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ETUDES ET ESSAIS > ART ET TECHNOLOGIE : LA MONSTRATION > SECTION I : ART ET MONSTRATION A L'AGE MODERNE
   



SECTION I : ART ET MONSTRATION A L'AGE MODERNE


[sommaire général]

 

Introduction : art, societe et monstration

 

I - Le musee : lieu originel

A - La naissance de l'art

B - L'invention du musée

C - Le principe d'exposition

II - L'institutionnalisation du musee

A - La naissance d'une discipline : muséologie et muséographie
1 - Prélever : sélectionner

2 - Conserver : protéger

3 - Montrer : nommer

B - Architecture, musées et société

1 - Architecture et musées

2 - Les contradictions de la modernité

3 - Musée et société : de la "distinction" 

III - Expositions et musees : auto-reference ou alternative

A - Le musée comme objet d'art
1 - Auto-référence

2 - Les lieux alternatifs où l'auto-promotion de l'art

3 - L'exposition comme intention : les commissaires indépendants

B - La réconciliation entre l'art, l'institution et le marché

1 - Les galeries

2 - Les "nouveaux musées", les centres d'art et les FRAC :

nouvelles formes de l'intervention publique

3 - Manifestations internationales : vitrines d'un système

Conclusion

 

INTRODUCTION : ART, SOCIETE ET MONSTRATION [sommaire général] [sommaire section]

L'art est une des activités permanentes nécessaires et spécifiques de l'homme vivant en société. Il permet, non seulement de noter et communiquer des représentations acquises, mais d'en découvrir de nouvelles. Il n'est pas communication mais institution 1.

L'art est une affaire éminemment sociale. Dans la conception occidentale moderne, l’art n’existe que s’il est vu car c’est par déclaration et consensus qu’il devient "art". Cette opération a lieu au moment où il naît, ou des années après, quand l’objet est découvert, "inventé" et déclaré œuvre d’art. Objet de médiation symbolique, le lieu et le mode d’exposition de l’art est étroitement lié à la fonction qui lui est assignée. Au Moyen-Age, les ivoires et les tapisseries accompagnent les nobles de château en château, les portraits d’une bourgeoisie naissante au 15ème siècle répandent en Europe le format du tableau, les peintures historiques de grandes dimensions ornent les galeries des châteaux devenus lieux de représentation et de pouvoir à partir du 15ème siècle, et jusqu’au 19ème. La collection d’objets est par ailleurs une pratique très ancienne. On en trouve la trace dès le paléolithique, puis en Egypte… Avec les Romains, les collections s’enrichissent du butin des guerres. Des préoccupations de conservation et d’exposition apparaissent mais ces biens publics restent aux mains de bienfaiteurs privés qui les rassemblent dans les thermes ou sous les portiques, il n’y a pas d’institution publique des musées. Le mot musée 2, dans son acception moderne, apparaît en Italie dans la seconde moitié du 15ème siècle, à la suite de la Renaissance. En effet, les princes italiens sont les premiers à envisager l’idée d’une collection de tableaux et de sculptures, rassemblés, offerts aux regards des voyageurs et des artistes à l’intérieur des cours et des jardins, puis dans les galeries (large couloir reliant un bâtiment à l’autre). Ils associent les notions d'œuvre d’art, de collection et de public, posant ainsi les éléments constitutifs du futur musée des arts.

Au cours des 16ème, 17ème et 18ème siècles, se constituent en Europe les grandes collections princières qui fourniront les musées du 19ème. Le musée, lieu spécifique d’un art autonome se développe au 18ème siècle. En France, il entre dans l’espace social avec la Révolution. Il participe à la mise en place de l’Etat-Nation moderne. C’est un élément actif du système politique en formation. La muséologie, science des musées, de leur histoire, de leurs missions, naît à la même époque 3.

Une relation étroite lie chaque système politique et social, la forme de son art et la façon de le montrer et de le voir. Dans la conception occidentale de l’art, depuis le 18ème siècle, le musée est devenu le lieu privilégié d’accès aux œuvres. Avant de tenter de définir les spécificités de la monstration de l’art électronique, il nous est apparu indispensable d’examiner le rôle central joué, en France, par le musée et l’institution dans la constitution du système complexe économique, esthétique et social de l’art.

 

I - LE MUSEE : LIEU ORIGINEL [sommaire général] [sommaire section]

A - la naissance de l’art

En travaillant sur l’idée de l’art, la philosophie du 18ème siècle contribue à la constitution d’un champ autonome dans lequel se développera le système de l’art à l’âge moderne 4. En s’interrogeant sur le statut de jugement de goût dans la Critique de la faculté de juger, Kant fonde l'idée d'une autonomie de l'art, sans finalité spécifique, se situant entre jugement et sentiment. Il propose d'analyser le jugement esthétique. L'esthétique est entendue comme un rapport entre la représentation et un sujet, sans affirmation sur les propriétés de l'objet et sans doctrine possible. Le Beau n'est pas conceptualisable mais il exprime une relation du sujet à l'objet, sentiment à la fois intime et universellement communicable. Kant aura ouvert la pensée de l'art à la modernité.

Rapidement on va tenter de conceptualiser l'art pour en légitimer l'exception. Les Romantiques construisent une doctrine sacralisante qui fonde la distinction entre ce qui est art et ce qui ne l'est pas. Dorénavant, l'esthétique, pensée du Beau, sera un sujet de la philosophie des 19ème et 20ème siècles, donnant lieu à des doctrines et des théories.

La philosophie ayant fondé son autonomie, l'art peut exister dans l'espace public naissant. La Nation lui construira des palais. 

