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PIONNIERS ET PRECURSEURS > YAMAGUCHI KATSUHIRO > VIDE, PAYSAGES ET JARDINS
   



Yamaguchi Katsuhiro : Vide, paysages et jardins (1977-1986)


- Lumière et environnement
- Quelques installations interactives
- Vidéos et jardins, mouvements de la perceptions
- Un développement des "jardin" : le vidéo spectacle
- L'exposition de Kôbe : miroirs et tubes cathodiques

***

L'étude de cette longue période permet de distinguer dans la production de Yamaguchi plusieurs lignes de recherches, qui parfois convergent :

Les recherches sur la lumière ont pour effet d'atténuer les oppositions entre les objets eux-mêmes, aussi bien qu'entre les objets et l'environnement. Si bien que le spectateur est comme pris dans un flux, et s'efface lui-même en même temps que les formes.

En même temps, Yamaguchi poursuit une autre forme d'expérience, où le sujet voyant est détruit ou écarté, d'une manière plus violente : il s'agit des recherches sur les circuits fermés : il n'est, dans cet espace, pas de regard qui ne soit aussitôt transformé en sa propre image. Le sujet voyant est constamment objectivé. Il n'a, en tant que tel, aucune place privilégiée. Le système tend même à intégrer celui qui le construit.

Puis apparait le thème des "jardins". Ils donnent une place au mouvement et au regard qui se déplace. La diversité des points de vue rend au sujet une mobilité comparable à celle des images. C'est là une manière de reprendre autrement les statuts indissociables du sujet et de l'objet, tels qu'ils se jouaient dans l'expérience de la lumière. Ce sont donc ces interactions du voyant, de l'objet, des images et du lieu qui sont, en ces années, diversement accentuées.

 

Lumière et environnement

Yamaguchi poursuit en 1977 ses expériences en matière d'environnement et de lumière. Il s'inscrit, selon Kawanaka Nobuhiro, dans un mouvement ouvert par Matsumoto Toshio et Andô Kôhei, qui "ont les premiers tenté de substituer la lumière et les couleurs aux images vidéo" 1. Kawanaka remarque en effet que si Yamaguchi avait commencé à utiliser comme support le tissu, puis le plastique transparent ou de couleur au début des années soixante, il employait de plus en plus la lumière vers la fin de la décennie. La "lumière amplifiée" électriquement s'étend sur son entourage, pénètre l'environnement, ou plutôt l'environnement la pénètre. Il faut que la sculpture perde toujours un peu plus de sa matérialité.

Videorama, que présente Yamaguchi à la Galerie Minami de Tôkyô, lors de sa première exposition personnelle d'œuvres vidéo en 1977, utilise des miroirs associés à un dispositif de moniteurs, sur lesquels apparaissent des images créées à l'aide du synthétiseur Scanimate. Il s'agit d'une installation tripartite : Video kaleidoscope, Ôimachi fukin (Ôimachi et environs) et Uzu no naka no onna/Girl in Vortex (La femme dans le tourbillon). Et Kawanaka Nobuhiro de citer le compte rendu de l'exposition :

"La télévision est, si l'on réfléchit bien, un corps lumineux. Il ne s'agit pas d'une fenêtre supplémentaire dans une salle de séjour ; on ne prête donc pas forcément attention à la nature de cette relation. Cependant, lorsqu'on aperçoit un moniteur qui, dans une pièce inhabitée, émet une délicate phosphorescence, on reste pendant un instant stupéfait. C'est là quelque chose dont on fait souvent l'expérience, mais le spectacle de cette lumière bleue et blanche qui persiste même après la fin des émissions, lorsqu'on a oublié d'éteindre le poste, dépasse l'image de la machine, et l'on sent quelque chose de terrifiant. La télévision, lorsqu'on la considère sous cet angle, donne l'impression d'appartenir à un autre monde (…).

Yamaguchi Katsuhiro, avec son Videorama, est sans doute le premier au Japon à expérimenter ce média en tant qu'"image lumineuse". Sous un titre étrange, qui lie "vidéo" et "panorama", (…) ces différentes œuvres, et la composition d'ensemble (qui elle aussi constitue une œuvre), s'emparent de la tradition des arts de la lumière, et en proposent un développement sur le plan de la forme.

