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PIONNIERS ET PRECURSEURS > JOHN CAGE > LA PENSEE
   



La pensée de John Cage : expérimentation et poésie

« It is the fact of governing which must be supressed » 1


Introduction

Il est difficile de résumer la pensée d'un compositeur qui refusa toujours la formalisation d'un système de réflexion intellectuelle linéaire et univoque. Opposé à tout pouvoir, John Cage n'admettait pas celui véhiculé par les théories esthétiques et les études historiques, encore moins s'il sagissait de lui, la réflexion critique se transformant vite en jugement. Entre pragmatisme et invention, John Cage demeurera sans doute comme une figure complexe et contradictoire du XXème siècle. 2
 

Souvent perçu comme provocateur, il se considérait plutôt comme un inventeur. En effet, détourner les institutions et les codes culturels ne revient pas à se placer volontairement en dehors de la société, mais traduit une volonté de participer à la vie et à l'évolution de l'art à la façon de Duchamp. Tout en remettant en cause d'importantes notions artistiques liées à la culture dominante, John Cage a, par exemple, accepté la position de compositeur en résidence aux universités de l'Illinois, de Davis en Californie et de Cincinnati.
En refusant toute théorie et tout dogmatisme, il fut pourtant à l'origine de nombreux concepts artistiques. Ses provocations, qui pourraient se définir étymologiquement comme des « appels en-dehors », ne furent jamais des incitations à l'anarchie généralisée. Il s'agissait avant tout de propositions pour libérer.

I - Proposer pour libérer

Pour Cage, la notion d'œuvre d'art ne recouvre pas l'idée de finitude, de chef-d'œuvre définitif. L'artiste ne doit pas s'ériger comme celui qui sait, mais comme celui qui soumet des idées, qui offre de nouvelles perspectives. L'œuvre ne doit pas avoir pour fonction de freiner la création ou d'endiguer le jaillissement artistique, elle doit au contraire permettre la naissance de ce qui doit advenir.
 

a - Se libérer de quoi ?

Les propositions de l'artiste doivent aller dans le sens de l'émancipation des réminiscences propres à l'acculturation, des effets psychologiques, des goûts et des dégoûts personnels, mais aussi des théories abstraites et des écoles. Notre passé et nos acquis culturels forment le terreau d'une perception rigide de l'œuvre d'art, d'une lecture codifiée, mesurée à l'aune de repères préétablis. Au contraire, s'en dégager doit permettre, selon Cage, d'accéder à une forme de liberté.
Cette démarche mène naturellement vers l'indétermination, mais de façon fondamentalement différente de celle de Boulez. Ce dernier a toujours refusé les rencontres inattendues provenant de l'automatisme de l'écriture sérielle. Plus généralement, Boulez n'admet pas « le hasard comme composante d'une œuvre faite ». Il élargit « la possiblité de musique stricte ou libre », mais rejette le hasard en tant que tel. 3 Le compositeur français continue à fixer tous les paramètres de la texture musicale dans leurs moindres détails, quitte à laisser l'interprète choisir un parcours formel parmi ceux qu'il a prévu. 4Le hasard ne fait pas partie du projet esthétique boulézien.

Si Pierre Boulez aime à garder la plus parfaite maîtrise de l'acte compositionnel, il faut rechercher l'intérêt de John Cage pour le hasard dans sa fascination pour une philosophie teintée d'orientalisme et dans sa connaissance de Thoreau, Gandhi et Martin Luther King. 5
 

b - Comment ?

Si la volonté de John Cage de se libérer du champ trop restrictif de la culture occidentale peut sembler évidente, reste à comprendre de quelle manière il a intégré l'indétermination dans ses œuvres. Le hasard n'est pas laissé libre de proliférer et de donner des résultats complètement incontrôlés. Le non-vouloir issu du zen est encadré, des règles sont édictées afin d'orienter l'œuvre. Mais organiser le hasard ne signifie pas pour Cage d'en limiter la portée. En proposant une discipline régissant le processus artistique, le compositeur se réserve la possibilité de généraliser l'indétermination jusqu'à la notion de style. 6

L'agencement du hasard provient de processus souvent issus de domaines extérieurs à la musique comme le I Ching de la Chine ancienne (de Music of changes à Empty words). D'autres exemples d'emprunts à des domaines extra-musicaux peuvent être trouvés dans la forme donnée par la nature à des pierres ou dans les imperfections du papier servant de support à la partition (Music for piano, Concerto pour piano et orchestre). L'emplacement des taches sur la feuille de papier influence directement la composition qui y sera inscrite.

