Qu'est-ce que l'interactivité ?
Définition
Rappel historique
Les éléments de l'interactivité
- œuvre "programme"
- œuvre "ternaire"
- le temps "réel"
- le spectateur ou le "Tiers-inclus"
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L'interactivité a fait couler —et continue à faire couler— beaucoup d'encre et agite encore une quantité appréciable d'électrons ... comme en témoigne cette fiche !
DEFINITION
|||||||||| L'interactivité désigne la (les) relation(s) des ordinateurs, et plus généralement des systèmes informatico-électroniques, avec leur environnement extérieur.
Jean-Louis Boissier en propose sans doute la définition la plus englobante dans son article "L'interactivité comme perspective", publié dans Les traversées de l'image. Art et Littérature.[1] Actes du colloque qui s'est tenu du 1er au 3 avril 1998, éditions Beaux'Arts, Ecole Supérieure du Mans, 1999. Il écrit :
"J'essaie d'employer le mot interactivité dans sa signification technique, déterminée historiquement [...]. L'interactivité est un principe de relations internes et externes entre des informations contenues dans un ordinateur, le mot a été inventé ou réutilisé pour ça. D'un point de vue esthétique, j'insiste pour ma part sur le fait que l'interactivité n'est pas simplement là pour décrire la relation à l'œuvre. L'interactivité est interne à l'œuvre, elle est partie constitutive de l'œuvre. Elle n'est pas seulement l'interface d'accès ou le liant entre des éléments séparés, elle peut être la substance même de l'œuvre. Au lieu de restreindre la notion d'interactivité au dialogue entre un individu et une information fournie par une machine, il est plus utile de comprendre qu'elle concerne autant les relations internes que les relations externes".
Dans tous les cas, le mot renvoie à un système informatique ou informatico-électronique et, partant, tous les débats pour savoir si les Rotoreliefs de Marcel Duchamp, la Rotozaza de Tinguely ou encore certaines des boîtes de Cornell, sans parler de la peinture, sont ou non interactives sont sans fondements. Certains, ou chacun, des aspects de l'interactivité peuvent être, en effet, appliqués à d'autres œuvres non informatiques ou non électroniques, mais d'une part, il s'agit alors d'un anachronisme et d'autre part, c'est l'ensemble des propriétés des systèmes informatiques et leur dynamisme interne qui fondent l'interactivité et non pas tel ou tel aspect pris isolément. Partir, comme nous le faisons ici, de la machine et non pas de l'humain (spectateur) permet de montrer la différence de nature de ces œuvres.
RAPPEL HISTORIQUE
Si l'art interactif ne s'est développé qu'à partir du milieu des années 1980, c'est essentiellement pour des raisons techniques : des ordinateurs plus puissants devenaient disponibles et permettaient de mettre en œuvre des idées et concepts présents auparavant mais difficilement réalisables, notamment grâce au calcul en "temps réel".
Cependant, les premiers dispositifs datent du début des années soixante. En 1963, Ivan Sutherland présente le Sketchpad, méthode de dessins interactive qui consistait à dessiner directement sur le tube cathodique avec un crayon lumineux, puis de modifier les images géométriques avec les touches du clavier. Une des premières installations artistiques sera Videoplace de Myron Krueger dans les années 1974/75. Dans Videoplace, l'image du spectateur est numérisée par l'intermédiaire d'une caméra, lui permettant d'interagir avec les images informatiques.
LES ELEMENTS DE L'INTERACTIVITE
œuvre "programme"
Pour qu'il y ait interactivité, il faut que l'œuvre repose sur un programme informatique.
L'interactivité s'inscrit dans la suite logique de la nature de l'œuvre numérique. L'œuvre numérique est un objet informationnel, manipulable. L'œuvre interactive est un objet numérique manipulable en temps "réel" par quelqu'un ou "quelque chose" d'autre que son créateur.
En effet, dans leur fabrication, leur création, les œuvres par ordinateur (visuelles, sonores, littéraires, etc.) sont bel et bien interactives : l'artiste procède à divers ajustements et manipulations, en dialogue avec la machine, pour produire un résultat final potentiellement toujours modifiable : il suffit d'en changer les paramètres. Néanmoins seul l'artiste est interacteur, le public ou tout élément tiers n'est pas partie prenante du processus. Ainsi, une animation sur Internet n'est pas une œuvre interactive, en ce sens qu'elle n'est pas modifiable, manipulable par un tiers, elle l'a seulement été par l'artiste au moment de la création et le résultat est bien un "produit fini" qui ne suppose aucune modification, permutation, variation, "actualisation". Le programme a servi à la création, mais n'est plus "utilisé", "actif" dans l'œuvre finale.
œuvre "ternaire"
Dans l'art classique, Ö
média, support et œuvre ne font qu'un. L'œuvre est indissociable de son support qui est aussi son média (peinture, sculpture par exemple). Il est extrêmement difficile, sinon impossible, de transposer une œuvre d'un média ou d'un support dans un autre (une peinture en un opéra). L'œuvre est donc l'objet dans lequel elle s'inscrit, fût-il un urinoir ou un tas de charbon.
