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La pensée de Stockhausen

La pensée compositionnelle de Stockhausen évolue sans cesse. Poussé par un besoin irrésistible de dépasser les solutions par de nouvelles interrogations, il est, avec Pierre Boulez et Luciano Berio, l'un des plus grands théoriciens et compositeurs de sa génération. De la nécessité à l'aléa, du déterminisme à l'ouverture, mais aussi de l'indépendance des paramètres vers l'unité, Stockhausen semble rechercher le dépassement de deux forces d'attractions opposées en apparences. L'une centrifuge qui assouplit sans cesse l'écriture, l'ouvre jusqu'à laisser libre cours à l'intuition de l'interprète. L'autre centripète tend à corréler tous les paramètres musicaux en favorisant le principe d'unicité.

Jusqu'aux années 70, l'évolution de Stockhausen se révèle considérable. Explorant aussi bien le sérialisme intégral que la musique aléatoire, étudiant avec acharnement les nouvelles possibilités offertes par les nouvelles technologies, inventant de nouveaux processus formels, il impulsera après Sirius une nouvelle dimension à son œuvre : la transcendance cosmique.

L'émerveillement devant de nouvelles vibrations musicales se confond alors avec un vertige idéaliste poussé jusqu'au métaphysique. Le voyage cosmique commencé dans Sirius se poursuit dans une œuvre monumentale qui conduit vers l'éblouissement par la lumière absolue : les sept opéras de Licht. Parcours initiatique, Licht est un rituel vers un au-delà cosmogonique.

Mais la naïveté de cette spiritualité transcendante ne doit pas faire oublier la rigueur de la pensée musicale du compositeur. L'immense production de Stockhausen atteste par ailleurs de sa puissance créatrice et intellectuelle.Prenant sans cesse appui sur la spéculation, la trajectoire de sa pensée est vertigineuse . Elle semble réconcilier intellect et onirisme.


I - Ordre et hasard

a - Mobilité

© Stockhausen Foundation for Music,
Kettenberg 15, 51515 Kuerten.

Comme on le sait, le Livre de Mallarmé et le roman Ulysse de Joyce ont particulièrement marqué les créateurs du XXème siècle par leur forme ouverte. Pourtant, si Pierre Boulez, particulièrement attaché à la littérature et à la poésie s'est intéressé à René Char, Henri Michaux ou Cummings, Stockhausen est resté plus réservé quant à la littérature. Il n'a jamais mis en musique de poésie ou de grands textes littéraires (les Chöre für Doris sur des poèmes de Verlaine exceptés, mais ils datent de 1950).

Par contre, lorsque le pianiste David Tudor, dédicataire des Klavierstücke V à VIII (1954-1955) fera découvrir à Stockhausen les Music of changes de Cage, ce sera la révélation. Son admiration pour la musique de Cage assouplira sa musique qui devient moins dense et laisse plus de liberté aux interprètes. Mais, tandis que Cage semble se placer comme observateur devant les sons qui se développent selon les seules lois du hasard, Stockhausen rassemble comme dans Stimmung (1968) les interprètes vers un but, vers une communication idéale entre eux et avec les auditeurs.

Après Zeitmasse pour quintette de bois (1955) qui fait entendre une indétermination temporelle par superposition de tempi différents, les premières œuvres de Stockhausen faisant véritablement appel à la mobilité sont le Klavierstück XI pour piano (1956) avec un libre choix du trajet et Zyklus pour un percussionniste (1959) où le sens de la lecture est laissée au choix de l'interprète. Mixtur pour orchestre et dispositif électronique (1964) introduira l'indétermination des hauteurs.

Tous les paramètres musicaux sont alors irradiés par le hasard. L'instrumentation deviendra également aléatoire avec Plus-Minus (1963). Le processus de l'interprétation y est pour la première fois exprimé graphiquement. Deux fois sept pages sont à réaliser. La mobilité provoque une nouvelle naissance de l'œuvre lors de chaque interprétation.

« Je crée une chose qui est susceptible de se recréer elle-même. une musique-phénix. Et pour Plus-Minus, j'ai même eu l'intention, pour la première fois de composer une œuvre qui engendrerait ses propres enfants.[...] 1 »

b - Composer des processus

La notation d'une œuvre ouverte est souvent procédurale. Elle consiste par exemple dans Stimmung pour six vocalistes (1968) en une description schématique de la trajectoire parcourue à travers 51 sections dont le contenu dépend de « modèles » choisis par les solistes. Il ne s'agit plus de composer de la musique, mais de proposer de la composition. Stockhausen rapproche la composition de l'œuvre ouverte par l'interprète de la construction d'un temple japonais. L'architecte conçoit la construction de telle façon que le visiteur en découvre autant de réalités que de points de vue.

