Serge Bilous, Fabien Lagny, Bruno Piacenza
1997, Paris, Editions Flammarion, Collection Art & Essais
PC - Macintosh
Le CD-ROM ouvre sur la photo en noir et blanc d'un
appartement dans lequel deux hommes brutalisent une femme.
Moment figé à 18h39, photo instantanée
qui soulève des hypothèses : drame de la
jalousie, cambriolage, trafic de petits malfrats qui tourne
mal ?
La photo est recouverte d'un quadrillage, matrice de
navigation qui découpe l'espace en 16 blocs, 16
portes d'entrées révélant chacune, par
zooms successifs, des informations : empreintes digitales,
analyses de sang, pièces à convictions,
clés contextuelles (un livre sur le jeu de Go, La
vie mode d'emploi de Pérec, des petits soldats,
...).
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Que s'est-il passé à 18h39 ? Le CD-ROM
apparaît comme une enquête policière tant par
cette première image que par le mode de navigation et la
cohérence des divers éléments qui le composent :
les objets apparaissent comme pouvant être des indices, les
pièces à conviction sont dans des pochettes en
plastique transparent, les fiches de renseignements ressemblent
à des constats de police ainsi que les analyses (analyses
organiques, d'empreintes, etc.). La disparité des
éléments (objets, textes, photos, petits films,
informations sur des choses, le lieu, les personnages), la quasi
absence de son (hormis le bruit obsédant d'une imprimante), la
dominance du noir et blanc ou de couleurs froides (le bleu vacillant
de l'écran de la télévision), tout concourt
à renforcer l'idée d'une enquête.
Cependant 18h39 n'est pas une énigme
policière à résoudre. Son vrai sujet est la
dissection, non d'un cadavre, mais de l'écriture
hypermédia sur CD-ROM et surtout une prise de position sur
notre monde techno-scientifique.
Le tour de force des auteurs de 18h39 est de donner
à voir la structure du CD-ROM lui-même. Chaque fiche,
chaque point d'entrée, chaque objet nous renseigne, non pas
sur ce qui a bien pu se passer dans cet appartement, mais sur la
place de chacune de ces données au sein de l'architecture
organisationnelle, logique, informatique du CD-ROM. Navigation,
information, contenu et sens se superposent ou plus exactement se
dissolvent les uns dans les autres. 18h39 est un
méta-discours sur ce qu'est un hypermédia : des
fragments liés entre eux qui donnent un ou plusieurs sens
selon la navigation. Tous les fragments de l'histoire sont
présents et sont accessibles par de multiples entrées :
jeu de références croisées (jeu de Go sur la
table, jeu de Go dans une des fiches, livre sur le jeu de Go sur
l'étagère) mais aussi points de vue différents
(vue subjective de l'un des protagonistes, enregistrement
vidéo depuis la télévision, etc.). Tous les
fragments ont été saisis, répertoriés
mais au final il n'y a pas de sens, seulement des
interprétations, toutes fausses, toutes parcellaires.
En fait, ce que nous proposent Bilous, Lagny et Piacenza est leur
analyse de --et leur prise de position sur-- notre environnement
techno-scientifique.
18h39 est un monde froid, clinique, brutal,
asservissant.
La technologie y est guerrière et destructrice : armes, jeu
vidéo simulateur d'avion de combat. Les
références au passé renvoient à des
logiques de domination : le jeu de Go est aussi un jeu de guerre.
La technologie y est surveillance de l'intimité : les
images de la télévision (qui appartient à la
famille "machines de vision") ressemblent à celles des
caméras de surveillance, les objets familiers nous
espionnent.
La technologie y est déshumanisante, asservissante et
intrusive : les analyses génétiques, à partir
d'une simple coupure, renseignent sur l'état de notre corps,
des logiciels reconstituent un individu en 3 dimensions à
partir d'éléments parcellaires et anodins.
La technologie y est masculine et violente : la scène
présente une femme en difficulté face à deux
hommes armés. La femme est l'élément sur lequel
nous est donné le moins d'information.
La technologie y est déstructurante de la pensée
humaine et peut être aussi de l'acte artistique. Aucune
conclusion n'est possible pour le public quant à ce qui s'est
passé dans l'appartement. Est-ce parce que, pour les auteurs,
l'hypermédia ne peut être une structure de connaissance
car il ne permet que des interprétations ou bien est-ce un
point de vue sur la façon dont fonctionne l'institution
policière (et médiatique) qui fouille les vies pour en
déduire, construire, une histoire, vraie ou fausse ? Par
ailleurs, 18h39 n'inclut à aucun moment le public dans
l'acte créateur mais le maintient dans une sorte de
liberté surveillée.
18h39 pose sur les techno-sciences un regard largement
pessimiste qui n'est pas sans rappeler la position de "l'accident
technologique" de Paul Virilio. Nous n'adhérons pas à
cette thèse et en la matière nous
préférons celle des artistes australiens Leon
Cmielewski et Josephine Starrs qui, dans le CD-ROM User
Unfriendly Interface, proposent un point de vue
critique, mais plus nuancé, ironique, plein d'humour et de
loufoqueries et au fond d'optimisme.
Le réel plaisir dans 18h39 vient de la
cohérence quasi diabolique entre le fond et la forme et
surtout de la recherche des indices, des clés et des
références subtiles et très
élaborées au service de la thèse sous-jacente
exposée, du méta-discours. Là est vraie
enquête.