B - L’INVENTION DU MUSEE [sommaire section]

L’invention du musée et de la collection publique, au 18ème siècle, est une invention moderne, constitutive de la modernité, de sa représentation du temps et de la démocratie 5. Le but du musée, institution d’Etat, est de rendre accessible à tous le patrimoine collectif de la Nation, l’idée du beau et du savoir à travers une sélection d’objets. Le musée montre l’art, mais aussi la science, la technique, l’histoire, toutes les nouvelles disciplines porteuses de progrès et de modernité. Lieu d’acculturation, comme l’école, il est à la fois un outil d’intégration et de contrôle social. Il participe au projet de construire —sur le principe de la représentation— une société cohérente et unifiée. Comme les députés qui représentent à l'Assemblée Nationale l'émanation de la Volonté Générale, les musées représentent la quintessence du savoir, de la richesse et du Beau Universel. Jean-Louis Déotte a montré comment le musée est un élément constitutif de l’espace public où un public lettré peut faire l’échange d’opinion esthétique. C’est aussi le lieu qui rassemble des fragments d’histoire, métaphore d’un corps social recomposé sur les bases de l’idéal humaniste. La révolution invente la notion de patrimoine artistique national sur la base des biens du clergé. Les musées de la République rendent tangibles cette notion de patrimoine collectif, participant ainsi à la mystique démocratique républicaine. Les œuvres proviennent des collections royales, des biens des émigrés et du clergé 6 mais la Convention inaugure aussi un nouveau mode d’enrichissement artistique : les contributions de guerre sur les nations vaincues, procédé qui sera repris avec le succès que l’on sait par Napoléon. Les objets qui fournissent ces musées publics trouvent alors un nouvel usage, recouvrent un sens autre que celui qui avait motivé leur création. L’intégration dans les collections publiques les rend inaliénables en les soustrayant au marché. Alors que le système marchand capitaliste se met en place, la puissance publique fait valoir son pouvoir en créant un espace hors marché qui s’impose comme instance de validation culturelle. Le musée est le lieu où la valeur symbolique des objets qu’il élit est énoncée. C’est le réceptacle d’un contenu qu’on enferme pour le donner à voir au plus grand nombre. Il est donc un lieu de pouvoir et restera, en France, majoritairement du ressort du service public.

Le musée d’art sert un système politique particulièrement attaché à une représentation historique de lui-même. Ainsi le modèle antique, prisé par la Révolution, dominant sous l’Empire et pendant la Restauration, va aussi présider au choix des artistes exposés au Musée du Luxembourg. Ouvert à partir de 1818 aux artistes vivants (à ceux qui ont été préalablement exposés au salon), ce musée perpétue l’art néoclassique et reste totalement fermé à de nouvelles formes d’art tout au long du 19ème siècle. Il refusera les Fauves et les Expressionnistes au début du 20ème siècle. Cette référence à l’Antique est aussi à l’origine de la création du musée des Antiquités nationales par Napoléon III dans le château de Saint-Germain-en-Laye.

C - LE PRINCIPE D’EXPOSITION [sommaire section]

A côté du musée, se met très vite en place un système d’exposition de l’art répondant aux différentes attentes de la société. Le premier salon apparaît en 1737, à Paris. Il montre, de manière régulière, des tableaux à une collectivité dénommée "public", avec une intention d’institutionnalisation. Le mot "exposition" se développe au 18ème siècle mais il ne se limite pas à l’art : il désigne l’action de mettre quelque chose en vue du public. C’est le début des grandes expositions universelles qui montrent l’état des connaissances scientifiques et techniques. Dans le champ de l’art, on organise des expositions monographiques, ou engagées, comme par exemple celle qu'organise Delacroix en 1826 au profit des victimes de la guerre grecque. Marthe Ward 7 remarque que le concept de séries exploré par Monet n’aurait pas été possible sans la mode des expositions "un artiste, un lieu" qui faisait fureur en 1890.

A partir de 1880, les marchands supplantent progressivement le Salon et l’Académie. De nouveaux salons prennent le relais (Salon des indépendants et Salon d’automne). En 1900, Durand Ruel expose, à destination du grand public, des toiles impressionnistes dans son appartement. Se développent alors les galeries privées marquant une nouvelle étape dans l’intégration de l’art dans la sphère du capitalisme. Cette évolution permet une diversité de création répondant à la multiplicité des publics, le marché de l’art influence les structures mêmes de l’art : après 1880, le marché a besoin d’entretenir l’innovation artistique, il institue l’originalité, la nouveauté comme une valeur 8. Se côtoient les deux sphères : artistes du marché et artistes académiques produisant deux expressions différentes. Mais la galerie reprend le rôle "d’éducateur culturel" du musée en organisant les premières rétrospectives (Van Gogh en 1901 à la galerie Bernheim-Jeune, Cézanne en 1905) puis de grandes expositions thématiques. Vollard puis Kahnweiler révolutionnent les pratiques marchandes. Ce dernier réfute les pratiques commerciales habituelles (exposition en galeries, envois aux salons, publicité) pour mettre en place un système (exclusivité, éditions, internationalisation) qui assurera la diffusion du cubisme. Un milieu d’amateurs et de critiques éclairés se substitue au jugement des jurys et du grand public des Salons. Apparaissent aussi les "grands collectionneurs", riches industriels, se spécialisant dans l’achat d’œuvres d’artistes nouveaux (Braque, Picasso, Derain, Vlaminck, Matisse, Modigliani, Gontcharova, De Chirico …). La sphère privée joue un rôle de soutien et d’encouragement à une production artistique radicalement nouvelle.

A partir du 19ème siècle, la ville devient aussi un espace de monstration par le biais des commandes publiques. La glorification de la nation et de ses héros est un thème de commande courant pour les sculpteurs du 19ème (Rude, David d‘Angers, Fremier, Carpeaux...). Ce mouvement atteint son apogée au cours du Second Empire, alors que les cités sont complètement remodelées et que le pouvoir cherche à renforcer la légitimité de la bourgeoisie triomphante.

Le musée reste l’opérateur symbolique de l’Etat-Nation mais rate la révolution esthétique de la fin du 19ème siècle qui est plutôt portée par le système marchand. Il dit la "Culture" politiquement dominante mais pas la modernité artistique. La rupture entre Institution et Avant-garde est consommée. C’est pourtant dans le musée que les artistes ont découvert l’art oriental, l’art primitif, des objets hétéroclites provenant d’autres cultures. Le musée du 18ème est aussi, malgré ses limites, le creuset de la modernité artistique. 