Une véritable dialectique entre désordre et ordre relatif se met en place dans Klavierstück X. Des séries comportant différents degrés d'ordre forment des structures. Les degrés hiérarchiquement plus ordonnés sont caractérisés par l'absence de hasard. Par contre, les niveaux hiérarchiques les plus bas font apparaître un caractère de probabilité et une absence de différenciation perceptive par prolifération des événements. Ainsi, l'ordre maximum est entendu comme des événement perçus individuellement tandis que la densité la plus élevée rend difficile la perception analytique.

La partition du Klavierstück XI contient 19 cellules réparties sur une seule feuille. « Constellation-Miroir » de la Troisième sonate pour piano de Boulez comprend quant à elle un grand nombre de cellules réparties sur neuf feuilles différentes. Mais, contrairement à la pièce de Boulez, l'enchaînement est laissé au libre choix de l'interprète qui peut rejouer une ou plusieurs fois chaque cellule. La notice de la partition indique que « l'interprète regardera la feuille sans intention préconçue et commencera l'exécution de la pièce par le premier groupe que son regard rencontrera ». Comme le « Trope » de la Troisième sonate de Boulez, Zyklus se présente sous la forme d'une partition reliée en spirale, mais elle est en plus lisible en renversant le cahier. Pourtant, si l'utilisation du piano dans la sonate de Boulez différencie deux textures (Points et Blocs), le Klavierstück XI fait nettement entendre l'éclatement typique de l'écriture sérielle. Les deux œuvres sont emblématiques de deux attitudes différentes vis-à-vis de l'indétermination. Boulez rejette le « hasard par inadvertance 2 » là où Stockhausen laisse une plus grande responsabilité à l'interprète.

c - L'opérateur Mallarméen

Le compositeur quitte ainsi le devant de la scène en y plaçant l'interprète. Celui-ci devant choisir entre les différentes solutions proposées par le compositeur. Le work in progress passe de la notion de l'œuvre retouchée par le compositeur, du repentir du créateur à une délégation de pouvoir vers l'interprète. Ce dernier n'est plus un exécutant, mais un « opérateur » au sens mallarméen. La dualité compositeur / interprète devient la triade compositeur / opérateur/ / interprète. Les deux dernières fonctions pouvant être assurées par une seule personne.

Parfois, interpréter une œuvre ouverte se rapproche également de l'improvisation. Aus den Sieben Tagen (1968), œuvre de musique intuitive, est une improvisation libre sur un ensemble de textes, sans musique écrite. L'interprétation et la composition ne sont plus dissociées. Ainsi, Diego Masson précise-t-il dans le livret du disque Harmonia Mundi 190795 (1970) la date exacte et le nombre des différentes prises enregistrées et conservées.

La mise en abîme du rôle du compositeur débouchant à terme sur l'anéantissement du contrôle exercé sur l'expression artistique, les compositeurs ont cherché à conserver l'initiative par d'autres méthodes. L'une des solutions envisageables et explorées simultanément à l'aléa prendra forme dans une réflexion sur l'interdépendance entre les paramètres sonores. L'action centrifuge de l'ouverture trouve son pendant dans le mouvement centripète de la volonté d'unification.


II - L'unification des paramètres musicaux

a - Entre structure du matériau et structure de l'œuvre

La construction unitaire de Mantra (1970) pour deux pianos et dispositif électronique développe en l'élargissant la structure vibratoire du son, rappelant ainsi les préoccupations de l'école spectrale française. Une formule de treize sons (le mantra) génère tous les paramètres de la pièce. Chacun des treize sons possède un caractère singulier qui se projette dans la forme entière. Chaque caractère détermine une grande section. Dans une section, chaque note de la formule devient le pivot à tour de rôle et autour de chacune de ces notes-pivot se développe l'une des douze formes d'augmentation de la formule générique.

Par ailleurs, les deux modulateurs en anneau possèdent deux entrées chacun. L'une est la sinusoïde fondamentale du son du mantra correspondant à la section en cours. L'autre est la captation par microphone du jeu du piano correspondant. Le mantra apparaît donc en treize fois (treize caractères) douze variantes, mais aussi dans l'intimité même de la musique. A la fin de l'œuvre, celle-ci est récapitulée dans une accélération du temps. Très rapidement, toutes les augmentations et variantes sont rassemblées, compressées en quatre strates. Mantra s'achève par sa récapitulation. Pour Stockhausen, l'œuvre, corrélant micro et macrostructure se projette en une miniature musicale du cosmos

b - Unification hauteur/durée

Une réflexion sur la problématique du temps avait été amorcée par Olivier Messiaen. La génération suivante, celle de Boulez et de Stockhausen bénéficiera de cette exploration menée antérieurement.