À l'instant où l'on entre, on a la sensation de se trouver face à face avec des télévisions que l'on aurait oublié d'éteindre. L'espace de la galerie Minami n'est cependant pas désert; ce jour-là justement, il semblait y avoir au contraire plus de monde qu'à l'habitude. Cette sensation tenait sans doute au fait que le mode d'exposition de ce dispositif de téléviseurs, s'opposait –jusqu'à l'excès– à la relation quotidienne qui lie l'homme à sa télévision. Ces téléviseurs nus, qui pourraient évoquer celui de la salle de séjour dont il était question plus haut, ont une existence qui fait intrusion et coupe le circuit de la routine quotidienne.(…)

Le "Jeu de miroirs kaléidoscopiques", dont fait état cette œuvre, permet la coexistence harmonieuse entre les images lumineuses des tubes cathodiques et les images reflétées par les miroirs, et en arrive ainsi à construire un univers propre. (…) Le but de cet effort d'extension des images est sans doute de dissoudre la luminosité des moniteurs dans l'espace" 2.

Cette longue analyse d'une exposition remarquable permet d'imaginer la subtilité des transformations spatiales que souhaitait opérer l'auteur. Mais il y avait chez Yamaguchi un souci moins formel : celui de réintégrer la tradition (ses règles, ses images) dans une composition électronique. On ne peut pas, en effet, négliger l'attachement affectif de Yamaguchi envers Ôimachi, le quartier où il est né, et où il a toujours habité.

Quand il allait encore à l'école primaire, Ôimachi était pour lui le lieu du travail scolaire et des jeux. La relation à cet espace s'est peu à peu défaite lorsqu'il s'est trouvé dans l'obligation de se déplacer pour étudier ou travailler plus loin.

En 1977, il décida donc, muni d'une caméra vidéo, de revisiter le quartier de son enfance, et de créer Ôimachi fukin. Il veut que se rencontrent l'environnement d'autrefois et l'environnement contemporain. Il retrouve ainsi les lieux familiers : le temple, les maisons avoisinantes, les arbres, les fleurs, la gare, et parallèlement, il découvre une nouvelle image de Tôkyô : les quartiers construits vers la mer, les grandes artères enfumées par les camions, la foule autour de la gare. Les prises de vues de l'environnement récent subissent des effets de solarisation et de colorisation électroniques obtenus à l'aide du Scanimate. Il suggére ainsi un mouvement d'aller et retour dans le temps, nous entraînant de l'époque d'avant-guerre à une époque récente, peuplée d'automobiles et d'avions supersoniques. Yamaguchi veille là encore à doubler la largeur des écrans vidéo trop étroits, à l'aide de miroirs, disposés à droite et à gauche de chaque moniteur, de manière à suggérer la forme de l'emakimono.

Ces installations furent d'abord envisagées comme une réponse, puis une manière de dépasser la platitude des moniteurs vidéo, qui apparaissent dans un grand nombre de lieux publics et de complexes commerciaux des métropoles japonaises. Il n'y avait là qu'une relation à sens unique avec le spectateur. Selon Yamaguchi, il fallait viser à l'"ouverture", de manière à ce qu'une multiplicité de réponses et de réactions de la part du public pût naître.

 

Quelques installations interactives

L'exposition Vitorinu kara video made (Des vitrines à la vidéo) fut organisée en mars 1981 dans le vaste et haut espace de la galerie du Hall de la Préfecture de Kanagawa, à Yokohama. Elle avait nécessité un système complexe de circuits vidéo et de sculptures, agencé selon un calcul précis de l'espace et de chaque angle de vue possible : à partir de la galerie en mezzanine du premier étage, des escaliers ou bien entendu du premier niveau, où étaient disposés la plupart des éléments plastiques. Indiquons les deux caractéristiques principales de cette installation : d'une part, les visiteurs devaient pratiquer une performance en parcourant l'espace pour expérimenter les différents angles de vue proposés, et de l'autre les différents circuits fermés de caméras vidéo et de moniteurs filmaient en continu l'espace et les spectateurs.