 

II - L’INSTITUTIONNALISATION DU MUSEE [sommaire général] [sommaire section] 

Malgré cette rupture, lourde en conséquence pour l’image à venir du musée, celui-ci se développe en créant une discipline scientifique et une architecture propre. Ces attributs consacrent la dimension institutionnelle du musée. 

A - LA NAISSANCE D'UNE DISCIPLINE : MUSEOLOGIE ET MUSEOGRAPHIE [sommaire section]

Le musée se voit attribuer trois fonctions essentielles : collecter, conserver et montrer. Ces fonctions font l’objet de disciplines propres au musée : la muséologie dédiée à l’étude de l’institution et de sa fonction sociale et la muséographie plus précisément chargée des aspects opératoires tels que l’architecture, les installations, l’organisation des musées. 

1 - Prélever : sélectionner [sommaire section]

Dans Le musée imaginaire, Malraux s’attache en 1947 à analyser le phénomène muséologique. 

Le rôle des musées dans notre relation avec les œuvres d’art est si grand, que nous avons peine à penser qu’il n’en existe pas […] et qu’il en existe chez nous depuis moins de deux siècles. Le XIXème siècle a vécu d’eux, nous en vivons encore et oublions qu’ils ont imposé aux spectateurs une relation toute nouvelle avec l’œuvre d’art. Ils ont contribué à délivrer de leur fonction les œuvres d’art qu’ils réunissaient.

Malraux a développé l’idée d’un déplacement du sens et de l’usage de l’objet opéré par le musée. Cette opération participe à la constitution d’un patrimoine universel symbole de l’identité humaine. C'est en quelque sorte l’aboutissement de l’idéal humaniste de l’esprit des Lumières. Au 20ème siècle, tous les pans de l’activité humaine sont consignés sous forme muséale.

En effectuant cette sélection, les conservateurs procèdent par conséquent à une extraction des objets du flux du vivant. Faire entrer un tableau ou tout autre chose au musée, c’est le soustraire à la vie commune, aux changements de mains, au vieillissement, à la mort… pour le placer dans la perspective d’une histoire universelle de l’humanité. Cependant, en matière d’art contemporain, on assiste à un renversement du processus décrit par Malraux dans la mesure où les œuvres montrées sont destinées au musée dès leur création. Le musée n’est plus une suspension mais devient la destination de l’art. 

L’esprit de Malraux et la "muséification" du monde ont eut un effet de révéler le patrimoine à tous. Les musées, "maison de pays", ont fleuri, à l’initiative des habitants d’un village ou d’une vallée, conscients d’une culture et désireux de la faire reconnaître et de la protéger.

A la même époque, l'apparition du terme d’écomusée, créé en 1971 par l’ICOM (International Council of Museum né en 1947 sous l’égide de l’UNESCO) consacre cette appropriation collective d’une culture et d’une nature locales. 

2 - Conserver : protéger [sommaire section]

Pour constituer un patrimoine, il faut protéger les objets désignés afin de permettre leur passage vers les générations futures. Cette fonction de conservation est tellement essentielle qu’elle a donné son nom à l’activité muséologique et, par extension, aux responsables des musées, les "conservateurs". En France, les biens acquis par les musées sont inaliénables, ils deviennent le bien intouchable du pays. On voit dans cette caractéristique juridique la matérialisation de la volonté de constituer un patrimoine, témoignage de la vie de cette entité abstraite sédimentée par l’Histoire qu'est la Nation.

Le souci de la conservation a pris un tournant radical après la deuxième guerre mondiale à cause des dégâts provoqués par le conflit. Les progrès scientifiques d’analyse et de restauration des œuvres ont accentué le mouvement qui prend une dimension internationale grâce à des structures comme l’UNESCO. Des laboratoires sont créés partout en Europe.

Avec la notion d’écomusée, se pose la question de la propriété et du statut des biens. Surgit l’idée d'un musée qui pourrait devenir de plus en plus un instrument de coordination de collections qui ne lui appartiennent pas en propre, mais dont il possède la référence grâce à la numérisation des données (H. de Varine directeur de l’ICOM en 1971 cité par André Desvallées dans l’article de l’Universalis). Cette idée d’une numérisation des données en vue de l’édification d’une sorte de musée virtuel, défendue dans les années 70 par un courant de théoriciens des musées, est restée jusqu’ici lettre morte. Elle retrouve sa pertinence aujourd’hui alors que les nouvelles capacités des machines posent la question de la maîtrise du temps et de la politique de la mémoire 9.

Conserver des objets est un acte qui relève en partie de la notion d’histoire développée au 19ème siècle mais les œuvres d’art contemporain posent aussi de façon cruciale la question de la conservation. N’y a-t-il pas paradoxe à vouloir matériellement conserver des œuvres qui procèdent de l’éphémère et de la transformation ? Cette question devient centrale avec les arts électroniques. 

3 - Montrer : nommer [sommaire section]

Choisissant les objets qu’il montre, le musée désigne ce qui est digne d’intérêt. Il existe cependant une marge entre ce que le musée conserve dans ses réserves et ce qu’il montre dans ses salles. La monstration procède donc d’une seconde sélection, conjoncturelle, non définitive, témoignant d’un goût ou de tendances au sein d’une collection.

Montrer c’est réinscrire dans un temps des objets venus d’une autre époque ou d’un autre lieu. C’est rendre possible cette rencontre contre nature de deux temporalités différentes.

Montrer l’art d’aujourd’hui, en revanche, c’est soumettre au regard du spectateur une production immédiate pour laquelle il n’a pas toujours les codes d’interprétation. L’éducation culturelle n’a pas pu encore jouer son rôle d’apprentissage du regard, de filtrage cognitif, comme c’est le cas pour l’art ancien. Le manque de distance entre l’observateur et l’objet observé peut rendre aveugle à un art totalement contemporain.

Pour Jean-Louis Déotte 10, le musée d’art contemporain n’est plus un lieu de jugement esthétique mais une nouvelle forme de jugement de connaissance.