Si, pour Pierre Boulez, l'aspect contemplatif est résolument absent au profit d'une dialectique de la non répétition et de la déduction, il n'en est pas de même chez Karlheinz Stockhausen. Ce dernier s'inscrit aussi bien dans l'héritage webernien de l'exigence syntaxique et de l'utilisation du silence proliférant que dans des rapports au temps nourris par une spiritualité sinon catholique, du moins élargie. Mais contrairement à Messiaen, Stockhausen comme Boulez prend soin de se situer dans l'histoire par des écrits. Il ne s'agit pas seulement de décrire son propre langage musical, mais de prendre position par une réflexion argumentée.

Par ailleurs, les structures rythmiques de Cage sont développées indirectement dans Zeitmasse (1955-1956). Rappelons que l'automatisation des structures de durées a été mise en pratique par Cage à partir d'Imaginary Landscape n° 3 (1942). Stockhausen en viendra à mettre en relation les rythmes et les hauteurs dans son article «Wie die Zeit vergeht "» 3 de 1956.

    1 - «Wie die Zeit vergeht » ou Comment passe le temps

Dans les années 50, chez Stockhausen et Boulez se retrouve la même préoccupation de mise en place rationnelle d'un catégorisation d'objets temporels. A partir de ce réservoir ordonné, ces compositeurs ont tenté d'ordonner des ensembles complexes de durées aboutissant à un maillage non linéaire du temps.

Héritage webernien, la volonté de classer les durées selon le même processus que les hauteurs aboutit chez Stockhausen à la division d'une durée de référence en 12 valeurs croissantes chromatiquement. Soit de la croche en triolet à la ronde. En conséquence, les durées peuvent être réparties en octaves divisées selon le rapport racine douzième de douze. L'échelle d'étalonnage devant permettre l'exécution et la perception de toutes les durées, la plus petite valeur retenue est 1/16ème de seconde et la plus grande huit secondes. L'exactitude de l'interprétation est relativisée par le compositeur lui-même.

Selon le compositeur, « Dans le Klavierstück IX sont réunies les formes du temps musical : la périodicité et toute une série de degrés de l'apériodicité. Des événements rigides, "monotones", se transforment en événements flexibles, "polytones" ; ils se juxtaposent de façon brusque ou se mélangent selon des combinaisons toujours neuves 4 »

Dans Klavierstück IX, toutes les proportions temporelles découlent de la suite de Fibonacci : 1, 2, 3, 5, 8... et de la série déduite d'un procédé identique appliqué à la première suite elle-même : 1, 3, 6, 11... De même, les deux tempi à la croche : 60 et 120 sont choisis selon un rapport emprunté à la série : 3/8. L'œuvre parcours un chemin qui conduit de la stabilité dans l'insistance obstinée d'un accord de quatre sons répété 140 fois à une dernière section dans laquelle la musique se dilue, se relâche. L'écoulement cadencé du temps semble se tarir inexorablement. Le temps s'effondre sous son propre poids.

Ces valeurs permettent de lier syntaxiquement les durées rythmiques et les durées formelles. Si les durées inférieures à la seconde sont bien des unités de temps perçues comme des rythmes, une durée de huit secondes correspond à une phrase ou un membre de phrase, donc à une organisation d'un niveau hiérarchique plus élevé. Réciproquement, raccourcir une durée à l'extrême la transforme en une période d'un signal sonore. Une succession de telles durées aboutit à un son audible et devient donc un timbre. La dimension temporelle couvre ainsi trois domaines différents : le timbre, le rythme et la forme.

    2 - Le temps arrêté

Kontrapunkte pour dix instruments (1951) est construit tout entier comme un seul son. L'attaque représenté par le début de la pièce fait entendre l'effectif au complet tandis que les dernières secondes sont la résonance prolongée de ce même son. Petit à petit, le piano a pris en charge tous les éléments de la polyphonie abandonnée progressivement par les autres instruments. Le temps arrêté, le présent continu ou l'absence de passé signifie le déni de toute mémoire, concept une fois encore post-webernien de la non répétition, du refus des repères temporels. Cependant, la non récurrence est confrontée à la notion de variation de densité. Le son unique de Kontrapunkte connaît un début et une fin.

L'expérience du présent absolu peut également être aménagé dans des suspensions sur des instants particuliers . Les sons longuement tenus de In Freundschaft pour clarinette ou d'autres instruments mélodiques (1977) ressortent de cette écoute intemporelle et contemplative. Le son se polarise littéralement. Le tempo est ralenti à l'extrême ou une constellation de notes, une nébuleuse sonore est répétée extrêmement rapidement de sorte qu'il n'est plus possible d'entendre une évolution. Le processus de marche en avant est également brisé par deux cadences jubilatoires après le troisième "stade" puis après le sixième "stade". La contemplation d'un timbre fait oublier le mouvement. L'instant se fige dans la réfutation de la mémoire et du devenir 5.

