OSKAR SCHLEMMER
Stuttgart 4 septembre 1888
Baden-Baden 13 avril 1943
par Marc Boucher
Oskar Schlemmer fut un pionnier de
l’interdisciplinarité. Il excella dans les arts en tant que peintre, muraliste,
sculpteur, chorégraphe, décorateur, danseur et théoricien. Les lithographies,
dessins, peintures, reliefs, décors, costumes, masques et chorégraphies qu’il a
créés témoignent de la diversité, de l’étendue, de la richesse et de
l’originalité de ses recherches. Schlemmer fut aussi l’un de ceux qui ont réfléchi
sur les liens entre l’art, les nouveaux matériaux et les innovations
techniques. En plus de permettre la réalisation de nouvelles formes
artistiques, ces matériaux et techniques stimulent l’imagination ; Schlemmer a
posé que la réflexion et l’innovation ont un effet catalyseur l’un sur l’autre.
Son œuvre est caractérisée par une association systématique de la figure
humaine et de la forme pure, peu importent la discipline artistique, son genre
ou son registre. Schlemmer considérait que la forme pure a un pouvoir de révélation
métaphysique, il cherchait à concilier l’homme en tant que construction mécanique
et mathématique à son expression psychique.
Invité à se joindre au corps
professoral du Bauhaus en tant que peintre, il y enseigna neuf ans et y
poursuivit des recherches fondamentales ; son apport aux arts de la scène est
particulièrement riche. Schlemmer a cherché les bases théoriques et pratiques
du théâtre abstrait ; ses idées ont exercé une influence certaine sur le théâtre
et la danse. Ce grand plasticien, dont l'œuvre suscite un intérêt grandissant,
fut aussi un des pionniers du Performance Art.
* * * * *
Commençons par citer un paragraphe de Scénographies
au Bauhaus Dessau 1927 - 1930 : Hommage à Oskar Schlemmer en plusieurs tableaux,
ouvrage d'Albert Flocon (Flocon-Mentzel), ancien élève du Bauhaus :
"Mais
qui était donc cet Oskar Schlemmer, maître de cérémonies, peintre, sculpteur,
homme de théâtre et écrivain ? À mon sens celui des maîtres (Meister) du
Bauhaus qui a le plus donné à l’école, a formulé, parmi les analystes de
l’espace artistique —les Klee, Kandinsky, Albers— les vues les plus subtiles et
les plus riches, et est, pour moi, le plus excitant parmi les peintres de l’école.
En plus un maître écrivain et épistolier dont les écrits sont certainement la
source la plus intéressante pour la connaissance du mouvement désordonné et
contradictoire nommé Bauhaus".
Walter Gropius, qui a fondé et dirigé
le Bauhaus jusqu’en 1928, rend hommage à Schlemmer dans son introduction à La
scène au Bauhaus :
"L’excellence
artistique du travail d’Oskar Schlemmer est caractérisée par l’interprétation
qu’il donnait de l’espace. On constate dans ses peintures comme dans ses œuvres
pour la scène qu’il éprouvait l’espace de tout son corps, avec le sens tactile
du danseur et de l’acteur, et non pas uniquement par la vue. Il traduisait dans
le langage abstrait de la géométrie ou de la mécanique ses observations de la
figure humaine en mouvement dans l’espace. Ses figures et ses formes sont de
purs produits de l’imagination, ils symbolisent les types éternels du tempérament
humain et de leurs diverses humeurs ; paisible ou tragique, comique ou sérieuse.
Mû par la quête de nouveaux symboles, il estimait que “ la marque de Caïn de
notre culture est que nous n’avons plus de symboles et, pire, que nous sommes
incapables d’en créer de nouveaux ”. Avec le génie de celui qui peut dépasser
la pensée rationnelle, il trouva des images qui expriment des idées métaphysiques.
Je fus fortement impressionné de voir et d’éprouver dans son travail pour la scène
la magie avec laquelle il transformait les danseurs et les acteurs en
architectures en mouvement. Son intérêt profond et sa compréhension intuitive
du phénomène de l’espace architectural ont aussi éclos grâce à son rare don
pour la murale. Il ressentait avec empathie les directions et la dynamique d’un
espace, et il les intégrait dans ses compositions murales - par exemple dans
les édifices du Bauhaus de Weimar. Ses murales sont les seules que je connaisse
qui épousent parfaitement l’architecture".