Au centre de l'espace, la Jôhô kankyô chôkoku (Sculpture info-environnementale) Arch-Satellite-Mask, constituée d'une arche de métal s'élevant jusqu'au plafond, à 6 mètres de hauteur, était constellée de caméras et moniteurs de petite taille, qui filmaient verticalement et obliquement. Les promeneurs pouvaient alors reconnaitre leur image dans quatre moniteurs disposés eux aussi selon différents angles, rivalisant avec le dispositif d'éclairage plongeant. Au sol, une deuxième structure métallique de dimensions plus modestes comportait également un circuit vidéo inquisiteur, ne laissant aucun moyen au visiteur de l'éviter. Un peu plus loin, sous la galerie en mezzanine, Las Meninas, l'une des premières installations qui utilisait un type semblable de circuit fermé, était également exposée, et l'on se trouvait là encore entraîné dans la ronde du regardant et du regardé.

Tout autour de l'arche, les formes primaires lumineuses des Sculptures de lumière étaient laissées dans la pénombre. Au mur et sur le sol, la série presque complète des Sculptures de toile tendues proposaient une vision globale et simultanée de vingt années de travaux sur le rapport à l'environnement.

***

Si nous suivons l'ordre chronologique, il nous faut parler du Festival international d'art vidéo de Portopia. Il eut lieu au Port-Island de Kôbe du 20 mars au 15 septembre 1981. Yamaguchi avait été élu directeur du comité exécutif d'organisation du festival, et participa à la sélection des œuvres présentées.

Il exposa par la suite plusieurs œuvres en rapport avec l'environnement direct de l'île artificielle dans tout le bâtiment du musée. Ce furent : Videorama Port-Island, Umi to no deai–Videorama Sea (Rencontre avec la mer), Hikari no umi–Cosmic Sea (Mer de lumière/ Mer cosmique), Suiheisen–Horizon, Video no izumi–Videorama Fountain, Uzushio–Spiral Tide (Tourbillon marin), qui utilisent de 3 à 33 moniteurs, diffusant de très nombreuses vues de la mer, traitées électroniquement à l'aide de colorisateurs et retardateurs du type Scanimate.

Dans le même esprit que l'Arch-Satellite Mask, Yamaguchi réalisa en 1982 Roma, qui fut présentée au Musée d'Art Moderne de Toyama, à l'occasion du Deuxième Festival d'art et de technologie. Dix moniteurs étaient répartis sur le modèle un-six-trois. L'installation est une métaphore du Bouddha aux milles mains, Senju kannon Les six moniteurs reproduisaient la bande vidéo Hands and Feet, créée avec la participation de la danseuse Hanayanagi Suzushi, dont les mains se contorsionnant lentement sur un fond gris neutre, se démultipliaient grâce à un système de réinjection de l'image. Les trois moniteurs restants étaient disposés symétriquement au dessous des sept autres, et présentaient l'image de la mer électrisée des installations de Kôbe, aux vagues d'une régularité calme et pesante. Sur le fond, une grande toile brune aux nombreux effets de drapé. Une caméra reliée au moniteur placé au centre de l'hexagone vertical formé par les six autres, y transmettait l'image du visiteur assis sur le banc qui faisait face à l'installation, "le transformant ainsi en Senju kannon" 3.

 

Vidéos et jardins, mouvements de la perception

En utilisant les images de synthèses aux couleurs avant-gardistes, Yamaguchi avait découvert une manière d'investir un espace donné, qui apparaît lors de la réalisation de ses Mirai Teien (Jardins futurs). Il fait alors coexister certaines règles traditionnelles de composition avec les effets de la technologie électronique la plus récente. Il entend ainsi refuser un certain sens de l'histoire. 4

 

Le terme "jardin", auquel se réfère ici Yamaguchi, n'évoque en aucun cas une nature violente. Il désigne une recomposition artificielle d'un paysage. Au XVIème et XVIIème siècles, était apparue en Occident la volonté déclarée d'utiliser la technique, et d'établir une heureuse coexistence entre technique et nature. Tivoli, dans la banlieue de Rome, et Heilbrunn, le célèbre jardin du château de Salzbourg, sont là pour témoigner de l'ingéniosité déployée dans la conception de jeux d'eau, et des effets fantastiques de leur disposition. On peut, selon Yamaguchi, parler dès cette époque d'"art environnemental".