Cette collusion ou cette fusion sont sources de sens, ouverts, multiples que l’institution va s’employer à maîtriser, en balisant la rencontre. C'est l'objet de la muséographie : mise en espace, accrochages, accompagnement écrit, dispositif pédagogique, visites guidées …

Il a cependant fallu attendre la seconde guerre mondiale pour que soient posés le vocabulaire et les bases de la muséologie par Henri Georges Rivière, à la tête du Musée national des arts et traditions populaires, J. Cabus du musée d’Ethnologie de Neuchâtel et D.F. Cameron de l’Art Gallery d’Ontario. La règle de la "distanciation" par exemple, tendant à neutraliser l’architecture qui n’aurait pas été créée spécialement, l’achromatisme, l’asymétrie des accrochages deviennent des lois d’organisation des musées. Un nouveau regard sur les musées apparaît dans les années soixante à la faveur du mouvement de contestation sociale. Cette réflexion sur le musée et la muséologie donne lieu à une école ou un courant de pensée : "la nouvelle muséologie" qui s’intéresse notamment à de nouvelles formes de présentation des collections et développe le concept d’écomusée qui concerne moins la production artistique proprement dite que le patrimoine culturel et social d'une entité géographique.

L'art contemporain contribue aussi à un renouveau de la conception muséale. Il interroge sa fonction sociale et transforme sa nature architecturale. 

B - ARCHITECTURE, MUSEES ET SOCIETE [sommaire section]

Le musée, lieu officiel de l’exposition de l’art, occupe une place centrale dans la vie de la cité. Au sens propre, il est construit au coeur de la ville ; au niveau politique, il a été l’objet de la contestation générale de la fin des années soixante ; d’un point de vue social, il reste un opérateur symbolique puissant. 

1 - Architecture et musées [sommaire section]

Les musées de la République se sont installés dans les palais de la monarchie, mais du tableau au ready made, le lieu muséal a évolué. Chaque époque a suscité une architecture propre.

Plusieurs conceptions du musée se sont succédées, proposant des styles de construction, des éclairages, des circulations, des volumes différents…

Les premiers musées abritant des sculptures antiques se sont construits sur un modèle que l’on pourrait qualifier de néo-romain, imitant les thermes et les palais. Au début du 19ème siècle, le style néo-grec imitant, cette fois, les temples lui succède 11. Cette tendance perdure jusqu’au 20ème siècle, notamment aux Etats-Unis. Par ailleurs, la prédominance de la peinture introduit un style "palais", d’inspiration Renaissance ou Baroque. Le musée du Louvre 12en est une des meilleures illustrations. Par la suite, on adopte l’architecture de fer et de verre revêtue de stuc ou de pierre, comme par exemple le Victoria and Albert Museum à Londres. L’architecture moderne apparaît progressivement avec des signatures prestigieuses comme celle de Frank Lloyd Wright pour le Guggenheim Museum à New York. On assiste aussi à la création d’ensemble architecturaux spécifiques comme le Musée de l’Homme et le Musée d’Art Moderne à Paris dans les années trente.

Aujourd’hui avec Norman Foster, Renzo Piano, Arata Isozaki ou Frank Gehry… on veut des musées qui s’adaptent à un art aux formes multiples et diverses (Arte Povera, Minimal Art, vidéo, performances…). Prédomine la conception de musées de dimensions moyennes, privilégiant des articulations de salles aux volumes simples éclairées par un éclairage zénithal, recherchant pour l’intérieur du musée la plus grande neutralité afin de ne pas interférer sur la perception des œuvres exposées. La façade identifie le musée, alors qu’à l’intérieur, rien ne doit altérer la contemplation. C’est le musée "cube blanc". Les œuvres sont "coupées" de la réalité extérieure, elles sont protégées dans le lieu, lui-même signifiant. Face à la transformation des formes de l’art, le musée renforce sa mission d’énonciation duchampienne "ceci est de l’art, puisque c’est au musée".

Parallèlement, on assiste en France à la restauration de nombreux vieux musées ou à la réhabilitation de bâtiments anciens : Lille, Grenoble, Nantes, Lyon, Orsay ou le Grand Louvre... 

2 - Les contradictions de la modernité [sommaire section]

Alors que l’Etat s’intéresse depuis peu à l’expression artistique d’une époque, celle-ci se rebelle contre l’Institution et le contrôle social qu’elle représente. On entre dans une phase contradictoire où l’art devient économiquement dépendant de l’Etat et artistiquement incompatible tant d’un point de vue idéologique que matériel (Land Art, Body Art, performance…). Et, paradoxalement, alors que la critique du musée devient l’un des objets de l’art, la période qui s'étend des années 60 aux années 80 va, en France, considérablement renforcer les liens entre Institutions et art.

La critique du musée n’est pourtant pas nouvelle. Dès le début du 19ème, des élèves de l’atelier de David veulent brûler l’Institution, intention qui sera reprise par les Fauves à l'aube du 20ème. A la même époque, Maurice Barrès et Salomon Reich (conservateur) traitent les musées de "morgues" et de "cimetières". Les Futuristes Italiens montrent, dans leurs manifestes, une violence sans pareille à l’égard du musée, symbole d’un passéisme bourgeois et bien pensant. Ces invectives s’adressent alors à un musée totalement fermé à l’art novateur.

La naissance officielle de l’art moderne est datée de 1905. Il faudra un peu plus d’une génération pour qu'il entre au musée. En 1930, 66 musées (dont 30 allemands) possèdent des galeries d’art moderne. C’est à la même période qu’apparaît la volonté de construire des bâtiments séparés. Le Museum of Modern Art est ouvert en 1929 à New York, comme le musée de Lodz en Pologne. En 1939, le Guggenheim Museum est dévolu à la peinture "non objective". Le musée du Jeu de Paume et le Musée d’Art Moderne ouvrent à Paris en 1947.