De même, pour le compositeur, « la musique de Stimmung est immobile ; cela vibre de l'intérieur. C'est un papillon sur une fleur 6 »

Si le déroulement du temps représente la vie, alors la mort

    3 - Vers l'éternité : un temps lisse

Il existe dès les années 50 une propension de Stockhausen à finir ses œuvres sur des résonances qui empêchent l'effet d'achèvement. Nous avons déjà souligné à quel point la fin de Kontrapunkte correspond à cette notion. Dans la décennie suivante, les Klavierstücke VII à X s'achèvent sur l'éloignement d'une constellation de notes de plus en plus faibles jusqu'à devenir imperceptibles. La spirale sonore qui clôt Kontakte pour sons électroniques ou piano, percussions et sons électroniques (1959-1960) disparaît dans le silence. Le départ des habitants de Sirius venus prêcher à l'humanité fera entendre larges mouvements giratoires dans Sirius pour musique électronique avec trompette, voix de soprano, clarinette basse et voix de basse (1977). Ce sont encore des sifflements enroulés sur eux-mêmes qui accompagneront l'éloignement d'Eva et des enfants qu'elle a ensorcelés dans l'opéra Montag aus Licht, premier opéra des sept jours de la semaine de Licht. Comment ne pas penser aux mouvements tournoyants chers à Michael Levinas ?

Comme souvent dans la musique des compositeurs du courant spectral, le temps semble distendu. La ductilité des variations des différents paramètres rejette au moins en partie la téléologie temporelle, la directionnalité du temps vers un but : la fin de l'œuvre. De même, les immenses déploiements des partiels et des sons harmoniques et leurs métamorphoses imperceptibles dans les œuvres de Jean-Claude Eloi dilate à l'infini l'instant présent. Par ailleurs, un processus différent semble aboutir au même phénomène perceptif dans les superpositions polyphoniques complexes de Ligeti. Le temps amorphe n'est plus chronologique.

L'absence de repérage annule donc la manifestation d'un présent dépendant du passé et d'un futur existant en fonction du présent. Néanmoins, la disparition de l'axe temporel reste musicalement paradoxal et les œuvres de Stockhausen échappent à la tentation du vertige de la disparition. L'ultime recours devant le refus du temps strié sombre dans l'oubli, dans l'annihilation cagienne de 4'33. L'expérience du temps épuise ainsi le champ des possibles.

c - Annexion de l'espace

Il est impossible d'écrire sur la mise en espace de la musique sans rappeler les conditions architecturales de son apparition dans l'histoire de la musique. La spatialisation est attestée pour la première fois dans la basilique St Marc de Venise lorsque la polychoralité apportée par les compositeurs flamands a investi les deux tribunes d'orgue qui se faisaient face. Plus tard, Jean-Sébastien Bach utilisera les deux tribunes de St Thomas de Leipzig pour faire dialoguer les deux chœurs de la Passion selon Saint Mathieu. La spatialisation permet d'une part d'éviter le rapport frontal statique entre les interprètes et les auditeurs, d'autre part de dynamiser le dialogue musical entre des masses sonores et enfin de rendre les sources sonores mobiles dans l'espace. Qu'en est-il chez Stockhausen ?

Le 30 mai 1956 a lieu la première de Gesang der Jünglinge pour bande seule à la Maison de la Radio de Cologne. Pour la première fois, la pièce est composée pour cinq groupes de haut-parleurs répartis dans l'espace, tout autour et au-dessus des auditeurs. Plusieurs versions ont été mixées suivant les circonstances de diffusion. Si une version monophonique a été réalisée en 1956 pour une radiodiffusion, le compositeur considère la version avec cinq canaux comme une référence. La répartition spatiale des sons concrets et électroniques correspond à une fonction structurelle et non à une simple extension des paramètres perceptifs. La direction du son et son mouvement sont intégrés à la volonté de généralisation sérielle. « En incorporant un contrôle de la position dans l'espace, il aura été possible pour la première fois de démontrer esthétiquement l'application universelle de ma technique sérielle intégrale 7 »

La musique électronique n'a pas été la seule à bénéficier de cette dimension. Gruppen fait entendre trois orchestres disposés en fer à cheval. L'auditeur doit être face à un orchestre et avoir les deux autres à sa droite et à sa gauche.