RoseLee Goldberg, historienne de l’art
qui fut conservateur à la Kitchen, important centre de l’avant-garde à New
York, estime que le développement de l’art de la performance en Allemagne
durant les années vingt est en grande partie l’œuvre d’Oskar Schlemmer au
Bauhaus. Laurence Louppe, historienne de la danse et critique d’art, écrit :
"À l’époque
des premières reconstructions des pièces de Schlemmer par Gerhard Bohner et
l’Akademie der Künste dans les années soixante-dix, Dirk Scheper rappelait
combien les Danses du Bauhaus avaient permis au peintre et sculpteur Schlemmer
de porter son activité vers la scène, de migrer à travers les supports et les
sites. On mesure aujourd’hui tout ce qu’un tel geste a pu avoir d’inaugural
dans l’histoire de l’art, le déplacement du peintre vers un autre espace que
celui du tableau, l’implication de son propre corps dans l’élaboration d’un
langage artistique".
Dirk Scheper, de l’Académie des arts
de Berlin, écrit :
"Les
recherches scéniques de Schlemmer n’ont rien perdu de leur actualité, entre
autres parce qu’elles ont donné l’impulsion à un élargissement du champ
d’action des arts plastiques. Le “Performance Art” contemporain en est une
illustration évidente, et l’on retrouve également l’esprit de Schlemmer dans
les créations d’Alwin Nikolais à partir de 1945, où le jeu scénique prend le
pas sur la danse".
Dans un article où il esquisse sa
conception du ballet, Schlemmer évoque l’importance que peuvent prendre les
nouvelles technologies à la scène :
"Songeons
aux possibilités que nous permettent d’envisager l’extraordinaire progrès
technologique d’aujourd’hui, tel que représenté par les instruments de précision,
les appareils scientifiques de métal et de verre, les prothèses, l’habit
fantaisiste du scaphandrier ou l’uniforme du militaire. Imaginons ensuite que
ces produits, qui sont au service des fonctions rationnelles à une époque aussi
fantastique et matérialiste que la nôtre, puissent être appliqués au domaine
inutile de l’art. Nous obtiendrons alors plus de fantaisie que ce que l’on
retrouve dans les visions de E.T.A. Hoffman ou dans celles du Moyen Âge".
(Mathématique de la danse, 1926)
Pour Schlemmer, l’art doit absolument
témoigner de son époque et donc employer les moyens conceptuels et matériels
qu’elle met à sa disposition. Il écrit dans son journal, en mars 1916 :
"Tout
comme ils nous ont devancés en aviation, les Français nous précèdent dans une découverte
: la photographie aérienne. Elle nous donne une vue inédite sur les surfaces de
la terre et sur les formes vues d’en haut, et les Français ont perçu immédiatement
que cette technique peut obtenir du monde visible de nouveaux stimuli".
De tous les arts, c’est la danse que
Schlemmer privilégiait ; cet étranger au monde de la danse a créé quelques œuvres
parmi les plus originales du XXe siècle. Une lettre qu’il écrit en 1918 à son
grand ami Otto Meyer illustre la profondeur de sa réflexion sur la danse :
"J’ai
récemment découvert, chez Kierkegaard, une idée qui va à peu près comme suit :
l’idée la plus abstraite que l’on puisse concevoir est sensuelle, érotique, géniale,
et sa seule et unique forme d’expression est la musique. La danse doit aussi être
de ce règne car, comme la musique, elle dépeint ce qui est directement érotique
comme “une succession de moments”, en contraste avec la peinture et la
sculpture, qui sont entièrement présentes à tout moment donné".
Il est dans la nature de Schlemmer de
chercher, dans tout ce qu’il entreprend, deux choses : d’une part les éléments
fondamentaux, les lois de bases, l’ABC et, d’autre part, le point d’équilibre,
la synthèse, la conciliation, la mesure. La quête du sens, du symbole, de
l’universel, passe par la maîtrise des tensions entre les forces opposées, qui
sont d’ailleurs particulièrement virulentes dans une époque aussi trouble que
fut la sienne, tant au point de vue économique que politique. Schlemmer situe
le Bauhaus au centre géographique et artistique de l’Europe en effervescence.
L’opposition entre la naïveté des élans utopistes de certains artistes et la
hargne dans les milieux réactionnaires ne se révèlerait à Schlemmer qu’à partir
de 1930. L’art moderne ne peut être aux yeux des nazis qu’un complot
bolchevique et juif. Schlemmer est alors une des premières cibles de la guerre
contre l'art dégénéré.
Schlemmer se situe au centre même
d’une constellation de tendances et d’attitudes qui ne peuvent se concilier
qu’en l’Homme, compris en tant que mesure de toute chose, alpha et oméga
de toute création artistique. Schlemmer œuvre au sein d’un ensemble hétérogène
de courants artistiques et idéologiques, dont le Bauhaus est le centre géographique.