L’après-guerre voit la réorganisation des structures publiques soutenant un projet culturel fort qui affirme le droit d’un égal accès à la culture (inscrit dans le préambule de la constitution de 1946). A la demande de Georges Salles, Jean Cassou et Robert Rey, le Conseil artistique des musées, s’emploie à combler les lacunes des collections publiques en achetant des tableaux de Matisse, Bonnard, Braque, Picasso, Rouault. L’Institution retrouve une place importante dans le système de l’art en France au moment même où une nouvelle génération propose des créations hors normes, physiquement et conceptuellement, incompatibles avec l’idée classique du musée. La critique politique et esthétique de 1968 s’oppose au système en place et défend l’idée d’un art hors du musée, "la Joconde au métro", inscrit dans la vie, la science, la technique ou la publicité…

Les difficultés du musée face à l’art des années soixante et soixante-dix sont aussi matérielles : Land art, Body art, Minimal art, Process art recouvrent des formes parfois difficiles à montrer dans un musée. Catherine David, dans les Cahiers du Musée d‘art moderne (hors série 1989), rapporte les propos de William Rubin, directeur du MOMA en 1974 : 

...les travaux conceptuels et autres expériences qui exigent un autre environnement (ou devraient l’exiger) et peut-être un autre public.

Le défi est relevé par de grandes collections privées et des galeries, mais aussi par le musée lui-même.

La Ville de Paris crée, en 1967, au sein du Musée d’Art Moderne, le projet Animation, Recherche, Création (ARC) qui accueille et organise des expositions novatrices. Elles attirent un public important (84 000 personnes en 1970). Le lieu se veut aussi un espace de rencontre, de confrontation à de nouvelles propositions, on y mène un travail de recherche d’un nouveau public. Pierre Gaudibert en charge de ce lieu de 1967 à 1972 à déclaré au cours d’un entretien avec Yann Pavie pour Opus international, n° 28, 1971 : 

La contradiction vient de ce que cet espace, dans la mesure où il est le lieu d’expression de l’actualité, peut être un lieu de contestation du système, mais en même temps, du fait que cette contestation reste bloquée à l’intérieur de l’enceinte, elle est institutionnalisée et relativement désamorcée.

Limite d’une institution culturelle qui accueille une création de contre culture. C’est aussi la volonté de créer une proximité entre les œuvres et les futurs spectateurs qui conduit Danièle Giraudy à mettre en place le musée des Enfants à Marseille en 1968 puis l’atelier des Enfants au Centre Georges Pompidou.

A partir des années soixante-dix, l’institution muséale en réaction aux critiques de conservatisme et d’élitisme, renforce et renouvelle son rôle d’éducation permanente et son statut de réservoir culturel ouvert à tous. L’objectif est de réduire les distances entre le musée et les gens, de permettre aux spectateurs de voir, de toucher et de faire. C’est aussi le temps des premières expériences des musées éclatés. Selon ce principe, les collections se déplacent à la rencontre du public, hors du musée, dans les écoles, via les valises pédagogiques ou les muséobus (J. Favière, conservateur du musée de Bourges, fait circuler les premières valises pédagogiques en 1968, le musée de Savoie de Chambéry organise, en 1971, des circuits de muséobus dans les vallées reculées de Savoie.)

Les musées des sciences, techniques et industrie s’inscrivent dans la tradition du cabinet des curiosités de la fin de la Renaissance, puis des musées de sciences naturelles du 19ème siècle. Ce sont des centres didactiques mettant en scène un état du savoir et un discours sur ce savoir. Présentant des objets témoins sans grande valeur marchande, ils sont dotés d’un dispositif technique de haut niveau, sollicitant la participation et la manipulation des visiteurs. Ils se veulent des lieux de cohésion culturelle et sociale (La Cité des Sciences et de l’Industrie de La Villette). 

3 - Musée et société : de la "distinction" [sommaire section]

Né avec la formation d’un espace public, le musée est devenu le lieu de diffusion de la culture savante. Sa fréquentation est désormais un signe de distinction sociale. Ce que peut cacher L’amour de l’art 13 a été l’objet d’étude des sociologues sous la conduite de Pierre Bourdieu en 1969. Brièvement résumée, cette enquête sur les visiteurs des musées dénonçait l’illusion d’un musée ouvert à tous alors qu’il est en fait réservé à un petit nombre. Il sert avant tout la transmission d’un capital culturel au sein d'une classe sociale dominante. Il impose une attitude de respect, intimide ceux qui ne lui sont pas familiers.

Conscients de la fonction sociale du musée, à la suite de Malraux, les gouvernements de gauche investissent massivement le champ de la culture et des arts plastiques tant pour soutenir la production que pour encourager la diffusion. 

La fréquentation des musées fait l’objet d’études diverses : Observatoire des publics, pratiques culturelles des français … Globalement les chiffres fournis par le service des Etudes du ministère de la culture font état d’une progression constante du poids social des musées, mesuré en terme d’entrées 14.

Une récente étude sur les pratiques culturelles des français 15 révèle l’ambiguïté de l’image du musée. La représentation que les Français se font du musée est assez contrastée : le musée est associé à l’idée d’admiration, d’émotion, de plaisir mais aussi de savant et d’utile. Le premier motif de visite déclaré est la curiosité, avant le désir de se cultiver. Le musée n’est pas perçu comme moyen d’accès à la connaissance mais il n’est pas non plus réduit à une simple pratique de loisirs. On en attend une mise à distance vis-à-vis de l’univers quotidien et du travail sans pourtant se situer dans le registre du divertissement. Cette même étude nous apprend que 37% des visiteurs choisissent un musée de beaux-arts, 23% d'histoire et de préhistoire et 8% d’art contemporain, 8% également les musées de sciences et techniques. La visite au musée est familiale et estivale. Pour les jeunes, la visite d’un musée est une sortie typiquement scolaire : 48% aimeraient y aller davantage mais 33% n’aiment pas du tout, évoquant "l’ennui" et "l’ambiance guindée" qui règnent dans ces lieux.

Dans le même temps 45% des Français sont d’accord pour considérer les musées comme élitistes, ou difficiles, et ennuyeux pour les enfants.

Si les visites de grandes expositions tendent à rassembler un public toujours croissant, en revanche, la pratique des musées d’art contemporain reste donc minoritaire. 