Avec l'informatique, l'œuvre devient une information codée, invisible et illisible avant qu'un dispositif de transcription dans un média ou un support accessibles à l'un ou à plusieurs des sens humains ne s'opère.
Ainsi l'œuvre est d'abord et avant tout une information qui va s'incarner provisoirement (ou quelquefois durablement) dans un média ou un support accessibles pour nos sens ; une même information pouvant donner lieu à une incarnation visuelle et/ou sonore et/ou textuelle (cf. le travail d'un certain nombre d'artistes sur la relation son/image).
Cette notion est vraie pour tout l'art "informatique". Elle prend néanmoins une dimension particulière, car plus "visible" ou plus "criante" dans l'art interactif. En effet, dans l'art interactif, c'est par la présence du public (doublée quelquefois de son action) ou d'un élément naturel (par exemple, dans Kinetische Lichtplastik de Christian Möller, les images graphiques sur la façade d'un bâtiment de Francfort sont fonction de la vitesse du vent, de l'éclairage diurne ou nocturne et de l'activité des voitures et des piétons) que l'œuvre va devenir perceptible. Sinon, elle reste, au sens strict du terme, invisible.
La collusion entre l'œuvre, son support et son média se dissolvant, l'œuvre d'art informatico-électronique perd deux éléments caractéristiques de l'œuvre d'art traditionnelle : son unicité (elle ne se résume plus à un objet cernable et unique) et sa "finitude" (elle n'est plus inéluctablement figée dans une sorte de "mort" du geste créateur).
L'œuvre devient ternaire et ce sont ces trois "morceaux" qui la (re)constituent au final.
Les trois niveaux de l'œuvre sont : l'œuvre conçue, l'œuvre perceptible et l'œuvre agie ou perçu.
* L'œuvre conçue : c'est l'idée, le concept, le dispositif, le système, défini, structuré et organisé par l'artiste. C'est "l'information" codée, le programme.
* L'œuvre perceptible : c'est le dispositif particulier dans lequel l'œuvre "s'incarne". C'est à ce niveau que se situe la notion Ö
d'interface qui est la mise en forme physique de l'information.
* L'œuvre agie ou perçue : c'est la mise en œuvre par le public/actant du dispositif/système, de l'œuvre perceptible. De cette action va naître l'œuvre perçue, la "lecture" d'une œuvre donnée par une personne donnée. À partir de son action sur l'œuvre perceptible, elle va percevoir, comprendre, appréhender l'œuvre conçue, selon le contenu et la complexité de cette dernière, selon son degré de connaissance et son environnement culturel de départ, selon sa propre sensibilité et enfin selon le lieu et le contexte de monstration. C'est ce que Jean-Pierre Balpe nomme le niveau de "surface".
le temps "réel"
L'art interactif est donc une œuvre programme qui est actualisée par un tiers.
Dans les premiers temps de l'informatique, le temps nécessaire au calcul ne permettait pas un affichage en temps "réel". C'est à partir du moment où celui-ci a été possible que l'interactivité telle que nous la connaissons aujourd'hui a pu se développer.
Le temps réel n'est rien d'autre que le fait que la visualisation, ou l'actualisation pour être plus général, de l'information se fait dans un temps qui est vécu par notre système de perception comme sans décalage par rapport à l'action initiale. Autrement dit, la notion de temps réel est humaine. Elle est celle du temps de notre perception et non celui du "temps machine" en soi, la machine a toujours calculé en "temps réel."
Ce temps réel semble fonder l'interactivité. Ceci était particulièrement vrai dans les premières œuvres interactives et le reste encore largement aujourd'hui. Néanmoins, un temps différé ou un temps asynchrone apparaît dans certaines œuvres interactives. Ainsi dans Is there anybody out there ?
" Is there anybody out there ? "
Igor Stromajer. Capture d'écran.
© I. Stromajer
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d'Igor Stromajer il y a un premier niveau d'interactivité, en temps réel, alors que l'on parcourt le site, et un second niveau, avec un "délai", lorsque le programme nous envoie un courrier électronique quelques heures plus tard ou le lendemain, en "réponse" à nos actions sur le site.
Le spectateur ou le "Tiers-inclus"
On peut distinguer deux registres de l'interactivité : celle avec un agent humain et celle sans agent humain. Dans ce deuxième cas, l'agent peut être des éléments de la nature ou de l'environnement. L'interactivité avec agent humain est celle sur laquelle nous mettrons l'accent. Elle est en effet au cœur de la pratique "multimédia".
Dans toute pratique artistique on retrouve le triangle Artiste, Œuvre, Spectateur. Et, dans toute expérience artistique un dialogue, un échange, s'instaure entre ces trois pôles, chacun avec une place, un rôle et une fonction définis. L'analyse qui a été conduite de la primauté de chacun de ces éléments a varié selon les époques, la deuxième moitié du XXe siècle ayant opéré à cet égard un bouleversement considérable. Ce n'est pas l'objet de cette fiche de le développer ici. Néanmoins, dans toute la pratique classique, le spectateur est extérieur à l'œuvre : il est le "Tiers-voyant" (ou écoutant).