Au Japon, se développait parallèlement un art des shishiodoshi (épouvantails) et des fausses cascades, que l'on pourrait qualifier d'art environnemental acoustique, le son étant considéré comme un élément constitutif de la composition. Cette pensée, qui a su concevoir les jardins comme s'ils étaient le lieu d'un cheminement circulaire (kaiyûshiki), perçoit en l'homme sa qualité de "vagabond", beaucoup plus nettement que ne le fait l'ordre géométrique des jardins européens de la même époque. On peut ainsi relever les éléments significatifs d'une imagination spatiale, en particulier le sentiment de libération (kaihôkan), qui naît de la possibilité de transformer son propre champ visuel, en fonction du cheminement du regard. Un certain sens de l'imaginaire pouvait être ainsi ravivé, grâce à l'art des "concepteurs d'espaces".

Yamaguchi s'est particulièrement intéressé à l'idée typiquement japonaise de cheminement du corps et du regard. Il déclare cependant avoir été fortement influencé par les travaux de Frederick Kiesler, qui cherchait précisément à recréer ce sentiment de libérté, qu'il aime à comparer aux sensations que peut éprouver un fœtus lors de sa vie intra-utérine. Yamaguchi chercha ainsi à réaliser des environnements susceptibles de proposer des données concrètes, perceptibles par nos organes sensoriels, en utilisant certaines caractéristiques des nouveaux médias. Ce type d'environnement, en forme de "jardin", ne pourrait-il pas constituer un lieu de création et de libérté pour l'imagination?

"Le jardin est un lieu de rencontre avec la nature, créé par la technique humaine. C'est un lieu qui par ailleurs détermine autant, sinon plus que la littérature, les différences entre par exemple la culture des jardins symétriques, et celle de ceux qui laissent à la nature la liberté de se développer. C'est un lieu de divertissement de l'homme, qui se plonge dans la nature, un espace de concentration de l'esprit, un lieu qui montre les limites et les frontières avec le monde de la nature. C'est aussi un lieu qui permet, grâce à l'électronique, d'exciter l'imagination, la mémoire et la sensibilité" 5.

Yamaguchi nomme ainsi ce processus "Imaginarium". Il s'écarte de l'image des jardins, conçus en tant que mécanismes, qu'il avait donné à voir dans ses Vitrines : ces représentations lumineuses de parcs urbains nocturnes présupposaient un monde artificiel. Les Mirai Teien se sont constitués dans le prolongement de ces tentatives, mais, à la différence des Vitrines, se déploient en tant qu'espaces réels. Ils entretiennent par ailleurs un rapport virtuel avec le monde naturel.

Un "jardin" devrait reprendre, selon Yamaguchi, la tradition des banquets qui avaient lieu dans les cités grecques, celle des réunions de thé ou des concours de haiku et de renku au Japon, performances grâce auxquelles l'imagination des participants pouvait prendre son élan en toute liberté. L'un des idéaux du jardin est en effet de permettre l'extériorisation de l'imaginaire propre à chaque artiste ou promeneur, en lui offrant des imprévus.

 

Un développement des "jardins" : le vidéo spectacle

Il peut être inattendu de trouver un espace jardin dans un espace de l'artifice. L'installation vidéo Mirai Teien 1984, sous-intitulée Yamaguchi Katsuhiro bideo supekutakulu (Vidéo spectacle de Yamaguchi Katsuhiro), enrichie par un dispositif de lasers, permettait de suggérer des végétaux, de l'eau courante et des étangs. Elle utilisait des ouvertures, des fenêtres ou des paysages empruntés (shakkei), afin de constituer une perspective digne des compositions classiques de jardin japonais. C'était un vaste projet qui regroupait sept installations : Hello Old Pond Laser Tree Nº1, Laser Tree Nº2, Teien no Kanata–Over the Garden Nº1 (Au-delà du jardin), Teien no Kanata–Over the Garden Nº2 (Au-delà du jardin), Stream (Courant), et Ôtô suru mado–Responsive Window (Fenêtre à réponse).

La vidéo et les générateurs de lasers étaient ici envisagés en tant qu'instruments destinés à actualiser, par les médias, un paysage emprunté. Le procédé technique consistait entre autres à traiter les éléments visibles de l'environnement proche ou lointain comme partie intégrante de la composition du jardin. Le shakkei contemporain pouvait désormais apparaître au fond d'un moniteur, et s'intégrer à l'œuvre.