En 1959, Stockhausen expérimente les sons électroniques de synthèse et la projection spatiale avec Kontakte Cette œuvre existe en deux versions, une sur deux pistes pour sons électroniques conçue pour la radiodiffusion et la deuxième sur quatre pistes pour la scène pour sons électroniques, piano et percussions, toutes deux réalisées dans les studios de la W.D.R.. à Cologne. Les mouvements dans l'espace prennent six formes différentes : rotations, mouvements en boucle, alternances, sons fixes différents dans chacun des haut-parleurs, sons fixes identiques dans tous les haut-parleurs et points spatiaux isolés.

Le matériel spécial, construit entre 1958 et 1960 pour Kontakte sera réutilisé pour Hymnen. Il s'agissait d'une « table de rotation » disposant d'un haut-parleur tournant posé sur une table dont le son était capté par quatre micros disposés en carré.

Les lieux choisis pour l'exécution des œuvres participent également à une mise en espace comme on parle de mise en scène ou de mise en onde. Hymnen a ainsi été entendu dans les grottes immenses de Jeita au Liban le 25 novembre 1969. Le 3 septembre 1972, Hymnen était joué sur le site de l'ancienne Persépolis. Le compositeur assurait la « projection sonore ». Un projectionniste sonore est souvent requis par Stockhausen. Il doit à la fois bien connaître la partition et maîtriser les techniques de mixage et de la musique électronique.

Le problème d'une architecture adaptée à la spatialisation de la musique a toujours représenté un enjeu important pour les compositeurs intéressés par la spatialisation. Les difficultés de la mise en espace de la musique de l'opéra K... de Philippe Manoury à l'Opéra Bastille de Paris l'a encore montré dernièrement.

Stockhausen en 1970 à Osaka.
© Stockhausen Foundation for Music,
Kettenberg 15, 51515 Kuerten.

Selon Stockhausen, la solution idéale consisterait en « un espace sphérique à la surface duquel seraient disposés des haut-parleurs. Au milieu de cet espace sphérique serait suspendue une plate-forme acoustiquement perméable et transparente où les auditeurs prendraient place. 8 »

Pour la première fois, à l'Exposition Universelle d'Osaka de 1970, Stockhausen a pu collaborer avec un architecte afin de construire un auditorium sphérique dans le pavillon de l'Allemagne. Les 550 auditeurs étaient placés sur une plate forme centrale perméable au son. Ainsi, les haut-parleurs entouraient complètement le public. Un « moulin rotatif » (simple dispositif mécanique possédant des contacts) doté d'une entrée et de quatorze sorties permettaient de projeter le son dans quelques uns des 50 haut-parleurs. Stockhausen continuera à utiliser la spatialisation.

L'espace investit est bien sûr l'espace de la perception physique. Cependant, Stockhausen déclare entrer dans un nouvel espace, un « espace intérieur ». Comme dans la peinture de Klee, la musique est montrée de plusieurs points de vue, elle acquiert « la perpective multiple d'une seule composition. 9 »

d - Nouvelles corrélations : la Momentform 10

En 1962, la pensée créatrice de Stockhausen connaît un nouveau développement. A la forme ouverte, à la spatialisation, s'ajoute le concept de Momentform, la « forme momentanée ». Cette réflexion est née de la difficulté pour les auditeurs de se concentrer pendant une œuvre longue avec, pour conséquence, une tentative de rénovation des pratiques de l'exécution et de l'audition. Stockhausen pose comme principe l'identification du matériau à la forme.

Une œuvre de « forme momentanée », faisant appel à une Momentform, ne possède pas de forme déterminée. Elle n'a ni début, ni développement, ni fin déterminés. Elle se compose de différents moments qui peuvent être plus ou moins longs et caractérisés par un ou plusieurs paramètres musicaux. Le concept de moment est donc avant tout d'ordre qualitatif dans un contexte donné. Ces moments peuvent se regrouper par degré de parenté de façon à former des « groupes de moments ». Mais en aucun cas un moment n'est la conséquence de celui qui le précède et n'annonce celui qui le suit.

Les prémisses de la Momentform peuvent se repérer dans Kontakte (1959-1960) pour sons électroniques (il existe une deuxième version pour sons électroniques, piano et percussions). L'œuvre, réalisée dans les studios de la W.D.R.. à Cologne, fait coexister des moments musicaux autonomes.

Dans Momente (1962-1964, version définitive en 1969) pour soprano, quatre ensembles vocaux et 13 instrumentistes, trois groupes principaux de moments s'articulent librement et de manière mobile dans trois grands volets. Les différents moments sont mis en relation entre eux par de courts extraits d'autres moments. Ces extraits sont imbriqués dans certains moments. Les moments sans imbrication se différencient nettement de ceux qui sont littéralement envahis par les autres moments.

Si les formes traditionnelles sont essentiellement dramatiques, c'est à dire structurées dynamiquement dans le temps par une dialectique tension-détente, la Momentform se concentre sur l'instant présent, sur l'ici et maintenant.