 

III - EXPOSITIONS ET MUSEES : AUTO-REFERENCE OU ALTERNATIVE
[sommaire général] [sommaire section]

Le musée, élément important de la diffusion culturelle, est peut-être la seule parmi les institutions (école, asile, hôpital, organisation politique ...) à se prendre comme objet d’étude. Une auto-référence qui limite l’action (physique et sociale) à l’objet musée mais qui permet un regard critique, circonscrit au champ étroit de l’art mais dont le processus symbolique peut s’étendre progressivement au social.

Reprenant l’analyse de Michel Foucault, Tony Bennet 16 développe l’idée que le musée serait l’autre face de la prison, un Janus de la société moderne, en quelque sorte. Le musée est l’institution qui a le pouvoir de montrer ce qui est bien et beau. Il agit avant la prison dont le rôle est de "surveiller et punir". Les deux se sont développés parallèlement dans la société contemporaine. Les artistes ont travaillé massivement sur la dimension coercitive du musée à la fin des années soixante. Ils ont tenté de trouver une alternative à l’exposition en musées. Parallèlement, des commissaires d’exposition indépendants proposaient un regard différent sur la création contemporaine. Et pourtant, art et musée demeurent inextricablement liés, le musée (la galerie) est le corps mystique de l’art déclarait Buren 17 en 1970. Cette phrase pourrait toujours illustrer la relation conflictuelle entre art, musée, exposition. 

A - LE MUSEE COMME OBJET D’ART [sommaire section] 

1 - Auto-référence

Pour faire face à la contradiction intrinsèque entre la liberté de l’artiste et l'aliénation muséale, l’auto-référence permet de critiquer le musée tout en restant dans la sphère artistique. Dans la seconde partie du 20ème siècle de nombreux artistes ont pris conscience du rôle du musée dans le système de l’art ; dans le même temps, on constate l’impossible altérité de l’acte artistique.

Le musée devient un objet, "une œuvre et un artefact", d’après Andréa Miller Keller 18. Christo emballe le Musée d’Art Moderne de Chicago en janvier 1969. Buren, en 1977, investit les espaces d’exposition mais aussi bureaux, toilettes dans le Wadsworth Athenum pour faire prendre conscience de l’espace et du contexte muséaux. Marcel Broodthaers avec le département des Aigles, en 1972 à Kassel, poursuit son interrogation sur le musée, le rapport à l’œuvre, à sa propriété. Sol Lewitt en peignant directement les murs rompt avec l’idée de collection. Hans Haake dénonce l’utilisation marchande et politique de l’art. Chris Burden, Barbara Kruger, Sherrie Levine, Braco Dimitrijvic… travaillent, ou ont travaillé, sur le musée comme objet social et politique.

L’art de la seconde partie du 20ème s’est emparé de l’idée du musée du 19ème siècle pour en faire un objet de création. 

2 - Les lieux alternatifs ou l’auto-promotion de l’art [sommaire section]

A partir des années 70 apparaissent aussi des formes alternatives à la monstration conventionnelle de l’art à travers des associations d’artistes récupérant des lieux abandonnés pour en faire des lieux d’exposition mais aussi de production et d’accueil d’artistes. Fonctionnant sur un système de "squat" plus ou moins tolérés et plus ou moins aidés par les pouvoirs publics, ces lieux d’une durée de vie limitée, proposent en général une programmation pluridisciplinaire avant-gardiste. Dirigés par les artistes eux-mêmes, ils échappent à la normalisation et au contrôle des cadres habituels du système de l’art. Mais le futur artistique et financier des artistes dépend toujours du marché et donc des institutions. Ces lieux peuvent jouer un rôle de tremplin pour de jeunes artistes lorsqu’ils sont suivis et visités par les représentants des institutions publiques ou privées. Cette forme indépendante d’exposition et de production est née à New York en 1970 avec le "112 Greene Street", la Factory d’Andy Warhol. Elle s’est davantage développée dans les pays anglo-saxons que dans les pays latins. Ces lieux sont à la fois des remises en question des formes existantes de la représentation et du contrôle culturel, ils assurent une auto-promotion de leur membres mais ils restent fragiles.

Ce sont des lieux souvent ouverts à l’art électronique mais le peu de moyens dont ils disposent leur interdit toute production technologique trop coûteuse. 

3 - L’exposition comme intention : les commissaires indépendants [sommaire section]

A la marge du musée, parfois dedans, parfois en dehors, s’est développé un type d’organisateur indépendant. Harald Szeemann en est une figure emblématique. On lui doit des expositions thématiques historiques comme "Quand les attitudes deviennent formes", en 1969 à Berne, ou "Le musée des obsessions" à la Documenta en 1972. C’est le genre de commissaire à qui l’on a pu reprocher de faire de l’exposition elle même une œuvre d’art. Il déclare 19 : Ma vie est au service d’un médium, et ce médium n’est pas l’image qui est elle même réalité, mais l’exposition qui présente la réalité. Daniel Buren, à l’occasion de la Documenta de 1972, déclare 20 : De plus en plus le sujet d’une exposition tend à ne plus être l’exposition d’œuvres d’art, mais l’exposition de l’exposition comme œuvre d’art. [...] Ainsi, les limites créées par l’art lui même pour lui servir d’asile, se retournent contre lui en l’imitant, et le refuge de l’art [...] se révèle en être la justification, la réalité, le tombeau.”

Szeemann 21 admet que le reproche que Buren adresse à l’organisateur qui compose son exposition comme un tableau est parfois justifié...

Mais, s'il contribue au développement de l’exposition comme prise de position et intention artistique, Szeeman défend aussi l’idée du musée. Il affirme par exemple que l’art contestataire des années 60 puis l’art conceptuel et le land art n’existent que par rapport au musée. Car c’est le seul lieu où le fragile, parce que créé par un individu unique, pourra être conservé et communiqué et où de nouveaux rapports peuvent être mis à l’épreuve 22. De la même façon il explique que l’art dans la rue n’a jamais vraiment fonctionné parce qu’un homme seul et son œuvre sont extrêmement fragiles 23.