Ce jardin, en même temps qu'il était vu, voyait. Une caméra, placée sur une tour en rotation (Ôtô suru mado), renvoyait en chaque point les images d'ailleurs, et définissait une nouvelle relation entre le visiteur, l'intérieur et l'extérieur. Il en résultait comme une "mise en suspension du soi" 6, ou une situation de "conscience en suspens" 7. Le spectateur se trouvait face à plusieurs environnements ou représentations, à la fois vivants et non vivants (au sens où l'on parlait naguère de "musique électronique vivante"). Ces images déformaient évidemment la réalité, et pouvaient donc être considérées comme mensongères. Toutefois, en ne subissant aucun retard temporel, elles pouvaient dès lors être saisies par la conscience, comme s'il s'agissait d'événements réels.

Pour Jardin Futur 1984, Yamaguchi avait prévu différentes versions. L'une d'entre elles fut présentée à la Galerie Satani. 8 Composée de six installations, elle utilisait plus d'une quarantaine de moniteurs, dont la surface était démultipliée par un système de miroirs. On en vient inévitablement à se demander de quelle manière on perçoit les choses à travers un miroir : regarde-t-on l'objet, son image, ou le miroir lui-même ?

"Lorsque l'objet de notre conscience est l'image, nous oublions le miroir. Mais lorsque nous nous apercevons que nous regardons un miroir, que nous regardons ce qui est reflété par le miroir, nous prenons conscience du miroir, et nous le comprenons dès lors comme un objet réel" 9.

À l'occasion de l'exposition gênoise Giappone Avanguardia del Futuro ouverte en 1985, Vittorio Fagone décrit quelques éléments du Mirai Teien 1984.

Le tronc du Laser Tree Nº1 est formé d'une écorce d'électrons sautant continuellement d'un écran à un autre. Le feuillage est suggéré par une pyramide retournée, dont l'une des parois est laissée transparente. On aperçoit à l'intérieur un disque, lui aussi bouillant de matières colorées, prolongées par des lignes de lumières qui s'agitent comme si elles étaient le jouet du vent.

Lorsque la surface d'un tube cathodique se trouve posé devant nous, il est d'une quotidienneté banale et navrante. Yamaguchi a donc tenté de perturber cette banalité, en disposant les écrans de ses installations horizontalement, ou bien entre plusieurs miroirs, et en jouant avec les angles de réflexion. Stream (Rafale) tient du vent hurricane et parcourt comme une flèche la surface des neuf écrans reposant sur le sol, au beau milieu d'une pièce obscure. L'impression de vitesse se transforme soudain, lorsqu'apparaît une pulsation visuelle continue et invariable, soutenue par la géométrie des images qui la subissent.

Chacun des cinq moniteurs de Teien no kanata a été doté d'un astucieux dispositif de miroirs. Un bout de mur se déploie en un vaste environnement, mis en mouvement par les cercles ondulatoires d'une eau calme. Vittorio Fagone raisonne en musicien : il évoque une fugue.

Le Vieil étang est également suggéré par huit moniteurs disposés horizontalement, dans lesquels quelques carpes glissent inlassablement. Les images filmées à l'exacte verticale d'un plan d'eau font naître en chacun une réaction qui ne diffère pas beaucoup de celle qui serait vécue face à un étang véritable. L'écran est une fenêtre, dit-on souvent. Dans le cas d'une simple fenêtre qui s'ouvre sur un étang, il s'agit d'un écran neutre qui a été placé entre la nature et nous. Cependant, lorsqu'on dispose un moniteur reproduisant une image filmée avec un angle de vue vertical, respectant ainsi une sorte de vision directe de l'étang, l'écran en tant que fenêtre disparaît de lui-même. Il nous est alors donné de méditer sur une nouvelle image de la nature.

"Si l'on construit à l'aide d'un dispositif vidéo un étang, dans lequel nagent des carpes, lorsqu'on agite sa main "dans" cet étang-vidéo, la main et l'image de l'étang se fondent l'une en l'autre" 10.