Ailleurs, lorsque quatre couches musicales doivent être jouées avec la plus totale indépendance dans Music for 4, l'interprétation se renouvelle considérablement à chaque concert. L'œuvre peut durer dix, vingt ou trente minutes.

Dans tous les cas, John Cage refuse l'abdication, le laxisme et la démission qui conduisent au nihilisme le plus arbitraire, à l'idiotie et à l'imbécillité. Pourtant, Cage n'hésita pas à considérer le silence prolongé comme une part de l'expression musicale (4'33"). La mise en avant du silence dans ses œuvres ne ressort-il pas du hasard « par inadvertance » décrié par Boulez dans « Aléa » 7 ? N'est-il pas une sorte de démission devant la maîtrise de la pensée et de l'écriture musicale ?
 

II - Le silence fonctionnel

Pour Cage, le silence est avant tout une recherche de la neutralité contre toute influence. Bien loin de se replier vers une forme de renoncement face à ses responsabilités, l'acte de se taire devient alors un atout pour le compositeur. Le silence possède alors une fonction : celle de laisser dire ce qui doit être dit. Comme une fenêtre ouverte sur la nature, il permet la prise de conscience de l'altérité. Le silence offre sa transparence à l'oreille de l'auditeur. 8
 

a - Silence générateur

Pour John Cage, aucune hiérarchie ne peut être faite entre la musique, le bruit et le silence. Ce dernier fait donc partie intégrante de l'œuvre d'art. Rien ne doit être négligé et tout phénomène donne lieu à l'épanouissement d'une forme de vie, même le silence.
Mais un silence n'est jamais parfait. Il est coloré par les bruits ambiants qui, puisque toute classification ordonnée est rejetée, ne sont pas moins intéressants pour le compositeur. La musique n'est-elle pas « un jeté de son dans le silence » ? 9

Pour les poètes orientalistes, la dualité silence-son semble s'inverser. Les civilisations occidentales définissent souvent le silence comme l'absence de son et non le contraire. La musique peut contenir des silences. Par contre, pour le monde oriental, le silence est une sphère et le son ne peut se comprendre que comme une bulle à sa surface.

Cette relation entre l'occident et l'orient dans la pensée de John Cage prend notamment sa source au XIXème siècle avec la découverte des recherches de Henry David Thoreau, poète et essayiste américain (1817-1862). Il fut l'inspirateur de Gandhi par son Essai sur la désobéissance civile (Essay on Civil Disobedience) datant de 1849 1 0. Redécouvert également par les contestataires des années 1960, les écrits de Thoreau représentent un élément important pour la compréhension de la pensée cagienne. Mais la fréquentation par Cage de la philosophie orientale et du mode d'appréhension du monde par l'orient ne résident pas seulement dans la lecture de Thoreau. Le compositeur a voulu aborder le Zen dans sa pratique quotidienne.
 

b - Zen

A la fin des années 40, John Cage s'initie au bouddhisme Zen avec le maître Daisetz Suzuki.
L'une des caractéristiques du bouddhisme est la recherche du silence. Préciser cette notion éclaire avec évidence l'attitude de Cage face à la musique. Le compositeur ne se définit pas comme un stoîcien qui suspendrait son jugement devant tout évènement comme Marc Aurèle ou Epictète. Faire le silence à l'intérieur de soi, ce n'est pas se retirer du monde, mais, au contraire, c'est libérer son énergie dynamique dans le but d'avancer, de se transformer soi-même.
L'inactivité, le statisme extérieur ne constituent donc pas un retrait stérile, mais donnent lieu à un éveil de la conscience comme source d'élévation intérieure.

Toute considération d'élévation pourrait par ailleurs faire penser à une transformation de l'artiste en une sorte de génie romantique en-dehors de la norme, au-dessus de ses contemporains. Il n'en est rien. Avec fermeté, Cage se prononce contre la sacralisation de l'artiste et de l'œuvre d'art.