Szeeman 24 cite Walter Grasskamp : L’art ne pouvait manifestement être sauvegardé que par l’abandon de l’œuvre remplacée par l’exposition, le contexte visualisé en tant que forme de travail artistique.

La revendication d’intention de ces nouveaux commissaires a permis aux œuvres d’être montrées dans des endroits inattendus. Elle ouvre un espace de liberté dans l’organisation de la monstration de l’art. Elle est contemporaine à des œuvres concept, processus, information, situation…

Le mouvement de dématérialisation de l’œuvre s’accompagne de manifestations thématiques avec par exemple l’exposition "Les Immatériaux" organisée par Jean-François Lyotard en 1987 à Paris, "Passage de l’image", en 1990.

La monstration d’art dans des lieux éphémères et inattendus n’a cessé de se développer ces dernières années : cité ouvrière, cité d’accueil, appartements, chambres d’hôtel… Ce phénomène répond aujourd’hui à un renouveau des préoccupations d’immersion dans le social de toute une génération de jeunes artistes.

Le développement de nouvelles formes de monstration n’entraîne pas pour autant la disparition du musée, il est toujours instance de validation et cette fonction se renforce. Moins l’art ressemble à ce qu’il est convenu d’attendre de l’art, plus la fonction de validation du musée est importante. Le renouveau architectural des années 80 renforce l’autorité naturelle du musée qui devient lui-même œuvre d’art, une sorte de "méta-objet d’art". 

B - LA RECONCILIATION ENTRE L’ART, L’INSTITUTION ET LE MARCHE [sommaire section] 

Dans le même temps, l’Institution devient un lieu de production d’œuvres. Raymonde Moulin 25, dans son analyse du système de l’art contemporain, a montré que, pour des projets d’installations de très grands formats, le musée soutient une production irrecevable par le marché et que quelques conservateurs internationaux contribuent à une hiérarchisation des valeurs artistiques, de concert avec quelques grandes galeries. Musées, galeries et "grands commissaires" participent ensemble à l’homologation de valeurs artistiques sur une scène internationale. 

1 - Les galeries [sommaire section]

La politique d’acquisition des musées français est marquée par l’absence d’achat d’œuvres "modernes" jusqu’à la deuxième moitié du 20ème siècle et par de lourdes erreurs (comme le fameux refus du legs Caillebotte). L’art alternatif à l’académisme trouve très vite des défenseurs dans la sphère privée et s’échange sur un marché né à la fin du 19ème siècle. Le marché va prendre le pas sur les institutions. Après la seconde guerre mondiale, il est en pleine effervescence, essentiellement autour de l’abstraction. A partir de 1962, l’arrivée du Pop Art américain modifie le système de l’art en France, des galeries s'ouvrent et de nouveaux collectionneurs apparaissent.

Les grands galeristes révélés dans les années 60 et 70 ont développé de nouvelles formes d’exposition. Leurs galeries fonctionnent moins comme un magasin que comme un théâtre. Léo Castelli compare le travail du galeriste à celui du conservateur de musée qui tente d’avoir des artistes majeurs de chaque période. On ne peut plus parler d’autonomie par rapport aux institutions classiques mais de complémentarité et parfois de concurrence. 

2 - Les "nouveaux musées", les centres d’art, et les FRAC : nouvelles formes de l’intervention publique.
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Le renouveau des musées, au cours des années 80, a particulièrement touché les musées d’art contemporain mais aussi les musées archéologiques et les musées de site. Ce mouvement général, impulsé et soutenu par l’Etat, a été repris par les collectivités territoriales qui ont perçu la valeur symbolique de ce type d’équipement culturel. Ces musées créés (Lille, Grenoble, Bordeaux, Lyon, Saint-Etienne, Nîmes...) ou restaurés (Nantes, Grenoble, Rouen, Lyon, Douai, Nancy, Lille ...) provoquent une forte hausse de la fréquentation (260 000 visiteurs à Grenoble huit mois après son ouverture). Il est pourtant trop tôt pour savoir si ce public sera fidélisé et si les collectivités maintiendront leur engagement financier dans ces entreprises. Par ailleurs, après l’engouement des années 80 pour l’art contemporain, on assiste aujourd’hui à un mouvement de critique reprochant à cette forme d’art d’être à la fois élitiste et hermétique. Pour stimuler la fréquentation, le musée devient un lieu d’expositions temporaires, plus facilement médiatisables, un centre de culture mais aussi de consommation avec boutiques et cafétaria.

L’art contestataire des années 60 et 70, devenu historique, Support-Surface, l’Arte Povera, Fluxus…, est désormais intégré dans les collections permanentes des musées. 

Les FRAC, nés en 1982, sont à la fois élément de la politique d’aménagement culturel du territoire et instrument de soutien à la création. Echelon intermédiaire entre l’atelier et le musée, ils correspondent au souhait d'offrir au plus grand nombre un accès à une culture vivante en train de se faire. Ils proposent une alternative à l’intervention publique muséale et contribuent à effacer l’image poussiéreuse d’un musée fermé à l’art d’aujourd’hui. Par ailleurs, ils scellent l’alliance entre le marché de l’art et l’Institution. Une enquête du Monde en 1993 analyse les politiques d’acquisition des FRAC et constate une concentration des achats sur des valeurs sûres. Elle dénonce un risque de conformisme esthétique 26.

Les nouveaux centres d’art (Le Magasin de Grenoble ou le CAPC de Bordeaux…) sont des espaces immenses, parfaitement adaptés à l'accueil temporaire des œuvres d’un grande diversité formelle. Chaque nouvelle exposition est un dialogue entre les œuvres et le lieu qui, à la fois, offre une grande liberté spatiale et oppose aux œuvres une réelle force architecturale et symbolique (témoignage de la naissance de la société industrielle).

Parallèlement à la mise en place de ces nouveaux outils d’intervention, l’Etat et les collectivités territoriales renouent avec la tradition de la commande pour le traitement des espaces publics. 