Pour décider du contenu idéal d'un "Imaginarium", et enclencher le processus de "naissance de l'imagination", il est nécessaire de définir les possibilités des médias que l'on prévoit d'employer. Il faut ainsi déterminer les éléments qui permettent de voir et d'entendre ces processus, et d'en favoriser l'accélération. L'utilisation des synthétiseurs informatisés, c'est-à-dire les dispositifs de création d'images et de sons par le biais d'une programmation, semble exiger une recherche du même ordre. En combinant divers systèmes de production du son avec les médias visuels que sont l'infographie, la vidéo, les générateurs de lasers ou l'holographie (on trouve même aujourd'hui des "synthétiseurs poétiques", destinés à la création de mots), on peut procéder à la création de nouveaux espaces. Ces espaces, que Yamaguchi nomme "jardins", donnent site à toutes les formes d'expression artistique.

 

L'exposition de Kôbe : miroirs et tubes cathodiques

En 1986, Le Musée d'Art Moderne du Département de Hyôgô, à Kôbe, offre un vaste espace à l'artiste, afin qu'il puisse réaliser à nouveau le Ginga Teien–Galaxy Garden (Jardin galactique), œuvre constituée de plusieurs eizô kûkan (espaces d'images). Outre les appareils et dispositifs électroniques que Yamaguchi emploie habituellement, on découvre dans la salle principale plusieurs sortes d'éléments plastiques : d'imposantes sphères métalliques qui, suspendues, semblent flotter doucement, ainsi que des pierres et des bottes de paille disposées sur le sol, dont l'immobilité agit comme un contrepoint au flot attendu des images électroniques. Selon les mots de l'auteur,

"nous sommes d'ores et déjà à l'époque où nous devrions mettre au point, dans l'intérêt du citadin, de tels environnements visuels et sonores, qui agiraient en tant que dispositifs d'apaisement spirituel à l'intérieur de l'espace urbain, et dont la fonction serait comparable à celle des jardins d'autrefois" 11.

Ginga Teien est composé de sept installations différentes, à l'intérieur d'un environnement sonore créé par Tazaki Kazutaka. La première d'entre d'elles, Spêsu bariâ–Space Barrier, utilise vingt-quatre moniteurs, disposés à droite et à gauche de l'entrée de la salle d'exposition, dont les images se reflètent et se mélangent grâce à un dispositif de miroirs entourant les écrans. Ces images sont à droite celles de spirales en rotation réalisées à l'aide d'un ordinateur, et représentent à gauche les "ruines de la civilisation de la technique et des machines" 12 : cadavres d'automobiles et de bicyclettes, dont les images sont parfois coupées par l'apparition de signes numériques, avec des effets de clignotement.

Planet Station repose sur un sol de miroirs carrés : les moniteurs reposant obliquement semblent parfois flotter sur de l'eau. Leur position particulière peut ainsi permettre d'oublier le caractère habituellement statique des écrans vidéo. Des pierres et de la paille sont disposées de part et d'autre, donnant ainsi au parterre de miroirs l'apparence de l'étang que l'on trouve nécessairement dans la composition d'un jardin japonais traditionnel. Contrastant fortement avec ces éléments "non civilisés" 13, les images présentées sont abstraites et géométriques, et provoquent des mouvements d'aller et retour entre différentes réalités qui se trouvent ainsi en superposition.

Non loin de Planet Station se trouve Pyramid. Vingt-six moniteurs sont disposés, de manière monumentale, et encerclés de paille. Des images donnent à voir de l'eau et du feu, qui dissolvent et renforcent à la fois un troisième élément qui tient lieu d'intermédiaire : le verre.

"Une pyramide de flammes qui s'élèvent, puis des morceaux de verre qui ne cessent de tourner, reflétant des rayons lumineux ou se laissant traverser par eux, une cascade, dont le mouvement est amplifié visuellement par un courant d'eau ascendant : ces images sont composées de manière à suggérer une sorte de métempsychose (ou métensomatose 14), à l'intérieur d'un mouvement de figures cosmiques" 15.

Les miroirs, avec ou sans tain, placés en vis-à-vis à l'intérieur d'une chambre de dimensions réduites qui contient l'installation Cosmic Wave, nous entrainent cette fois dans un espace visuel sans fin. Seuls cinq moniteurs composent ce dispositif, mais la vague qui parcours la structure géométrique des images se trouve démultipliée à l'infini. Yamaguchi recrée ici un modèle de géorama qui donne à voir un espace ondulatoire totalement artificiel, nous faisant perdre le sens des distances.