Poursuivant la recherche d'un art rejetant toute expressivité personnelle, toute subjectivité et tout sentiment, Cage invente un art qui n'implique pas, mais qui laisse les choses arriver, sans oublier le but de la philosophie Zen : permettre à chacun de se transformer de l'intérieur.

III - Un art de la distanciation

La mise à distance des canons culturels occidentaux par l'art de John Cage aboutit très rapidement à un détournement de leurs enjeux. Par sa volonté farouche de se situer en-dehors d'une histoire esthétique linéaire, il interroge le sens même de la musique occidentale, dans ses paramètres sonores comme dans ses intentions esthétiques.
 

a - dans les recherches sur le timbre

Dès First Construction (in Metal) de 1939 ou Living Room Music de l'année suivante, les sons semblent écoutés pour eux-mêmes. Sans jamais rechercher l'effet sonore, la musique respecte et intègre les sons survenant par hasard dans la vie, en dehors de toute culture. Pourtant, Cage souligne souvent l'importance de l'action d'écouter (écoute des bruits de la ville ou de la nature...) alors que Duchamp s'élevait contre un art de l'observation de la nature, contre « les aspects rétiniens de l'art ». 11

En réalité, Cage s'intéressa très tôt à une musique pour laquelle la qualité de l'écoute des sons de la nature est essentielle : la musique concrète. Il rencontre Pierre Schaeffer à Paris en 1949, mais, dès 1939, il utilisa des électrophones de manière inattendue dans Imaginary Landscape n°1 . Son intérêt pour la technologie s'élargira ensuite avec le groupe Project of Music for magnetic Tape créé en 1952 et comprenant Feldman, Wolff et Brown, puis par son séjour de quatre mois au studio de phonologie de la RAI à Milan en 1958 pendant lequel il composa Fontana Mix. Beaucoup plus tard, il collaborera avec l'Ircam pour une œuvre avec récitant, voix chantée, deux percussions et bande : Roaratorio, an Irish Circus on Finnegans Wake (1981).

Une forme de distanciation se retrouve également dans le détournement des instruments : le piano préparé transforme ainsi l'instrument bien connu en instrument à percussion par l'adjonction d'objets posés sur les cordes. Cette invention célèbre trouve son origine dans un évènement fortuit : pour la musique du ballet Bacchanales (1938), le compositeur désirait utiliser un orchestre de percussion, mais n'en disposait pas. Il utilisa donc le piano présent dans la salle en l'adaptant à sa convenance. Les recherches sur le timbre initiées par Varèse trouvent une sorte d'accomplissement dans les œuvres avec piano préparé comme le Concerto pour piano préparé et orchestre de chambre (1951).

Il faut souligner combien le renouvellement des modes de jeu et le détournement de récepteurs de radio (Imaginary Landscape n°4 , 1951) ou d'objets trouvés transformés en percussion, favorisent l'imprévisibilité du résultat sonore : l'indétermination du timbre est liée à l'exploration du matériau.
Les nombreux happenings et la coexistence de la danse et de la musique illustrent cet art de la distanciation qui remet en cause les hiérarchies établies. L'un des premiers happenings aux Etats-Unis sera le Theater Piece de Cage et Cunningham en 1952.

 

b - dans les intentions esthétiques

La prise de distance vis-à-vis des techniques musicales de ses confrères compositeurs s'est également accompagnée d'une réserve évidente face à la subjectivité et à l'intentionnalité. Comme Satie, Cage conçoit la musique comme une activité apsychologique. Dans ses musiques d'ameublement , Satie recherchait la mise en œuvre d'une forme de beauté inexpressive, d'une musique décorative.

Privée d'intention esthétique, l'art musical devient une simple expérience de la vie. L'objectif du compositeur s'éloigne alors considérablement du désir de toucher l'auditeur ou d'améliorer son écoute.
La musique, habituellement perçue comme un art de communication, voit son essence même détournée. Il ne s'agit plus de penser la musique ou de l'écouter, mais de la laisser éclore.

Cage laisse agir le temps, il ne s'adresse pas aux auditeurs. Cette remise en question fondamentale du rôle de la musique comme art de la représentation de l'intention du compositeur n'est pas sans risque. La distanciation radicale vis-à-vis de toute intention esthétique peut être comprise comme une absence radicale, comme un « non lieu », c'est-à-dire une utopie.
 

Conclusion : humanité ou utopie ?