3 - Manifestations internationales : vitrines d’un système [sommaire section]

Face à la Biennale de Venise et à la Documenta de Kassel, les pouvoirs publics français lancent l’idée de défendre la jeune création dès 1959. Ils organisent la Biennale de Paris dans les murs du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Il s’agit de montrer une production artistique à travers un rendez-vous régulier, hors musée et hors marché, commandité par la puissance publique et éventuellement soutenu par des fonds privés. Ce genre d’événement artistique s’est ancré dans quelques villes (Venise, Kassel, mais aussi Saõ Paolo, Lyon…) et rythme la scène artistique internationale. A Kassel, la Documenta a tenu un rôle politique fort, à la limite occidentale de la R.F.A. Elle agissait comme étendard de la liberté de l’ouest. Lors de la première exposition, en 1955, les organisateurs proclamaient leur volonté de défendre la peinture abstraite "langage du monde" face au réalisme socialiste, dominant de l’autre côté de la frontière. Elle est ensuite devenue un lieu prestigieux où se démontre le savoir faire d’un commissaire d’exposition.

Les foires internationales d’art contemporain sont devenues des lieux d’expositions à proprement parler, permettant de sonder l’art circulant dans le marché et dans les institutions nationales. Chacune a sa tonalité et elles apparaissent comme des temps forts dans la vie artistique. Plus qu’un lieu d’innovation, elles sont un point d’observation des tendances d’un marché.

CONCLUSION [sommaire général] [sommaire section]

L’exposition de l’art objectal, peinture ou sculpture, s’est épanouie au 20ème siècle dans un système mêlant l’intervention publique et l’initiative privée. La contestation des années soixante n’a pas réellement modifié l’organisation de la monstration de l’art, même si les formes de l’art ont radicalement été bouleversées. Le musée contesté s’est finalement adapté et imposé. Affirmant la nature nominaliste de l’art, le geste de Marcel Duchamp a vérifié puis finalement renforcé la puissance d’énonciation du musée. Art et musée sont désormais les deux faces d’une même réalité. Ainsi, le musée a pu absorber les transformations de l’art et dépasser les critiques dont il était la cible. Par ailleurs, l’appropriation de l’objet par de nombreux artistes de la seconde moitié du siècle a libéré l’art du format classique du tableau tout en conservant une forme relativement bien adaptée au musée et au marché. L’art réellement “immatériel”, comme l’art de la communication ou les performances, a eu beaucoup de mal à trouver sa place dans ce fonctionnement. L’art moderne et contemporain s’est développé autour de l’idée de l’objet, objet tableau ou sculpture puis objet indice. Une organisation complexe à la fois marchande et symbolique en assure la circulation et la monstration. Nombre d’artistes d’aujourd’hui posent à nouveau la question d’une alternative à cette forme de diffusion. Comment se place l’art électronique par rapport à ce schéma ?

Peut-il s’y adapter ?

Doit-il s’y adapter ?

Porte-t-il une autre logique, et par là l’amorce d’un nouveau système de l’art ? 

 

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Annick Bureaud <bureaud@altern.org> - Janvier 1998.

 

 

 

1 - FRANCASTEL Pierre, La Figure et le lieu, Paris, Gallimard, 1967.

2 - Musée vient du grec museion. Institution publique culturelle créée par Ptolemée Ier Soter à Alexandrie au 3ème siècle avant JC, elle désigne un lieu de réunion et d'étude. (Encyclopédie de l'art, la pochothèque, Milan, Garzanti, 1991).

3 - Dans un traité de 1727, un marchand de Hambourg, Caspar Neickel, donnait aux amateurs des conseils sur le choix des locaux les plus aptes à accueillir les objets de collection.

4 - Pour approfondir l'étude de l'apport de la philosophie à la pensée de l'art, se référer à l'ouvrage de Jean-Marie Schaeffer, L'art de l'âge moderne, nrf, Paris, essai Gallimard, 1992.

5 - DEOTTE Jean-Louis, Le musée, l'origine de l'esthétique, Paris, L'harmattan, 1993.

6 - Le décret du 27 juillet 1793 instaure le muséum central des arts de la République dans la grande galerie du Louvre. Seront créés à la même période le muséum d'histoire naturelle, le musée des monuments français et celui des techniques.

7 - WARD Marthe, What's Important about the History of Modern Art Exhibitions ? in Thinking about Exhibition, sous la direction de Reesa Greenberg, Bruce W. Ferguson, Sandy Nairme, London, Routledge, 1996.

8 - MONNIER Gérard, L'art et les institutions en France, Paris, Gallimard, 1995.

9 - STIEGLER Bernard, La désorientation, Paris, Ed. Galilée, 1996.

10 - op. cité.

11 - C'est par exemple le musée Pio Clementino du Vatican (1775 à 1782), puis la glyptothèque de Munich par Léo von Klenze (1816-1830) ou le Altes Museum de Berlin.

12 - Construit par Napoléon III de 1852 à 1857 puis de 1865 à 1870.

13 - BOURDIEU Pierre et DARBEL Alain, L'Amour de l'art, Paris, Les Editions de Minuit, 1967.

14 - Des chiffres pour la culture, Paris, La Documentation Française, 1980.

15 - Développement Culturel, n° 105, octobre 1994, Un nouveau regard sur les musées, analyse d'O. Donnat et O. Bouquillard pour le Département des études et de la prospective et pour la Direction des Musées de France.

16 - BENNET Tony, The Exhibitionary Complex, in Thinking about Exhibition, op. cité.

17 - rapporté par SZEEMANN Harald, Écrire les expositions, La lettre volée, Paris, 1996.

18 - in les Cahiers du Musée national d'art moderne, n° hors série, 1989.

19 - SZEEMANN Harald, op. cité.

20 - BUREN Daniel, Exposition d'une exposition, Catalogue Documenta 5, Kassel, 1972.

21 - SZEEMANN Harald, op. cité.

22 - SZEEMANN Harald, op. cité.

23 - SZEEMANN Harald, op. cité.

24 - SZEEMANN Harald, op. cité.

25 - MOULIN Raymonde, L'artiste l'institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992.

26 - Le Monde 25, 26, 27 et 28 mai 1993.

   



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