Avec l'interactivité, la participation du spectateur est requise. Notons que celle-ci se distingue de la notion de participation telle qu'elle a été définie et mise en œuvre dans les années soixante.[2] Voir à ce sujet le livre de Frank Popper, Art, action, et participation. L'artiste et la créativité aujourd'hui, Paris, Klincksieck, 2ème édition, 1985 En effet, elle ne repose plus sur une idéologie politique et sociale ou même artistique a priori, et ne vise plus particulièrement à transformer le public, à lui faire atteindre un niveau supérieur de conscience en l'associant au geste créateur. L'interactivité est intrinsèque au dispositif. Les aspects politiques et idéologiques, quand ils sont présents, viennent en sus, ils ne sont pas la base de l'œuvre et de la participation du public.
"L'interactivité n'est pas la participation, même si dans toute interactivité, il y a un certain degré de participation. La participation est une attitude face à l'œuvre, alors que l'interactivité est une présence dans l'œuvre"[3] Jean-Pierre Balpe, "Les concepts du numérique", in Jean-Pierre Balpe (dir.), L'art et le numérique, Hermès, Cahiers du numérique, 2000, vol. 1, n°4.
souligne Jean-Pierre Balpe.
Avec l'art interactif, le spectateur devient un élément de l'œuvre, au même titre que les autres éléments qui la composent. Tout comme chaque nœud d'une narration interactive est conçu par l'artiste, tout comme les règles qui vont gérer un générateur de textes, d'images, ou de sons, ou les trois à la fois, sont définies par l'artiste, la place, la fonction, du spectateur est aussi prévue, même si son comportement individuel reste, dans une certaine mesure, imprévisible (l'aléatoire, l'indéterminé font aussi partie de la programmation, du dispositif). Le spectateur est ainsi un élément interne à l'œuvre. De Tiers-voyant, il devient Tiers-inclus.
Il s'agit donc de bien autre chose que d'être un "presse boutons" ou d'effectuer un "parcours" singulier dans une œuvre. Le spectateur est "mis en scène" (pour les installations) ou "mis en fonction". Il se trouve dans une position duale : d'un côté, Tiers-inclus, il fait partie de l'œuvre ; de l'autre, il reste ce Tiers-voyant qui lui permet de se "regarder agir", de "s'externaliser", d'appréhender l'œuvre par l'exploration successive de ses éléments de surface (œuvre agie ou perçue). Jean-Pierre Balpe écrit ainsi :
"L'art numérique invite à l'expérimentation. Non l'expérience telle que peut la définir un John Dewey, approche subjective globale et à peu près non analysable, mais à l'expérimentation, c'est-à-dire la capacité de faire à partir de l'observation de la répétition une épreuve sélective, constructrice de liberté. Si l'œuvre numérique incite son spectateur à agir sur elle, ce n'est pas pour lui donner l'impression qu'il a le pouvoir, qu'il est l'autorité, l'auteur à la place de l'auteur, mais parce qu'à travers des variations produites sur la surface de ses productions, s'offre la seule possibilité de pénétrer le système esthétique de l'œuvre, de saisir comment elle fonctionne et [...] comment elle se construit". [4] Jean-Pierre Balpe, opus cité.
Ceci tord le cou à tous les débats sur la liberté ou, au contraire, l'aliénation du spectateur dans l'art interactif et sur les degrés d'interactivité.
Une œuvre est interactive ou elle ne l'est pas. S'il doit y avoir des distinctions à opérer, elles portent sur la "qualité" de cette interaction, c'est-à-dire sur la qualité de l'intégration du spectateur comme élément de l'œuvre, autrement dit ... sur la qualité de l'œuvre !
Références :
- Balpe Jean-Pierre (dir.), L'art et le numérique, Hermès, Les cahiers du numérique, Vol. 1, n°4, 2000
- Rencontres Media 2 (1997-1998), Aspects des nouvelles technologies de l'information, Actes de l'Observatoire des lectures hypermédias, co-organisé par l'Université Paris 8 et la Bibliothèque publique d'information, sous la direction de Jean Clément, Paris, BPI, Centre Georges Pompidou, 1999
- Popper Frank, Art, action, et participation. L'artiste et la créativité aujourd'hui, Paris, Klincksieck, 2ème édition, 1985
- Stanley Douglas Edric, Mémoire de DEA sur l'interactivité :
http://www.abstractmachine.net/lexique/
Sommaire
Introduction
Qu'est-ce qu'un média ?
Qu'est-ce que "l'art des nouveaux médias" ?
Quelle est l'histoire de "l'art des nouveaux médias" dans la seconde moitié du XXe siècle ?
Média, support, langage, matière : quelle différence ?
Le "multimédia" est-il multi média ?
Qu'est-ce que l'interactivité ?
Qu'est-ce qu'une interface ?
Le cyberespace est-il ailleurs ?
Quelles sont les formes dominantes de l'art "multimédia" ?
Quelles sont les structures d'écriture de l'art "multimédia" ?
Ressources sur les cd-roms artistiques
Webiographie : information en ligne sur l'art "multimédia" et les sites web artistiques
Bibliographies
© Leonardo/Olats & Annick Bureaud, avril 2004
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