III - De la physique à la métaphysique

a - De l'idéalisme intellectuel des années 50

1952 : Séjour à Paris. Il suit les cours d'analyse et d'esthétique d'Olivier Messiaen

La deuxième des Quatre études de Rythmes pour piano : Modes de valeur et d'intensité pour piano (1949-1950) d'Olivier Messiaen propose un contrôle sériel des durées et des intensités, mais aussi des attaques et des hauteurs. Cette étude allait fortement impressionner toute une génération de jeunes compositeurs. Pour la première fois, toutes les composantes (mise à part la direction spatiale) de la musique étaient méthodiquement organisées et contrôlées.

b - Exploration des possibilités scientifiques et technologiques

Les recherches des années 50 conduisirent non seulement à repenser le langage musical, sa grammaire et son vocabulaire, mais aussi à reconsidérer le matériau sonore. Si la musique tonale était basée sur les lois acoustiques régissants les sons instrumentaux, donc en parfaite cohérence avec eux, il n'en allait pas de même avec l'écriture dodécaphonique. En considérant le timbre comme un phénomène en soi, en faisant du son un événement, Varèse permit aux jeunes compositeurs de dépasser le stade du déterminisme intégral. Ayant poursuivi des études d'ingénieur électroacousticien, il avait la volonté de composer avec des sons, et non avec des notes. Dès 1915, Varèse comprit que la musique s'étendait au delà des notes jusqu'aux sons inouïs. La crise de 1929 fit avorter le projet de laboratoire de musique électroacoustique à la Bell Company Telephone. L'absence de technologie adéquate l'empêcha longtemps de mettre en pratique ses idées. Il faudra attendre une nouvelle génération de compositeurs et les studios de Paris, Bonn et Milan pour mesurer l'étendue de ses intuitions.

En 1952, Stockhausen avait étudié la structure acoustique de voix et de divers sons instrumentaux à Paris, au studio expérimental des PTT et au sein du Groupe de Musique Concrète de la RTF dirigé par Pierre Schaeffer et situé au Club d'Essai de rue de l'Université. Pendant les derniers mois de 1952 et les premiers de 1953, il y réalise Etude, son seul essai de musique concrète. Les objets sonores étaient six sons de cordes graves de piano préparé attaquées par une tringle métallique. Parmi les outils mis à sa disposition, le compositeur utilisa un magnétophone à bande défilant à 76,2 cm par seconde et le phonogène qui permettait de varier indépendamment hauteur et durée d'un son. La structure temporelle de la pièce est très influencée par les techniques sérielles (agencement combinatoire de séquences à partir de morceaux de bande magnétique mesurés au milimètre près). L'expérience se terminera par de graves différents avec Schaeffer.

Stockhausen se tournera rapidement vers le travail sur la structure oscillatoire du son, c'est à dire vers la musique électronique.

Un an plus tard, Hanns Hartmann, alors directeur de la West Deutscher Rundfunk à Cologne, décide d'y implanter un studio de musique électronique (le Studio für Elektronische Musik des Westdeutschen Rundfunks Köln) sous la responsabilité de Herbert Eimert. Stockhausen en deviendra le directeur artistique en 1963 et le restera jusqu'en 1977.

Stockhausen y compose sa première œuvre de musique électronique : Studie I (été 1953) pour sons sinusoïdaux. Après plusieurs essais, Stockhausen décida de ne pas utiliser les sons produits par les synthétiseurs disponibles à l'époque; le Melochord et Trautonium, mais de constituer des sons à partir d'un empilement de sinusoïdes pures. La méthode est celle de la synthèse additive. Une fois encore, un processus sériel génère la forme de la pièce. L'évolution des fréquences, des durées et des amplitudes obéissent à des règles complexes. Ces règles régissent les paramètres isolés et leurs rapports. Par exemple, les durées sont inversement proportionnelles aux intervalles de hauteur. Le principe général n'est pas sans rappeler le sérialisme intégral et les recherches des Modes de valeur et d'intensité (1949-1950) de son maître Olivier Messiaen.

La même année, il composera Studien II, musique électronique pour bande, également en synthèse additive et réalisée à Cologne. Viendra ensuite Gesang der Jünglinge (1955-1956 et nouvelle version en 1968), musique électronique et sons concrets pour bande réalisée dans les studios de la W.D.R.. à Cologne. Cette fois, la musique est mixte. Le compositeur tente même d'unifier les sons de la voix humaine naturelle, celle d'un jeune garçon chantant des extraits du Livre de Daniel, avec des sons artificiels produits électroniquement avec des sinusoïdes et du bruit blanc. Kontakte (1959-1960), dont il existe deux versions, une pour sons électroniques et une deuxième version pour sons électroniques, piano et percussions, réalisées dans les studios de la W.D.R.. à Cologne, continuera l'exploration des relations, des « contacts » existant entre les sons instrumentaux et les sons synthétiques.

