Schlemmer et la scène : scénographe, chorégraphe, danseur, performeur, designer et clown
La scène en tant que promesse de liberté :
"Je suis trop moderne pour peindre des toiles. La crise de l’art me tenaille. Je souffre l’angoisse plus que je ne peins ! Théâtre ! Musique ! Ma passion ! Mais aussi l’étendue de ce champ. Des possibilités théoriques à ma mesure, qui me sont naturelles. Libre cours à l’imagination. Ici je peux être nouveau, abstrait, tout".
(Journal, 1925)
Le théâtre en tant que promesse d’art total :
"Le théâtre, monde des apparences, creuse sa tombe quand il cherche la vraisemblance ; il en va de même avec le mime quand il oublie que son trait principal est son artificialité. Le médium de chaque art est artificiel, et chaque art gagne à reconnaître et accepter son médium. [...] L’art d’aujourd’hui est dominé par un désir pour la synthèse et demande à l’architecture d’unir les champs d’activités disparates. Ce désir se porte aussi vers le théâtre, parce que le théâtre promet l’art total".
(Journal, 1922)
De la danse et la technique :
"Naturellement, l’ère de la machine, de la technique, de la mécanique ne pouvait pas demeurer sans incidence sur les arts et surtout pas sur un domaine qui se manifeste essentiellement par le mouvement, par le mouvement du corps humain, par la danse".
(Ballet mécanique, 1927, trad. É. Michaud)
Liste des œuvres pour la scène
Das Triadishe Ballett, Le Ballet triadique 1916-1932
Performances, époque du Bauhaus à Weimar :
Das Figurale Kabinett, Le Cabinet figural ou Le cabinet des figures 1922- 1923
Meta, oder die Pantomime der Örte, Meta, ou la pantomime des lieux 1924
Danses du Bauhaus (Dessau) :
Pantomime Treppenwitz, Esprit d’escalier et farce de l’escalier avec clown musical 1925-1929
Raumtanz, Danse de l’espace (I et II) 1926
Clown musical I (1926-1928) et II (1926-1929)
Gestentanz, Danse des gestes (I et II) 1926
Formentanz, Danse des formes 1926
Fraüentanz, Danse des femmes ou Trois danses Baroques 1926
Kulissentanz, Danse des coulisses 1926
Raumlineatur mit Figur, Figure et réseau de lignes dans l’espace 1927
Schattenpantomime, Pantomime avec figures et cloisons transparentes 1927
Lichtspiel, Effets de lumière avec ombres projetées 1927
Baukastenspiel, Jeu de construction 1927
Stäbentanz, Danse des bâtons ou Danse des barres 1927
Reifentanz, Danse des cerceaux 1927-1928
Ekilibristik, Équilibristique 1927
Chorische Pantomime, Pantomime chorale ou Maskenchor Choeur des masques 1927
Glastanz, Danse du verre 1929
Metaltanz, Danse du métal 1929
Malmaschine, Machine à peindre 1929
Reigen in Lack, Ronde en laque (ou Ballet laqué) 1941
Description des œuvres pour la scène
* Le Ballet triadique (Das Triadishe Ballett) 1916-1932
C’est en 1912 que Schlemmer commence à esquisser ce qui deviendra la plus importante de ses œuvres, un imposant work in progress qui ne fut présenté qu’à quelques reprises, dans cinq contextes différents. Deux danseurs et une danseuse exécutent douze danses (soli, duos et trios), regroupées en trois parties : la première est sur fond jaune citron et d’un genre burlesque et enjoué ; la deuxième est sur un fond rose et d’un genre solennel et cérémonieux et la troisième est une fantaisie mystique sur une scène noire. Les acteurs-danseurs ne portent pas les dix-huit costumes tant qu’ils sont portés par eux. Il revient au danseur de se mouler aux costumes, de se conformer à ses exigences et limitations. La mobilité, la motilité et l’équilibre doivent être gérés en conséquence, d’autant plus que la vision et la respiration peuvent être contraints par le masque.
Le Ballet triadique n’a rien à voir avec la danse qui, dans son pire état, " joint la méthode du professeur de lycée à l’extase expressionniste ; où la coquetterie pure et doucereuse voisine avec l’héroïsme de poubelle " (Mathématique de la danse). Schlemmer fait cavalier seul. Dans les années vingt, la danse moderne promeut l’expression individuelle et une esthétique du naturel, des groupes d’étudiants de la méthode de Rudolf Laban dansent dans les prés, presque nus, ou nus.
Schlemmer écrivait dans son Journal en 1922 qu’avec le Ballet triadique, la danse, à l’origine dionysiaque et émotionnelle, devient rigoureuse et apollinienne. Le Ballet triadique est pour lui un symbole de l’équilibre des opposés.
