Une esthétique mystique
Pour Scriabine, la composition musicale est un moyen d'atteindre une transcendance par la communion de tous les arts, de tous les sens. Cette union permettra de recréer l'Un, le Tout. Il note dans son carnet : " La vibration relie les états de conscience entre eux et constitue leur seule substance. " Il y a pour lui des correspondances entre les vibrations humaines et les vibrations produites par l'univers. Puisque tout phénomène s'exprime par sa vibration, tout est son ou résonance. " Le monde est un système de correspondances à la fois immobile à chaque instant donné et se transformant inlassablement dans le temps ".
Adepte de la théosophe russe Hélène Petrovna Blavatsky, Scriabine lui empruntera l'idée de Manvantara (apparition), cycles cosmiques rythmés par l'alternance de principes contraires, qui, réunis dans un mouvement contradictoire de tous les opposés, créent l'Extase.
Le temps et l'espace font eux-mêmes partie de cette transfiguration du monde : " Ils sont avec les sensations un seul et même acte créateur. Il n'y a pas d'espace et de temps en dehors de la sensation. Il n'y a pas d'espace et de temps donnés qui préexisteraient aux sensations, lesquelles y seraient incluses. L'espace et le temps sont créés en même temps que les sensations. "
Cet aspect profondément mystique de Scriabine va de pair avec une personnalité à la fois très utopique, et donc une certaine forme de générosité ; et en même temps, il est troublant de voir à quel point il se désintéresse totalement du monde extérieur, que ce soient l'histoire de son pays, la révolution, les soulèvements, ou même l'activité des compositeurs de son temps. Stravinsky par exemple souffrit d'une totale indifférence de la part de Scriabine.
Toute son œuvre est une succession d'étapes vers l'œuvre totale, avec notamment la constitution d'un langage harmonique de plus en plus élargi et éloigné de la musique tonale, construit à partir d'un accord " synthétique ", et l'introduction de plus en plus importante d'éléments " extra-musicaux " : les textes poétiques écrits par lui, comme le poème de l'Extase ou de l'Acte préalable, les lumières conçues comme un instrument (instrument d'aura) et notées comme telles sur la partition.
A la suite de Prométhée (1910), à partir de 1911, Scriabine commence à travailler à un Mystère qui ne sera jamais achevé (seuls subsistent le texte poétique et cinquante-trois pages d'esquisses musicales de l'Acte Préalable qui devait servir de "rituel préparatoire" au Mystère), et dans lequel le public devait participer activement : attouchements des participants sous forme de caresses qui iraient en mouvements tantôt centripètes, tantôt centrifuges, imitant le déplacement des astres. Pour lui, la poésie, les couleurs, ne doivent pas être juxtaposées aux sons, car tout doit se fondre. Il imagine ainsi la construction d'un temple en Inde, un théâtre circulaire, dans lequel règnerait l'harmonie des sphères, où la musique révèlerait les propriétés cachées des nombres, les mouvements des astres, les couleurs du temps.
© Nathalie Ruget-Langlois & Leonardo/Olats, février 2002
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