« Je ne veux rien détruire, je suis opposé à tout pouvoir. » 12

Toute l'œuvre de John Cage semble interroger un art dont l'existence même se confond avec la vie. Le compositeur ne se considérait pas comme l'initiateur d'une esthétique nouvelle ou provocatrice, mais comme un élément pouvant donner naissance à la libération de l'existant. Laisser émerger le phénomène sonore formait l'essence même de ses activités musicales. En conséquence, l'hégémonie du compositeur, de l'interprète comme du chef d'orchestre se trouve remise radicalement en cause.

Pour Cage, la création s'inscrit dans le devenir normal du temps et plus généralement de la nature. L'intervention de l'artiste sert tout au plus de catalyseur à la production et en aucun cas n'en sera la cause directe et agissante. L'utopie est celle d'une esthétique de l'amorphe et de l'inconsistance qui ne possèderait ni contenu clairement exprimé, ni but intrinsèque à atteindre. Elle permet à ce qui est de devenir. Ce degré zéro de l'esthétique n'est pas sans rappeler le concept du ready-made de Duchamp (l'action de déposer un objet de la vie courante, un urinoir ou un porte bouteille, dans un musée le transforme de facto en œuvre d'art).

Face à une telle prise de position, il est légitime de se demander si l'intransigeance de Cage, qui n'était sans doute pas dénuée d'affectation, n'a pas mené à une aporie artistique. Autrement dit, s'agissait-il d'une renonciation à la manière des moines Zen avec pour objectif une élévation spirituelle ou au contraire d'un laisser-aller pitoyable en forme d'agonie artistique ?

Au contraire, le néant de l'anarchie vécue comme une carence de l'autorité ne débouche-t-il pas sur un absolu émancipateur ? La dissolution esthétique n'ouvre-t-elle pas la voie à une forme de transcendance humaniste ?


Plus que tout discours, le respect obstiné de la liberté, de la nature et de la dignité humaine, le refus des classifications, des écoles et des hiérarchies esthétiques traduisent sans doute la grande humilité de l'attitude de Cage face à la complexité de la nature et de la musique. De cette humilité vient la puissance d'évocation de son œuvre.



1 - John Cage, For the Birds, John Cage in conversation with Daniel Charles, Londres, Marion Boyards, 1981. Version française : Pour les oiseaux, Entretiens avec Daniel Charles, Paris, Belfond, 1976, p. 110.
2 - Il sera utile de consulter à ce sujet l'ouvrage de John Cage : Composed in America, Chicago, The University of Chicago Press, 1994.
3 - Lettre de Pierre Boulez à John Cage de juillet 1954 citée dans : Pierre Boulez, John Cage, Correspondance, Bâle, Paul Sacher Stiftung, 1990. Edition française : Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 237.
4 - Pierre Boulez, « Propositions », Polyphonie, cahier n°2, 1948, pp. 65-72. Repris dans Pierre Boulez, Relevés d'apprenti, Paris, Seuil, 1966, pp. 65-74.
5 - John Cage, For the Birds, John Cage in conversation with Daniel Charles, Londres, Marion Boyards, 1981. Version française : Pour les oiseaux, Entretiens avec Daniel Charles, Paris, Belfond, 1976, p. 110.
6 - Conférence donnée au pavillon français de l'Exposition Universelle de Bruxelles en 1958.
7 - Pierre Boulez, « Aléa », Relevés d'apprenti, Paris, Seuil, 1966, pp. 41-55. Première parution in : La Nouvelle revue Française, n° 59, 1er novembre 1957.
8 - John Cage, Silence, Lectures and writings by John Cage, Londres, Calder and Boyards, 1968.
9 - Lettre de John Cage à Pierre Boulez de décembre 1950 citée dans : Pierre Boulez, John Cage, Correspondance, Bâle, Paul Sacher Stiftung, 1990. Edition française : Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 127.
10 - Voir la notice très complète que Richard Lenat consacre à Thoreau et le texte en ligne de cet ouvrage sur l'EServer de l'Université de Washington à Seattle.
11 - Jean-Yves Bosseur, John Cage, Paris, Minerve, 1993, p. 80. >
12 - Dixit Cage, cité dans : Jean-Yves Bosseur, John Cage, Paris, Minerve, 1993, p. 146.


© Bruno Bossis, Pierre Couprie & Leonardo/Olats, juillet 2002


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