Là se rencontrent le cubisme et le constructivisme, le dadaïsme et le
classicisme, le grotesque et le sublime, l’ironie et la candeur, la figuration
et l’abstraction, et l’apollinien et le dionysiaque. Dans cette Allemagne de
l'entre guerre se manifestent intensément de profondes tensions entre des
principes et idéaux divergents : l’individu et la communauté, l’esprit de la
nation et l’esprit universel et la tradition et la modernité.
La danse est le lieu d’incarnation de
l’utopie artistique de Schlemmer. Pour lui, l’art n’est qu’artifice, la liberté
n’existe que dans le rêve, et l’art naît de l’instinct de jeu, Spieltrieb,
dont parle Schiller. L’art n’est pas le jeu gratuit et inconséquent des formes,
l’idéal artistique de Schlemmer est aussi celui qu’évoque Schiller dans ses célèbres
Lettres sur l’éducation artistique de l’Homme : l’esthétique est une
question d’éthique.
La danse fut pour Schlemmer le lieu,
ou plutôt l’événement de la rencontre des arts de l’espace et les arts du temps
(d’un côté la forme, la couleur et la lumière et de l’autre le mouvement). La
danse chez Schlemmer se comprend en tant que rencontre de la figure humaine et
de l’espace. Peut-être fut-il séduit par la danse en ce qu’elle est une
succession de tensions corporelles et spatiales, qui génèrent d’infinies
configurations incarnées par le danseur et observées par le spectateur. Peut-être
aussi parce que la danse est à la fois la recherche de l’équilibre et sa négation.
Son fondement est dans la marche, en tant que répétition d’un motif binaire :
le corps chute vers l’avant et se rattrape aussitôt. Marcher c’est tomber,
comme le dit si bien Laurie Anderson. Mais il faut préciser que, pour
Schlemmer, la scène et le corps ont chacun leurs lois, et que le genre
artistique de la représentation à laquelle ils participent (théâtre, ballet,
cabaret, etc.) est déterminé par le degré de prévalence d’un régime de loi sur
l’autre. Dans son Ballet triadique, œuvre d’une vie, Schlemmer
cherche l’équilibre entre les lois de l’espace cubique, objectif de la scène et
les lois de l’espace expressif, subjectif ou égocentrique de l’acteur.
Toujours à propos de la danse, on lit dans son journal, décembre 1919 : « Que le
monde appartienne à la danse, comme dirait Nietzsche. Mais la danse
n’est-elle pas pur effet ? » Le danseur de ballet portait autrefois un
masque, une perruque et un assez imposant costume, a noté Schlemmer. Pour
lui, l’abandon de ces éléments plastiques est une perte et non un progrès
pour la scène. C’est que, pour Schlemmer, l’histoire du théâtre est d’abord
celle de la transformation de la figure humaine : l’art est artifice, son
sujet fondamental est la figure humaine, non pas l’individu, mais le type.
Ce qu’il y a de particulièrement étonnant dans l’œuvre de
Schlemmer est sa très grande cohérence malgré la diversité inouïe des arts, des
genres et des matériaux qu'il a investi. Son œuvre n’est pas grevée par l’éclectisme
ou le dilettantisme, au contraire on y trouve partout un même thème, une même
préoccupation : la figure humaine et l’espace. Schlemmer a voulu être danseur,
il écrit en effet à Meyer en 1920 « Autrefois, la danse m’était totalement étrangère,
et je suis étonné de voir comment s’est développé cet intérêt pour la danse,
aspect de moi que j’ai hérité et que je niais et haïssais, comme si j’avais à
me le reprocher ». Pour Schlemmer, le danseur est celui dont seul parle le
corps, et dont le jeu s’offre au regard. Le danseur se donne ses propres règles,
alors que l’acteur dépend du texte de l’auteur. Le danseur a accès à l’espace
sans médiation. Le danseur est libre de créer spontanément, en tant que forme
en mouvement, de donner « un festin pour les yeux ».
Ce leitmotiv, la figure humaine et
l’espace, on le retrouve dans les dessins, les toiles, les murales, les
sculptures, les pantomimes, les danses et le Ballet triadique.
Schlemmer décline inlassablement le thème de la figure humaine dans toutes les
dimensions de l’espace : plan, volume, scène. Dans un article publié dans la
revue Das Kuntsblatt en1923, portant sur les principes du design pour la
décoration dans un atelier du Bauhaus, Schlemmer écrit que dans un monde en
proie à une profonde crise des valeurs, il reste un grand thème, à la fois
ancien et éternellement nouveau, un sujet pour les artistes de tous les temps :
l’Homme, la figure humaine. Schlemmer cite Protagoras : « L’homme est la mesure
de toutes choses » et il ajoute, fidèle à l’esprit du Bauhaus : «
Vivement ! L’architecture est le plus
noble des arts de la mesure : Unissons nous ! » Schlemmer réussit cette union
de l’architecture et de la figure humaine de façon magistrale dans les murales
et reliefs du Bauhaus de Weimar, qui furent le clou de la première exposition
du Bauhaus.