Dans les studios de la NHK au Japon en 1966
© Stockhausen Foundation for Music,
Kettenberg 15, 51515 Kuerten.

En 1964, les filtres seront de plus en plus utilisés (Mikrophonie I pour tam-tam, deux micros et deux filtres avec potentiomètres) et le modulateur à anneau fait son apparition (Mixtur pour orchestre, quatre générateurs d'ondes sinusoïdales et quatre modulateurs en anneau). 1966 sera l'année de son voyage au Japon où il compose Telemusik , musique électronique pour bande (réalisée dans les studios de la N.H.K.. de Tokyo). Stockhausen reviendra aux sons naturels avec Hymnen en 1966-1967 pour bande et quatre solistes, réalisée dans las studios de la W.D.R.. à Cologne. Cette fois, les sons concrets sont des enregistrements d'hymnes nationaux du monde entier, des « objets trouvés ». Parmi les œuvres qui suivront, citons Mantra en 1970 pour deux pianistes avec wood-blocks japonais (Boku-sho), cymbales antiques, générateurs d'ondes sinusoïdales et modulateurs en anneau, et Sirius (1975-1977) pour musique électronique avec trompette, voix de soprano, clarinette basse et voix de basse. Les sept opéras de Licht intègrent des parties de musique électronique.

Pour terminer, il faut remarquer que Stockhausen ne s'est pas enthousiasmé pour les recherches sur la composition assistée par ordinateur et le saut technologique du numérique. Il a cependant collaboré avec l'Ircam de Paris en 1985 pour la version avec électronique de Kathinka's Gesang. Le compositeur utilisa le processeur 4X. Présentée dans le cadre de la manifestation "Immatériaux" de 1985, l'œuvre fut interprétée par la flûtiste Kathink Pasveer et le compositeur à la régie son, dans une mise en scène et des décors conçus par Stockhausen.

c - Vers une conscience cosmique

Stockhausen considère son passage sur terre comme une étape d'un voyage cosmique qu'il poursuivrait à travers l'univers. Son corps terrestre ne serait qu'un « avatar » au sens bouddhiste, l'une de ses incarnations possibles dans une vision supra-humaine. Mais cette volonté de transcendance ne doit pas nous faire oublier l'intérêt du jeune Stockhausen pour la musique sérielle et sa combinatoire. La pensée de Stockhausen n'est pas seulement une illumination spiritualiste. La dimension sacrée et visionnaire se nourrit d'une structure forte. Le mythe se construit autour d'une solide charpente. Deux éléments fondent la pensée de Stockhausen : l'inconnu et le connu, l'au-delà et l'humain, l'intuition et le calcul.

Sa musique serait donc d'essence universelle. Parcourant l'espace interstellaire à la recherche de la lumière absolue, elle est, pour le compositeur « un vaisseau rapide vers le divin 11 ».

Mais sa musique est aussi extêmement exigeante du point de vue technique. Les interprètes, et parmi eux ses propres enfants, qui travaillent habituellement avec le compositeur sont devenus des spécialistes de son œuvre. La partition bien sûr, mais aussi les costumes, les gestes et la mise en scène sont construits en cohérence et minutieusement réglés par Stockhausen. Les opéras composés pour licht sont, en cela, des œuvres d'art total. L'ensemble des paramètres, tant musicaux que scéniques ont été minutieusement pensés par le compositeur.

Lorsqu'il sera entièrement terminé, licht sera l'aboutissement monumental de cette quête initiatique vers la "lumière". Le rituel mis en musique reflète les préoccupations spirituelles et la vision cosmique du compositeur. Pourtant, la vision de Stockhausen n'est pas exempte d'un certain obscurantisme. Le cycle licht fait appel aux archétypes véhiculés par les grands mythes, mais a également été influencé par le livre : The Urantia Book . Cet ouvrage mystique et spiritualiste serait une compilation de 196 articles trouvés entre 1928 et 1935 et émanant de personnalités « surhumaines ». Il est censé résumer l'histoire du cosmos jusqu'à la vie de Jésus, sans se rattacher directement à une religion : une sorte de nouveau livre saint.

La pensée de Stockhausen ne peut se résumer en un fil conducteur qui serait la conquête d'une transcendance improbable. L'œuvre du compositeur s'est développé à partir de son expérience sérielle puis a été jalonné de crises successives. Et ce sont ces crises, de l'ordre au hasard, de l'éclatement à l'unicité, de la physique à la métaphysique qui ont fertilisé le terreau de son imagination.