Un contemporain, S. Gidion, écrit en 1923 :
"Le corps humain est ici moulé dans une forme sévère ; la rigueur de la ligne est recherchée dans la danse même. De tous les domaines où s’exerce l’activité du Bauhaus, celui-là seul atteint à une parfaite liberté. [...] Au lever du rideau, une silhouette immobile se détache sur un fond jaune de chrome : une robe de bois, teinte aux couleurs de l’arc-en-ciel ; une calotte sphérique d’où se détache une cuirasse laquée enfermant la tête, bras et jambes ; une carapace de laque blonde et brillante couvre la tête, se terminant par un amusant bouton de bois. Quand la musique commence, la danseuse se meut sur un rythme sévère. Son costume rigide la contraint à la discipline, mais souligne les moindres mouvements, en les amplifiant comme le ferait une pendule".
(Trad. É. Michaud)
* Performances, époque du Bauhaus à Weimar
Moitié stand de tir, moitié Metaphysicum abstractum, selon Schlemmer, Le Cabinet figural ou Le Cabinet des figures fut présenté en 1923 dans le cadre de la première exposition du Bauhaus. Ce théâtre de marionnettes, ou plus précisément théâtre de figures en relief animées, parodie d’une mécanique à l’ère du " fonctionnel ". Il s’agit d’une sorte de boutade envers Gropius dont le nouveau mot d’ordre est " L’art et la technique, une nouvelle unité ".
Sans doute un fond de méfiance, typiquement expressionniste, à l’égard de la machine et une mesure d’espièglerie dadaïste ont présidé à la réalisation de cette installation-construction d’art et de précision, où évoluent des figures de diverses échelles et couleurs.
"Le dispositif est simple, écrit Éric Michaud, deux panneaux coulissant, sur lesquels sont plaqués les hommes-machines (avec "têtes de laiton et corps de nickel") et diverses formes mobiles encadrent la scène ; dix huit figures (dans la version 3) défilent, fixées sur un rouleau de vingt mètres, elles sont multicolores, parfois plus grandes que nature ; leurs têtes sont amovibles, interchangeables. Elles se déroulent, se déplacent sur un fond noir".
Dans cette sorte de boîte optique haute de quatre mètres et large de cinq, défilent et s’activent des figures : " le Corps en violon ", " le Monsieur Très Bien ", " le Turc ", " la Main gigantesque " et autres ; deux énormes figures mi-machine, mi-homme, ainsi que des formes plus ou moins abstraites. Les figures plates de ce panorama cinétique, découpées dans le bois, s’agitent comme si le mécanisme se déréglait. Schlemmer a réalisé plusieurs études (dessins, mix-media) des versions de ce cabinet (1922/1923 ; 1926 et 1927).
Meta, ou la pantomime des lieux 1924 Parodie improvisée, présentée à l’occasion du festival d’été de 1924. Schlemmer la décrit comme suit :
"Les différentes étapes d’une action simple, exemptes de tout effet et de tout accessoire, superflus, sont localisées sur la scène par des panneaux tels qu'"entrée", "sortie", "entracte", "suspense", "1re, 2e, 3e crise", "passion", "conflit", "apogée", etc., ou bien sont annoncées, si besoin est, à partir d’une estrade mobile. Les acteurs jouent l’action désignée à la place correspondante. Les accessoires : un sofa, un escalier, une échelle, une porte, des barres, une barre fixe".
(Trad. É. Michaud)
* Danses du Bauhaus (Dessau)
Ces œuvres ont été réalisées alors que Schlemmer était directeur de la scène (ou atelier de théâtre) du Bauhaus à Dessau. Elles résultent des explorations et expériences de Schlemmer pour découvrir les lois fondamentales de la scène. La grande rigueur formelle des exercices laissait néanmoins beaucoup de place à la fantaisie et à l'ironie. Il convient, selon Schlemmer, d'être sensible et intelligent. La sentimentalité est inconvenante, délétère pour l'art. Ce grand laboratoire des formes, des gestes, des corps, des couleurs et de la lumière fonctionnait grâce à la collaboration des participants que Schlemmer réussissait à motiver, bien qu'il trouvât les étudiants généralement assez paresseux. Le manque de ressources financières au Bauhaus imposait un effort d'imagination salutaire, et la découverte de l'essentiel est rarement favorisée par un accès facile à tout. Il est convenu de qualifier ces œuvres de danses, bien que l'on pourrait parfois les qualifier, selon les cas, de performances, de performances-installations, de pantomimes ou de démonstrations. En général, ces danses sont courtes, parfois très brèves, comme la danse du verre, qui durait moins de deux minutes. La plupart ont été représentées à quelques reprises, le plus souvent avec des modifications plus ou moins importantes. Les titres aussi pouvaient changer. Nombre des costumes et accessoires étaient utilisés dans les diverses danses. De plus, le temps de préparation n'étant pas toujours suffisant, l'improvisation pouvait jouer un rôle assez important.