Schlemmer aborde l’espace scénique en
tant qu’espace architectural, ce n’est pas uniquement une question de préférence
artistique mais aussi une nécessité pratique, les occasions d’intégrer des
murales et des reliefs à des édifices sont extrêmement rares. Aussi Schlemmer
profite de l’atelier de scène, qu’il dirige de 1923 à 1929, pour explorer le
potentiel de cet espace pour la figure humaine, d’autant plus que la scène est
le monde de l’art, lieu de la liberté, un monde d’illusions.
Selon Schlemmer, l’espace extérieur, naturel,
illimité est un espace dionysiaque pour la danse, alors que l’espace cubique
de la scène impose ses lois aux formes qui s’y trouvent : la figure humaine y
est soumise au principe apollinien. Les expériences et performances sur la scène
du Bauhaus ont permis à Schlemmer de découvrir ce qu’il qualifie de danse de
l’espace :
"Nous appelons danse de l’espace la forme de théâtre
de mouvement que nous pratiquions sur la scène du Bauhaus. Trois formes géométriques
(un carré, une diagonale et un cercle) étaient dessinées sur le plancher de
danse, et étaient parcourues par trois danseurs, chacun ayant des tempi et des
séquences de mouvements différents. Ainsi l’espace lui-même devenait intensément
expressif, mais cela était uniquement dû aux variations de vitesses des actions
cinétiques des danseurs". (« Désaccord » dans Schrifttanz, 1931, vol. 4,
no. 2)
Schlemmer entend par spectacle quelque
chose qui naît du seul mouvement des couleurs et des formes, et qui est animé mécaniquement.
Aussi, les expérimentations avec les reflets lumineux de Hirschfeld peuvent
contribuer à une danse de l’espace.
Pour Schlemmer, il convient de faire
preuve de sensibilité et d’intelligence, le sentimentalisme lui est détestable.
Il entretient d’abord, à l’instar des expressionnistes, une méfiance envers la
machine, puis, sans aller jusqu’à s’en faire le disciple, comme les
constructivistes, il est disposé à lui accorder un mérite certain, comme
l’indique une lettre à Otto Mayer de 1921.
"Tu
as déjà décrit les machines en tant que compositions abstraites. Cependant, les
machines doivent leur existence non pas à l’abstraction mais à des considérations
d’ordre purement fonctionnel. Enseignent-elles à l’art comment se libérer du
romantisme et être concret ? Comme Stendhal, qui lut le Code civil puis
entreprit d’écrire ses romans dans un style factuel, peu romantique".
L’abstraction, pour Schlemmer, est
synonyme de réduction aux principes fondamentaux, c’est une intensification,
une épuration ; l’abstraction n’est donc pas le contraire du concret mais plutôt
un principe de conformité à l’essence du concret. Schlemmer est marqué par la
pensée fonctionnaliste, hérité du XIXe siècle, qui établit une corrélation
entre l’aspect esthétique et la nécessité pratique d’une chose : « Form
follows function »(La forme
procède de la fonction) affirmait l’architecte américain Sullivan. Mais ce sont
avant tout les valeurs et principes classiques que Schlemmer défend : la
mesure, le nombre, la règle et l’équilibre ; la préséance de l’idée et de la
loi ; la place centrale de la figure humaine. Tout avec modération,
incluant la modération elle-même chez Schlemmer qui ne dédaigne pas les
excentricités ni les excès. Il se considère, somme toute, comme un
saltimbanque. Avant-gardiste, Schlemmer anticipe les procédés stochastiques
qu’emploieront John Cage et Merce Cunningham. Dans
une lettre à Otto Meyer en 1925, il écrit : « Je veux continuer avec la géométrie
de la danse, employer des tapis à motifs géométriques variés (damier, etc.) sur
lesquels danser. Chaque champ sera numéroté, et les numéros seront appelés
durant la danse. »
Les inévitables contradictions, imprécisions et naïvetés
que l’on peut déceler dans les écrits d’un artiste dont les préoccupations étaient
des plus amples, les espoirs des plus nobles et les déceptions des plus
cruelles, n’enlèvent rien à la force de son œuvre mais, au contraire,
soulignent la fragilité de ce qui en a survécu. La sensibilité, l’intelligence
et la rigueur d’Oskar Schlemmer sont restées vivantes dans ses œuvres, ses
projets et ses esquisses.
© Marc Boucher & Leonardo/Olats, février 2004
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