La paille et les pierres continuent d'assurer le passage d'une réalité à une autre, en entourant cette fois-ci Three Passages, trois pyramides tronquées à la surface lisse anthracite. Une fenêtre vitrée sur leur face avant laisse voir un moniteur vidéo unique disposé à plat, et quelques miroirs placés selon des angles astucieusement calculés de manière à évoquer "un espace intra-utérin amplificateur d'images" 16, ou encore un "escalier d'images vers les cieux" 17. Des visages humains, des spirales abstraites, des paysages urbains contemporains apparaissent successivement, et composent le programme des images démultipliées. Il est à noter qu'il ne s'agit pas de lieux fréquentés, mais plutôt de ruelles reculées, ressemblant à des "déchirures invisibles de la ville" 18.

La dernière partie de l'exposition se trouve dans un coin de la salle, utilisant une surface plane d'environ vingt mètres carrés, qui compte neuf ouvertures correspondant chacune à un moniteur. Ce Magic Square reflété par de grands miroirs disposés verticalement sur les deux murs contigus, propose des combinaisons de mosaïques abstraites et d'images radiographiques de la boîte crânienne d'un nourrisson, tel un mandala.

Enfin, au centre de cet "univers d'illusion" 19, se trouve Heso (Cordon ombilical). Un moniteur est tourné vers le ciel : on y aperçoit "de froids rayons de soleil qui se reflètent sur la surface de l'eau" 20.

Ces œuvres peuvent être considérées comme des modèles susceptibles de s'adapter à des espaces publics ou semi-publics : Planet Station pourrait avantageusement remplacer le jardin qui orne habituellement le hall des grands hôtels ou la cour intérieure des restaurants. De même, la triple sculpture Three Passages gagnerait à être disposée à l'entrée d'un "intelligent building", c'est-à-dire un immeuble pénétré d'un système médiatisé, ou dans "le coin tranquille d'un appartement de standing, avec l'air de ne pas y toucher" 21.

Pendant la période de l'exposition, Yamaguchi proposa à Kataoka Yasuko, professeur à l'université de Ochanomizu Joshidaigaku, de composer un spectacle de danse avec ses élèves, en utilisant une partie des appareils de vidéo, et surtout des éclairages au laser capables de mitrailler les murs de la salle d'exposition ainsi que les énormes ballons gris métallique suspendus au plafond. Grâce aux mouvements des corps de huit jeunes filles vêtues de noir, l'espace trop statique du musée fut soumis pendant quelques temps à une nouvelle dynamique, faisant momentanément disparaître certaines de ses limites physiques.

Selon Yamasaki Hitoshi, conservateur du Musée d'Art Moderne du Département de Hyôgo, Yamaguchi réalisa, avec Ginga Teien, un "kaléidoscope de lumière ambiante à partir d'une production d'images virtuelles, qui montra la voie dans le domaine de l'installation vidéo" 22 . L'auteur évitait ainsi d'attirer l'attention sur les tubes cathodiques, mais développait plutôt un système qui visait à élargir le mode de perception du visiteur par la création d'un espace d'images virtuelles. Yamasaki dénote deux particularités de l'œuvre : elle montre d'une part une connaissance de la qualité du "jardin à cheminement circulaire" du Japon traditionnel, et d'autre part la possibilité de mise en scène des images dans un environnement urbain.

Le premier caractère se perçoit au niveau plastique : l'œuvre, composée à la fois de musique ambiante et de vidéos d'environnement, permet un dialogue entre homme et images, à l'intérieur de la "nature artificielle" du jardin. Yamaguchi avait déjà proposé un tel dialogue dans ses réalisations antérieures, reliefs magnétiques ou sculptures de lumière. Yamasaki cite alors un passage où l'auteur en résumait l'idée première :

"Jusqu'à présent, les sculptures semblaient vouloir rassembler l'espace au centre. Ce type d'œuvre montre cependant une direction opposée. Tout en restant en relation étroite avec l'espace de vie quotidien de l'homme, celui qui est composé de planchers, de murs et de plafonds, il le prolonge. Je pense ici réaliser des œuvres qui témoigneraient d'une conscience de l'organisation des surfaces et de cet espace à prolonger. De même que les arrangements de pierres des jardins japonais d'autrefois donnaient lieu à différents développements de perspectives selon l'angle de vue du promeneur, j'aimerais imaginer des œuvres qui ne soient pas des réalisations de discipline, mais plutôt qui construiraient une à une des espaces particuliers" 23.

