Yamaguchi Katsuhiro : Période de formation
Yamaguchi Katsuhiro naît le 22 avril 1928 à Ôimachi, dans l'arrondissement de Shinagawa à Tôkyô. Élève de l'école primaire, il se distingue par sa compétence à dessiner des avions ou des navires, et se prend d'intérêt pour l'hydrodynamique. Enrôlé dans une usine pendant la guerre, il commence à lire des ouvrages traitant d'art. En 1945, il entre au cours préparatoire de la faculté de technologie de Nihon Daigaku (Université Nihon). Il décide alors d'abandonner les sciences pour la littérature, tout en assistant aux séminaires sur l'art du département d'architecture. Il se passionne ainsi pour les nouvelles et romans d'Hemingway, dont il publie des traductions dans la revue Hakuryû (Dragon blanc) qu'il crée avec des amis en 1947. Sur le vœu de ses parents –son père était juriste–, mais surtout conscient de la difficulté de gagner sa vie en tant qu'artiste dans un Japon démuni au lendemain de la guerre, Yamaguchi choisit en 1948 le département de droit de la même université. Il y fonde un club artistique, pensant devenir artiste amateur.
Pendant l'été, Kitadai Shôzô, Fukushima Hideko et Yamaguchi Katsuhiro se rencontrent à l'occasion d'un séminaire sur l'art moderne, organisé par le Nihon Avangyarudo Bijutsuka Kurabu (Club des artistes japonais d'avant-garde). Ils commencent alors à se réunir et à travailler en groupe sous le nom de Trident. Ils participent également aux séances de travail de l'Avangyarudo Geijutsu Kenkyûkai (Groupe de recherche d'art d'avant-garde) fondé par les peintres Okamoto Tarô et Teshigahara Hiroshi, l'écrivain Abe Kôbô, et le critique Haryû Ichirô. Lors de leur première exposition en novembre 1948, Kitadai expose un mobile réalisé d'après une œuvre d'Alexander Calder, tandis que Yamaguchi tente, dans ses peintures et reliefs, de "reproduire le mouvement tridimensionnel de l'œuvre de Calder sur une image picturale en deux dimensions" 1.
Bientôt rejoints par Suzuki Hiroyoshi, Takemitsu Tôru, Akiyama Kuniharu, Yamazaki Hideo, Sonoda Takahiro et Imai Naoji, ils décidèrent de former un nouveau groupe, et définirent les lignes des activités qu'ils souhaitaient développer :
"[Il s'agit de présenter] une combinaison organique de domaines artistiques hétérogènes, impossible à réaliser sous la forme des expositions traditionnelles, et une nouvelle forme artistique en prise sur la société et la vie quotidienne. (…) Il ne s'agira pas dans cette exposition de donner à chacune des œuvres qui la compose son individualité, mais de favoriser entre elles des relations organiques qui renvoient les unes aux autres, de manière à structurer l'espace tout entier en tant qu'unité" 2.
Le poète Takiguchi Shûzô, qui avait remarqué les sculptures de Kitadai, les invitait régulièrement chez lui, et était ainsi devenu, "sans le vouloir, leur père spirituel" 3. Il rebaptisa le groupe Jikken Kôbô, en définissant en même temps un équivalent anglais : Experimental Workshop. Takiguchi cherchait à dépasser les limites communes des activités créatives et voulait suggérer leur interactivité au-delà de leur champ de spécialisation. Après avoir étudié les mouvements artistiques européens existant depuis les années 1910 et avoir lui-même participé à de nombreux événements liés à l'avant-garde, il fut en effet l'un des rares artistes à avoir tout mis en œuvre afin de maintenir cet esprit.
Le Jikken Kôbô, fut actif de 1951 à 1958, et présenta de nombreuses œuvres de nature "intermedia", selon le terme de Dick Higgins, en se préoccupant des problèmes que soulevait la rencontre de l'art et de la technologie. Le groupe travailla à de nombreuses reprises pour la scène, en combinant éléments plastiques, projections de diapositives, musiques acoustiques et électro-acoustiques, ainsi que photos ou textes.
***
À la fin des années quarante, Yamaguchi avait été frappé par les ouvrages de Lázslo Moholy-Nagy, au moment où il avait voulu étudier le mouvement constructiviste russe. À la lecture de Vision in Motion (1929) et de The New Vision (1947), Yamaguchi se prit d'intérêt pour l'art cinétique, et entreprit de réaliser ses Vitrines, en appliquant certains principes d'optique. Ce terme de Vitrines, choisi par Takiguchi Shûzô, devint un nom générique qui devait rivaliser avec Mobile, terme choisi par Marcel Duchamp pour désigner les œuvres de Calder.
Très influencé par les idées que développa l'artiste du Bauhaus à propos des peintures lumineuses, Yamaguchi se concentra sur l'utilisation extensive d'éléments plastiques. Ayant décidé qu'"il était bien plus passionnant d'aller regarder la vitrerie du coin, que de se rendre chez le marchand de couleurs" 4, Yamaguchi rassembla alors toutes sortes de matériaux, notamment des plaques de verre et d'aluminium, du grillage et des feuilles de celluloïde, de sorte que "sa chambre ressemblait à un atelier du Bauhaus" 5. Il put alors expérimenter les possibilités d'effets de transparence et de réflexion de la lumière qu'offraient les combinaisons de ces divers matériaux. À l'aide de la reproduction de la dernière peinture –Victory Boogie Woogie (1944)– qu'avait peinte Mondrian, Yamaguchi découvrit qu'en agitant du mole glass (verre "galonné") devant l'image, il était possible d'opérer des transformations visuelles sur les cercles et les carrés qui la composaient. En superposant différents types de mole glass, et en disposant les éléments visuels peints en différents endroits et épaisseurs, il obtint alors toutes sortes d'effets d'optique, comme s'il manipulait des lentilles concaves et convexes.
