technologie nous fait quitter un univers humain – gestuel et narratif – qui s’était développé et imposé dans les arts au cours des siècles précédents, pour des univers artistiques instables, constitués de phénomènes mobiles, qui se rapprochent de la réalité sonore ou visible : « les sons ne [sont] plus les simples supports d’une architecture de mélodies musicales, mais la matière en mouvement de la musique. » 14 Cette « matière » se sculpte 15, se travaille, s’élabore : « l’écriture impliquée dans la fabrication de la chaîne des outils signifie l’invention de techniques de plus en plus subjectivées, c’est-à-dire porteuses de la subjectivité de celui qui les développe. De ce fait, les techniques investissent de plus en plus de niveaux d’expression. En développant des outils – des outils hétérogènes – on acquiert des connaissances à des niveaux variés, qui contribuent à l’élaboration d’un substrat logique » 16

Le compositeur, l’artiste pourrait ainsi être considéré, avec l’avènement de la technologie, comme un observateur, un expérimentateur qui essaie de comprendre et de maîtriser à sa manière des phénomènes mobiles et leurs morphologies riches, plus qu’un créateur de structures et de discours. « Être compositeur, ce n’est pas (plus) seulement produire pour le concert. C’est aussi vouloir modeler, transformer, laisser son empreinte sur l’habitus sonore – c’est la musique qui fait le son –, proposer de nouveaux outils musicaux, de nouveaux êtres sonores, de nouvelles manières de transiger avec le monde du son, ne pas se satisfaire du cadre et des moyens qui sont là, vouloir ce qui n’est pas » 17

Les technologies induisent donc, pour la musique, une nouvelle manière d’accéder au sonore, à la réalité perceptible. « Le sens de toute technique compositionnelle ou de toute portion de savoir musical découle de sa fonction au sein d’une action musicale spécifique, ce qui, à son tour, a une portée considérable sur la question du comment cette action est perçue. L’action et la perception se trouvent au cœur des processus musicaux, puisque ceux-ci sont créés par des opérations successives de concrétisation, qui ont pour outil de réglage – en tant que principe de réalité – une boucle de feedback action/perception. » 18 Le compositeur recrée des réalités : des fragments mouvants d’espace et de temps rendus réels par l’imagination d’un auditeur. La technologie, nous semble-t-il, permet de confronter des vécus : ceux d’un compositeur et ceux d’auditeurs.

Musiques, Arts, Technologies souligne l’importance de l’avènement des technologies pour les arts : une nouvelle relation entre arts et réalité s’est instauré logiquement. Les technologies ne nous ont pas éloignés de la réalité, elles l’ont mise sous un autre jour et l’ont rendue en quelque sorte plurielle. En s’appropriant les technologies, les arts sont devenus une fenêtre privilégiée sur ces réalités.



1 - Barbanti Roberto, p. 22.
2 - Idem
3 - Schaeffer Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, 712 p.
4 - Bridoux-Michel Séverine, p. 91.
5 - Solomos Makis, cité par Bridoux-Michel Séverine, p. 100.
6 - Bridoux-Michel Séverine, p. 96.
7 - Barbanti Roberto, p. 23.
8 - Sedes Anne, p. 79.
9 - Fagnart Claire, p. 46.
10 - Idem
11 - Idem
12 - Solomos Makis, p. 287-288.
13 - Idem Pottier Laurent, p. 105.
14 - Idem Veitl Anne, p. 188.
15 - Idem Cf. Rémus Jacques, « la sculture sonore », pp. 61-77.
16 - Idem Criton Pascale, p. 249.
17 - Idem Risset Jean-Claude, cité par Veitl Anne, p. 198.
18 - Idem Vaggione Horacio, p. 344-345.
   



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