Esprit d’escalier et farce de l’escalier avec clown musical (1925-1929) Dans cette pantomime, quatre personnages masqués, dont l’excentrique clown musical, jouaient sur des praticables étagés. Le clown musical portait un costume généreusement molletonné, la jambe gauche enfilée dans un cône inversé, tronqué et asymétrique ; un violon, pointant vers le sol, fixé à la hanche droite; le clown tient un accordéon et un parapluie, sans toile, ouvert.
Danse de l’espace, ou Danse dans l’espace (1926) Trois danseurs, trois vitesses : le rouge, rapide ; le jaune, lent ; le bleu, normal (vitesses relatives : 4, 1 et 2). Leurs trajets sont précis : carré, cercle et diagonale. Ils portent des masques argentés, ovoïdes ; ils sont gantés, leurs costumes sont rembourrés. Aspect un peu grotesque, des personnages anonymes. Travailler avec les éléments fondamentaux n’a rien de facile constate Schlemmer. Une action simple, comme marcher, s’asseoir ou s’allonger, peut s’avérer problématique. Elles sont toutes riches de sens, avant même de les combiner ou de les moduler.
Clown musical I (1926-1928) et II (1926-1929) Schlemmer jouait lui-même ce personnage d’aspect grotesque, maquillé comme au cirque, au costume bariolé, à la chaussure longue et plate, jouant d’une viole en forme de boîte.
Danse des gestes (1926) Trois mimes masqués, trois éléments de mobilier ; fauteuil, chaise et banc. Murmures, rires, chuchotements et percussions. Parodie des attitudes et gestes stéréotypes. Il s’agit, selon Schlemmer d’une " dramatique du geste " suscitée par des moyens acoustiques.
Danse des formes (1926) Principe du tableau vivant. Danseurs costumés, masqués et gantés, accessoires abstraits : tige (longue d’environ 1 mètre), bâton (long d’environ 3 mètres), petite sphère métallique (taille d’un petit ballon), sphère plus grande (taille d’un gros ballon), quille, banc, podium. Les danseurs composent une série de tableaux abstraits, dans lesquels ils prennent diverses poses, une géométrie des corps et des objets qui évoque quelque chose de solennel, grave, absurde ou affecté ; où l’on peut voir à la fois de l’ironie ou du sublime.
Danse des femmes ou Trois danses Baroques (1926) Danse des travestis masqués, vêtues de longues robes, avec ombrelles, perruques. La mascarade et la parodie sont très appréciées au Bauhaus.
Danse des coulisses. (1926) Quatre coulisses (bleue, rouge, jaune et blanche) que déplacent les danseurs, laissant apparaître çà et là une main, un pied ou une tête, jeux d’éclairages qui projettent les ombres des corps occultés. Mystère, suspense, effets de surprise, les formes et les mouvements évoquent l’architecture et la vie urbaine.
Figure et réseau de lignes dans l’espace (1927) Au centre de l’espace, traversé de multiples droites, une architecture de cordes tendues. Une figure en blanc sur un socle, les positions du corps se rapportent à cette organisation de lignes. Les membres semblent se prolonger dans l’espace par ces lignes. Une sorte de plastique mathématique.
Effets de lumière avec ombres projetées (1927) Jeux de lumière sur quatre écrans transparents, ombres du corps et de parties du corps.
Jeu de construction ou Jeu de cubes (1927) A : Esprit de construction : Podium à trois marches, sécable en son milieu, formé par deux caisses. La figure humaine et le thème de la gamme, montée et descente de l’escalier. B : Problèmes de construction : Douze cubes, (dont les faces sont jaune, rouge, bleu, blanche, grise et noire) manipulés par trois acteurs, qui les disposent pour former divers arrangements de formes et de couleurs. Selon le registre des actions, des gestes et des attitudes, sont symbolisés des rapports humains, telle la querelle ou la coopération.
Danse des barres (ou des bâtons) (1927) Sur fond noir, une danseuse de noir vêtue, et à laquelle sont fixés des longs bâtons, de façon à allonger ses membres, à amplifier ses mouvements ainsi qu’à révéler le jeu des angles produits par les articulations de son corps. Il résulte un " grand poème des articulations ". L’aspect général de cette figure est celle d’un bonhomme animé, style allumette, (stick figure) qui génère un dessin de lignes droites en mouvement dans l’espace ; des compositions géométriques qui varient selon les angles que les barres forment. À cette abstraction et cette amplification du mouvement, est ajoutée une dimension sonore : la danseuse émet des phonèmes, elle grogne, psalmodie, chante.