Comme Yamaguchi le suggère lui-même à maintes reprises dans son ouvrage Eizôkûkansôzô, ces différentes installations gagneraient à être disposées dans des espaces publics ou semi-publics, intérieurs ou extérieurs, prenant part à l'architecture urbaine. Tout en suggérant une extension du design des façades et des murs intérieurs, une œuvre comme Space Barrier s'inscrit dans le prolongement direct des Vitrines réalisées dans les années cinquante, et qui trouvent une vie nouvelle dans l'ordre architectural.



1 - Kawanaka Nobuhiro, Bideo mêkingu (Faire de la vidéo), Tôkyô, Filumu-âto sha, 1979, pp. 117-118
2 - Kawanaka Nobuhiro, Bideo mêkingu, pp 116-118
3 - Yamaguchi Katsuhiro, explication de Roma, in Yamaguchi Katsuhiro Document Video, 1995
4 - Nous reprendrons ici les idées que Yamaguchi développe dans le chapitre consacré à ses Jardins Futurs : Miraiteien-Imajinaryûmu, in Robotto avangyarudo, Tôkyô, Parco Shuppansha, 1985, pp. 77-84, ainsi que dans Mirai Teien-Kotoba no sanran, in Pafômansu Genron, op.cit., pp. 155-190
5 - Vittorio Fagone, Oltre il Giardino, in Yamaguchi Katsuhiro ten , Tôkyô, Satani Garô , catalogue nº68, 1988, non paginé
6 - Vittorio Fagone, Oltre il Giardino, in Yamaguchi Katsuhiro ten, p. 82
7 - Yamaguchi Katsuhiro, Pafômansu Genron, op.cit., p. 178
8 - Cette galerie où Yamaguchi a exposé maintes fois se trouve à Ginza, non loin de Sukiyabashi. Elle a abrité en juillet 1991 une rétrospective de l'activité du groupe Jikken Kôbô, présentant des œuvres, dessins, sculptures et partitions de chacun de ses illustres membres, et a publié à cette occasion le précieux catalogue Takiguchi Shûzô to Jikken Kôbô.
9 - Yamaguchi Katsuhiro, Pafômansu Genron, p.179
10 - Yamaguchi Katsuhiro, Robotto Avangyarudo, op.cit., p.81
11 - Yamaguchi Katsuhiro, Eizôkûkansôzô (Création des espaces d'images), Tôkyô, Bijutsu Shuppansha , p. 4
12 - Yamaguchi Katsuhiro, Eizôkûkansôzô, p. 7
13 - Yamaguchi Katsuhiro, Eizôkûkansôzô, p. 12
14 - Rinne est un terme issu de la pensée bouddhique, et évoque le cycle de la vie et de la mort. Suivant les actions bonnes ou mauvaises qu'il a commises au cours de ses vies antérieures, celui qui meurt, lorsqu'il renaît, emprunte l'une des six voies (rokudô) suivantes: celle de l'enfer (jigoku), du démon affamé (gaki), de la bête sauvage (chikushô), du démon guerrier (shura), de l'être humain (ningen), ou du ciel (tenjô).
15 - Yamaguchi Katsuhiro, Eizôkûkansôzô, p. 14
16 - Yamaguchi Katsuhiro, Eizôkûkansôzô, p. 20
17 - idem
18 - id.
19 - Yamaguchi Katsuhiro, Ginga Teien-Video Spectacle, Kôbe, Hyôgo kenritsu kindai bijutsukan , 1986, p. 11
20 - Idem
21 - Id.
22 - Yamasaki Hitoshi, Hikari no supekutakulu-pafômansu, in Yamaguchi Katsuhiro Ten, op.cit.
23 - Yamaguchi Katsuhiro, article paru dans Bijutsu jânalu , janvier 1963, republié par Miki Taka, Sengo no Nihon chôkoku, Sansai, Tôkyô, septembre 1965.


© Leonardo/Olats & Christophe Charles, octobre 2002


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