Yamaguchi cherchait en outre à éviter tout rapport avec le pinceau, qui pouvait conférer à celui qui peint un statut particulier, au sens où une mise en avant du corps supposait une forme du "moi" trop insistante. Selon Yamaguchi, Duchamp peignit les machines géométriques du Grand Verre afin d'effacer le sujet qui peint. Yamaguchi cherchait aussi à refuser cette forme de "soi", à "se détacher du contexte social" 6 japonais. En oubliant consciemment la toile et l'image, il voulait penser la structure de l'œuvre visuelle en fonction des caractéristiques physiques du verre, afin d'être en mesure de faire "flotter spatialement" 7 la surface dessinée. Le spectateur aurait ainsi à déterminer au moyen des mouvements de son propre corps la forme de l'œuvre qu'il était en train de contempler. Il pourrait ainsi étirer, contracter ou distordre les images peintes, et réaliser ainsi une performance, dans l'acte même de regarder : "l'œuvre et le spectateur se trouvaient placés dans une relation d'action mutuelle" 8
La Vitrine Nº1 (20,8 x 17,8 cm) fut réalisée en décembre 1952. Deux plaques de verre pourvues de reliefs réguliers longitudinaux, emprisonnant des figures rectangulaires qui s'interpénétraient, furent placées l'une contre l'autre à quelques centimètres d'un fond gris, sur lequel étaient peints d'autres quadrilatères. Selon son angle de vue, on pouvait transformer visuellement la composition de l'ensemble, par la modification de la position des figures les unes par rapport aux autres, et celle de leurs ombres projetées sur le fond de la boîte.
Yamaguchi a réalisé plusieurs types de Vitrines, expérimentant, à l'aide de différents procédés ou combinaisons de matériaux, les propriétés de réflexion et de réfraction de la lumière. Diverses morphologies ont été pratiquées : puits sur lesquels on doit se pencher, piliers à l'allure monumentale, avec ou sans dispositif lumineux électrique interne. Les titres ici font partie de l'œuvre et font souvent image : Afurika no Hana (Fleurs d'Afrique, 1953, 56 x 94,5 cm), Yoru no Shinkô (Progression de la nuit, 1954, 60,6 x 51 cm) ou Shizukana Shôten (Ascension tranquille, 1955, 94,5 x 65 cm).
En 1958, les vitrines, de dimensions plus importantes, telles que Kaze (Vent, 1958, 120 x 360 cm), peuvent s'étendre sur tout un mur de la salle d'exposition. D'autres, comme Fûkei (Paysage, 1958, 180 x 120 cm) sont fixées sur des montants qui divisent autrement l'espace. Yamaguchi avait en effet commencé à réfléchir aux possibilités de créer des espaces plutôt que des objets, et avait confié à l'architecte Tange Kenzô la direction du design intérieur de son exposition personnelle à la Galerie Wakô, en décembre 1958. On sent alors la boîte originelle se casser peu à peu, pour laisser s'échapper vers l'extérieur non seulement les éléments contenus, mais aussi leur référence constructiviste.
Il s'agit en fait, si l'on en croit leur auteur, plutôt de machines à "sensations nouvelles" 9 que d'œuvres plastiques. Elles diffèrent donc fondamentalement des reliefs ou des collages de Jean Arp ou de Ben Nicholson, et se situent plutôt dans la lignée des Space Modulators, les compositions spatiales constructivistes de Moholy-Nagy. La fabrication de cette série prendra cependant fin avec la dissolution du Jikken Kôbô en 1958.
1 -
Yamaguchi Katsuhiro, Jikken Kôbô to bijutsu no datsuryôiki (Le Jikken Kôbô et la déterritorialisation des arts), in catalogue Jikken Kôbô to Takiguchi Shûzô (Le Jikken Kôbô et Takiguchi Shûzô), Tôkyô, Satani Garô , 1991, p. 24
2 -
Idem., p. 26. Voir aussi Jikkenkôbô nenpu (Chronologie du Jikken Kôbô), p. 102
3 -
Takiguchi Shûzô, Atarashii geijutsu wo tsukuru hitobito- Jikken Kôbô ("Des gens qui créent un art nouveau : le Jikken Kôbô", paru dans la revue Geijutsu Shinchô, Tôkyô, 1955), in catalogue Jikken Kôbô to Takiguchi Shûzô, op. cit., p. 12
4 -
Yamaguchi Katsuhiro, Vitorînu no jidai (L'époque des vitrines), in Yamaguchi Katsuhiro no âto-wâku sanjû nen, Japan Interior Design, nº 266, Tôkyô, Interia Shuppansha, mai 1981, p. 34
5 -
Yamaguchi Katsuhiro, Vitorînu no jidai, p. 34
6 -
Yamaguchi Katsuhiro, Pafômansu Genron (Traité de la performance), Tôkyô, Asahi Shuppansha, 1985, p. 157
7 -
Yamaguchi Katsuhiro, Pafômansu Genron, p. 157
8 -
Yamaguchi Katsuhiro, Pafômansu Genron, p. 158
9 -
Yamaguchi Katsuhiro, Vitorînu ni tsuite (À propos des Vitrines), in Atelier, nº336, février 1955, republié dans Shiryô-Ansolojî, in Yamaguchi Katsuhiro 360º, Tôkyô, Rikuyôsha , 1981, p. 144
© Leonardo/Olats & Christophe Charles, octobre 2002
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