Danse des cerceaux (1927-1928) Sur fond noir, une grille composée de grands cerceaux est suspendue à l’arrière scène, et une autre à l’avant-scène. Au sol, des cerceaux sont disposés de même. Dans cette sorte de cage, une danseuse, vêtue de noir, évolue : elle manipule des cerceaux de tailles diverses, cinq à chaque main. Il y a aussi dans cet espace deux grandes figures, créées par la superposition, en couches, de cerceaux de diverses tailles. Ces cerceaux partagent un même axe vertical, en guise de colonne vertébrale. L’aspect de ces figures abstraites est d’autant plus saisissant qu’elles ressemblent à des personnages d’animation numérique (du type que les Américains qualifient de " sausage man ", mais il ressemble plutôt à un assemblage de tranches d’oignons). Ces tranches longitudinales sont également espacées verticalement. Elles forment des figures vaguement anthropomorphiques, comme le pion du chevalier ou de la reine : on distingue un torse, une tête et un socle (qui fait penser à une jambe). Ces figures, véritables sculptures cinétiques, sont mises en mouvement par une deuxième danseuse, aussi vêtue de noir. C’est un véritable théâtre virtuel, bien avant le numérique, la figure humaine semble immergée dans un monde abstrait, épuré. Aux arabesques formées par des cercles s’ajoutent celles de leurs ombres. Cercles et figures de cercles en mouvement, balancement, rotation, translation.
Équilibristique (1927) Cinq hommes masqués, des coulisses et des accessoires : podium, escalier, cerceaux, lettre découpée. Au fond, dans le noir, un grand masque domine la scène.
Pantomime chorale (1927) Entrée et lente évolution sur scène d’une douzaine de personnages d’aspect divers, tous masqués et gantés, vêtus de costumes molletonnés. La compagnie s’attable, lève son verre à l’arrivée d’un personnage. Rituel familier, typé, des gesticulations absurdes : une parodie. (En 1932, Kurt Joss gagne le concours chorégraphique de Rolf de Marée avec Die grüne Tisch, La Table verte. On trouve aussi dans ce ballet moderne antimilitariste des personnages masqués et attablés.)
Danse du verre (1929) La danseuse porte, en guise de jupe une sorte de carillon tubulaire. Il est suspendu d’un anneau encerclant sa taille. Ce carillon est fait de tubes de verre, de longueur égale, qui descendent jusqu’aux pieds de la danseuse. Sa tête est dans un globe de verre, elle tient dans la main droite, comme si elle battait la mesure, un bâton en verre dont l’extrémité est gonflée. À sa main gauche est suspendue une boule de verre. Le tout évoque la figure d’un automate, comme dans les horloges musicales d’antan.
"Costume rutilant de lumière, transparent, translucide au doux tintement des barres de verre formant un cylindre fragile à partir des hanches, collerette en boules argentées autour du cou, surplombée par la tête chapeautée d’un hémisphère, seuls les pieds dépassent, et les mains portant cornue et verre sphérique au très long col. Les mouvements sont délicats, ralentis précautionneux".
(Albert Flocon)
Danse métallique ou Danse du métal (1929) Danse solo exécutée dans une installation composée de panneaux de métal réfléchissants, suspendus de façon à esquisser quatre côtés d’un cube. Un panneau rectangulaire à la surface ondulé est à la droite de la danseuse, un panneau de surface en zigzag est à sa gauche, un panneau uni gît sous ses pieds, et derrière elle on voit quatre montants tout aussi réfléchissants. Les mouvements sont reflétés comme dans un miroir déformant, l’image du corps est multipliée et fragmentée.
"La danseuse est aux prises avec ses propres reflets. Ses mouvements, blancs sur fond noir, sont renvoyés, morcelés par les brisures et ondulations des miroirs verticaux, par le miroir horizontal sur lequel elle danse dans un jeu de taches claires, si bien multipliés, qu’on peut penser à une multitude danseuses, un ballet évoluant dans une synchronie absolue".
(Albert Flocon)
Ronde en laque (ou Ballet laqué) (1941) " Il est possible de faire quelque chose de très intéressant avec des moyens les plus simples. Des plaques de carton laquées, colorées, de petites balles, bâtons et le reste. "
" La Ronde en laque, qui durait un peu plus de trois minutes, fut dansée sur une sarabande de Haendel, lente et majestueuse. Six dames, chacune ayant un costume unique, de verre et de carton. " (Lettre à Tut, 1941)
© Marc Boucher & Leonardo/Olats, février 2004
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