Morellet et Geers sauvent "Entrée Libre".
http://www.culture.fr/entreelibre/
"Entrée libre", inauguré lors de la fête de
l'Internet de mars 99, est un projet de la DAP
(Délégation aux arts plastiques), commande publique
à 14 artistes de "nouvelles formes d'oeuvres" pour le "nouvel
espace d'exposition" qu'est Internet.
Louable intention.
Le résultat est navrant et montre entre autre une
méconnaissance et une incompréhension du médium
et du langage qu'est le réseau. L'usage intensif et
revendiqué de Shockwave et Flash n'en fait même
pas un bon site "démo" pour ces logiciels mais laisserait
plutôt craindre que le web puisse devenir aussi ennuyeux que la
télé.
Deux oeuvres sauvent le projet : celle "Sans titre" du sud
africain Kendell Geers et les variations sur les décimales de
Pi de François Morellet et Rémi Bréval.
L'oeuvre de Geers est un petit bijou d'humour et d'intelligence.
Une image brouillée, en noir et blanc, illisible,
apparaît sur l'écran. Le curseur de la souris se fait
spot lumineux pour dévoiler, uniquement dans son cercle, des
bouts de corps de femmes dénudées, en fait banales
images pornographiques. Les sexes ne seront jamais visibles
puisqu'à cet endroit le spot devient noir et permet de passer
à l'image suivante. Frustration du voyeur solitaire devant son
écran. A la différence d'Alice, nous n'avons pas encore
traversé le miroir.
Derrière ce qui peut apparaître comme quelque chose
de simple et léger, Geers tisse et imbrique les couches de
sens, mélange culture technologique et archaismes
comportementaux. Son dispositif rappelle ainsi celui des peep shows.
Le voyeurisme dispose d'un nouvel oeilleton : l'écran de
l'ordinateur. Mais dans le même temps il morcèle,
fragmente le corps, jeu sur la frustration bien sûr mais aussi
évocation d'une femme qui reste objectifiée, assemblage
de nez refait, de visage lifté, de seins siliconnés et
de cuisses liposucées.
Geers prend également en compte la culture technologique :
celle du plaisir de comprendre une interface, de jouer avec, de
chercher l'information au-delà de l'écran, au
delà de l'information même, celle qui transforme la
cryptographie de technique militaire en fer de lance de la
liberté individuelle et de la protection de la vie
privée, sans oublier les clin d'yeux aux internautes comme la
mise en scène du "Loading please wait" du début.
Pi de François Morellet et Rémi Bréval se
situe à l'opposé dans le spectre de la création
numérique sur Internet. p est un générateur
pictural. Il s'inscrit dans le prolongement de cet "art à
l'ordinateur", si brillamment défendu par Abraham
Moles ; art de la mathématique, de la combinatoire et du
processus ; art formel et élégant. A gauche de
l'écran, une série de paramètres que
l'utilisateur est invité à initialiser, à droite
la matrice vierge qui accueillera le dessin. On lance le programme et
on obtient la variation picturale fondée sur le nombre Pi ,
induite par ses choix de paramètrage. Ce qui compte n'est pas
le résultat final d'un dessin mais le plaisir
esthétique de lancer le générateur de nombreuses
fois et de contempler les variations engendrées.
Dans les années 60, Nicolas
Schöffer écrivait que, dans l'avenir, l'art serait
individualisé et largement distribué et non plus
objet unique pour happy few sous forme de programmes qui
inclueraient des variations à l'infini, modelables par le
public. C'est fait. Et si j'ai apprécié mes "pi
piquants", je sais que j'apprécierai encore plus ceux que je
n'ai pas encore généré.
Annick Bureaud, mai 1999
* Art et ordinateur, Abraham Moles,
Paris, Blusson, nouvelle édition revue et augmentée,
1990
** La ville cybernétique, Nicolas
Schöffer, Paris, Tchou, 1969
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