Toujours maîtrisée, ne sombrant jamais dans l'impasse stylistique, la musique de Stockhausen semble réunir à la fois le rêve et l'intellect. Elle n'a cessé d'être le confluent entre la naïveté du petit enfant devant le merveilleux et une réflexion approfondie sur les enjeux compositionnels. Multiple et pourtant cohérent, l'apport de Stockhausen peut déjà être qualifié de majeur pour la musique contemporaine.


1 - Stockhausen in : COTT, Jonathan, Conversations avec Stockhausen, Paris, Lattès, 1979 ; traduction de l'anglais par Jacques Drillon de l'ouvrage : COTT, Jonathan, Stockhausen : Conversations with the Composer, Robson Books et Pan Book Limited, Londres, 1974, p. 170.

2 - BOULEZ, Pierre, « Aléa », Relevés d'apprenti, Paris, Seuil, 1966, pp. 41-55. Première parution in La Nouvelle revue Française, n° 59, 1er novembre 1957.

3 - STOCKHAUSEN, Karlheinz, « Wie die Zeit vergeht  », Die Reihe, n°3, 1957. Traduit en français par Christian Meyer : "Comment passe le temps", Contrechamps, n°9, Paris, Editions L'Age d'Homme, 1988, pp. 26-65.

4 - Programme de la première exécution reproduit dans Texte zu eigeren Werken, zur Kunst Anderer, Aktuelles, vol. 2, DuMont Schauberg, Cologne, 1964, p. 106 ; traduction française in : HENCK, Herbert, Karlheinz Stockhausen Klavierstück IX, Cologne, Neuland Musikverlag, 1978. Paru une première fois sous le même titre dans Musik und Zahl, Verlag für systematische Musikwissenschaft, Bonn, 1976. Existe en traduction française de Vincent Barras et Daniel Haefliger : « Le Klavierstück IX », Contrechamps, n°9, L'Age d'Homme, Paris, 1988, p.171.

5 - STOCKHAUSEN, Karlheinz, « Momentform », Texte zur Musik 1, DuMont Schauberg, Cologne, 1963. Traduit en français par Christian Meyer dans : Contrechamps, n° 9, Paris, Editions L'Age d'Homme, 1988, pp. 101-120.

6 - COTT, Jonathan, Conversations avec Stockhausen, Paris, Lattès, 1979, p. 183 (Ouvrage traduit de l'anglais par Jacques Drillon à partir de : COTT, Jonathan, Stockhausen : Conversations with the Composer, Robson Books et Pan Book Limited, Londres, 1974).

7 - STOCKHAUSEN, Karlheinz, Texte du programme pour la première mondiale à la radio de Cologne le 30 mai 1956, cité dans le livret du CD : Stockhausen complete edition 3, Stockhausen Verlag, Kürten, Allemagne, 1996, « Hier wird auch meine integrale Reihentechnik durch die Einbeziehung gerelter Positionen der Schallquellen im Raum erstmalig ihre universelle Verwirklichung ästhetisch auszuweisen haben. » Traduction de l’auteur, p. 54.

8 - STOCKHAUSEN, Karlheinz, « Musique dans l'espace », traduit de l'allemand par Christian Meyer, Contrechamps, n°9, L'Age d'Homme, Paris, 1988, pp. 78-100. Texte écrit en octobre 1958 et paru pour la première fois en allemand sous le titre « Musik im Raum », die Reihe, n° 5, 1959.

9 - OTT, Jonathan, Conversations avec Stockhausen, Paris, Lattès, 1979 ; traduction de l'anglais par Jacques Drillon de l'ouvrage : COTT, Jonathan, Stockhausen : Conversations with the Composer, Robson Books et Pan Book Limited, Londres, 1974, pp. 51-52.

10 - STOCKHAUSEN, Karlheinz, « Momentform », Texte zur elektronischen und instrumentalen Muzik, vol. 1 : Aufsätze 1952-1962 zur Theorie des Komponierens, DuMont Schauberg, Cologne, 1963 ; parution en français : « Momentform - Nouvelles corrélations entre durée d'exécution, durée de l'œuvre et moment », traduit de l'allemand par Christian Meyer, Contrechamps, n°9, L'Age d'Homme, Paris, 1988, pp. 101-120.

11 - STOCKHAUSEN, Karlheinz, "Vier Kriterien der Elektronischen Musik, tiré à part de Selbstdarstellung - Künstler über sich, Düsseldorf, éditions Wulf Herzogenrath, non daté, p. 34. Formule citée et traduite en français dans HENCK, Herbert, « Le Klavierstück IX de Stockhausen : considérations analytiques », traduit de l'allemand par Vincent Barras et Daniel Haefliger, Contrechamps, n°9, L'Age d'Homme, Paris, 1988, p. 189.


© Bruno Bossis & Leonardo/Olats, juillet 2002


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