Eros et Thanatos à la Wellcome Collection
Vendredi 17 avril 2015
Arrivée à Londres par un beau soleil de printemps. En attendant la performance de demain, Taste of Flesh/Bite Me I'm Yours de Martin O'Brien, direction la Wellcome Collection pour la visite des expositions The Institute of Sexology. Undress Your Mind et Forensics. The Anatomy of Crime
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The Institute of Sexology aborde l'approche scientifique de l'étude de la sexualité et met en évidence -si besoin était- que la science, ou peut-être plus exactement le discours scientifique, peut être autant instrument de libération que de contrainte et parfois même les deux au sein d'une même approche (je pense par exemple à cette doctoresse anglaise, Marie Stopes, qui proposa un système de contraception pour les femmes, leur offrant le droit de disposer de leur corps, et qui pronait simultanément un point de vue eugéniste).
Je découvre que William Masters (du célébre duo de chercheurs américains Masters & Johnson) avait conçu un vibromasseur transparent muni d'une petite lampe et d'une caméra afin de filmer un orgasme féminin "de l'intérieur" (?!). Comment, dans ces années 1950, la question éthique d'une expérimentation de cette nature sur des sujets humains a t-elle été traitée (si elle l'a été) par Masters & Johnson ?
Graphique extrait de la brochure d'accompagnement de l'exposition The Institute of Sexology © Wellcome Collection |
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Me revient en mémoire que quelques 30 ans plus tard, en 1986, Joe Davis transmettait un orgasme féminin (la transcription des contractions vaginales) via le radar Millstone Hill du radiotélescope Haystack du M.I.T. à destination d'Epsilon Eridani, Tau Ceti et de deux autres étoiles. En réaction contre l'asexualité des messages à destination d'intelligences extra-terrestres potentielles, Poetica Vaginal se voulait l'exemple d'un réel "échange humain".
L'approche scientifique de la sexualité m'apparaît comme manquant singulièrement de légèreté et d'humour. Paradoxalement, c'est l'étude scientifique du crime et la médecine légale qui apportent chaleur humaine, attention à -et respect de l'autre.
Forensics. The Anatomy of Crime est une exposition remarquable et passionante associant documents historiques, explications et œuvres artistiques.
J'y apprends que le terme "forensics" vient du latin "forensis", qui signifie "du forum", là où se discutaient les affaires légales et publiques.
J'y découvre aussi que les français y occupent une place particulière avec notamment Edmond Locard qui fonde le premier laboratoire de police criminelle en 1910 à Lyon et énonce le principe de base que "tout contact laisse une trace" ou encore qu'au 19ème siècle la présentation publique des cadavres à la Morgue de Paris à fin d'identification était progressivement devenue une sorte de spectacle populaire.
La médecine des vivants est privée et se doit de respecter, précisément, le secret médical ; la médecine des morts est publique et révèle, dévoile. Les deux sont de plus en plus techniques et le territoire de recherches scientifiques, de nouveaux enjeux philosophiques, déontologiques et éthiques.
De très nombreuses œuvres jalonnent l'exposition. Il faudrait pouvoir toutes les chroniquer. Parmi celles qui m'ont frappées les œuvres des photographes Sally Mann, Angela Strassheim et Taryn Simon :
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Corps en décomposition photographiés par Sally Mann dans la "body-farm" du Forensics Anthropology Center de l'Université du Tennessee fondé dans les années 1980 où s'étudie la décomposition des corps dans un laboratoire à ciel ouvert à partir de corps humains donnés pour la recherche ;
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Corps absents pour Angela Strassheim qui dans la série Evidence photographie les tâches de sang que révêle le luminol, parfois des années après les faits, dans des maisons où un crime fut commis, souvent sans que les habitants actuels n'en ait eu connaissance ;
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Corps libérés de condamnés à mort par erreur aux Etats-Unis et que les tests ADN ont sauvés, photographiés souvent sur les lieux mêmes des crimes par Taryn Simon dans la série The Innocents.
Celles aussi qui de l'Atacama, au Rwanda ou à l'ex-Yougoslavie font écho à cette médecine qui "soigne les morts" et apaise les vivants en redonnant une identité à ceux qu'au-delà du massacre on a voulu nier :
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Le film Nostalgia de la Luz de Patricio Guzman ;
- L'installation Lustmord de Jenny Holzer qui expose des os humains dont certains sont sertis d'anneaux en argent gravés et qui évoquent les meurtres et les viols commis en ex-Yougoslavie ;
- L'installation multimédia Ab uno disce omnes de Sejla Kameric présente dans une impressionnante chambre réfrigérée qui ressemble à un coffre-fort une base de données compilant des informations de toutes sortes accumulées sur les victimes de la guerre en Bosnie.
Celles, enfin, de Teresa Margolles et de Christine Borland. La première évoque la brutalité du crime organisé au Mexique dans une étonnante œuvre sonore où ont été enregistrés les sons de l'autopsie à la morgue. L'eau qui lave, littéralement et métaphoriquement. Avec Second Class Male/Second Class Female Christine Borland redonne un visage à la personne, à partir d'un squelette anonyme acheté sur le marché avant que cela ne devienne illégal. Elle expose, côte à côte, les cartons de livraison, les crânes, les moules et les sculptures de bronze qui, prises isolément, relèvent de la plus pure tradition sculpturale de la figure humaine. On ne peut plus acquérir des os ou des squelettes humains, mais on peut acheter des cellules ou de l'ADN de synthèse ... La poste -ou FedEx- reste l'intermédiaire de livraison ...
Le respect de la personne humaine, de sa dignité, les limites fragiles, mouvantes de ce qui est acceptable ou non, l'éthique médicale, l'éthique scientifique, l'éthique artistique affleurent partout et s'entrechoquent dans cette exposition. Pourquoi ai-je été plus troublée par l'existence même du laboratoire de l'Université du Tennessee que par les photos, que j'ai trouvé pudiques et respectueuses, de Sally Mann ? Où est le voyeurisme ? Christine Borland souhaitait faire une œuvre à partir des cols de fémurs et des hanches de personnes qui ont des opérations de remplacement. Acquérir ces os est désormais interdit et, malgré l'assentiment explicite des personnes concernées, elle n'a pu le faire. Que fait-on des "déchets médicaux", de ces "bouts d'humains" ? On visite toujours les ossuaires, par exemple ceux des catacombes à Paris, et les crânes ornés de cauris et autres décorations sont toujours présents dans nos musées d'anthropologie ... Le passé et l'archéologie donnent-ils quitus éthique ?